Comprendre pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

Ce bon vieux Carl. Selon la formule, selon Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens.

Fétiche, totem, coup de génie, la « formule » (Aron) de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens » est tantôt portée aux nues, tantôt vouée aux gémonies par les stratégistes.

Nous voici venus au bout de notre voyage clausewitzien. N’hésitez pas à prendre connaissance de nos autres articles sur les concepts introduits par le maître dans De la guerre. Nous conseillons de lire celui sur la guerre absolue avant de poursuivre.

Il est donc temps de nous y frotter, à cette formule.

La guerre est soumise à la politique

L’ambition de Clausewitz qui ouvre De la guerre est la volonté d’analyser le phénomène guerre. « Nous nous proposons d’examiner d’abord la guerre dans chacun de ses éléments, puis dans chacune de ses parties et enfin dans son entier, c’est-à-dire dans la connexion que ces parties ont entre elles » (p. 27).

C’est donc logiquement avec la proposition d’une définition que débute la réflexion. « La guerre est donc un acte de force par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté » (p. 27). Il y a loin de cette définition à la formule. Suivons le raisonnement du maître.

Notion de but politique

L’usage de la force — et de la violence — est indissociable de la guerre. Mais la force n’est qu’un moyen au service d’un but politique. Or, comme la seule manière d’atteindre ce but, c’est « de mettre l’ennemi hors d’état de se défendre » (p. 28), le but politique ne peut être atteint que si le but militaire est atteint. Par la mécanique de la montée aux extrêmes, le but politique devrait disparaître d’un horizon dominé par le déchaînement incontrôlable de la violence. Cependant, cette montée aux extrêmes n’est que théorique, et dans la réalité, les belligérants calculent et bornent leurs actions en fonction de leur « but politique ».

La guerre est donc soumise à la politique. C’est une des thèses majeures de l’œuvre. C’est aussi l’un des sens de la formule de Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens. Elle n’impose pas sa logique à la politique.« C’est donc le but politique […] qui détermine le résultat à atteindre par l’action militaire ainsi que les efforts à y consacrer ». La seule exigence que puisse avoir la guerre, c’est que l’objectif politique soit compatible avec l’emploi de la force armée. Clausewitz n’est pas le théoricien de la guerre totale, dans laquelle la raison politique devrait s’effacer devant les impératifs de la guerre (ça, c’est Ludendorff).

En revanche, la masse d’efforts à fournir (c’est à dire le niveau ou l’on fixe le but militaire) pour atteindre le but politique dépend des relations préexistantes entre les belligérants. Par exemple (cet exemple est le nôtre et ne figure pas dans l’œuvre), conquérir une province voisine peut très bien se faire sans coup férir, s’il s’agit juste pour la population concernée de changer de tyran. Mais si les passions des peuples sont déjà exacerbées, cette conquête peut mener à une guerre longue et cruelle.

Or, si la guerre est le moyen d’atteindre un but politique, il faut donc reconnaître qu’elle n’est pas un élément extérieur séparé de la politique : elle n’est que sa continuation. Guerre et politique sont de même nature, il n’y a pas de rupture entre elles.

Le sens de la formule (encore une fois, si vous avez trouvé ce jeu de mots génial, tipez ici !)

À proprement parler, la « formule » n’est pas une définition de la guerre. Elle est davantage une caractérisation. C’est la mise en évidence de deux traits dominants de la guerre qui est le point de départ de la démarche analytique de Clausewitz.

Quelle est cette « politique » dont il est question ?

Pour Martin Van Creveld, dans La transformation de la guerre, Clausewitz n’entend par politique que les relations entre États fondées sur des intérêts et des calculs rationnels. La formule ne permettrait alors pas de rendre compte de la participation de groupes non étatiques à la guerre ni des conflits ou l’un des camps lutte pour sa survie.

Il est évident qu’elle n’aurait pas eu une telle postérité si le terme « politique » devait se comprendre dans un sens aussi restreint.

Certes, Clausewitz se concentre dans De la guerre sur les guerres entre États, ou en leur sein. Et pour causes, ce sont les seules qu’il connaisse. Cependant, lorsqu’il décrit la guerre dans son essence, dans le livre Un, il semble bien prendre en compte la possibilité de conflits politiques en dehors de l’État. « Entre communautés humaines, et notamment entre nations civilisées, la guerre nait toujours d’une situation politique et poursuit un but politique » (p. 44). Sans surprise, Clausewitz considère ici la nation — et en l’occurrence l’État — comme une forme « civilisée » d’organisation humaine, celle qui prévaut en Europe. Mais il envisage aussi qu’il puisse exister d’autres types d’organisation, d’autres types de « communautés humaines ». Nous retiendrons donc comme « politique » les modalités de cohabitation entre et au sein de communautés humaines (c’est notre définition. Elle ne figure pas dans l’œuvre).  

Quant à la lutte pour la survie qui s’opposerait aux guerres « politiques » menées selon des « intérêts », Clausewitz avait prévu une telle critique.

Il constate que les guerres peuvent être d’intensité différente, de la guerre d’extermination à la guerre menée pour de froids intérêts. Il reconnaît que leur rapport à la politique semble, en première analyse, de nature différente en fonction de cette intensité. « Plus les motifs qui portent à la guerre ont d’ampleur et de puissance, plus la situation politique qui la précède est tendue, plus l’existence des peuples qui y prennent part s’y trouvent engagée, et plus la guerre elle-même se rapproche de sa forme abstraite […] et semble se soustraire à l’autorité de la politique pour ne suivre que ses propres lois : le but militaire et l’objectif politique deviennent identiques. Mais par contre, plus les motifs qui président à la guerre et les tensions qui la précèdent sont faibles, et plus le but politique s’écarte du déchaînement de violence inhérent à la guerre, de sorte que, obligée de dévier elle-même de la direction qui lui est naturelle pour se conformer à celle qu’on lui impose, celle-ci […] en arrive enfin à ne sembler être exclusivement qu’un instrument de la politique. » (pp. 45 – 46, c’est moi qui souligne.)

Cependant, il corrige immédiatement ce point de vue erroné : « toutes les guerres doivent être considérées comme des actes politiques ». Si les buts politique et militaire se confondent, l’un n’absorbe pas l’autre. Une guerre d’extermination (Clausewitz semble ici la penser comme mutuelle) est aussi un fait politique, bien qu’extrême : elle apparaît comme légitime et nécessaire à au moins un des deux camps.

Ensuite, quels sont ces « autres moyens » ?

La réponse de Clausewitz serait immédiate : la violence, l’effusion de sang. Elles sont une des caractéristiques intrinsèques de la guerre. « Pour définir la guerre sans tomber dans la pesanteur, nous nous en tiendrons à ce qui en constitue l’élément primordial, le combat singulier » (p. 27). Pour lui, il est illusoire de concevoir une guerre sans violence ni combat. « Selon certains philanthropes, il existerait quelque méthode artificielle, qui, sans effusion de sang, permettrait de désarmer l’adversaire ou de le réduire. […]. Si généreuse cependant que soit cette idée, elle n’en constitue pas moins une erreur à combattre » (p. 28).

Ces deux éléments nous amènent à recomposer la caractérisation de la guerre introduite par Clausewitz, pour proposer une définition de la guerre qui nous semble en accord avec sa formule. La guerre serait un affrontement armé et sanglant entre groupes humains, ayant pour objet la modification par la force leurs modalités d’existence commune, y compris par l’anéantissement de l’un des groupes.

