LUTTE DES RACES OU LUTTE DES CLASSES ?

METTRE FIN AU RACISME SYSTÉMIQUE SANS CHANGER LE SYSTÈME ?

Les luttes sociales se transforment-elles en luttes sociétales ? Lutte des races ou lutte des classes ? Comment mettre fin au racisme systémique

La question « raciale » (entendue au sens de l’enfermement des individus dans une identité correspondant à leur couleur de peau) n’a pas attendu le meurtre de George Floyd aux États-Unis, pour s’importer dans le débat français. Cependant, avec le mouvement « Black lives Matter » des expressions comme « privilège blanc » ou « racisme systémique » ont surgi dans le discours médiatique, en même temps qu’augmentait la visibilité des organisations et de la pensée indigéniste ou décolonialiste. Ces expressions peuvent — et c’est leur but — choquer dans un pays qui revendique ne reconnaître que des citoyens sans notion d’origine ou d’appartenance culturelle. Cette thématique fortement mobilisatrice arrive à une époque où l’étude de la lutte des classes s’essouffle. Elle semble même sur le point de l’éclipser.

Alors, la lutte des races est-elle la nouvelle lutte des classes ?

Le remplacement de la thématique de la lutte des classes par celle de la lutte des races est une réalité. Cependant, ces nouvelles luttes ne permettront pas seules de réduire de façon pérenne les inégalités en France. En effet, elles méconnaissent leur structure profonde, qui est principalement liée à l’appartenance à une classe sociale.

Le racisme systémique en France est une réalité

Le racisme systémique est une réalité indéniable et de plus en plus étudiée. Mais cela ne signifie pas que la France soit un pays raciste.

Le racisme en France

Le racisme en France est une réalité bien documentée. De nombreuses études scientifiques et campagnes de testing attestent de sa réalité. Il ne se limite pas au « contrôle au faciès ». Il s’étend en réalité à tous les domaines de la société : accès au logement, aux loisirs, à l’emploi.

Racisme systémique

Ce racisme est dit systémique, mais ce n’est pas parce que la France possède une politique raciste. L’expression racisme systémique, tirée du monde universitaire vers le champ médiatique sans explication est sujette à tous les fantasmes. Elle signifie simplement que même si les individus rejettent massivement le racisme, les discriminations subsistent au niveau collectif, quelle que soit l’intention des acteurs individuels. Le racisme systémique se trouve à la croisée du système de domination basé sur les rapports de production (économie capitaliste dérégulée) et des schémas de représentations sociales (image négative des classes populaires) ou héritées de la période coloniale (stéréotypes racistes).

La lutte des classes concurrencée

La lutte des classes n’est plus la grille de lecture dominante des rapports sociaux. Les mondes universitaires et médiatiques décrivent d’autres types de domination, tout aussi réels que la lutte des classes, mais plus visibles. La multiplication des études dites « intersectionnelles », sur le genre ou « postcoloniales », tend à prouver que la lutte des classes n’est plus la grille d’analyse dominante des rapports sociaux aujourd’hui. Considérer que la lutte sociale doit primer sur les luttes sociétales peut même être considéré comme l’expression de la continuation de la domination raciste par d’autres moyens.

Le racisme en France est donc une réalité scientifiquement établie. Et pourtant, lutter contre ces phénomènes systémiques ne peut passer que par la compréhension de la structure des rapports de domination. Or, cette structure reste dominée par l’appartenance à une classe sociale.


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L’appartenance à une classe sociale reste le déterminant principal des inégalités

Même si les discriminations de genre ou liées à l’origine sont bien réelles, elles sont moins structurantes que celles liées aux classes sociales.

Structure des inégalités

Sans nier l’existence d’autres types de domination et d’inégalités, le principal ressort des inégalités est l’appartenance à une classe sociale. Par exemple, la trajectoire sociale d’une femme noire, vivant en région parisienne, d’origine sénégalaise dont les parents sont diplomates sera plus favorisée que celle d’un homme blanc vivant à Alès dont les parents sont ouvriers. Cela ne veut pas dire que cette femme noire ne sera pas victime de racisme et de sexisme, même de la part de membre de classes sociales dominées ; simplement qu’elle fait partie d’une catégorie socialement dominante.

