Dans un article de 2017, Nancy Fraser, philosophe américaine, développe le concept de « néolibéralisme progressiste ».
Sa thèse pourrait se résumer ainsi. Pour faire accepter les inégalités sociales qu’il provoque, le néolibéralisme a besoin d’une façade séduisante. Les luttes sociétales, indolores pour son modèle de répartition de la richesse, la lui fournissent. Toutefois, ces avancées ne bénéficient en réalités qu’aux membres des minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante.
L’article ci-dessous est une synthèse de la première partie du texte de Nancy Fraser que vous retrouverez ici.
Reconnaissance et répartition
Depuis le XXe siècle, le capitalisme a assis son autorité sur deux aspects complémentaires de la justice : la répartition et la reconnaissance.
Larépartition consiste en la manière dont la société va redistribuer la richesse et les biens qu’elle produit. Elle entraîne une structure spécifique de la communauté humaine. Elle possède donc une incidence sur la division de la société en classes sociales.
La reconnaissance, quant à elle, organise les statuts sociaux. Elle détermine à qui doivent aller les marques de respect, les sentiments d’inclusion ou de fierté.
Le néolibéralisme progressiste est l’alliance improbable de courants sociétaux libéraux, tels que le féminisme, l’antiracisme ou le combat pour les droits des LGBTQIA+, avec les forces du capitalisme financiarisé.
Il combine donc un programme économique (répartition) fondé sur davantage de concentration de richesse entre les mains d’une élite déjà établie, au détriment des classes moyennes et populaires, avec une extension des droits des minorités.
Le progressisme sociétal (reconnaissance) rend acceptable un renforcement de la domination des élites économique. Il la légitime. La manœuvre consiste à donner à cette politique économique brutale une apparence qui suscite l’adhésion, voire avant-gardiste.
Cependant, cette promesse d’émancipation sociétale demeure superficielle. Les injonctions environnementales ne mènent qu’au marché du carbone. En France, on pourrait dire que le féminisme n’aboutit qu’à l’écriture inclusive. Ne peuvent briser le « plafond de verre » que les membres des minorités qui possèdent un important capital culturel, social et économique. Bref, ceux qui appartiennent déjà à la classe dominante. Et « tous les autres se retrouvent coincés à la cave ».
Pour comprendre comment les élites économiques sont gagnées par le progressisme sociétal, lire notre article, La Cancel Culture.
Hégémonie du néolibéralisme progressiste
La répartition s’opère donc selon le paradigme néolibéral, et la reconnaissance se fonde sur le progressisme sociétal. Cette composition permet au néolibéralisme progressiste d’accéder à l’hégémonie.
L’hégémonie est un concept introduit par le philosophe italien Antonio Gramsci. La classe dominante assoit son pouvoir en faisant passer sa vision du monde comme la seule raisonnable. Elle détermine ainsi ce qui relève du « bon sens ».
Elle va de pair avec l’organisation d’un « bloc hégémonique ». Il s’agit d’une coalition disparate de forces sociales à travers laquelle la classe dominante exerce son pouvoir.
De cette façon, les détracteurs du néolibéralisme progressiste se retrouvent tout naturellement délégitimés de deux façons. S’ils combattent le néolibéralisme, ils se voient taxés de populisme. S’ils s’opposent au progressisme sociétal, les tenants du néolibéralisme peuvent les qualifier de racistes. Et du fait de la proximité des deux courants, la critique du néolibéralisme devient une critique du progressisme. La boucle est bouclée et les adversaires du néolibéralisme muselés, renvoyés aux marges du débat public.
Cependant, cette hégémonie n’aura qu’un temps. En effet, le néolibéralisme progressiste convient bien aux élites urbaines éduquées et bien intégrées aux flux économiques. En revanche, elle laisse sur le carreau le reste de la population, victime des politiques d’austérité ou mal connectées aux métropoles. Les succès de Trump aux États-Unis ou de l’extrême droite en Europe montrent que ce modèle se lézarde déjà.
Le néolibéralisme progressiste constitue donc un paradigme selon lequel l’aggravation des inégalités économiques est masquée derrière le paravent des luttes sociétales. Ces dernières demeurent indolores pour les élites financières, et donnent sa légitimité à un système de redistribution qui sans cela se révèlerait inacceptable.
On commettrait néanmoins un contresens en concluant que Nancy Fraser rejette la nécessité des débats sociétaux. Elle est elle-même engagée dans le courant féministe. Elle déplore que ces luttes, sous leur forme « néolibéraliste progressiste », ne bénéficient qu’aux minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante. En effet, selon elle, les inégalités de reconnaissance trouvent leur source dans l’organisation économique capitaliste. Elle prône donc en réalité une alliance entre progressistes et anticapitalisme (qu’elle nomme « populisme ») afin de limiter les inégalités sociales tout en faisant progresser les combats sociétaux.
La fin de l’hégémonie « néolibérale progressiste » s’avère peut-être finalement la cause profonde de la mutation politique qui affecte l’Occident. La question n’est pas seulement de savoir quel système de répartition – distribution remplacera le néolibéralisme progressiste, et à quel horizon. Il s’agit surtout de pouvoir faire face aux « monstres » qui naîtront dans la transition.
« L’ancien monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »
Cette courte synthèse n’a pour but que de vous inciter à lire l’article complet, ici. Il développe ces concepts et les applique à la politique américaine pour mieux la comprendre.
L’Organisation des Nations Unies (ONU) possède une légitimité incontestée sur la scène internationale. Toutefois, le blocage de ses institutions appelle une réforme depuis maintenant plusieurs années. Aucun changement majeur ne parvient cependant à s’imposer. L’ONU peut-elle se réformer ?
Il est inutile d’attendre une modification majeure du fonctionnement des Nations Unies à court terme. Le Conseil de sécurité en détient les clefs. Or, ses membres ne devraient pas facilement accepter une réforme qui réduit leur pouvoir.
Depuis plusieurs années, des voix s’élèvent pour réclamer la réforme des Nations Unies. L’organisation fait parfois figure de mastodonte paralysé qui grave dans le marbre des rapports de force et des manières de penser anachroniques.
Dans sa mission de police internationale, l’ONU fait face à un blocage structurel. Ses institutions ne lui permettent pas d’agir quand les membres permanents du Conseil de sécurité s’opposent. Ainsi, elle n’a pas su empêcher les conflits irakien, syrien ou ukrainien.
