Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité ». Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel Culture ».

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité » (nous assumons cet horrible néologisme. Il fait mieux ressortir l’idée de système que « culture de la victime »). Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel culture » et de la culture « woke » .

Trois cultures morales

Selon les auteurs il existe trois types de cultures morales.

La culture de l’honneur

Dans ce paradigme, le statut social est basé sur la réputation. L’insulte, si elle est endurée fait diminuer le prestige personnel. La réponse à l’injure est donc individuelle et agressive. Ce type de culture se développe lorsque l’autorité légale ou la confiance en la loi est faible. C’était celle de la noblesse, qui a progressivement disparu depuis le XVIIIe siècle.

La culture de la dignité

Elle valorise le contrôle de soi, et dévalorise l’agressivité. L’insulte doit être endurée, le conflit résolu par la négociation. A défaut, mais uniquement si nécessaire, il peut être tranché par le recours à l’autorité extérieure des tribunaux. Elle peut se développer quand la loi et l’ordre sont bien établis. Son apparition a été favorisée par l’extension du commerce. C’est la culture de la bourgeoisie, qui domine aujourd’hui.

La culture de la victimité

La culture de la victimité valorise l’appel à l’aide et le besoin de soutien. Le statut de victime est le statut social le plus élevé. Cette culture identifie violence verbale et violence physique. L’individu ne supporte pas l’insulte, même minime et involontaire. Cependant, il recourt à l’autorité établie pour gérer ses conflits.

Pour émerger, la culture de la victimité nécessite la possibilité du recours à une autorité établie, mais lointaine, pour gérer ses conflits. Il faut forcer cette autorité à agir en gagnant la sympathie de parties tierces, qui doivent être convaincues par de véritables campagnes de demande de soutien.

Mais surtout, elle se déploie dans des environnements qui disposent d’un haut degré d’homogénéité sociale, combiné à une grande diversité culturelle, comme dans les universités américaines, où se regroupent des gens très aisés de tous horizons. Toute atteinte à l’égalité des cultures est perçue comme insupportable ; les enjeux politiques et sociaux sont marginalisés. La diversité valorisée par la culture de la victimité est culturelle, pas intellectuelle ni politique.

La relation dominant-dominé au cœur de la Cancel Culture

Au cœur de la culture de la victimité se trouve le rapport de domination de genre et de culture. La société (ici, américaine) est dominée par la figure de l’homme blanc. Ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie dominante seraient par essence dominés, quelles que soient les intentions individuelles des dominants.

Cette culture de la victime se développe autour du concept de « microagression ». Une « microagression » est une interaction apparemment anodine qui trahit en fait un rapport dominant-dominé. Par exemple, dire à une femme qu’elle a de belles chaussures revient à lui expliquer qu’elle ne peut être que superficielle. Demander « de quelle origine êtes-vous ? » à une personne de couleur lui fait ressentir qu’elle ne correspond pas à l’idéal type dominant. C’est donc une microagression.

En outre, le terme de racisme est pris dans sa signification la plus large. Il ne s’agit plus d’une idéologie qui établit une hiérarchie entre les « races », identifiées par la couleur de peau, mais de toute pratique qui crée de fait a des différences entre groupes ethniques. On est proche du « racisme systémique » parfois évoqué au sujet de la France. Les auteurs citent un professeur d’université américaine : « Être blanc, c’est être raciste. Point. », puisque c’est bénéficier d’un système qui favorise les blancs sans en avoir conscience.

Dans cette acception, un processus de sélection comme un test ou un concours est raciste si ses résultats ne reflètent pas exactement la diversité ethnique des candidats. Considérer qu’un poste doit revenir « au plus qualifié » revient à exclure les minorités qui n’ont pas eu la possibilité d’obtenir lesdites qualifications ; cette idée est donc raciste.

précision de l’auteur :

Dans cette optique, le dominé ne peut pas agresser le dominant ni faire preuve de racisme, puisque ce racisme ou ces agressions sont le résultat d’un rapport de domination structuré en système qui dépasse les intentions individuelles.

Ainsi, si « sale blanc » est bien une agression à caractère racial, ce n’est pas du racisme, puisque le racisme est un système de domination des Blancs sur les autres.