Capitalisme et racisme systémique

Or, le système capitaliste dérégulé qui structure en grande partie les rapports sociaux est responsable d’une part importante du racisme systémique. La majorité des populations d’origine immigrée fait partie des classes populaires. La difficulté pour ces populations de gravir les échelons des classes sociales est de plus en plus importante. Mais cela est dû prioritairement à la structure des rapports de domination dans une société capitaliste, et secondairement à l’existence d’un racisme (et d’un sexisme) systémique. D’où une association pérenne des populations d’origine immigrée aux caractéristiques et stéréotypes associés aux classes populaires : classe dangereuse, capital financier, scolaire et culturel faible, capital symbolique négatif…

La lutte des classes occultée par l’obsession identitaire

L’obsession identitaire peut occulter ce ressort structurel. Les inégalités de genre, ou liées à la couleur de peau, peuvent être ressenties plus vivement que celles liées au milieu social. Elle sont aussi davantage visibles, parce qu’elles sont moins structurelles, moins intégrées que les inégalités sociales. Qui plus est, les personnes qui en sont victimes manquent « pour des raisons socio-économiques, des ressources qui leur permettraient de diversifier leurs appartenances et leurs affiliations. C’est ce qui explique qu’ils puissent se représenter le monde social de manière binaire et ethnicisée : le “nous” […] versus le “eux” […]. Si l’on veut pousser la lutte contre le racisme jusqu’au bout, il faut aussi combattre cet enfermement identitaire, car il empêche ces jeunes révoltés d’apercevoir que leur existence sociale est profondément déterminée par leur appartenance aux classes populaires » (S. Beaud, G. Noiriel).

Or, si « toutes les enquêtes sociologiques, statistiques ou ethnographiques montrent pourtant que les variables sociales et ethniques agissent toujours de concert et avec des intensités différentes […], on ne peut rien comprendre au monde dans lequel nous vivons si l’on oublie que la classe sociale d’appartenance (mesurée par le volume de capital économique et de capital culturel) reste, quoi qu’on en dise, le facteur déterminant autour duquel s’arriment les autres dimensions de l’identité des personnes. » (S. Beaud, G. Noiriel).

Faire de la couleur de peau ou de l’origine la variable essentielle dans l’organisation sociale et politique, ou la mettre sur le même plan que l’appartenance à une classe sociale revient à lutter contre une conséquence plus que contre la cause structurante des discriminations. Lutter contre le racisme, c’est donc aussi combattre l’enfermement identitaire, car il empêche de saisir les ressorts profonds des inégalités.

Compatibilité entre lutte des classes et luttes des races

Ces deux formes de lutte sont bien sûr loin d’être exclusives, à condition de comprendre la hiérarchisation des dominations. Cela ne signifie pas qu’il ne soit pas nécessaire de lutter contre le racisme, ou que ce combat doive être secondaire, encore moins qu’il faille délaisser un combat au profit d’un autre. Cela signifie qu’il faut reconnaître que le système capitaliste est à l’origine du racisme systémique. La hiérarchisation des dominations n’impose pas la hiérarchisation des luttes. Au contraire, sur le plan pratique, la construction d’un rapport de force un peu moins défavorable contre les structures de pouvoir acquises aux intérêts du capital impose aux mouvements sociaux et antiracistes de s’unir.

On lutte donc aussi contre le racisme en luttant pour l’égalité sociale — encore qu’une société non capitaliste ne soit pas nécessairement préservée du racisme. En revanche, toute lutte isolée contre le racisme systémique pourrait se révéler vaine si le capitalisme est encore debout dans sa forme actuelle. Un capitalisme antiraciste est un mythe puisqu’il accentue les inégalités sociales, qui défavorisent les populations issues de l’immigration. A l’inverse, les partis de gauche et les organisations syndicales ne peuvent pas passer sous silence les combats antiracistes. Mais comment croire que l’on peut mettre fin au racisme systémique sans changer le système ?