Il va désormais s’agir de vérifier si cette définition résiste à la critique, et si elle est d’une quelconque utilité pour agir au sein du phénomène guerrier.

La guerre peut-elle n’être pas de nature politique ?

Refermons maintenant ces pages noircies par les annotations, cornées par les nuits de veille et d’étude, pour ce lieu de bruit et de fureur, cet espace de violence et de peur (non, pas la salle d’examen) : le champ de bataille, contemporain ou antique, rempli de drones ou de combattants aztèques, augmenté d’espaces immatériels et spirituels, et pour tout dire, sacrément confus (puisque vous n’avez pas lu l’intégralité des ouvrages sur la liste de lecture de l’école de guerre, il ne peut que vous apparaître comme sacrément confus).

Nous avons vu comment selon Clausewitz la guerre est de nature politique, terme que nous entendons comme les modalités de cohabitation entre et au sein de groupes humains. Soumettons cette hypothèse à un bombardement intellectuel et tentons de l’infirmer.

Motifs de guerre apparemment autres que la politique

Les motifs d’une guerre peuvent être divers : politiques, certes, mais aussi religieux, juridiques, culturels, économiques… Pourtant la guerre ne pourrait pas être d’une autre nature que politique ?

Il est clair que la plupart des conflits peuvent être qualifiés de politiques, au sens de notre définition. Une guerre pour imposer à une autre partie des modalités de commerce, comme les guerres de l’opium (mais ce n’était bien évidemment pas le seul motif de ces guerres) appartiennent bien à notre définition des modalités de cohabitation. Il en va de même des guerres menées pour des raisons juridiques ou morales. Les institutions et conceptions juridiques, quelles que soient les époques, gravent dans le marbre les relations que doivent avoir entre elles les communautés. Quant a imposer ses impératifs moraux par la guerre, on est encore dans l’imposition d’une norme à l’adversaire.

Les conflits religieux sont aussi politiques

Le conflit religieux est lui aussi un conflit de nature politique, même si cela peut paraître contre-intuitif. Imaginons un conflit dont les motivations sont purement spirituelles (ce type de conflit est probablement une impossibilité tant les raisons qui sont à l’origine d’une guerre sont nombreuses, diverses et profondes. Mais imaginons une guerre purement religieuse). Plusieurs belligérants s’affrontent pour faire reconnaître le bien-fondé de leur compréhension d’une doctrine religieuse (ou philosophique). Il s’agit déjà dans le politique, de façon de vivre et de cohabiter au jour le jour. Le camp qui l’emportera aura réussi à imposer par la force aux vaincus sa manière de croire : il aura redéfini les modalités de cohabitation avec ses adversaires.

On a pu avancer comme guerres non politiques les guerres menées par les Aztèques à leurs voisins. Elles auraient été de nature religieuse, car elles ne visaient qu’à faire des captifs devant être sacrifiés aux dieux. Cependant, la véritable question réglée par la guerre était de savoir qui devait fournir les suppliciés. Une fois un village soumis, il devait un certain nombre d’individus à sacrifier en tribut. Si le motif de la guerre était bien religieux (faire des captifs), sa nature, elle, restait politique. Il s’agissait de créer et maintenir un système de domination entre groupes humains.  

Ensuite, quid de l’honneur ? Un conflit armé entre groupes humains motivé par l’honneur n’est pas qualifié de guerre. Elle sera considérée comme une vendetta, ou un cycle de violence. Il nous parait inconcevable que deux entités politiques se fassent la guerre pour une question d’honneur. Toutefois, dans d’autres sociétés, d’autres cultures, d’autres temps, cette notion est tout à fait envisageable. Selon cette hypothèse, l’affrontement armé aurait alors lieu non pas pour définir les modalités de coexistence, mais corriger un déséquilibre introduit dans la cohabitation entre les groupes par une des parties. En ce sens, on peut encore, à l’extrême limite, conclure à la nature politique de cette violence armée.

Cependant, le conflit ne peut alors pas avoir d’objectif politique. Il s’agit de vaincre l’autre dans une mesure qui n’est pas définie, jusqu’au point où l’équilibre sera considéré comme rétabli et acceptable par les parties au conflit.

La guerre comme culture

En dernière analyse, la seule circonstance dans laquelle la guerre pourrait n’être pas de nature politique est si elle est une culture.

Nous ne parlons pas ici de conflit de culture, au sens où une partie essaierait d’imposer sa culture à l’autre par la force. Cela rentrerait dans notre définition de la politique. Nous parlons de la guerre comme culture, comme mode de vie.

Selon John Keegan dans Histoire de la guerre, la force des peuples cavaliers des steppes était d’avoir la guerre comme mode de vie, de ne vivre que pour et par le combat. S’il est probable que cette position doive être nuancée, force est de constater que si la guerre peut être un mode de vie pour un peuple entier (à bien différencier d’une simple profession), alors elle n’est pas nécessairement la continuation de la politique. Elle ne redéfinit pas les modalités de cohabitation, car elle est la seule façon possible de cohabiter. Elle est la politique.

Or, si l’on peut considérer qu’elle reste de nature politique, elle ne sert plus à résoudre un conflit. Cela met au jour le présupposé clausewitzien, qui n’est pas dans le caractère politique de la guerre, mais dans les « autres moyens ». Au fond, Clausewitz conçoit la guerre comme un moyen violent de résoudre un conflit entre deux groupes humains. En ce sens, si elle ne peut être détachée de la politique, elle n’a cependant d’autre finalité que sa propre disparition au profit d’un nouvel ordre politique reconnu. Elle est par nature un état transitoire de la politique. Si au contraire la violence armée organisée n’est pas un moyen, mais une culture, elle cesse d’être un moyen et perd son caractère transitoire pour devenir un état d’équilibre.

Cela dit, le fait que la guerre puisse être une culture n’est qu’une hypothèse, une construction intellectuelle. Aujourd’hui, aucun peuple sur terre ne possède cette culture-guerre.

Comment traiter la violence armée qui n’est pas de nature politique ?

Manifestement, toute violence armée organisée n’est pas de nature politique, et toute violence n’est pas organisée. Grâce à la formule de Clausewitz, nous pouvons clairement délimiter le périmètre de la guerre au sein de celui de la violence. Sans cette dimension politique, n’importe quel affrontement entre bandes pourrait être qualifié de guerre.

La notion de politique permet de distinguer au sein des violences armées organisées ce qui est une guerre et ce qui ne l’est pas.

Criminalité organisée

Prenons des criminels, qui agissent en bande organisée soit contre leurs rivaux, soit contre l’ordre établi. Lorsqu’ils agissent pour des raisons pécuniaires (braquage de fourgons, assassinats de concurrents…), personne ne songerait à parler de guerre. Dès qu’il s’agit de décider de la prééminence entre gangs, ou de déterminer qui contrôle un territoire, la violence prend une tournure politique et le terme de guerre surgit, à juste titre. Le cas est encore plus éloquent lorsqu’il s’agit de résistance organisée aux forces de l’ordre pour conserver l’administration parallèle d’un territoire, comme c’est le cas de certains combats que mènent les cartels mexicains contre la police. Nous sommes bien là en face d’une guerre.