En l’état, son institution phare, le Conseil de sécurité, a figé les rapports de force au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Certes, c’est une logique d’efficacité, et non de représentativité, qui a présidé à la création du conseil. Il regroupait les pays les plus capables d’agir à l’époque. Mais cette représentation du monde est devenue anachronique. Par exemple, elle ne prend pas en compte le poids de certains géants économiques comme le Japon, ou le statut de puissance nucléaire de l’Inde ou du Pakistan. La contribution au fonctionnement de l’institution, financière, diplomatique ou militaire, n’est pas non plus considérée. Cela réduit la légitimité des résolutions du conseil, et donc diminue son autorité.
En outre, des contradictions subsistent au sein de l’organisation. Alors que le respect des droits de l’homme figure à l’article 1 de la charte des Nations unies, démocraties et dictatures s’y trouvent mises sur le même pied. La Chine et la Russie, comme le Soudan et le Venezuela, sont ainsi membres du Conseil des droits de l’homme, ce qui entache la crédibilité de ses décisions. C’est d’ailleurs au prétexte d’un conseil « hypocrite » que les États-Unis l’ont quitté en 2018. Ils l’ont réintégré depuis. Nul doute cependant que sans ces « contradictions » l’ONU cesserait tout simplement d’exister.
Les raisons ne manquent donc pas pour procéder à une réforme de l’ONU. Plusieurs propositions sont faites en ce sens.
Des propositions pour réformer l’ONU et le Conseil de sécurité
Les idées ne manquent pas pour réformer l’ONU.
Des réformes ont bien été menées depuis 1945, mais elles sont demeurées de portée réduite, ou très techniques. Par exemple, en 1965, le nombre de membres non permanents au Conseil de sécurité est passé de 6 à 10. En 2006, la commission des droits de l’homme, complètement discréditée, est devenue le Conseil des droits de l’homme, plus restreint.
Des propositions existent pour élargir le Conseil de sécurité. Ainsi, le « G4 », composé de l’Allemagne, du Brésil, de l’Inde et du Japon, suggère la création de six nouveaux sièges de membres permanents avec droit de veto. Ils s’en attribueraient quatre, et réserveraient les deux restants pour les pays africains. D’autres souhaitent intégrer des membres permanents sans droit de veto, ou créer des sièges semi-permanents (pour un mandat de quatre ans).
Certains espèrent également la suppression du droit de veto. De façon plus réaliste, sa limitation, par exemple dans des situations de crime de masse, est aussi envisagée.
Les états membres explorent aussi d’autres pistes pour modifier les institutions de l’organisation. Les États-Unis ont ainsi proposé la création d’un « comité des démocraties ». Des groupes de travail sont régulièrement formés pour tenter d’arriver à un consensus sur les réformes à adopter. En 2004, plusieurs personnalités éminentes avaient remis un rapport sur le sujet.
Des propositions existent donc pour réformer l’ONU, et particulièrement le Conseil de sécurité. Toutefois, c’est bien lui qui détient le dernier mot.
Le Conseil de sécurité de l’ONU, pierre d’achoppement de la réforme
C’est le Conseil de sécurité qui détient les clefs de la réforme. Et il n’est pas prêt à abandonner une partie de son pouvoir.
Augmenter le nombre de sièges ou accepter la limitation du droit de veto reviendrait à affaiblir considérablement les membres permanents du conseil sur la scène internationale. C’est particulièrement le cas de la France et du Royaume-Uni dont la stature de grande puissance repose en partie sur leur siège de membre permanent.
Les rivalités géopolitiques freinent également la réforme du Conseil de sécurité. L’élargissement s’avère un sujet épineux. Jamais la Chine ne tolèrera l’entrée au Conseil de l’Inde ou du Japon. Les pays qui ne sont pas membres permanents craignent aussi de voir l’équilibre rompu en leur défaveur. Le Bangladesh s’opposera par tous les moyens à l’accession de l’Inde à un siège de membre permanent. L’Afrique quant à elle peine à désigner ses candidats.
In fine, c’est le Conseil de sécurité qui détient les clefs de sa propre réforme. En effet, son élargissement ou sa refonte nécessitent d’amender la charte des Nations Unies. Et pour ce faire, il faut un vote à la majorité des deux tiers de l’assemblée générale… et l’accord du Conseil de sécurité. Et il ne devrait pas volontairement diminuer le pouvoir de ses membres.
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Les raisons qui imposent une réforme de l’ONU sont celles-là mêmes qui l’empêchent : la prééminence du Conseil de sécurité et les intérêts de ses membres permanents. La réforme de l’ONU fait donc figure de véritable « serpent de mer », qui a toutes les chances de ne jamais voir le jour.
Cependant, si l’organisation connaît des blocages, elle n’en demeure pas moins l’un des pivots des relations internationales. Ces difficultés ne doivent pas masquer le rôle clef des Nations Unies dans le fonctionnement de la vie internationale.
L’incapacité des Nations Unies à s’opposer aux drames syrien et ukrainien pose la question du blocage dont souffre l’organisation, même si elle demeure le centre de gravité de la communauté internationale.
Pourquoi l’ONU paraît-elle ne pas fonctionner comme elle le devrait ?
Le blocage de l’ONU est réel. Qui plus est, il est structurel. Cela entraîne des stratégies de contournement qui peuvent se révéler dévastatrices.
L’ONU en mort cérébrale ?
L’ONU s’avère véritablement incapable d’accomplir une partie de ses missions.
Les mécanismes de police internationale fonctionnent mal. L’organisation ne peut pas à empêcher les conflits quand les intérêts des membres permanents du conseil de sécurité sont en jeu. Elle n’a pu faire échec à l’invasion de l’Irak par les États-Unis, ou à celle de l’Ukraine par la Russie. Elle ne semble pas non plus capable d’infléchir la politique d’Israël en Palestine malgré de nombreuses condamnations. L’organisation paraît donc parfois réduite au rôle de super agence humanitaire.
Même lorsqu’elle parvient à intervenir, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous. Le modèle de ses opérations de maintien de la paix est remis en question. La MONUSCO, en République démocratique du Congo, dure depuis douze ans et a coûté plus de 10 milliards de dollars. Au Mali, la MINUSMA se débat, empêtrée dans des règles d’engagement qui lui interdisent toute efficacité. La MINUSCA en République centrafricaine fait l’objet de nombreuses critiques. Pourtant, l’ONU déploie en permanence 75 000 Casques bleus et policiers dans 22 missions. Mais la volonté politique reste déficiente, les mandats manquent de clarté et la crédibilité fait défaut. Enfin, les abus sexuels commis par les collaborateurs de l’ONU font figure de problème récurrent.
Outre le maintien de la paix, l’action de l’ONU dans la lutte contre le changement climatique peine à changer le monde. Les engagements pris dans les COP, qui dépendent de l’organisation, apparaissent tout à fait insuffisants et ne sont pas respectés. L’enjeu est pourtant vital pour de nombreux pays.
L’échec de l’ONU dans un certain nombre de dossiers est patent. On peut qualifier ces difficultés de structurelles.
