Rompant avec le discours dominant, qui fait de la lutte des classes une grille de lecture démodée inapplicable aux sociétés contemporaines, un de mes vénérables professeurs, Légion d’honneur au collet, nous disait un jour, en substance :
« Vous le savez, je suis idéologiquement loin du parti communiste (et il l’était). Et pourtant, la lutte des classes, j’attends toujours qu’on me prouve qu’elle n’existe pas ».
La lutte des classes structure-t-elle encore les inégalités dans les économies capitalistes, et particulièrement en France ?
La lutte des classes est bien une réalité en France. Cependant, le capital constitue aujourd’hui une classe mondialisée. Cela explique les formes nouvelles de la lutte des classes, mais aussi la difficulté d’appliquer cette grille de lecture héritée de la société industrielle nationale à la société contemporaine.
Quelques définitions
Qu’est-ce qu’une classe sociale ? De nombreuses approches et définitions existent. Examinons la définition de Marc Bloch de la bourgeoisie.
« J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieures aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif. »
Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990, pp.194 — 195.
Nous retiendrons de la classe sociale qu’il s’agit d’un groupe inséré dans une hiérarchie de fait (pas nécessairement de droit), qui s’établit principalement par la place des individus au sein des rapports de production, mais aussi par leur niveau d’instruction et par le comportement qui est attendu d’eux. Elle possède aussi une dimension subjective. Elle prescrit les comportements sociaux.
Comme elle est une construction visant à représenter un système d’inégalités, la classe sociale est indissociable de la lutte des classes. En fait, ce sont bien davantage les rapports de domination existants qui définissent une classe que des critères comptables.
La lutte des classes en France : la grande disparition
Alors qu’elle continue de représenter une grille de lecture pertinente pour expliquer la dynamique des inégalités en France, la lutte des classes occupe aujourd’hui dans le discours dominant une place marginale. Elle était pourtant conçue comme un phénomène central dans les années 70. Cette disparition possède une signification idéologique.
Une grille de lecture en apparence dépassée
Les classes sociales traditionnelles décrites par Marx, comme la bourgeoisie et la classe ouvrière, étaient pertinentes dans la société industrielle. Aujourd’hui, elles paraissent particulièrement décalées. Comment parler encore de classe ouvrière alors que l’emploi ouvrier ne représente plus que 20 % de la population ? Ou de bourgeoisie alors que le mot fait aujourd’hui référence à une réalité objectivement dépassée ? L’absence de renouvellement de la représentation des classes sociales pourrait laisser penser que cette grille de lecture n’est plus adaptée à une société où le travail est fragmenté.
Le concept de lutte des classes brille par son absence dans le discours légitime
Dans les productions intellectuelles, les médias dominants ou dans le discours politique, le vocabulaire de la lutte des classes disparaît. Cette disparition n’est pas anodine. Supprimer l’outil qui permet de penser les inégalités sociales contribue à faire disparaître la perception de leur caractère systémique. Le contrôle du discours est un moyen d’imposer une idéologie.
Une répartition des classes pour la société post-industrielle
Pourtant, la lutte des classes reste une grille de lecture pertinente pour expliquer la dynamique des inégalités pour peu qu’on la dépoussière. Dans une note au Manifeste du parti communiste, Marx décrit le prolétariat comme « la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant en propre aucun moyen de production, sont contraints de vendre leur force de travail. » (C’est nous qui soulignons.)
Nous choisissons de séparer la France en deux grandes classes en utilisant cette notion de la vente de la force de travail contrainte. D’un côté, ceux dont les moyens de subsistance dépendent de la vente de leur force de travail (leurs revenus du capital, s’ils existent, ne sont qu’un revenu annexe). De l’autre, ceux dont la vente de la force de travail n’est pas essentielle aux revenus, mais plutôt un impératif social. Il est évident que l’on ne peut se contenter d’une séparation aussi fruste et arbitraire. De nombreuses situations intermédiaires méritent classification. Mais examinons comment cette simple distinction nous éclaire sur les modalités de la lutte des classes en France comme ailleurs.