Pour les tenants de la Cancel culture, les origines sociales, pourtant au fond des problèmes de discrimination systémique (identification des minorités aux « classes dangereuses »), n’entrent en ligne de compte que de manière périphérique.

La fin de la liberté d’expression ?

Ce processus est à sens unique. Appartenir à un groupe dominé (comme une minorité de couleur ou de genre) signifie se faire reconnaître comme victime, et fournit un statut moral fort. Cela donne le droit à la parole.

À l’inverse, faire partie d’un groupe dominant (hommes, blancs) signifie être nécessairement un agresseur. Son discours, s’il est dirigé vers les dominés, est donc par nature irrecevable.

La liberté de parole est donc remise en cause. Les agresseurs n’ont pas le droit à la parole, puisque leur discours est nécessairement reçu comme violent, qu’ils le veuillent ou non. Or la culture de la victimité identifie violence verbale ou psychologique et violence physique. Il faut donc protéger les dominés de tout discours qui leur rappellerait leur statut de victime. Par exemple, des universités américaines ont créé des « safe spaces ». Ce sont des espaces ou tout propos non conforme est interdits. Comme violence symbolique et violence physique sont mises sur un pied d’égalité, il devient légitime d’empêcher tout discours susceptible de constituer un acte de « violence » envers les dominés.

Cancel culture

D’où le terme de Cancel culture. (N. B. : Le terme « Cancel Culture » ne figure pas dans The rise of victimhood culture. Toutefois, la Victimhood Culture donne une clef de compréhension de la Cancel Culture). Lors de conférences données dans certaines universités américaines, et même plus récemment en France, les orateurs défendant des points de vue ne correspondant pas à la vision du monde des groupes mus par la culture de la victmité ont pu être empêchés d’accéder à l’estrade. Les interventions ont été annulées (cancelled). Ces agissements sont tolérés aux États-Unis parce que les universités dépendent des frais d’inscription astronomiques payés par des parents très influents.

L’autre mode d’action de ces groupes est la pression mise sur les employeurs sur les réseaux sociaux. Ils déclenchent de véritables campagnes en ligne demandant le renvoi de personnes ayant tenu des propos non conformes, qui pourraient être interprêtés comme blessants par les dominés. Les récents déboires de J.K. Rowlings en sont un exemple. Des termes maladroits choisis dans un e-mail professionnel peuvent ainsi mener au licenciement de professeurs sous la pression des étudiants.  

La Cancel culture : une oppression de classe ?

Cette culture se diffuse à partir des campus américains, ou les étudiants issus des classes sociales dominantes ont un rapport de force favorable face aux universités qui ont besoin de l’argent de leurs parents. Elle se diffuse ensuite par le haut du spectre social, quand ces étudiants atteignent des postes de journalistes, de juges, de professeurs. Elle devient un code à maitriser pour pouvoir progresser dans l’échelle sociale. C’est le sens des « formations » de sensibilisations au genre ou au racisme menées dans les grandes entreprises ou à l’ONU. Plus que jamais elle met en opposition le peuple, prétendument raciste, aux élites soi-disant ouvertes.  

L’émergence de cette nouvelle culture est difficile à combattre. L’opposition à la culture de la victimité tend à se placer elle-même sur le terrain de la concurrence victimaire (« moi aussi je suis une minorité, j’ai donc le droit à la parole autant que vous »). Elle renforce donc ce qu’elle est censée combattre. Et malheureusement, l’apparition de la culture de la victimité pourrait mener à une surenchère dans les oppositions ethniques, et à un débat public polarisé autour de groupes essentialisés par leurs origines.

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Selon Bradley Campbell et Jason Mannings, notre époque est celle du remplacement de la culture de la dignité par la culture de la victimité. Les personnes issues de la culture de la dignité pourraient avoir du mal à comprendre la légitimité de la victimhood culture, et s’effrayer à juste titre de la menace que ce changement culturel fait peser sur nos systèmes politiques. D’autres, peut-être plus jeunes, s’étonneront de ce que cette culture ne soit pas ressentie comme une évidence par tous.