Le blocage de l’ONU est dû à des raisons structurelles.
En raison du droit de veto que possèdent ses membres permanents, le conseil de sécurité ne peut pas fonctionner si les intérêts des Cinq entrent en contradiction. Or, c’est le seul organe des Nations Unies qui possède le pouvoir de voter des résolutions contraignantes. La guerre en Ukraine en est l’exemple le plus évident. En effet, les opérations militaires majeures de l’ONU, comme la guerre de Corée ou celle du Golfe, ont été permises par une absence transitoire de contre-pouvoir sur la scène internationale ou au sein du conseil.
Le droit de veto est pourtant vital pour l’organisation. Il constitue la condition demandée par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale pour que l’ONU puisse disposer de pouvoirs contraignants et de troupes. Sans droit de veto, la présence des grandes puissances au sein de l’organisation pourrait se voir remise en cause. Ce droit reste pour elles la garantie de voir leurs intérêts respectés, et donc l’assurance de leur participation pérenne.
Le blocage du conseil de sécurité bloque toute l’organisation. Les résolutions de l’assemblée générale ne sont en effet pas contraignantes. Elle ne peut compter que sur la crainte d’une perte de crédibilité chez les États qui ne respecteraient pas ses jugements. L’organisation ne peut pas prétendre au rôle de gendarme du monde si les Cinq sont en désaccord.
Le blocage que connaît l’ONU aujourd’hui est donc structurel.Les membres de la communauté internationale mettent par conséquent en œuvre un certain nombre de stratégies de contournement.
Pour agir, certains États cherchent à contourner l’organisation.
Ils mettent parfois sur pieds des organisations concurrentes, qu’ils présentent comme « complémentaires ». Il en va ainsi du Forum de Paris pour la paix, qui reprend un certain nombre des attributs de l’ONU. Autres exemples, le G7 et le G20, organisations à l’origine purement économiques, ont pu servir de plate-forme politique à la disposition de leurs créateurs. Ils s’autorisent aujourd’hui à traiter d’enjeux sociétaux ou écologiques.
Les grandes puissances essaient également de contourner les règles de l’ONU en inventant leurs propres normes. Les États occidentaux ont ainsi développé entre 1991 et 2011 le « droit d’ingérence », mis en œuvre en 1999 dans la guerre au Kosovo. Il est ensuite rentré dans les textes de l’ONU en 2005 sous la terminologie de « responsabilité de protéger ». Cette notion précise en substance que chaque État doit protéger sa population, sans quoi la communauté internationale recevra la légitimité pour s’en charger. L’intervention prendra si nécessaire la forme d’une opération armée sous chapitre VII.
En dernier recours, les grandes puissances agissent de façon unilatérale. L’invasion américaine de l’Irak ne possédait aucun fondement légal. De même, l’attaque russe contre l’Ukraine est complètement hors la loi. Les puissances peuvent également se servir de la légitimité offerte par l’ONU pour poursuivre leurs propres objectifs. Ainsi, Français et Britanniques ont outrepassé les droits que leur octroyait la résolution de l’ONU qui encadrait leur intervention en Libye.
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L’ONU se trouve donc confrontée à un blocage structurel. Il provient des principes mêmes du fonctionnement de l’organisation. Pour s’en prémunir, les grandes puissances mettent en place des stratégies de contournement. Il en résulte une importante perte de crédibilité.
La réflexion sur la nécessaire réforme de l’ONU prend une partie de ses racines dans cette paralysie.
Avec l’organisation probable de referendums d’autodétermination dans les territoires occupés par l’armée russe en Ukraine, les enjeux liés au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes devraient ressurgir dans les prochains mois. Mais bien au-delà, que ce soit en Catalogne, en Irlande du Nord ou en Écosse, des sentiments nationaux se consolident. Ils pourraient à moyen terme peser sur la politique européenne.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes peut se comprendre comme le droit d’un peuple à l’autodétermination. Il faut entendre par là le choix de son statut politique. L’indépendance, l’intégration, l’association avec un État indépendant, ou l’acquisition de tout autre statut politique librement choisi réalisent l’exercice de ce droit.
Malgré sa légitimité incontestable, l’aspiration d’un peuple à se gouverner lui-même heurte directement le principe d’unicité des États. Ces derniers ne peuvent, au fond, encourager les velléités d’indépendance sans risquer le démembrement.
Mais peut-on réduire l’équation à une alternative entre balkanisation et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Le problème est-il aussi insoluble que cela ?
Au-delà de la philosophie, des accords internationaux encadrent ce droit. Ils ne reconnaissent pas le droit de sécession. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne concerne en effet que les peuples colonisés. Toutefois, l’ambiguïté persiste puisqu’aucun texte ne définit la notion de « peuple ». De ce fait, les prises de position autour des aspirations à l’indépendance devraient rester des outils stratégiques.
Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : que dit le droit international ?
Selon les déclarations de l’ONU, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne s’applique en réalité qu’aux peuples colonisés.
[…]Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde. »
Toutefois, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’applique en réalité aux seuls peuples colonisés. C’est un des objets des résolutions 1541 du 15 décembre 1960 et 2625 du 24 octobre 1970. Cette dernière demande aux États de :
« Mettre rapidement fin au colonialisme en tenant dûment compte de la volonté librement exprimée des peuples intéressés ; et en ayant présent à l’esprit que soumettre des peuples à la subjugation, à la domination ou à l’exploitation étrangère constitue une violation de ce principe ainsi qu’un déni des droits fondamentaux de l’homme, et est contraire à la Charte. »
Cette même résolution exclut le droit à la sécession :
« Rien dans les paragraphes précédents ne sera interprété comme autorisant ou encourageant une action, quelle qu’elle soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partiellement, l’intégrité territoriale ou l’unité politique de tout État souverain et indépendant se conduisant conformément au principe de l’égalité de droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes énoncé ci-dessus et doté ainsi d’un gouvernement représentant l’ensemble du peuple appartenant au territoire sans distinction de race, de croyance ou de couleur. »
Or, c’est l’ONU qui définit qui est colonisé et qui ne l’est pas. Elle publie une liste des territoires à décoloniser. La présence de la Nouvelle-Calédonie ainsi que de la Polynésie française sur cette liste porte un poids politique important. L’ONU reste donc encore une arène de combat pour la légitimité des aspirations à l’indépendance.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est donc reconnu et porté par l’ONU. Mais les textes qui l’encadrent datent de la période de la décolonisation. Or, le contexte contemporain est radicalement différent.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a donc été par le passé relié au droit des colonisés à l’émancipation. Mais aujourd’hui, il possède une tout autre portée.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se trouve désormais associé à l’accession au statut d’État souverain par des minorités au sein d’États déjà existants. Or, l’intégrité des frontières, ou principe uti possidetis reste une règle fondatrice du droit. Le droit international ne reconnaît pas le droit à la sécession. Certaines législations nationales l’admettent néanmoins. La Serbie avait inscrit noir sur blanc dans sa constitution la perspective de l’indépendance du Monténégro. En France, l’article 53 de la constitution précise : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées. »
Hors circonstances de discrimination d’une minorité, le détachement d’une partie d’un État n’est donc possible en droit que sur la base d’un agrément mutuel. Ce consentement peut très bien représenter la conséquence d’une guerre, comme ce fut le cas au Soudan du Sud. Il peut même s’avérer recevable en l’absence de validation par un referendum, par exemple dans le cas de la séparation entre la République tchèque et la Slovaquie.