Si le vocabulaire de la lutte des classes est en voie d’extinction, elle constitue un outil plus pertinent que jamais pour penser la structure des inégalités, pour peu que l’on prenne la peine d’analyser les mutations contemporaines du capital.
Lire aussi Lutte des classes ou lutte des races ? Mettre fin au racisme systémique sans changer le système.
Capital mondial…
Aujourd’hui le capital est une classe organisée mondialement, ce qui lui donne une liberté d’action très large vis-à-vis des États et de leurs politiques nationales.
Le capital comme classe
Le capital n’est pas qu’une accumulation de moyens de production, c’est aussi une classe très discrète, mais agissante. Les détenteurs ou administrateurs du capital forment une classe sociale que l’on peut qualifier de dominante. S’il n’existe pas de structure d’opérations coordonnées du capital, au sens d’un état-major, les différents acteurs qui composent cette classe sont liés par une idéologie commune. Cela donne une grande cohérence à leurs actions.
La classe du capital est mondialisée
La circulation des capitaux, et donc leur répartition sur le globe, est de plus en plus dérégulée. C’est une grande différence avec la structure du capital telle qu’elle existait après-guerre, lorsqu’il était encore fortement organisé sur la base des territoires nationaux.
Concrètement, aujourd’hui des groupes d’investissement qui possèdent des actifs sur toute la planète détiennent une partie des entreprises ou du patrimoine immobilier français. Le caractère transnational du capital lui permet de s’émanciper des tutelles nationales et de mettre les pays en concurrence, pour réaliser son seul et unique but : la maximisation du profit. Ainsi, le capital peut sanctionner toute décision politique inopportune en regard de cet unique critère, par un arrêt des investissements et une relocalisation des capitaux, évidemment préjudiciables aux États. Le capital encadre donc les politiques nationales. La démocratie en est réduite à l’état de droit et au débat public.
Un nouveau paradigme de la lutte des classes
Dans Du temps acheté, Wolfgang Streeck introduit les concepts « d’État débiteur » et « d’État de consolidation » qui explicitent les rapports entre États-nations et capital. Entre les années 70 et 80, les États occidentaux sont passés du modèle de l’« État fiscal », qui dépend des ressources qu’il prélève sur l’activité économique, à « l’État débiteur », qui dépend de sa capacité d’emprunt.
Ayant réussi à imposer son idéologie et menaçant de s’expatrier, le capital obtient des démocraties des réductions massives d’impôts, qui diminuent d’autant leurs recettes et les obligent à emprunter sur les marchés pour se financer. Ainsi, au lieu de confisquer les ressources superflues des plus riches, l’État les place et les rémunère. Dans les années 1990, les représentants du capital, inquiets devant un endettement des États qui fragilise leur solvabilité, obtiennent des allégements des dépenses publiques, particulièrement sur les dépenses sociales. C’est « l’État de consolidation ». Or que finance l’État ? Les revenus directs et indirects des plus pauvres, c’est-à-dire l’illusion de la croissance que devrait d’entretenir le capitalisme pour obtenir l’adhésion des populations. Aujourd’hui, les peuples s’appauvrissent pour rémunérer le capital.
En France, ce paradigme est aisément visible : réduction des dépenses de la sécurité sociale contre flat tax (prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital) et suppression de l’ISF, pacte de stabilité européen pour garantir la solvabilité des États-débiteurs… La classe dominante, elle, lutte.
Face à la suprématie du capital mondial, les classes dominées, organisées sur une base nationale, ont le plus grand mal à opposer une stratégie cohérente.
… contre classes nationales
En effet, les classes organisées au niveau national manquent de cohérence, de force et de leviers d’action pour renverser le rapport de force avec le capital.
Des classes divisées
Les classes susceptibles de s’opposer au capital sont fragmentées, sans conscience de leurs intérêts communs. Selon Christophe Guilluy dans La France périphérique et Fractures françaises, les classes populaires sont divisées entre banlieues connectées aux métropoles et la France périphérique, la France des pavillons confrontée à la raréfaction de l’emploi industriel et des services publics.