Moyens criminels et revendication politique

À l’inverse, si une organisation se sert de moyens criminels pour servir sa cause politique, nous pourrons bien sûr parler de guerre. Une prise d’otage effectuée par un groupe qui cherche uniquement à jouir de la rançon ne peut pas être considérée comme un acte de guerre. En revanche, si cette prise d’otage sert à financer des actions violentes qui ont pour but de modifier les rapports de force politiques, ou simplement de revendiquer une position politique, il s’agira bien d’un acte de guerre, tout illégitime qu’il soit dans la conception occidentale de la guerre. 

La notion de politique permet de distinguer ce qui au sein des violences armées, organisées et sanglantes doit être qualifié de guerre et ce qui ne le peut pas.

Il ne s’agit pas là d’entrer dans un raisonnement circulaire qui expliquerait que puisque la guerre est politique, les violences apolitiques ne sont pas de la guerre, ce qui prouverait que la guerre est politique. Il s’agit de montrer que la formule de Clausewitz, selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, permet de structurer la perception de la violence armée organisée, et de mettre en place des réponses adaptées.

Applications contemporaines

Finalement, en quoi la formule va-t-elle nous être utile pour comprendre la guerre ?

Si, comme le pense Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, alors nous pouvons éviter deux écueils dans lesquels semble prise la perception commune de la guerre aujourd’hui en Occident.

Repolitiser la guerre

Premièrement, la guerre n’est pas (qu’) une affaire de technique ou de performance. Les pays occidentaux ont pu avoir tendance à considérer que le déploiement et l’emploi de la force armée étaient à même de remporter une guerre grâce à leur formidable capacité à tuer, avant de s’étonner d’avoir à mener des guerres éternelles contre un ennemi qui n’en finissait plus d’être détruit. Nos piètres résultats en contre-insurrection sont un résultat de la dépolitisation de la guerre.

En effet, si détruire les forces armées adverses est bien une action nécessaire pour abattre la volonté d’un État, que peut notre capacité de destruction quand l’ennemi n’est plus un État ? Face à des groupes dont les membres ont jugé inacceptables leurs conditions d’existence au point de risquer leur vie en luttant contre l’ordre établi, tant que les conditions qui ont initié l’insurrection ne changent pas, il est illusoire d’espérer remporter quelque victoire que ce soit. Entre États, les conditions politiques du conflit changent en même temps que les rapports de force militaires, pas dans la guerre asymétrique.

Leviers d’action non militaires

Et cela va plus loin : puisque par définition le rapport de force est asymétrique, l’action militaire ne peut pas porter d’effet déterminant, de quels autres leviers, politiques ou économiques disposons-nous, pour influer sur le cours de nos guerres étrangères ? Si la guerre est effectivement une chose trop sérieuse pour être laissée à des militaires, encore faut-il que des moyens d’action non militaires existent.

Enfin, présenter une intervention armée comme solution technique à un problème stratégique, ou pire, moral, ne permet pas de donner à l’adversaire sa juste valeur. Il est réduit au rang de terroriste ou de criminel. Et on ne négocie ni avec l’un ni avec l’autre. Sans remettre le politique au cœur de la guerre, pas de paix possible, seulement des guerres longues et la défaite.

Guerre économique, commerciale, de l’information

Deuxièmement, mettre au cœur du phénomène guerre l’effusion de sang permet de mieux appréhender le mécanisme des relations internationales, en distinguant la guerre de ce que le général Poirier appelait « commerce compétitif ».

En effet, on ne compte plus aujourd’hui les interventions sur la « guerre économique », la « guerre de l’information », la « guerre commerciale » ou la « cyberguerre ». Or, si l’on juge ces « guerres » à l’aune de notre définition et de la formule, il est hors de propos de parler de guerre : le sang ne coule pas.

Guerre, tension, compétition

À quoi correspondent donc ces expressions ? À une tentative de comprendre un état de tension qui semble incompatible avec l’état de paix. Dans Stratégie théorique II, le général Poirier explique que la concurrence entre les projets politiques des différents acteurs sociopolitiques mène à un état de tension perpétuelle qu’il nomme « commerce compétitif ».

Les guerres économiques ou de l’information sont en fait consubstantielles aux relations internationales et à l’état de paix. Les percevoir comme des guerres ne peut qu’obscurcir le jugement et mener à des décisions irrationnelles et contre-productives.

Rajouter un adjectif après « guerre » donne l’impression d’une analyse fine, voire d’une découverte. Ce n’est pourtant souvent que rajouter de la confusion, tant dans la compréhension du phénomène guerrier, qui est par nature changeant, tel le fameux caméléon, que dans celle de l’état de paix, qui n’est autre qu’une rude compétition que seule l’effusion de sang distingue de la guerre.

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La célèbre formule de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens », est souvent attaquée, mais n’a jamais été détrônée. Elle est une tournure simple qui nous rappelle que la guerre est de nature politique, qu’elle n’est donc pas autonome, et qu’elle se caractérise par la violence armée organisée avec effusion de sang.

Elle permet d’y voir un peu plus clair dans le monde d’aujourd’hui (rappelons que pour ceux qui n’ont pas épuisé la totalité de la liste de lecture de l’école de guerre, le monde est confus), mais aussi de dresser des garde-fous pour délimiter ce qu’elle peut accomplir, et par-dessus tout, ce qu’elle ne peut pas faire.

« La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens »

Carl von Clausewitz, de la guerre, Livre Un, Chap. 1, § 24, p. 45

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens

Le centre de gravité chez Clausewitz en cinq minutes

Le centre de gravité chez Clausewitz

Le concept de « centre de gravité », introduit par Carl von Clausewitz dans De la guerre, possède une remarquable postérité puisqu’il est utilisé par plusieurs armées occidentales.

L’édition utilisée pour cet article est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000.

Centre de gravité et équilibre

Selon Clausewitz, le centre de gravité d’un belligérant est le point sur lequel une action menée par l’adversaire pourra avoir un effet décisif sur tout le reste de son système de guerre. Il est en quelque sorte son point d’équilibre, qui entraîne tout le reste. Agir sur le centre de gravité permettra de mettre l’adversaire en déséquilibre, et donc de le renverser plus facilement.

« Le centre de gravité est là où se trouvent réunies les actions de la pesanteur sur toutes les parties d’un corps, et le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière. Il en est de même du centre de gravité des forces à la guerre » (p. 696).

Le centre de gravité est ce qui fait la synthèse utile du rapport de force physique, des forces morales et du terrain. « Un théâtre de guerre, quelles que soient ses dimensions, et la force armée qui l’occupe, quel que soit l’effectif de celle-ci, constitue donc une unité qui a son centre de puissance unique » (p. 698).

Le destin des forces d’un État en guerre est donc lié à celui de son centre de gravité. Détruire le centre de gravité de l’ennemi, c’est le mettre à genoux.

Les actions contre le centre de gravité de l’ennemi ne deviennent toutefois cruciales que si les deux adversaires recherchent une décision. Si les belligérants se satisfont de gains secondaires, ils ne tenteront pas à renverser l’ennemi au prix d’un effort important et risqué. Clausewitz parle d’« observation armée ». L’action sur le centre de gravité vise à mettre l’ennemi à terre, non pas à obtenir des gains secondaires.

Identifier le centre de gravité

Dès lors, comment reconnaître le centre de gravité adverse ?

Il s’agit d’étudier « les rapports dominants et les intérêts actuels des deux États [partie au conflit] » (p. 860) qui déterminent les centres de gravité respectifs.