Une partie du cœur de l’ambiguïté du concept de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est que la notion de « peuple » n’a jamais reçu de définition précise. Une entité politique qui souhaite réclamer son propre État pourrait donc, en théorie, espérer parvenir à ses fins. Cette absence de définition maintient le droit dans une certaine ambiguïté.
Chaque revendication ou situation pouvant mener à une modification de la carte doit donc être gérée au cas par cas. Ainsi, lors de la dissolution de la Yougoslavie, la conférence européenne de la paix sur la Yougoslavie s’était dotée d’une commission d’arbitrage. Cette commission avait pour tâche de rendre un avis sur les dimensions légales de la création des États neufs issus du processus de dissolution. Il s’agissait notamment de déterminer si les la reconnaissance des nouveaux pays possédait bien une base légale.
Pour l’ex-Yougoslavie, seules les Républiques fédérales constituantes, comme la Serbie ou la Macédoine, ont été autorisées à fonder de nouveaux États. Au sein de la Yougoslavie, elles avaient la possibilité constitutionnelle de réclamer leur indépendance. Ce n’était pas le cas des « régions », comme celle du Kosovo. Cette dernière s’est à l’époque vue dénier le droit à l’indépendance malgré un referendum d’autodétermination, en vertu du principe uti possidetis. Toutefois, la règle appliquée dans le cas d’un État fédéral demeure difficilement universalisable. Elle a d’ailleurs été remise en question, de facto, depuis…
En raison de l’ambiguïté du droit international et son inadéquation aux enjeux contemporains, manier le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes devrait rester un outil géopolitique.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, un outil géopolitique
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, faute d’une adéquation entre les textes de droit international et les enjeux contemporains, devrait donc demeurer un outil géopolitique.
La reconnaissance d’un nouvel État reste un processus à la discrétion des membres de la communauté internationale. Elle transforme le fait en droit. Il s’agit de marquer sa position politique par une reconnaissance ou non du nouvel État. L’intérêt national prime. C’est ainsi qu’il faut comprendre la bataille pour la reconnaissance du Kosovo.
Pour des pays qui s’opposent sur la scène internationale, la reconnaissance d’un nouvel État représente donc un moyen de faire bouger les lignes géopolitiques. D’autant plus que les proclamations d’indépendance s’accompagnent le plus souvent de referendums démocratiques. S’ils s’avèrent inconsistants en droit, il est difficile de les ignorer politiquement. Cela explique que leur adhésion au droit international demeure à géométrie variable et empreinte de cynisme. Moscou et une partie de l’Occident s’affrontent sur les indépendances du Kosovo et le rattachement de la Crimée à la Russie. Pourtant, le processus d’autodétermination reste un état de fait et non de droit dans ces deux cas.
La situation interne d’un pays peut enfin lui dicter son comportement vis-à-vis de l’autodétermination des peuples. L’enjeu peut en effet s’avérer vital pour un État possédant en son sein des minorités qui aspirent à l’indépendance. Il en va ainsi de l’Espagne, qui doit gérer la question catalane. Madrid est l’une des rares capitales européennes à ne pas reconnaître l’indépendance du Kosovo. Et pour cause, cela créerait une jurisprudence dans laquelle pourraient s’engager les indépendantistes catalans.
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La confusion qui tourne autour du droit des peuples à disposer d’eux même se fonde sur un décalage entre ce qui est perçu comme légitime et ce qui est légal en droit international. Incontestable du point de vue moral ou philosophique, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes fait l’objet d’un traitement ambigu et dépassé en droit international. Cette situation devrait perdurer tant la remise en cause potentielle des frontières des États s’avère une menace pour le système politique existant. Le maniement du droit à l’autodétermination devrait donc rester un outil géopolitique à l’usage des puissants, faiblement relié au droit ou à la morale.
Les referendums à venir à l’est de l’Ukraine se révèleront ainsi infondés en droit, quoi qu’on pense de la volonté effective des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk de quitter le giron de Kiev. Le sort des armes sera alors décisif.
Qu’est-ce que l’identité ? Dans Les identités meurtrières, le romancier Amin Maalouf nous livre son analyse. Il s’emploie à comprendre pourquoi, partout dans le monde, des gens tuent au nom de leur identité.
L’identité comme somme des sentiments d’appartenance
Alors, qu’est-ce que l’identité ? C’est ce qui fait que je ne suis identique à personne d’autre. Elle est constituée de différentssentiments d’appartenance dont la combinaison est unique. Ce sont par exemple la classe, la couleur de peau, la religion, la langue, la nationalité, le pays de naissance… L’individu ressent ces sentiments d’appartenance distincts comme un tout.
Nous devons en outre composer avec un héritage double. L’héritage vertical est celui de nos aïeux. Nos familles, nos proches, nous transmettent des habitudes, des traditions. L’héritage horizontal est celui de nos contemporains. Nous vivons dans une époque qui possède son mode de vie et sa vision du monde propre. C’est cet héritage qui s’avère le plus significatif dans nos comportements.
L’identité n’est pas innée, mais acquise. Elle « se construit et se transforme tout au long de l’existence ». Par exemple, naître noir n’a pas le même sens en Zambie ou aux États-Unis. La religion n’aura pas la même importance dans son identité si l’on grandit en France, en Irak ou en Inde. L’influence d’autrui revêt donc une importance clef dans le développement de l’identité.
Cette influence s’avère en effet au fondement de la perception des sentiments d’appartenance et de leur hiérarchisation. Leur origine se trouve dans les blessures causées par les différences soulignées par autrui. On a tendance à se reconnaître dans la plus attaquée de ses appartenances.
Néanmoins, la hiérarchie des sentiments d’appartenance peut évoluer dans le temps. Celui qui dans les années 80 se disait avant tout Yougoslave a pu dans les années 90 se sentir d’abord musulman. De nos jours, il se réclamerait davantage de la nation bosniaque.