Entre le XIX et le XXsiècle, l’interdiction des duels et la pénalisation du meurtre en combat singulier avaient donné lieu aux mêmes incompréhensions chez la noblesse. La culture de l’honneur se heurtait à la culture de la dignité. Elle n’avait pas encore pris conscience de sa disparition programmée.

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Tipez ici !

Pour une réflexion sur la cause juridique de la Cancel culture, voir cet article du Monde.

Le monde diplomatique a récemment abordé le sujet des microagressions dans ce court article.

L’édition utilisée pour cet articles est B. Campbell et J. Manning, The rise of victimhood culture, Camden, Palgrave Macmillan, 2018. Il n’a pas, à notre connaissance, encore été traduit en Français.

Voir aussi La PMA pour toutes, une révolution sociétale ?

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L’auteur remercie Anna B. pour sa relecture patiente.

La PMA pour toutes, une révolution sociétale ?

La « PMA pour toute » est un choix politique légitime, puisqu’il résorbe une discrimination liée à l’orientation sexuelle dans l’application d’un droit d’accès à une technique. Cette décision ne crée pas de droit à l’enfant : elle ne risque pas de mener à la GPA.

À l’inverse du « mariage pour tous », l’adoption par l’Assemblée nationale de la loi bioéthique, dont la mesure phare est la Procréation Médicalement Assistée (PMA) pour toutes les femmes (sous condition d’âge) n’a pas suscité d’opposition durable dans la rue (enfin, c’est vrai qu’avec la COVID, c’est plus compliqué). Pourtant, on a pu entendre dire que l’extension de cette pratique médicale pourrait ouvrir à des changements de société profonds, par exemple mener à l’autorisation de la gestation pour autrui (GPA), voire au transhumanisme. La PMA pour toutes conduit-elle nécessairement à une impasse éthique ?

La « PMA pour toute » est un choix politique légitime, puisqu’il résorbe une discrimination liée à l’orientation sexuelle dans l’application d’un droit d’accès à une technique médicale. Cette décision ne crée pas de droit à l’enfant : elle ne risque pas de mener à la GPA.

PMA (ou assistance médicale à la procréation) : procréation médicalement assistée. Ensemble des pratiques médicales intervenant dans la procréation. Elle repose sur l’insémination artificielle et la fécondation in vitro. Elle est aujourd’hui autorisée uniquement pour les couples hétérosexuels dont l’un des deux partenaires était stérile ou gravement malade.

GPA : gestation pour autrui. Une femme porte et met au monde un enfant pour une autre personne. Cette pratique comporte le danger de la marchandisation du corps.

Transhumanisme : mouvement ou ensemble de techniques visant à améliorer l’être humain et ses capacités grâce à la science.

NDLR : à l’heure nous publions l’article, le projet de loi bioéthique a été adopté par l’Assemblée nationale. Il doit encore passer devant le sénat.

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I. La PMA pour toutes, un choix de société

Elle vise à établir l’égalité dans l’accès à un droit, mais elle est aussi un choix de société.

La PMA existe déjà. 3 % des naissances ont lieu grâce à la PMA. Le questionnement ne porte donc pas sur la PMA en elle-même sur son extension à des femmes seules ou lesbiennes.

La PMA pour toutes est la suite logique du mariage pour tous. Il s’agit d’étendre le droit à l’accès aux techniques de PMA, quelle que soit l’orientation sexuelle, donc sans discrimination, à toutes les femmes.

Le coût de la PMA pour toutes reste modeste. La « PMA pour toutes » devrait être remboursée par la sécurité sociale, mais son coût devrait rester modeste. Il passerait de 200 millions d’euros (coût des PMA en 2019) à 215 millions d’euros.

La question centrale est celle du modèle familial. La PMA pour toutes va permettre aux couples lesbiens ou aux femmes seules d’avoir des enfants autrement que par une adoption toujours difficile. C’est donc le modèle de la famille traditionnelle qui est remis en cause. Nous sommes face à un choix de société.

Si l’extension d’un droit et la résorption des discriminations sont légitimes, certains avancent que la PMA pour toutes est une pente menant nécessairement à la GPA.

II. La PMA pour toutes, un engrenage vers la GPA ?

La PMA pour toutes ne conduit pas nécessairement à la GPA. C’est faire un raccourci illégitime que de lier les deux.