Clausewitz aide ici son lecteur en dressant une petite liste des centres de gravité possibles. Cela peut être l’armée, comme c’était le cas pour Alexandre ou Frédéric II ; la capitale d’un État, s’il est en proie à des troubles intérieurs ; l’armée de secours, dans le cas de belligérants faibles, mais soutenus par des alliés puissants ; « l’unité des intérêts » dans le cadre d’une coalition ; enfin, pour une nation en armes, la personne des chefs et l’opinion publique. Le centre de gravité peut donc être matériel ou immatériel.

Il faut toutefois garder à l’esprit que cette notion est dynamique. En effet, le centre de gravité d’une partie au combat peut varier dans le temps. « En 1792 […], il eût vraisemblablement suffi d’atteindre Paris pour mettre provisoirement fin à la guerre avec le parti de la révolution, tandis qu’en 1814, tant que Bonaparte eût encore disposé de forces considérables, on n’eût pas tout obtenu en s’emparant de la capitale. » (p. 859).

Mais un ennemi peut-il avoir plusieurs centres de gravité, ou doit-il n’en avoir qu’un seul ? La tâche du planificateur est justement de réduire toutes les sources de puissance adverses en une seule, celle qui commande toutes les autres. « Il est peu de cas […] où l’on ne puisse ramener plusieurs des centres de gravité de l’ennemi à un seul » (p. 861).

Centre de gravité et économie des forces

Une fois que le centre de gravité est identifié, Clausewitz recommande de concentrer ses efforts sur lui. « C’est ce centre de gravité qu’il faut désormais et sans interruption diriger le choc général de toutes les forces réunies » (p. 860).

Le centre de gravité est en effet un outil qui va servir au planificateur à organiser ses efforts. Il commande l’économie des forces (au sens de répartition des forces) en permettant de ne pas prendre l’accessoire pour l’essentiel. Ainsi, une armée peut très bien utiliser une partie de ses forces pour occuper une province secondaire de son adversaire. Mais cela ne constituera pas une action décisive. L’ennemi reste en état de combattre, sur son équilibre. En revanche, que son centre de gravité soit bousculé, il perd l’équilibre ; qu’il soit détruit, il doit « demander merci ».

Cela ne signifie pas que l’intégralité de l’armée doit se ruer toutes baïonnettes hurlantes sur le centre de gravité. Des missions secondaires de sureté seront tout à fait nécessaires. Cependant, il ne faudra pas y concentrer plus de troupes que nécessaire.

À l’inverse, l’effort consenti contre le centre de gravité ennemi doit être justement calculé, afin que les opérations secondaires, mais nécessaires, puissent être correctement exécutées : « les forces que l’on y [l’action contre le centre de gravité ennemi] consacrerait en trop seraient inutilement dépensées et, par suite, feraient défaut sur d’autres points » (p. 697).

Bref, identifier le centre de gravité de l’ennemi permet d’éviter de disperser ses efforts.

Une action du fort au fort ?

L’action contre le centre de gravité ennemi a pu attirer à Clausewitz, notamment sous la plume de Liddell Hart, le reproche de préconiser une action du fort au fort. Couronnée de succès, l’action directe contre le centre de gravité peut laisser le vainqueur si affaibli qu’il en sera incapable d’exploiter la mise en déséquilibre de son adversaire.

Force est de constater que la pensée du maître ne peut entièrement échapper à cette critique.

Pour commencer, Clausewitz ne croit pas à la victoire sans combat, même dans le cas d’un centre de gravité immatériel.

En effet, quel que soit le centre de gravité retenu, les armées adverses doivent être dispersées. « Quels que soient cependant les rapports de l’adversaire en raison desquels on se décide à agir, comme les forces armées constituent l’un de ses organes les plus essentiels, il faut toujours commencer par les désorganiser et les vaincre » (p. 861).

Ensuite, dans plusieurs chapitres, le centre de gravité peut s’identifier à la plus grande concentration de troupes. « C’est donc sur le point où se trouvera réunie la plus grande quantité des forces armées de l’ennemi, que devra se produire le choc qui, s’il réussit, amènera la plus grande somme d’effets, et on y arrivera d’autant plus sûrement qu’on y consacrera soi-même des forces armées plus nombreuses. Il y a donc une grande analogie entre le centre des forces à la guerre et le centre de gravité en mécanique » (p. 696).

La critique porte. Toutefois, rappelons que De la guerre est une œuvre inachevée. On retrouve ainsi des allusions au centre de gravité dans trois des huit livres qui composent l’ouvrage, parfois éparses, parfois concentrées, toujours plus ou moins développées et plus ou moins précises.

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Que retenir, en conclusion, du concept de centre de gravité introduit par Clausewitz ?

Il s’agit finalement d’identifier l’élément qui est la source de la cohérence du système de guerre adverse et de le neutraliser. Cela provoquera le déséquilibre de l’ennemi, et permettra alors de multiplier les effets dirigés contre lui.

Et pour cause, le centre de gravité n’est pas nécessairement la source de puissance de l’adversaire, mais la source de la cohésion de ses différents ensembles : « les forces militaires de toute partie belligérante présentent une certaine unité et, par suite, une certaine cohésion. Or, partout où il y a cohésion, la théorie du centre de gravité est applicable » (p. 696). C’est le point sur lequel une action aura un effet décisif sur l’ensemble du système adverse.

Par exemple, le système de combat des armées occidentales repose sur une puissance de feu importante, mais aussi et surtout sur des communications permanentes. Elles permettent une boucle conception — exécution très rapide. Les couper réduit considérablement la mobilité, et donc l’efficacité d’armées réduites en nombre. Quant à l’État Islamique, son centre de gravité n’était pas ses forces armées, mais son récit, par lequel il attirait et recrutait. Plus généralement, le centre de gravité d’une guérilla peut résider dans un sanctuaire, ou dans sa « manœuvre extérieure » (Beaufre), c’est-à-dire dans le fait d’être capable de gagner une légitimité internationale.

La notion de centre de gravité permet donc aujourd’hui précisément d’éviter l’action du fort au fort dans un affrontement physique stérile. Elle sert à concentrer les efforts contre la clef de voûte de l’édifice ennemi, sans exclure d’autres lignes d’opérations.

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 « le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière »

Carl von Clausewitz, De la Guerre, Livre VI, Chap. 27, p. 696

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Charles de Gaulle, auteurdu fil de l'épée, et de la phrase « La véritable école du commandement est donc la Culture Générale ».

Dans Vers l’armée de métier (1934), Charles de Gaulle explique, par une formule restée célèbre, que la culture générale est la véritable école du commandement. Selon lui, elle est nécessaire pour former la « puissance de l’esprit », et les « réflexes intellectuels et moraux des chefs ». Mais dans cet ouvrage, il ne construit guère sa pensée que sur quelques pages.

Il avait été beaucoup plus prolixe dans Le fil de l’épée (1932). Nous nous servirons de ces développements comprendre cette idée. Nous expliquerons également quelles qualités devrait selon lui posséder un chef militaire.

Intelligence, instinct, culture générale

Pour Charles de Gaulle, l’intelligence, et l’instinct sont tous deux nécessaires à la conception de l’action.

La guerre est un domaine si complexe, qui fait intervenir tant de forces immatérielles, qu’il est difficile de la saisir entièrement par l’intelligence. Toutefois, même si elle n’apporte pas de certitude, l’intelligence réduit le champ de l’erreur. Elle apporte le renseignement, la connaissance du terrain, l’organisation, la connaissance de sa force et de sa faiblesse. Elle « prépare la conception de l’action mais ne l’enfante pas ».