Aujourd’hui, sur la planète entière, et particulièrement dans le monde arabe, hommes et femmes se focalisent sur leur appartenance religieuse.
La religion comble en réalité deux besoins : le besoin de spiritualité et le besoin d’appartenance. Mais, pour beaucoup la foi constitue le cœur de l’identité.
Cela s’explique par la fin des modèles communistes en Europe et nationalistes dans le monde arabe, mais aussi par le fait que l’Occident doute de lui-même.
Le paradigme religieux reste donc aujourd’hui la seule offre politique crédible dans le monde arabe. De là, la confession devient comme une évidence le composant clef de l’identité. Ce retour du religieux est pourtant un phénomène historiquement borné, causé par des facteurs essentiellement politiques.
Conception « tribale » de l’identité et identités meurtrières
Il peut être tentant de considérer qu’une appartenance domine toutes les autres et s’impose comme l’identité. Cependant, ramener un individu à une identité essentielle réduit les relations avec les autres au « nous » face au « eux ». Ceux qui souhaitent tenir compte de tous les sentiments d’appartenance sont alors considérés comme des traîtres ou des tièdes.
Lorsque cette identité « tribale » est attaquée, la solidarité s’installe parmi ceux qui partagent ce sentiment d’appartenance. La conviction de se trouver en légitime défense s’implante alors dans des communautés où seuls les chefs les plus déterminés peuvent se faire entendre. C’est le mécanisme qui mène à la violence identitaire, aux identités meurtrières.
Mondialisation et identité
Ces rapports identitaires sont exacerbés par la mondialisation. Elle se caractérise par une circulation des connaissances plus rapide que leur création. L’humanité se dirige donc vers une société globalisée de moins en moins différenciée. Nous avons de plus en plus de choses en commun : cela nous pousse à affirmer notre diversité.
De plus, elle s’accompagne d’une angoisse face aux changements brusques. Le recours à la valorisation de l’identité est une réponse à cette angoisse. En somme, plus une société aura confiance en soi et sera dynamique, plus elle se montrera capable de s’ouvrir à l’autre. Plus elle se sentira en danger, plus elle se protègera grâce au réflexe identitaire.
Dans ce cadre, le rapport au progrès des sociétés non occidentales favorise un tel réflexe de repli. En effet, la modernité est associée à l’Occident conquérant. L’accepter revient à abandonner un peu de son identité, comme les savoir-faire ancestraux. Quand la modernité porte la marque de l’autre, l’archaïsme devient un étendard.
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Finalement, qu’est-ce que l’identité ? L’identité d’un individu réside dans la somme de ses sentiments d’appartenance. Ces sentiments sont acquis et non innés. La mondialisation les exacerbe, en réaction à une uniformisation sociétale et au rythme soutenu de la diffusion de nouvelles connaissances.
Réduire l’identité à une appartenance essentielle est un mécanisme qui apporte des gains politiques forts, mais qui se révèle particulièrement dangereux. Seule l’acceptation de l’autre dans toutes les dimensions de son identité permettra le dialogue, et par là la critique.
Chez Marx, dans Le capital, une marchandise possède une valeur d’usage et une valeur d’échange.
La valeur d’usage
La valeur d’usage représente l’utilité de l’objet par rapport à la satisfaction d’un besoin. Ces besoins peuvent être physiologiques ou moins essentiels, peu importe. La chaise sert à s’asseoir, la nourriture à survivre, un diamant à marquer sa distinction sociale. La valeur d’usage positionne la marchandise au regard du besoin qu’elle comble.
La valeur d’échange selon Marx
Pour Marx, contrairement à la valeur d’usage, la valeur d’échange place la marchandise dans son rapport aux autres marchandises. X kilos de farine ont la même valeur que Y kilos de fer. Mais dans ce cas, qu’est-ce qui détermine cette valeur d’échange ? Il ne peut s’agir que d’une chose que les deux marchandises possèdent en commun. Cet étalon est la quantité de travail humain qu’elles contiennent, c’est-à-dire qui a permis leur création.
Le travail humain au cœur de la valeur d’échange
Ce travail humain est mesuré en temps. Plus le temps nécessaire pour fabriquer une marchandise se révèle important, plus sa valeur d’échange est élevée. L’introduction d’une force productive supérieure, par exemple grâce à la mécanisation, entraîne par conséquent une baisse de la valeur d’échange.
Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les prix (c’est un raccourci, la valeur d’échange n’est pas tout à fait synonyme de prix) des marchandises produites industriellement avec le coût de celles fabriquées par des artisans. C’est donc le temps de travail socialement nécessaire à sa réalisation qui détermine la valeur d’échange d’une marchandise.
NDA Valeur d’usage et valeur d’échange n’ont pas de lien direct. Cependant, la valeur d’usage ressurgit parfois dans les prix, lors de crises, pénuries ou épidémies, comme l’indique la courbe des prix du gel hydroalcoolique entre 2020 et 2021.
Enfin, une chose peut ne demander aucun travail humain, mais posséder une valeur d’usage. Il en va ainsi de l’air, ou le sol. De même, un objet peut contenir du travail humain sans pour autant détenir une valeur d’échange, par exemple s’il répond à un besoin strictement personnel. Dans les deux cas, les objets considérés ne sont pas stricto sensu des marchandises.
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Valeur d’usage et valeur d’échange sont deux notions clef dans le Capital. La valeur d’usage représente donc l’utilité d’un objet au regard de la satisfaction d’un besoin. La valeur d’échange positionne la marchandise par rapport aux autres marchandises. C’est la quantité de travail humain socialement nécessaire pour produire une marchandise qui détermine sa valeur d’échange. Cette quantité de travail se mesure en temps.
Mémoriser un livre relève souvent du défi. Rien de plus insupportable que de se rendre compte que l’on a tout oublié d’un livre à peine refermé !
Voici une petite méthode tout à fait empirique pour retenir ce qu’on lit. Elle présente une alternative un peu plus ludique aux fiches classiques. Évidemment, on ne mémorisera pas tout le livre, mais on assimilera ce qui nous parait valoir la peine d’être su.
Le principe est d’utiliser des techniques qui vont faciliter la compréhension des informations, puis leur mémorisation. Enfin, il s’agira de graver ces informations dans notre mémoire sur le plus long terme.
Lire le livre (et le comprendre)
Lire le livre un carnet à la main (ou son téléphone). Noter et reformuler avec ses mots à soi les idées que l’on souhaite retenir. Faire de même pour l’idée principale de chaque chapitre ou partie.
C’est une lecture active. La reformulation permet de mieux comprendre ce qu’on lit, et de commencer le travail de mémorisation. En effet, on n’assimile pas ce que l’on ne comprend pas, ou que l’on ne cherche pas à retenir.