De plus, toujours selon cet auteur, la classe moyenne, dont se réclame une grande majorité de Français, ne serait plus qu’une représentation idéologique refuge, sans véritable réalité sociale. Elle masquerait un appauvrissement généralisé des territoires déconnectés des métropoles. Le mouvement des gilets jaunes illustre à la perfection la tension entre représentations collectives et réalité. Ceux que l’on considérait comme des classes moyennes sans difficulté se révèlent faire bel et bien partie des classes populaires, mais considèrent que leurs intérêts sont structurellement différents de ceux des classes populaires des banlieues en miroir desquelles elles se définissent.
Perte des moyens d’action
Les leviers traditionnels d’action des classes populaires qu’étaient les syndicats et le vote de gauche se révèlent inefficaces, voire en réalité inexistants. Le manque de confiance envers les syndicats, et surtout le faible taux de syndicalisation en France empêchent toute bascule du rapport de force entre ceux qui dépendent de leur salaire et ceux qui dépendent du travail des autres.
Le volet politique de la lutte a lui aussi été neutralisé dans les années 90. Le vote communiste n’est plus une option depuis la chute de l’URSS. De plus, d’une façon générale, les partis qui remettent en cause le consensus néolibéral sont très minoritaires. Et pour cause, si le capital encadre la politique des États, alors les politiques sociales ne sont plus une option réaliste. Le politique n’a plus qu’à gérer des identités. Cela explique le taux d’abstention important des classes populaires. Elles ont, à juste titre, l’impression que leur vote ne sert à rien. Cette abstention renforce mécaniquement la représentation nationale des élites économiques. La domination sans partage de La République En Marche à l’Assemblée nationale en est un bon exemple.
Les classes dominées sont en train de perdre la bataille idéologique.
Enfin, le modèle socioéconomique qui est en train d’émerger en France est celui du capitalisme « diversitaire ». Dans ce modèle, le sociétal prime sur social. Concrètement, la lutte des races prime sur la lutte des classes. Or, à l’inverse des combats sociaux, les combats sociétaux sont indolores pour le capital. En effet, ils ne visent pas à une meilleure répartition des richesses, mais à une meilleure reconnaissance des identités dominées. La lutte des classes serait ainsi neutralisée et la position dominante du capital est garantie pour longtemps.
Lire aussi Christophe Guilluy, La France périphérique.
*
La lutte des classes est donc une réalité en France, malgré son effacement du discours légitime ou la difficulté à percevoir un phénomène tiraillé entre organisation mondiale du capital et des classes dominées qui ne se comprennent que dans un cadre national. Considérant la mainmise du capital sur la politique économique des États au moyen de la dette, son contrôle du discours dominant qui fait disparaître tout cadre pour penser sa domination, et enfin son invulnérabilité aux éventuelles politiques de correction qui ne peuvent provenir que d’un cadre national, la domination du capital sur les peuples est aujourd’hui si solide et pérenne qu’elle semble aller de soi.
Toute volonté d’infléchir le rapport entre le capital et le travail doit donc se situer dans une perspective de long terme. Il apparaît que, sauf réussite d’un projet de rééducation idéologique des populations par le discours médiatique dominant, le seul levier d’action encore utilisable est la valeur accordée à la démocratie en Occident. En effet, si la stérilisation du processus démocratique par les détenteurs du capital ne s’est jusqu’ici manifestée que par une abstention accrue, les exigences toujours plus importantes du capital et l’impasse du financement des dépenses sociales ne pourront que combiner le mouvement de paupérisation des populations à un divorce de plus en plus visible entre démocratie et capitalisme. Cela pourrait entraîner des réactions plus ou moins violentes au fur et à mesure que les illusions et les espoirs des peuples d’évanouiront.
Le capital, combien de divisions ?
*
Voir aussi La crise de l’autorité