L’intelligence est complétée par l’instinct. C’est par lui que l’homme « perçoit la réalité des conditions qui l’entourent et qu’il éprouve l’impulsion correspondante ». L’instinct est un raccourci entre le monde sensible et l’action. « Les grands hommes de guerre ont toujours eu, d’ailleurs, conscience du rôle et de la valeur de l’instinct. »

Or, c’est grâce à la culture générale que l’intelligence et l’instinct se forment. Elle permet de structurer sa pensée et de préparer son esprit à la décision, en défrichant le champ des possibles. Pis aller à l’expérience, elle est aussi beaucoup plus vaste. C’est pour cette raison que selon de Gaulle, « la véritable école du commandement est donc la Culture Générale », et que « au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote ». La même réflexion apparaît chez Clausewitz.

Toutefois, la culture générale ne fait pas tout. Il faut bien d’autres qualités au chef militaire.

L’autorité

Après le temps de la conception, celui de la décision. L’autorité et le courage, qualités morales, viennent compléter l’intelligence et l’instinct, qualités intellectuelles, chez le grand chef.

La prise de décision est un processus d’ordre moral et non intellectuel qui nécessite du courage. Ce dernier n’est pas donné à tout le monde, en raison des graves conséquences que décision à prendre pourra entrainer. L’esprit apte à la décision doit en outre s’accompagner d’autorité, qui est la faculté d’avoir « prise sur les âmes ».

L’autorité elle-même suppose le prestige. Le prestige (qui ressemble ici au charisme ; il n’est pas dans l’ouvrage synonyme de « réputation ») est un don inné, mais qui possède certains aspects pouvant être développés.

Pour travailler son prestige, le chef doit rester mystérieux, ce qui impose de prendre de la distance par rapport au subordonné. Mais ce prestige n’est pas l’inaccessibilité, il est la réserve de l’âme, des gestes et des mots, la sobriété de l’attitude et du discours. On doit sentir dans le silence du chef l’ardeur contenue. C’est une attitude de roi en exil.

Mais pour conserver ce qu’il faut bien appeler une « majesté » (le terme ne figure pas dans l’ouvrage), il faut au chef un but qui le relie à la grandeur. Or, cette grandeur représente un poids qui ne peut être supporté par tous.

Enfin, aux vertus d’intelligence, d’instinct et de prestige, le grand chef doit joindre le caractère.

Le caractère

Le caractère, « vertu des temps difficiles », est la capacité d’imprimer sa marque aux faits.

L’homme de caractère inspire, décide et assume. Il a la « passion de vouloir ». Il est ferme, mais bienveillant, assume les échecs et redistribue la gloire. En temps de paix, un tel homme sera perçu comme orgueilleux et indiscipliné, et il en pâtira. Mais que les difficultés surviennent, et elles le pousseront naturellement au premier plan.

Et force est de constater qu’il n’a pas eu complètement tort.

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Si « la véritable école du commandement est donc la Culture Générale », c’est donc qu’elle prépare le chef à une prise de décision rapide et juste face à une situation imprévisible. Elle développe l’instinct qui, seul, permet de ressentir la direction à donner à ses choix. Mais si la culture générale forme l’instinct du chef militaire, ce dernier doit être accompagné d’autres qualités telles que l’intelligence ou l’autorité, tant morales qu’intellectuelles.

« Tous les grands hommes d’action furent des méditatifs »

Charles de Gaulle, le fil de l’épée.

« La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »

Charles de gaulle, Vers l’armée de metier

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En parlant d’Aristote… Voir aussi Les cinq formes de courage chez Aristote.

Deux thèses majeures de L’art de la guerre de Sun Tzu en cinq minutes

Ceci n'est pas SunTzu, auteur de L'art de la guerre.

L’art de la guerre de Sun Tzu est un recueil de préceptes de stratégie qui tire sa force de sa simplicité et de sa grande concision. Contentons-nous de préciser qu’il fut rédigé à l’époque des royaumes combattants (Ve au IIIe siècles av. J.-C.) et qu’un halo de légende entoure ce texte et son auteur. Nous nous bornerons ici à expliquer deux des thèses qui nous paraissent centrales dans cette œuvre, qui passe pour le plus grand traité de stratégie jamais écrit.

L’édition utilisée pour cet article est Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Champs, 2008.

La victoire au prix le plus bas possible

Sun Tzu commence son traité en mettant en évidence l’importance de la guerre : « La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’État, la province de la vie et de la mort, la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement » (p. 91), mais aussi son coût exorbitant : « Lorsque l’armée s’engagera dans des campagnes prolongées, les ressources de l’État ne suffiront pas » (p. 102).

En effet, tant les conséquences économiques d’un conflit prolongé, comme la désorganisation de la société, les famines, que celles d’une bataille sanglante, où les morts pouvaient à l’époque se compter par centaines de milliers, sont des facteurs d’appauvrissement et d’affaiblissement de l’État. Or, « le général est le protecteur de l’État » (p. 112). Trouver le moyen de contourner le recours au choc meurtrier est par conséquent une priorité pour Sun Tzu.

La victoire doit donc être remportée au moindre coût, si possible sans même livrer bataille : « Ceux qui sont experts dans l’art de la guerre soumettent une armée sans combat. Ils prennent les villes sans donner l’assaut et renversent un état sans opérations prolongées » (p. 110).

Toutefois, Sun Tzu ne repousse pas toute idée de bataille. Il se peut que ce soit le moyen le plus économique de remporter la victoire, ou qu’elle soit nécessaire. Il faut alors s’attacher à créer les conditions pour « vainc[re] un ennemi déjà défait » (p.120).

Attaquer la stratégie et l’esprit du chef adverse

Tout l’art du général va donc être de créer les conditions d’une victoire à moindre coût, en attaquant la stratégie adverse et l’esprit du chef ennemi avant d’attaquer ses troupes. « Ce qui est (…) de la plus haute importance dans la guerre, c’est de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi » (p. 108).

Un général accompli mettra en œuvre plusieurs techniques pour atteindre ce but.

La première est d’attaquer la cohésion morale de l’ennemi, non pas entendue comme le moral des troupes, mais comme l’« harmonie » unissant le souverain et son peuple. Il faut user d’influence sur les dirigeants adverses, de corruption, d’agents secrets, de trahisons pour mettre à bas cette cohésion morale. La victoire est alors acquise depuis le palais du souverain ennemi et son État s’effondre sans avoir à livrer bataille. « Généralement dans la guerre, la meilleure politique, c’est de prendre l’État intact ; anéantir celui-ci n’est qu’un pis aller » (p. 108).

Le général avisé doit également s’attaquer à l’esprit du chef adverse, ou à son plan, en jouant sur ses perceptions. « Tout l’art de la guerre est basé sur des duperies » (p. 95). Il peut tromper l’ennemi grâce à des stratagèmes visant à l’induire en erreur sur l’état de ses forces, sur ses capacités, pour l’inciter à attaquer alors qu’il devrait se retirer, ou à se retirer alors qu’il devrait attaquer. Bref, à agir contre ses propres intérêts.

Le chef sage doit également savoir manœuvrer habilement pour pousser l’adversaire à la faute. Par exemple, il peut utiliser le terrain pour forcer l’ennemi à disperser ses forces, puis l’attirer sur un point précis pour l’attaquer. Il peut aussi le prendre de vitesse pour le frapper sur un point qu’il pensait hors d’atteinte.