Le défi est ensuite de mémoriser le livre. Quelques jours après la fin de la lecture, revenir sur ses notes. Pour chaque idée, imaginer une question dont la réponse sera l’idée à retenir. Il est possible de répertorier ces questions dans un fichier de traitement de texte.
Reprenons notre exemple de Clausewitz :
Q : quelle est l’idée la plus riche de De la guerre ?
R : la guerre est soumise à la politique.
Pour approfondir la mémorisation, la réponse peut aussi devenir une question.
Q : pourquoi la guerre est-elle soumise à la politique ?
R : parce qu’elle a pour fin un but politique décidé par le pouvoir politique.
L’objectif de ces questions est de pouvoir se les reposer à intervalles réguliers. Ainsi, l’information se gravera dans la mémoire de long terme.
On peut les réviser toutes les semaines ou tous les mois. Cependant, le plus pratique reste d’utiliser un logiciel prévu à cet effet.
Utiliser un logiciel de mémorisation pour mémoriser un livre
Les logiciels de mémorisation sont des applications qui ont pour but de faciliter la rétention des informations. Ceux qui vont nous intéresser fonctionnent grâce à un système de questions-réponses, comme Anki ou Quizlet.
Leur principal atout est qu’ils sont téléchargeables sur smartphone. Donc exit la programmation des séances de révision, que l’on tient une semaine avant de les reléguer aux oubliettes avec tout ce que l’on avait cru apprendre. À la place, on reçoit des notifications. On n’a rien à faire, et c’est pour ça que ça marche !
Ainsi, il est plus facile de consentir un effort de prise de notes lors de la lecture du livre. On sait qu’elles ne seront pas perdues.
Comment fonctionne un logiciel de mémorisation ?
Il suffit d’enregistrer ses questions et leurs réponses dans le système. Ensuite, le programme gère lui-même le rythme de révision. Il choisit l’intervalle dans lequel il va vous présenter à nouveau une question. Cet intervalle s’étend si la réponse s’avère systématiquement bonne, se rétracte si elle se montre dure à mémoriser.
Chaque paquet Anki est composé de Flashcards. Ces Flashcards servent simplement de support à vos questions-réponses. L’application pose une question, et vous évaluez si votre réponse est correcte, facile ou difficile, ou si vous souhaitez que le logiciel vous repropose la carte rapidement.
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Le but de notre méthode est de positionner l’effort sur la compréhension des informations et non sur la mise en place de révisions rébarbatives.
Nous combinons la mise en forme des informations à retenir sous la forme de questions et l’utilisation d’un logiciel de mémorisation. Cela permet de mieux comprendre et de mieux retenir sur le long terme, avec moins d’efforts à fournir sur la partie qui pèche toujours, la révision.
VIe siècle, Karkemish, dans le sud de l’actuelle Turquie. Sur la route qui le mène jusqu’au camp de Bélisaire, l’émissaire sassanide jauge l’avant-garde des forces du Byzantin. Dans la plaine, des feux et des bivouacs à perte de vue : des dizaines de milliers de soldats, qui ne sont assurément qu’une petite partie d’une immense armée. Sous sa tente, le général byzantin possède le calme assuré de celui qui se sait le plus fort. L’entrevue sera courte.
De retour auprès de son souverain, l’envoyé ne peut que lui recommander de renoncer à ses projets d’invasion. L’armée à laquelle il fait face est sans doute la plus formidable que l’on ait vue de mémoire d’homme. La rage au ventre, le Perse fait demi-tour.
En réalité, l’armée byzantine ne comptait que quelques milliers de soldats. De faux bivouacs, des forces simulées, des gesticulations trompeuses ont contraint une armée peut-être dix fois plus nombreuse à se retirer.
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La réflexion qui permet à la ruse de Bélisaire de réussir est la suivante : l’ennemi peut reculer devant le coût qui lui sera imposé pour réaliser ses desseins. Il s’agit simplement de dissuasion. Selon Lucien Poirier, la dissuasion est un « mode préventif de la stratégie d’interdiction, se donnant pour but de détourner un adversaire d’une initiative en lui faisant prendre conscience que l’entreprise qu’il projette est irrationnelle[1] ».
En France, la dissuasion nucléaire demeure la clef de voûte de la stratégie de défense. Les forces conventionnelles la complètent, mais elles peuvent aussi produire un effet de dissuasion autonome. On parle alors d’intimidation stratégique. Toutefois, des forces conventionnelles ne sont pas par nature dissuasives. Dès lors, comment obtenir cet effet de dissuasion par l’intimidation ?
Complémentarité des forces conventionnelles et nucléaires
En France, les forces nucléaires et conventionnelles s’épaulent en permanence. Ces dernières participent à la fonction stratégique « dissuasion ».
Comme l’indique le Concept d’emploi des forces terrestres[2], les forces nucléaires permettent d’écarter tout chantage atomique, garantissant ainsi la liberté d’action des unités conventionnelles. En retour, « les forces conventionnelles permettent d’éviter l’impasse du “tout ou rien” qu’induirait une configuration dans laquelle la France ne disposerait que de moyens nucléaires pour défendre ses intérêts stratégiques[3] ». Forces nucléaires et conventionnelles fonctionnent donc en système.
Dissuasion et intimidation
Mais les forces conventionnelles peuvent aussi produire, de façon autonome, un effet dissuasif. Cependant, contrairement aux armes nucléaires, leur aptitude à la dissuasion peut être « contestée »[4]. En effet, aucun agresseur rationnel ne peut envisager de « risquer le coup » face à un arsenal atomique. En revanche, en présence de moyens conventionnels, même très puissants, il peut toujours espérer obtenir la faveur des armes. L’intimidation stratégique doit donc instiller chez l’adversaire la certitude que son coup sera paré, à l’inverse de la dissuasion nucléaire, qui se sert de l’ambiguïté pour que chaque pas en avant soit un pari sur la vie.
Les unités conventionnelles doivent se tenir prêtes à passer très rapidement d’une posture d’intimidation à une posture d’emploi de la violence. C’est la raison pour laquelle il est convenu de distinguer la dissuasion (incontestable, réservé aux armes atomiques et à leur système) de l’intimidation (contestable, utilisé pour qualifier l’action des forces conventionnelles sur l’esprit du décideur adverse).
Toutefois, tout comme la dissuasion nucléaire, l’intimidation stratégique se fonde sur un calcul coût/bénéfice. L’adversaire doit conclure que les pertes causées par la réalisation de son projet excèderaient par trop les gains qu’il compte en retirer[5]. Mais contrairement à la dissuasion nucléaire, dont le potentiel de destruction permet d’empêcher presque tous les types d’agression grâce au même moyen, l’intimidation conventionnelle ne peut pas espérer créer des coûts exorbitants dans toutes les directions. Elle doit déterminer qui intimider et que décourager, puis adapter son mode d’action.