C’est parce qu’elle ne représente pas une véritable menace pour le système de domination capitaliste que la lutte antiraciste peut s’étendre si aisément dans le discours médiatique dominant.

Mettre en scène la lutte des races contre la lutte des classes sert la classe dominante

Paradoxalement, le remplacement de la centralité de l’oppression de classe par la non-hiérarchisation des dominations favorise les intérêts de la classe dominante.

Capitalisme et obsessions identitaires

L’émergence de ces obsessions identitaires n’est pas sans lien avec la fermeture du champ des possibles politique. En effet, une fois le terrain social fermé à la contestation par une politique qui prétend qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme dérégulé, et si aucune opposition n’est capable de proposer un système alternatif crédible, le seul champ de revendication resté ouvert est celui de l’identité. C’est aux prémices de cette révolution que nous assistons aujourd’hui. La lutte sociale étant impossible, elle se transfère sur le champ sociétal.

La lutte des classes dans la lutte des races

Cette bascule est favorable à la classe dominante parce qu’elle divise les classes populaires. Les classes populaires blanches, décrites dans La France périphérique par Christophe Guilluy, sont renvoyées à un statut de privilégiées. Or, dans le pays de la nuit du 4 août et de la Terreur, ce terme de privilège porte une charge de violence considérable. Ce statut est sans rapport avec l’exclusion politique, économique et médiatique qu’elles vivent au jour le jour. Comment pourraient-elles ne pas, dès lors, se redéfinir en opposition de leurs accusateurs, selon les nouveaux termes de débat ?

Bradley Campbell et Jason Mannings ont analysé ce phénomène dans The rise of victimhood culture. Selon eux, la force de la « culture de la victime », dont procède une bonne partie du vocabulaire emblématique du mouvement antiraciste, est de créer une opposition entre bourreaux et victimes. Cette opposition est surtout centrée autour de la couleur de peau. Elle a aussi pour caractéristique de forcer ses opposants à adopter la terminologie victimaire, ou bien à s’inscrire dans les catégories utilisées par leurs accusateurs. Les blancs ne pouvant être, selon ce paradigme, victimes des blancs, il ne leur reste que la place de bourreau. Classes populaires blanches et immigrées sont dans cette logique incapables de s’unir.

Dissolution de la lutte des classes dans la lutte des races

Enfin, c’est le discours médiatique dominant qui forme les esprits et les consciences à accepter cette racialisation des rapports sociaux. En relayant les outils conceptuels qui remplacent la lutte des classes, ou bien en affichant une forme de soutien à la transformation des luttes sociales en luttes sociétales, il impose cette nouvelle norme. Rappelons avec Noam Chomsky que le discours médiatique est intrinsèquement lié à la défense des intérêts de la classe dominante. Il encourage une lutte indolore pour le système de domination capitaliste dérégulé, qui est pourtant à l’origine d’une bonne partie du racisme systémique. Il peut ainsi perdurer grâce à la transformation des luttes sociales en luttes sociétales.

Lire aussi Christophe Guilluy, La France périphérique.

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Les thématiques antiracistes et décolonialistes semblent bien parties pour remplacer la lutte des classes dans les combats contre les inégalités. Loin d’être une américanisation de la société, cette prise de pouvoir représente la neutralisation encouragée par la classe dominante du seul corpus intellectuel capable de déconstruire les dominations produites par le système capitaliste, celle de la lutte des classe.

Néanmoins, force est de constater que les luttes sociales, ou l’étude et la démonstration de l’existence de la lutte des classes par les universitaires dans les années 60 et 70 n’ont pas empêché le capital d’écraser toute opposition par son internationalisation.

Peut-être un autre type de lutte, écologique cette fois, pourra-t-elle, par son urgence, fragiliser les murailles de la forteresse capitaliste et supprimer l’une des causes principales du racisme systémique.

Lire aussi cet excellent article du Monde. Il explique les « 3 mutations du racisme » : biologique, culturel, systémique.

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