Sur le champ de bataille

Enfin, sur le champ de bataille la victoire doit s’acquérir en usant d’actions « Cheng » et « Ch’i ». La force « Cheng » est celle qui mène une attaque traditionnelle, qui fixe ou qui distrait l’ennemi, tandis que la force « Ch’i » conduit des actions imprévues, indirectes et décisives. « Utiliser la force Cheng pour engager le combat, utiliser la force Ch’i pour remporter la victoire » (p. 125). La force et la ruse, les techniques conventionnelles et non conventionnelles, les apparences et la réalité, loin de s’opposer, se complètent.

Pour terminer, la constance essentielle dans la pensée de Sun Tzu et qu’il faut éviter l’ennemi là où il est fort. « Une armée peut être comparée exactement à de l’eau car, de même que le flot qui coule évite les hauteurs et se presse vers les terres basses, de même une armée évite la force et frappe la faiblesse » (p. 137).

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Pour résumer, Sun Tzu considère le coût humain et économique de la guerre comme une source de danger pour l’État. De là, il décrit une façon de combattre dont le but est de limiter le prix à payer. Il faut agir d’abord sur l’esprit du chef adverse, et sur sa stratégie, avant d’entreprendre des actions contre ses forces, afin de pouvoir s’emparer de ses armées et de son État avec un coût économique et humain réduit.

« Connaissez l’ennemi et connaissez-vous vous-même ; en cent batailles vous ne courrez jamais aucun danger »

Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Champs, 2008, p. 116.

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Voir aussi Quand le général Poirier théorisait la guerre hybride avant la guerre hybride.

La friction chez Clausewitz en moins de cinq minutes

La friction, c’est ce qui fait qu’à la guerre les choses les plus simples sont compliquées.

Et revoici ce bon vieux Clausewitz ! Aujourd’hui, il nous parle de friction.

Au livre Un de De la guerre, Carl von Clausewitz introduit un concept resté fameux : la friction.

La friction chez Clausewitz : petits riens mais grandes contrariétés

La friction chez Clausewitz, c’est ce qui fait qu’à la guerre les choses les plus simples sont difficiles. L’action de guerre fait entrer en ligne de compte énormément de petites actions individuelles. Or, les difficultés rencontrées lors de la réalisation de chacune d’entre elles tendent à s’accumuler et à produire des réactions en chaîne. Ces dernières sont à leur tour renforcées par des phénomènes extérieurs tels que le hasard ou la météo, mais aussi par des contraintes intrinsèques à la guerre, telles que l’effort physique ou la peur. Une arme qui s’enraye, un subordonné qui comprend mal les ordres, un véhicule qui tombe en panne, un terrain qui ne correspond pas aux renseignements… Multiplié par le nombre d’hommes et de matériels de l’armée, c’est la friction.

La conséquence de cette friction est la difficulté de calculer ses propres actions. Les résultats pourraient être toujours en deçà des espérances, s’il n’existait des moyens de conduire l’action malgré la friction. 

Quand la réalité dépasse la friction

A la guerre, l’expérience et la volonté permettent de compenser en partie la friction.

L’inexpérience de la guerre conduit à méconnaître le phénomène de friction : « il faut avoir fait campagne pour comprendre en quoi consistent les difficultés dont il est sans cesse question à la guerre » (De la guerre, p. 93). C’est en s’appuyant sur son expérience que le général en chef sera capable de prendre en compte la friction, afin de pouvoir estimer justement les résultats qu’il lui est possible d’atteindre.

Mais l’expérience peut aussi rendre irrésolu face aux difficultés. Elle n’est rien sans une volonté d’airain. « Sous l’impulsion d’une volonté de fer, la machine parvient à surmonter toutes les difficultés et à briser tous les obstacles ». Mais attention, c’est « seulement au prix de sa propre usure » (De la guerre, p. 93).

En effet, passer outre le phénomène de friction exige un effort considérable, qu’une armée ne peut soutenir longtemps. Par exemple, pour réaliser une progression plus importante que celle qui paraîtrait médiocre à un non initié, une troupe devait à l’époque affaiblir ses hommes en leur imposant des marches forcées. Aujourd’hui, il lui faudrait abandonner ses véhicules en panne pour conserver son rythme. L’effort ne peut être que temporaire. Au chef d’en le fixer au bon moment et l’étendue.

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En dernière analyse, l’action militaire ne peut se comprendre qu’à l’aune de ce phénomène de friction. L’ignorer est une erreur ; espérer la supprimer une illusion : elle est consubstantielle à l’affrontement armé.

« Bien que tout soit simple à la guerre, les choses les plus simples y sont difficiles »

Carl von Clausewitz, De la guerre, Livre I, Chap.7, p.93.

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L’édition utilisée pour cet article est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000.

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz.

Le centre de gravité.

Restrictions alimentaires et modèle républicain

Les restrictions alimentaires sont-elles solubles dans le modèle républicain ?

Il est désormais tout à fait courant de s’imposer des restrictions alimentaires. Or, comme en témoigne la crispation autour des « menus confessionnels », ces choix individuels ne sont plus tout à fait anodins lorsqu’il s’agit de faire société. Les restrictions alimentaires sont-elles solubles dans le modèle républicain ?

Si elles sont des choix individuels légitimes, force est de constater que certaines exigences sociétales comme les restrictions alimentaires menacent le modèle républicain en raison de l’évolution philosophique de notre société.

NDA : nous utilisons cet enjeu simple pour montrer tout l’intérêt qu’il y a à identifier une question derrière la question, afin de donner de la profondeur au développement.

Restrictions alimentaires : il ne s’agira pas de traiter de la problématique des allergies alimentaires ou des goûts, mais bien des pratiques sociales choisies, d’origine culturelle, religieuse ou individuelle.

I. Les restrictions alimentaires sont des choix individuels toujours plus légitimes.

Une restriction alimentaire est toujours un choix. Ce type de choix est perçu comme légitime, tant il exprime la liberté de se définir soi-même une identité.

Les restrictions alimentaires sont toujours des choix. Même les interdits alimentaires religieux ou culturels sont des choix individuels. Par exemple, on peut très bien se revendiquer musulman et manger du porc ou boire de l’alcool, ou juif et ne pas manger kasher. En effet, si en France beaucoup de musulmans souhaitent manger hallal et ne songeraient pas à pratiquer leur religion sans cette prescription, rappelons-nous que c’était peu le cas il y a encore dix ans. Les choix individuels sont sujets à une pression sociale plus ou moins forte, mais il n’y a pas de relation de nécessité entre religion ou culture et interdit alimentaire.

Ces choix sont parfaitement légitimes au niveau individuel. Ces restrictions sont des enjeux de liberté et d’identité. Chaque individu est libre de choisir et de construire son identité, ou son rapport à la religion. Il n’est pas possible de hiérarchiser les différents types de restrictions sur le plan de la légitimité.

Il s’agit d’un phénomène sociétal contemporain explicable. Gilles Dorronsoro remarquait que le capitalisme provoque des revendications identitaires. Comme les alternatives sociales et économiques au capitalisme dérégulé sont de moins en moins présentées comme légitimes, le seul espace de différenciation politique est celui de l’identité. Ces phénomènes de crispation identitaires se cristallisent autour des restrictions alimentaires, comme en témoignent les polémiques sur les menus confessionnels dans les cantines scolaires.