En effet, on n’intimide pas n’importe quel adversaire avec n’importe quels moyens. Par exemple, la Russie investit énormément dans la technologie de défense sol-air. La raison en est que ces équipements se montrent très dissuasifs pour des armées occidentales qui s’appuient largement sur la puissance aérienne. À l’inverse, savoir que ces systèmes peuvent être rendus inopérants sera bien plus paralysant pour elle que tout autre défi.
Quand mettre en œuvre l’intimidation stratégique ?
Pour identifier qui et quoi intimider, il est nécessaire de déterminer les menaces qui peuvent « contourner la dissuasion[6] » nucléaire. La stratégie de dissuasion française repose sur un petit nombre de principes. Ce sont la défense des intérêts vitaux, l’usage contre des États uniquement, et le fait que l’arme atomique ne saurait apporter une supériorité opérationnelle (elle n’est pas une arme de bataille)[7].
Il est dès lors possible d’isoler au moins trois scénarios dans lesquels cette dissuasion pourrait être contournée « par le bas »[8]. Il s’agirait, d’abord, d’un fait accompli d’occupation militaire (ou de la déstabilisation politique) sur un territoire ultramarin inhabité ou peu protégé. La deuxième hypothèse serait une attaque contre un allié de la France, probablement sous le seuil de l’agression armée. Enfin, le troisième scénario : une attaque menée par un adversaire non étatique, par exemple de type terroriste, contre des intérêts français.
Une fois la cible identifiée, l’intimidation stratégique repose sur le triptyque capacité, volonté, communication.
Capacité
L’adversaire doit tout d’abord être persuadé que lui font face des moyens qui peuvent faire échouer son entreprise. C’est le rôle des parades et des défilés militaires menés dans de nombreux pays, comme la France ou la Russie. Il s’agit de montrer sa force. Toutefois, la frontière entre perception et réalité ne doit pas se révéler trop large, car l’intimidation conventionnelle possède une probabilité d’échec non négligeable.
Volonté
Ensuite, la capacité d’action d’un État peut s’avérer peu crédible si l’adversaire ne lui prête pas la volonté de mettre en œuvre ses moyens. En 1990, Saddam Hussein, avec une intention évidente, déclarait à l’ambassadrice américaine qu’il ne pensait pas les États-Unis suffisamment résolus pour perdre dix-mille hommes au combat[9]. La détermination d’une entité politique de faire face aux pertes envisagées demeure primordiale. Il n’est pas question que de pertes humaines ; certains des équipements servis par les armées occidentales, comme les porte-avions, représentent des investissements importants. Elles pourraient se montrer réticentes à les exposer.
Communication
Signifier à un adversaire sa capacité et sa volonté de se défendre passe par une communication adaptée. Le maniement des forces conventionnelles se révèle un excellent moyen de communiquer. Elles rendent audible la stratégie déclarative[10]. En effet, elles peuvent transmettre des messages à la fois clairs et ciblés, parce qu’elles sont visibles et utilisables à un faible coût politique. Doubler les unités présentes sur un territoire ultramarin ou positionner des chars chez un allié envoie un signal très lisible. C’est par exemple ce qu’ont fait les Occidentaux dans les pays baltes. Ce procédé s’avère de plus beaucoup plus simple à assumer que le déploiement de capacités nucléaires.
Interdictions et représailles
Enfin, les forces conventionnelles disposent de deux modes d’action pour communiquer à l’adversaire leur volonté et leur capacité à rendre son intention irrationnelle. Ce sont l’interdiction et les représailles.
L’interdiction consiste à le convaincre que son projet n’a aucune chance d’aboutir, que la résistance se révèlera trop importante ou qu’il ne pourra pas profiter de son succès.
Les représailles cherchent à le persuader que s’il mène son action, quel qu’en soit le résultat, les mesures qui seront prises contre lui feront par trop s’élever le prix à payer et qu’il ne pourra pas conserver ses gains.
Dialogue stratégique et emploi de la force
L’emploi de moyens conventionnels à des fins d’intimidation facilite donc le dialogue stratégique avec l’adversaire. En dernière analyse, il permet aussi, si nécessaire, de poursuivre ce dialogue par la violence. Ainsi, lorsque le 25 février 2021, l’armée américaine bombarde le poste d’une milice pro-iranienne à la frontière entre la Syrie et l’Irak[11], son intention n’est pas de causer des pertes à un ennemi. Elle souhaite montrer sa détermination et signifier à l’Iran que les milices qui lui étaient affiliées avaient atteint la ligne rouge en attaquant à plusieurs reprises les intérêts américains.
Emploi de la violence et dissuasion
Une difficulté théorique se fait jour dans ce dialogue par la violence. L’emploi de la force ne marque-t-il pas l’échec de la dissuasion ? C’est le cas si on la borne à la première utilisation des armes[12]. Il n’apparait donc pas tout à fait opportun d’identifier intimidation et dissuasion. En effet, la nature « contestable » de l’intimidation ne garantit pas l’absence de violence physique. Rien n’interdit aux parties en présence de se tester. Mais l’acte de violence possède toujours un objectif. En l’occurrence, celui de faire comprendre une intention n’entre pas dans la même logique que l’imposition par les armes d’un projet politique.
Il est enfin tout à fait possible d’intimider un grand nombre d’acteurs grâce à l’emploi complet de ses forces armées. Ainsi, avec l’opération Desert Storm en 1991, les États-Unis ont prouvé à la fois leur capacité et leur volonté de s’ériger en régulateur incontournable des relations internationales. Cela a durablement marqué certains États, qui ont conclu que les actions conventionnelles leur étaient désormais interdites[13].
Violence et nature de l’intimidation stratégique
Comme il est beaucoup plus difficile de mesurer une volonté qu’une capacité[14], de telles démonstrations peuvent aider l’adversaire à comprendre que son entreprise est vaine. La violence armée doit s’appliquer au bon endroit, au bon moment, avec la puissance de destruction juste suffisante. Il faut l’adapter et la calibrer pour que l’ennemi entende le message. L’emploi de la force n’est pas synonyme d’échec de l’intimidation stratégique. Elle fait partie de sa nature.
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À l’image de l’ensemble du champ de la conflictualité, l’intimidation stratégique se construit donc à l’aide d’une grammaire propre. Le parti qui cherche à intimider un adversaire doit déterminer comment il va communiquer à l’autre qu’il a la capacité et la volonté d’empêcher une entreprise précisément identifiée. Il aura ensuite deux modes d’action possibles, l’interdiction et les représailles. Il est enfin impératif qu’il se tienne prêt à passer de l’intimidation à la coercition. À l’inverse de la dissuasion, l’intimidation stratégique ne peut écarter l’emploi de la force.