L’argument d’égalité. Il est avancé qu’autoriser la PMA induirait nécessairement qu’à terme, les hommes homosexuels pourraient revendiquer le droit d’avoir des enfants par voie naturelle, donc en ayant recours à la GPA. Or la PMA pour toutes n’introduit pas un « droit à l’enfant ». Elle supprime simplement une discrimination d’accès à des techniques existantes (celle d’aider une femme à concevoir un enfant). On ne peut donc pas se référer au principe d’égalité pour dire que si l’on généralise la PMA, on crée un droit universel à l’enfant.

L’argument juridique. La marchandisation du corps est une limite morale qui risquerait d’être franchie avec la GPA, comme le montre le développement d’un « business des corps » en Ukraine. Or, l’un des principes essentiels du droit français est le principe d’« indisponibilité du corps humain ». Le corps ne peut pas faire l’objet d’une transaction ou d’une convention (donc même en dehors d’un système marchand). Ainsi ce principe fondamental du droit empêche de légaliser la GPA.

Des avancées techniques bien plus problématiques. Aucun de ces 2 arguments ne pourra jouer si les chercheurs mettent au point l’utérus artificiel. Ce type de découverte introduirait une rupture dans les processus biologiques à l’œuvre dans la procréation, mais cela relève d’une autre logique que celle de la PMA qui amorce artificiellement un processus naturel. Dans une moindre mesure, il est déjà possible dans certaines cliniques des États-Unis pratiquant la fécondation in vitro de choisir le sexe de son enfant.

 La PMA pour toutes ne mène donc pas à la GPA. Cependant, si cette pratique interroge, c’est aussi parce qu’elle est une action médicale sur un corps sain.

III. L’action médicale sur les corps sains

La PMA pour toutes pose la question de l’action médicale sur les corps sains. C’est donc la place et le rôle de la médecine dans notre société qu’elle interroge réellement (note méthodologique : toujours chercher la question derrière la question).

La PMA pour toutes change la perspective de la médecine. Le rôle traditionnel de la médecine est de restaurer la santé, ou au moins limiter la souffrance et les symptômes des maladies. La PMA telle qu’elle existe encore respecte cette logique. Pour en bénéficier, l’un des deux membres du couple doit être stérile ou gravement malade. Avec la « PMA pour toutes », on passe au-delà de ce paradigme. On traiterait des corps sains, en provoquant artificiellement un processus biologique qui peut toujours être amorcé naturellement. Cependant, on voit que ce problème se pose tout de même dans une certaine mesure lors du recours à la PMA dans son modèle actuel, lorsque c’est l’homme qui est stérile ou malade.

Dans le cas de la PMA au profit de femmes fertiles, l’intervention médicale pallie en fait un interdit sociétal. Il s’agit simplement d’évacuer la contradiction entre exclusivité sexuelle, désir d’enfant et impossibilité de procréer sans géniteur extérieur au couple. C’est donc un interdit sociétal qu’il s’agit de contourner, et non pas une impossibilité biologique. On peut se demander si c’est le rôle de la médecine que de permettre de contourner de tels interdits.

Si l’action médicale sur les corps sains pose des problèmes philosophiques, la PMA pour toutes a pu être accusée d’être le cheval de troie du transhumanisme.

IV. Vers le transhumanisme ?

La PMA n’a rien à voir avec les transhumanisme, contrairement à d’autres pratiques médicales pourtant bien acceptées.

Dans ces conditions, la PMA, l’action médicale sur les corps sains ne peut en aucun cas être considérée comme le premier pas vers le transhumanisme. Il ne s’agit pas d’améliorer l’homme, ni même de le libérer de ses contraintes biologiques (on ne remet pas en cause le principe de fécondation – gestation), mais de trouver une solution à un problème sociétal.

À bien réfléchir, cette problématique du transhumanisme est pourtant déjà une réalité, mais pas où on l’attendrait. Un autre type d’action sur un corps sain, la chirurgie esthétique, vise, elle, bien à améliorer l’Homme, même si ce n’est que dans son apparence. Elle relève donc déjà du transhumanisme (NDLR : ceci n’est pas une position communément admise). Est-ce là encore de la médecine ? La science doit-elle avoir pour but de libérer l’homme de ses contraintes biologiques ? Telles sont les questions posées.