Les restrictions alimentaires sont donc le produit de notre époque, mais sont légitimes au niveau individuel. Les ennuis commencent quand elles s’exportent dans la collectivité. D’autant plus qu’en France, le repas possède une dimension sociale non négligeable.

II. Les restrictions alimentaires sont-elles adaptables à la collectivité ?

Le problème peut être analysé au niveau sociétal, économique et politique.

Dans la société, elles représentent la mise en évidence et le retournement de la violence symbolique. La violence symbolique est un concept forgé par Pierre Bourdieu, selon lequel le groupe dominant impose ses normes au groupe dominé en les présentant comme légitimes. Ainsi, lorsqu’une personne ne suivant pas de restriction (dominant) reçoit quelqu’un qui s’en impose (dominé), de deux choses l’une. Soit, par méconnaissance ou sciemment, elle ne prend pas en compte ce choix. Elle révèle alors la violence symbolique en privant son hôte de certains plats. Soit elle prend la restriction en compte et change ses habitudes pour cuisiner un plat à par. La minorité prend alors le rôle de prescripteur culturel. Le paradigme est le même si le dominé reçoit. Exiger de la viande alors qu’il n’en mange pas c’est dévoiler la violence symbolique. Mais in fine, il ne s’agit guère que de politesse entre hôte et invités.

Dans la sphère économique, ces restrictions ne posent pas de problème, au contraire. Dans une économie de type capitaliste comme la nôtre, les entreprises cherchent à maximiser leur profit. Il est légitime qu’elles exploitent ou créent de nouveaux marchés. Les restaurants ou les entreprises agroalimentaires ne sont pas tenus à la neutralité. On ne peut donc les contraindre à renoncer aux juteux profits que représentent ces clientèles captives.

C’est dans la sphère politique que le problème se pose véritablement. Dans les structures chargées de la restauration collective qui font partie des organes de la République, quel modèle adopter ? Postulant qu’aucun groupe n’est plus légitime que l’autre pour imposer ses préférences, mais qu’il n’est pas possible de n’en tenir pas compte (pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer un gestionnaire de restauration collective proposant un menu composé uniquement de cochon), le choix des menus proposés se révèle être un casse-tête sociétal. Le menu végétarien ne réglerait rien puisqu’il suit la même logique d’exclusion. Il serait illégitime d’imposer le choix végétarien au détriment des autres.

Dans la sphère politique, et en ce qui concerne les restrictions alimentaires, la neutralité de l’État signifie de fait l’oppression des groupes minoritaires. Finalement, pour l’État le dilemme est le suivant. S’il choisit de prendre en compte les souhaits d’un groupe, il doit tous les prendre en compte. S’il choisit de ne pas les prendre en compte, alors il les empêche ces groupes de vivre selon leur vision du monde. Or, rappelons-le, ce choix est légitime. L’État devient alors oppresseur. En effet, dans ses services, il empêche sciemment ses minorités de se nourrir.

NDA : jusqu’ici la réflexion est basique, voire basse de plafond. Toutefois, cette dernière idée met le doigt sur la vraie problématique. Elle va nous permettre de prendre de la hauteur.

III. Droits culturels et modèle républicain

Le casse-tête des interdits alimentaires dans les organes dépendant de l’État révèle la véritable question : l’tat (dans le sens des organes de la République) doit-il prendre en charge de manière active la réalisation des exigences sociétales des groupes qui le composent, dans le respect des lois ?

La réponse est aujourd’hui, non, demain, probablement oui (hélas, et qu’on le veuille ou non). Le conseil d’État a récemment estimé que proposer des menus sans porc dans les cantines n’était pas une obligation. Mais nous l’avons vu, la simple neutralité mène à l’oppression illégitime de groupes spécifiques. Dans La démocratie providentielle, Dominique Schnapper montre que les sociétés démocratiques se caractérisent par une extension sans fin du corps politique (droits des étrangers, des animaux), et par un mouvement de l’égalité vers l’équité, de l’universel au particulier (libertés formelles, libertés réelles, multiplication des catégorisations) qui aboutit à la reconnaissance des droits « culturels », ou plutôt « ethniques ». On le voit dès aujourd’hui : comment expliquer à un groupe que ses choix culturels qui respectent les lois sont illégitimes ?

La tâche est impossible à accomplir. Dans le domaine alimentaire, les cantines des écoles, des administrations ou des armées devraient en toute bonne logique proposer des menus convenant à l’intégralité des restrictions suivies par les groupes qui les composent. Or, l’imagination humaine est sans limites. Le coût et la complexité d’une telle doctrine la rendent impossible à mettre en œuvre sur tout le territoire.

L’obsession sociétale ne peut donc mener qu’à la perte de légitimité du modèle républicain et de la présence de l’État. Entravant ses citoyens dans la réalisation de leur modèle propre, incapable d’en prescrire un soi-même, le modèle républicain deviendra de plus en plus illégitime. La solution toute trouvée pour éviter les discriminations dans les points de restauration collective des organes de la République est que l’État renonce à les gérer et les abandonne. Cela reviendrait à accentuer les inégalités sociales.

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La question des restrictions alimentaires est en fait celle des « droits culturels ». Elle montre que le modèle républicain, fondé sur la tolérance passive et sans distinction des pratiques culturelles qui respectent ses lois, mène de fait à priver certains citoyens des moyens de réaliser leur vision sociétale et identitaire, horizon politique rendu légitime par un monde ou les choix économiques et sociaux sont de moins en moins dans la main des gouvernements car de plus en plus soumis au marché.

L’intérêt porté aux restrictions alimentaires est donc à replacer dans le mouvement de démantèlement de l’État social en cours depuis les années 70. Dans la lutte des classes, le sociétal est une arme contre le social.

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Voir aussi Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes.

Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité ». Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel Culture ».

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité » (nous assumons cet horrible néologisme. Il fait mieux ressortir l’idée de système que « culture de la victime »). Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel culture » et de la culture « woke » .

Trois cultures morales

Selon les auteurs il existe trois types de cultures morales.

La culture de l’honneur

Dans ce paradigme, le statut social est basé sur la réputation. L’insulte, si elle est endurée fait diminuer le prestige personnel. La réponse à l’injure est donc individuelle et agressive. Ce type de culture se développe lorsque l’autorité légale ou la confiance en la loi est faible. C’était celle de la noblesse, qui a progressivement disparu depuis le XVIIIe siècle.

La culture de la dignité

Elle valorise le contrôle de soi, et dévalorise l’agressivité. L’insulte doit être endurée, le conflit résolu par la négociation. A défaut, mais uniquement si nécessaire, il peut être tranché par le recours à l’autorité extérieure des tribunaux. Elle peut se développer quand la loi et l’ordre sont bien établis. Son apparition a été favorisée par l’extension du commerce. C’est la culture de la bourgeoisie, qui domine aujourd’hui.

La culture de la victimité

La culture de la victimité valorise l’appel à l’aide et le besoin de soutien. Le statut de victime est le statut social le plus élevé. Cette culture identifie violence verbale et violence physique. L’individu ne supporte pas l’insulte, même minime et involontaire. Cependant, il recourt à l’autorité établie pour gérer ses conflits.

Pour émerger, la culture de la victimité nécessite la possibilité du recours à une autorité établie, mais lointaine, pour gérer ses conflits. Il faut forcer cette autorité à agir en gagnant la sympathie de parties tierces, qui doivent être convaincues par de véritables campagnes de demande de soutien.