Loin de signifier un échec de la diplomatie et du dialogue, la violence physique peut en représenter l’ultime extrémité ; levant les malentendus, elle est l’indispensable mesure de la volonté et permettra, peut-être, d’éviter des maux plus grands.
A l’heure où la guerre fait à nouveau irruption en Europe, plusieurs candidats à l’élection présidentielle française proposent une sortie de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
L’OTAN est une organisation politique et militaire qui regroupe de nombreux pays de l’hémisphère Nord. Elle est une alliance défensive dont le cœur est l’article cinq de son traité fondateur, par lequel les membres se promettent assistance mutuelle en cas d’attaque armée de leur territoire. La participation de Paris à l’Alliance atlantique est souvent accusée de porter le risque d’entraîner la France vers des conflits non choisis.
Alors, la France gagnerait-elle en liberté d’action hors de l’OTAN ?
Les contraintes du statut d’allié
Il est vrai que la participation de la France à l’Alliance atlantique s’accompagne de contraintes. Elle bride en partie la liberté d’action diplomatique et militaire de Paris. Cela explique que certains souhaitent voir la France quitter l’OTAN.
Un alliance inutile ?
Pour commencer, l’OTAN serait peu utile à la France. L’Alliance est certes d’une importance vitale pour des pays qui possèdent une frontière avec la Russie. Mais ce n’est pas le cas de la France. En effet, elle ne fait face à aucune menace existentielle. De plus, elle dispose en dernier recours de l’arme nucléaire. Le pays est donc capable de se défendre seul. En outre, l’un de ses principaux compétiteurs, la Turquie, est aussi membre de l’OTAN. Or, l’incident du Courbet en 2020 a montré les limites du soutien que l’organisation est prête à apporter à Paris.
Une alliance dangereuse ?
Ensuite, le statut d’allié pourrait entraîner la France dans des conflits non choisis. En effet, des pays membres de l’OTAN, comme la Pologne ou les pays baltes, pourraient choisir d’instrumentaliser leur contentieux historique avec la Russie. Membres de l’Alliance, ils pourraient utiliser leur rapport de force favorable dans une lutte d’intérêt avec Moscou, quitte à la faire dégénérer. De l’autre côté du miroir, la Russie perçoit l’Alliance comme une menace existentielle. La marche inexorable de l’OTAN vers les frontières russes fait partie des causes invoquées par Moscou pour justifier son invasion de l’Ukraine.
OTAN et souveraineté
Enfin, la participation à l’OTAN s’accompagne nécessairement d’une limitation de souveraineté diplomatique et militaire. L’OTAN est certes une alliance militaire, mais elle possède une portée politique. Or, il n’est pas possible pour la diplomatie française de se détacher complètement des prises de position du secrétaire général. D’autre part, la nécessaire « interopérabilité » des forces de l’OTAN passe par une américanisation des procédures de l’armée française. Cependant, ces façons de faire, telles que le « kill contract » (destruction d’une partie des moyens adverses avant l’engagement) sont adaptées à l’armée américaine. Les importer dans une armée à la doctrine, à la mentalité et aux aux équipements différents pourrait mener à catastrophes opérationnelles.
Il existe donc bien des raisons de vouloir prendre ses distances par rapport à l’OTAN. Cependant, les avantages du statut de membre restent importants.
De l’utilité de l’Alliance
Même s’il n’existe aujourd’hui aucune menace aux frontières françaises, être membre de l’OTAN reste pertinent.
Une tribune pour la France
Tout d’abord, la participation à l’OTAN permet de renforcer l’influence française. L’organisation constitue une tribune et un forum qui fournit à la France des moyens supplémentaires pour faire valoir ses positions. En effet, le poste de Supreme Allied Commander Transformation(SACT), l’un des deux Supreme Allied Command, est réservé à un général Français. De plus, imposer sa présence dans les organes de décision permet de peser sur les choix de l’Alliance. Conserver sa place à l’OTAN, c’est aussi conserver sa place dans le concert des nations.
Conserver un rapport de force favorable
En outre, les grands compétiteurs de l’Occident n’hésitent plus à recourir à la force. Il apparaît pertinent de rester membre d’une alliance défensive qui dispose de la puissance des États-Unis comme argument principal. Les interventions russes en Ukraine et turques en Syrie ont montré que le tabou de la conquête n’était plus opérant. À ce titre, la France possède des faiblesses, notamment dans la défense de ses territoires ultramarins comme la Guyane ou la Nouvelle Calédonie. Qui plus est, avec l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, la guerre a atteint les frontières de l’Union Européenne. Il apparaît donc sage de conserver un rapport de force favorable face au voisin russe pour lui éviter des tentations.
Rester membre de l’OTAN conserve donc sa pertinence, malgré des contraintes réelles. En dernière analyse, se retirer de l’Alliance ferait même perdre à la France bien plus de liberté d’action qu’elle n’en gagnerait.
Alliance atlantique et liberté d’action
Finalement, la véritable question est le maintien de la liberté d’action de la France. Or, renoncer à l’Alliance serait synonyme d’une perte considérable de cette liberté.
Quitter le commandement intégré ?
Quitter le commandement intégré de l’OTAN n’aurait guère de sens. Certes, cela garantirait que l’organisation des armées françaises réponde à leurs besoins propres, et non à ceux de l’OTAN. Mais la recherche de l’interopérabilité avec l’armée américaine se poursuivrait, voire se renforcerait. Et par-dessus tout, en tant que membre de l’Alliance, la France se verrait imposer des décisions prises par le commandement intégré, sur lesquelles elle n’aurait aucun doit de regard.
Par-dessus tout, il pourrait n’être pas opportun de quitter l’Alliance alors que la Turquie, l’un des principaux compétiteurs de la France, en resterait membre. Le rapport de force ainsi créé serait très défavorable à Paris, qui ne pourrait défendre au mieux ses intérêts.
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Il n’apparaît donc pas opportun pour la France de quitter l’OTAN, ni de se retirer du commandement intégré. Certes, faire partie de l’Alliance atlantique impose un certain nombre de contraintes. Mais in fine, le rapport de force créé par l’OTAN est le garant du maintien de la liberté d’action de Paris, dans un monde ou le recours à la force paraît de plus en plus décomplexé.
Toutefois, face à la tendance de long terme qu’est le désengagement américain d’Europe, il n’apparaît pas pour autant sage de confier la sécurité du continent à Washington. La participation à l’OTAN ne saurait se substituer à la volonté politique de défendre ses intérêts par la force. Or, cette éventualité pourrait être à moyen terme imposée aux vieilles nations d’Europe.