Si on laisse faire le marché, et que ces procédés sont — comme aujourd’hui — autorisés et réservés par leur coût aux classes dominantes, cela mènerait à une société cauchemardesque dans laquelle des surhommes (des humains améliorés) domineraient « naturellement » les autres. La fin d’un monde. Mais on le voit, plus qu’une question technique, c’est une question politique, dont nous pouvons encore nous emparer. Cela dit, la chirurgie esthétique, elle, ne fait pas débat.

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In fine, la loi sur la « PMA pour toutes » est parfaitement légitime, et ne mène ni à la GPA ni au transhumanisme. La question relève en réalité de trois aspects.

Un aspect sociétal : accepte-t-on de nouveaux types de familles ? Il semble difficile de s’y opposer, en droit comme en fait.

Un aspect éthique : l’action médicale sur un corps sain est-elle acceptable ?

Un aspect philosophique : la médecine doit-elle servir à concilier désir individuel et interdits sociaux ?

Les avancées techniques pourraient mettre d’autres questionnements, beaucoup plus profonds, au centre du débat public lorsqu’elles permettront de mener une grossesse de manière complètement artificielle ou de sélectionner les caractères futurs chez les fœtus.

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Voir aussi La crise de l’autorité.

Comprendre La France périphérique de Christophe Guilluy en moins de 5 minutes.

Dans Fractures françaises et La France périphérique, Christophe Guilluy, géographe, introduit le concept de France périphérique qui a pu être utilisé pour éclairer le mouvement des gilets jaunes.

Selon C. Guilluy, deux France se font face : la France des métropoles et des banlieues, connectée et dynamique, et la France périphérique.

Selon Christophe Guilluy, deux France se font face qui n’ont pas le même rapport à la mondialisation : la France des métropoles et des banlieues, connectée et dynamique, et la France périphérique, celle des petites villes sinistrées par la désindustrialisation, et du rural que désertent les services publics.

L’exode urbain

Les classes populaires blanches et d’immigration ancienne ont quitté les grandes villes pour suivre l’emploi industriel. Les logements populaires à la périphérie immédiate des villes ont ensuite été occupés par les populations immigrées. Ces nouveaux arrivants servent de prolétariat de service aux employés hautement qualifiés des métropoles.

Des rapports différents à la mondialisation

Les métropoles rassemblent les populations qui se projettent le mieux dans un récit mondialisé, les classes dominantes et les immigrés. Elles concentrent la création de richesse. En effet, 40% de la population y crée les deux tiers de la richesse du pays. L’emploi s’y est spécialisé dans les postes de cadres d’entreprises multinationales de haut niveau, avec de hauts revenus. Quant aux banlieues, si elles sont déconnectées du marché de l’emploi par un manque de qualification, elles parviennent tout de même à s’insérer dans le tissu économique métropolitain en fournissant une main d’oeuvre facilement exploitable. Elles permettent ainsi à la population aisée des métropoles de bénéficier de services à coût raisonnable.

La France périphérique, regroupant 60% de la population, s’identifie davantage à un récit national et montre sa difficulté à se projeter dans la mondialisation. Elle subit de plein fouet la désindustrialisation. Les populations peu qualifiées hors des métropoles sont à la peine financièrement, et sont privées de perspective. En effet elles sont coupées de la meilleure offre scolaire comme des emplois les mieux rémunérés. Le retour en ville est rendu impossible par le prix des loyers et par la volonté d’éviter les quartiers sensibles.

Les classes populaires de la France périphérique subissent un sédentarisme contraint. Elles sont peu mobiles, et souvent prisonnières d’une acquisition immobilière dans un secteur éloigné du marché de l’emploi.

Une France oubliée

Pour la première fois, les classes populaires ne sont pas au centre de la création de la richesse. Cette France périphérique est donc la grande oubliée des médias et de la politique. Elle est aussi la grande impensée dans le milieu universitaire qui se concentre sur les banlieues. Délaissée, elle reçoit infiniment moins d’investissements publics que les quartiers difficiles, alors qu’elle est plus pauvre. La France périphérique est invisible.