Mais surtout, elle se déploie dans des environnements qui disposent d’un haut degré d’homogénéité sociale, combiné à une grande diversité culturelle, comme dans les universités américaines, où se regroupent des gens très aisés de tous horizons. Toute atteinte à l’égalité des cultures est perçue comme insupportable ; les enjeux politiques et sociaux sont marginalisés. La diversité valorisée par la culture de la victimité est culturelle, pas intellectuelle ni politique.

La relation dominant-dominé au cœur de la Cancel Culture

Au cœur de la culture de la victimité se trouve le rapport de domination de genre et de culture. La société (ici, américaine) est dominée par la figure de l’homme blanc. Ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie dominante seraient par essence dominés, quelles que soient les intentions individuelles des dominants.

Cette culture de la victime se développe autour du concept de « microagression ». Une « microagression » est une interaction apparemment anodine qui trahit en fait un rapport dominant-dominé. Par exemple, dire à une femme qu’elle a de belles chaussures revient à lui expliquer qu’elle ne peut être que superficielle. Demander « de quelle origine êtes-vous ? » à une personne de couleur lui fait ressentir qu’elle ne correspond pas à l’idéal type dominant. C’est donc une microagression.

En outre, le terme de racisme est pris dans sa signification la plus large. Il ne s’agit plus d’une idéologie qui établit une hiérarchie entre les « races », identifiées par la couleur de peau, mais de toute pratique qui crée de fait a des différences entre groupes ethniques. On est proche du « racisme systémique » parfois évoqué au sujet de la France. Les auteurs citent un professeur d’université américaine : « Être blanc, c’est être raciste. Point. », puisque c’est bénéficier d’un système qui favorise les blancs sans en avoir conscience.

Dans cette acception, un processus de sélection comme un test ou un concours est raciste si ses résultats ne reflètent pas exactement la diversité ethnique des candidats. Considérer qu’un poste doit revenir « au plus qualifié » revient à exclure les minorités qui n’ont pas eu la possibilité d’obtenir lesdites qualifications ; cette idée est donc raciste.

précision de l’auteur :

Dans cette optique, le dominé ne peut pas agresser le dominant ni faire preuve de racisme, puisque ce racisme ou ces agressions sont le résultat d’un rapport de domination structuré en système qui dépasse les intentions individuelles.

Ainsi, si « sale blanc » est bien une agression à caractère racial, ce n’est pas du racisme, puisque le racisme est un système de domination des Blancs sur les autres.

Pour les tenants de la Cancel culture, les origines sociales, pourtant au fond des problèmes de discrimination systémique (identification des minorités aux « classes dangereuses »), n’entrent en ligne de compte que de manière périphérique.

La fin de la liberté d’expression ?

Ce processus est à sens unique. Appartenir à un groupe dominé (comme une minorité de couleur ou de genre) signifie se faire reconnaître comme victime, et fournit un statut moral fort. Cela donne le droit à la parole.

À l’inverse, faire partie d’un groupe dominant (hommes, blancs) signifie être nécessairement un agresseur. Son discours, s’il est dirigé vers les dominés, est donc par nature irrecevable.

La liberté de parole est donc remise en cause. Les agresseurs n’ont pas le droit à la parole, puisque leur discours est nécessairement reçu comme violent, qu’ils le veuillent ou non. Or la culture de la victimité identifie violence verbale ou psychologique et violence physique. Il faut donc protéger les dominés de tout discours qui leur rappellerait leur statut de victime. Par exemple, des universités américaines ont créé des « safe spaces ». Ce sont des espaces ou tout propos non conforme est interdits. Comme violence symbolique et violence physique sont mises sur un pied d’égalité, il devient légitime d’empêcher tout discours susceptible de constituer un acte de « violence » envers les dominés.

Cancel culture

D’où le terme de Cancel culture. (N. B. : Le terme « Cancel Culture » ne figure pas dans The rise of victimhood culture. Toutefois, la Victimhood Culture donne une clef de compréhension de la Cancel Culture). Lors de conférences données dans certaines universités américaines, et même plus récemment en France, les orateurs défendant des points de vue ne correspondant pas à la vision du monde des groupes mus par la culture de la victmité ont pu être empêchés d’accéder à l’estrade. Les interventions ont été annulées (cancelled). Ces agissements sont tolérés aux États-Unis parce que les universités dépendent des frais d’inscription astronomiques payés par des parents très influents.

L’autre mode d’action de ces groupes est la pression mise sur les employeurs sur les réseaux sociaux. Ils déclenchent de véritables campagnes en ligne demandant le renvoi de personnes ayant tenu des propos non conformes, qui pourraient être interprêtés comme blessants par les dominés. Les récents déboires de J.K. Rowlings en sont un exemple. Des termes maladroits choisis dans un e-mail professionnel peuvent ainsi mener au licenciement de professeurs sous la pression des étudiants.  

La Cancel culture : une oppression de classe ?

Cette culture se diffuse à partir des campus américains, ou les étudiants issus des classes sociales dominantes ont un rapport de force favorable face aux universités qui ont besoin de l’argent de leurs parents. Elle se diffuse ensuite par le haut du spectre social, quand ces étudiants atteignent des postes de journalistes, de juges, de professeurs. Elle devient un code à maitriser pour pouvoir progresser dans l’échelle sociale. C’est le sens des « formations » de sensibilisations au genre ou au racisme menées dans les grandes entreprises ou à l’ONU. Plus que jamais elle met en opposition le peuple, prétendument raciste, aux élites soi-disant ouvertes.  

L’émergence de cette nouvelle culture est difficile à combattre. L’opposition à la culture de la victimité tend à se placer elle-même sur le terrain de la concurrence victimaire (« moi aussi je suis une minorité, j’ai donc le droit à la parole autant que vous »). Elle renforce donc ce qu’elle est censée combattre. Et malheureusement, l’apparition de la culture de la victimité pourrait mener à une surenchère dans les oppositions ethniques, et à un débat public polarisé autour de groupes essentialisés par leurs origines.

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Selon Bradley Campbell et Jason Mannings, notre époque est celle du remplacement de la culture de la dignité par la culture de la victimité. Les personnes issues de la culture de la dignité pourraient avoir du mal à comprendre la légitimité de la victimhood culture, et s’effrayer à juste titre de la menace que ce changement culturel fait peser sur nos systèmes politiques. D’autres, peut-être plus jeunes, s’étonneront de ce que cette culture ne soit pas ressentie comme une évidence par tous.

Entre le XIX et le XXsiècle, l’interdiction des duels et la pénalisation du meurtre en combat singulier avaient donné lieu aux mêmes incompréhensions chez la noblesse. La culture de l’honneur se heurtait à la culture de la dignité. Elle n’avait pas encore pris conscience de sa disparition programmée.

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Pour une réflexion sur la cause juridique de la Cancel culture, voir cet article du Monde.

Le monde diplomatique a récemment abordé le sujet des microagressions dans ce court article.

L’édition utilisée pour cet articles est B. Campbell et J. Manning, The rise of victimhood culture, Camden, Palgrave Macmillan, 2018. Il n’a pas, à notre connaissance, encore été traduit en Français.

Voir aussi La PMA pour toutes, une révolution sociétale ?

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L’auteur remercie Anna B. pour sa relecture patiente.