N.B. : ou du moins, elle l’était jusqu’au mouvement des gilets jaunes, mais La France périphérique a été rédigé en 2014.

La disparition de la classe moyenne

D’après Guilluy, les représentations de la société française avec une majorité de classes moyennes blanches et intégrées opposées aux banlieues exclues et ethnicisées ne sont pas fondées. Cette grille de lecture est dépassée.

Les « classes moyennes » bénéficiaires de la mondialisation ont en fait disparu. N’en subsistent que les fonctionnaires et les retraités, socles du Parti Socialiste et des Républicains.

Le concept de « classe moyenne » ne survit que parce qu’il est une représentation idéologique refuge et un concept culturel intégrateur. En vérité, on entend par « classes moyennes » ceux qui n’habitent pas dans les quartiers sensibles. Cela rend invisibles les classes populaires blanches et les classes moyennes issues de l’immigration.

L’appartenance à la classe moyenne est aussi un moyen de contrôle social des catégories populaires et moyennes en cours de déclassement. La majorité est enfermée dans un statut petit-bourgeois qui annihile toute velléité de révolte sociale, pendant que la minorité investit le champ de la revendication ethnique sans dommage pour le système.

Le rejet du projet libéral

La fracture culturelle entre métropoles et France périphérique s’exprime lors des élections. La France oubliée y crie son besoin de protection. Le vote d’extrême droite s’explique par le fait que la question sociale ne peut être séparée de celle de la place de la France dans mondialisation, et donc des questions d’immigration et d’insécurité culturelle.

Cependant, l’auteur rejette l’image des classes populaires blanches et fondamentalement racistes. Les classes populaires ont joué le jeu de la mixité sociale, dans un état d’esprit apaisé. Les classes dominantes, elles, imposent la mixité sociale aux classes inférieures, tout en ne s’y astreignant pas. Elle mettent en place des stratégies d’évitement, grâce aux quartiers huppés, aux villages chics et au séparatisme scolaire.

Ces fractures françaises pourraient mettre à mal le modèle républicain, en favorisant le communautarisme et en accentuant des inégalités sociales et territoriales déjà insupportables.

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Voir aussi l’interview de Christophe Guilluy par Natacha Polony.

Voir aussi Comprendre les cinq formes de courage chez Aristote en moins de cinq minutes.

Faut-il légaliser le Cannabis ?

L’usage du cannabis est aujourd’hui tellement répandu dans toutes les couches de la société qu’il faut bien reconnaître que la politique de répression à son endroit est un échec. De nombreux pays ont d’ailleurs autorisé sa consommation de manière plus ou moins encadrée. Pourtant, sa toxicité est réelle. Dès lors, doit-on prendre acte de l’échec de la politique de répression de la consommation des drogues douces et accepter la légalisation du cannabis ?

Tout d’abord quelques distinctions et définitions.

Drogue : perturbateur d’activité neuronale.

Stupéfiant : drogue interdite.

Drogue dure : crée une dépendance forte. L’alcool peut être considéré comme une drogue dure.

Drogue douce : crée une dépendance faible. Il s’agit exclusivement de cannabis et de ses dérivés.

Cette classification est contestée. Il y a des usages durs de drogues douces. On étudiera plutôt les drogues comme un continuum, avec différentes dépendances psychiques et physiques, mais aussi différents effets physiques et sociaux.

La légalisation du cannabis serait aujourd’hui un choix rationnel puisque les politiques de répression ont échoué. L’opportunité d’un tel changement de cap pourrait être confirmée par l’analyse de la situation sanitaire des États ayant déjà franchi le pas.

Doit-on prendre acte de l’échec de la politique de répression de la consommation des drogues douces et légaliser le cannabis ?

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I. Une légalisation problématique

La légalisation renforcerait les effets néfastes des produits concernés.

Le cannabis est indéniablement un produit nocif. Particulièrement chez les jeunes, chez qui il peut entrainer un retard mental, ou provoquer la schizophrénie. Par ailleurs, ses fumées sont très nocives. Toutefois, il rend peu dépendant et ses effets sur les adultes sont limités. Par ailleurs, tous les produits nocifs pour la santé ne sont pas interdits.

La légalisation entrainerait mécaniquement une hausse de la consommation. C’est ce qui a été observé dans le Colorado après la légalisation de 2015. Les effets à long terme de la légalisation seraient une augmentation du coût économique et social de traitement des méfaits du cannabis, comme avec le tabac.

Si la toxicité du cannabis est réelle, force est de constater que la politique d’interdiction est un échec majeur.

II. Une opportunité économique et humaine

La prohibition est un échec, et la légalisation permettrait des gains économiques, mais aussi humains importants.

La politique de prohibition est un échec. 40 % des Français auraient déjà touché au cannabis. Chaque année, 100 000 personnes sont arrêtées pour détention ou consommation de cannabis. Cette politique de lutte coûte environ 500 millions d’euros par an. Elle demande un temps et une énergie si considérable aux forces de l’ordre que certaines communes, comme Rennes ou Reims, expérimentent une « amende forfaitaire » pour détention d’une certaine quantité de cannabis, sans passage devant un tribunal.  

Les gains économiques d’une légalisation seraient importants. D’après un rapport du Conseil d’Analyse Économique de 2019, la légalisation et la mise en place d’une filière contrôlée par l’État pourraient rapporter 2 milliards d’euros par an de recettes fiscales, et créer plusieurs dizaines de milliers d’emplois.

La légalisation pourrait paradoxalement diminuer la consommation des autres drogues. Une telle mesure pourrait en partie assécher le trafic de drogue, mais nul doute que les trafiquants sauraient rebondir. Mais surtout, en recourant à une filière contrôlée par l’État et à des magasins spécialisés, on limiterait le contact d’une grande partie de la population avec les dealers. Donc, de façon assez contre-intuitive il est vrai, la légalisation limiterait le passage d’une drogue à l’autre.

Si une légalisation à très court terme serait difficile politiquement, agir à moyen terme permettrait de s’appuyer sur l’étude de la situation sanitaire des États ayant décidé de légaliser le cannabis.  

III. Se donner un horizon de 5 ans.

La décision pourrait intervenir progressivement, en s’appuyant sur une étude des résultats de la légalisation au Colorado.

La légalisation du cannabis à usage thérapeutique peut intervenir immédiatement. En effet, elle ne comporte aucun risque et est plébiscitée par le corps médical.

La décision de légaliser ou non le cannabis pourrait avoir lieu à l’horizon de 5 ans. En effet, la légalisation du cannabis au Colorado a eu lieu en 2015, et il faut environ 10 ans pour évaluer une politique. En 2025, nous pourrons juger sur pièce. Les autres pays ayant légalisé sont l’Uruguay (2013), le Canada (2018) et plusieurs autres États américains. Il est autorisé, mais fortement réglementé aux Pays bas, en Espagne, en Italie, en Suisse et en République tchèque, rien que pour les pays d’Europe. Le sujet ne peut donc pas être un tabou.

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Le vieil adage selon lequel il faut contrôler ce que l’on ne peut interdire s’applique à la consommation de cannabis. Sans réelle efficacité des politiques de prévention comme de répression, il est donc possible d’envisager la légalisation du cannabis, mais en se donnant le temps d’évaluer les politiques menées dans les autres pays et de mettre en place une filière contrôlée par l’État.

Une telle décision ne peut cependant reposer que sur des aspects techniques et chiffrables. Il s’agit d’un choix politique.

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Voir aussi L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?

L’école française est-elle encore républicaine ?

Accusée de perpétuer les inégalités sociales ou d’être impossible à réformer, l’école française subit un certain nombre d’attaques et de tensions. Or, elle est au centre du projet républicain.

Le modèle de l’école républicaine française est-elle à la hauteur des attentes que la nation met en elle ?

Malgré ses difficultés, l’école française demeure profondément républicaine.

Des perspectives aussi sombres qu’un tableau noir pour l’école républicaine ?

I. Un idéal : former le citoyen.

L’école possède une place fondatrice dans l’idéal républicain. Elle est régie par des principes clairs issus des lois scolaires de la fin du XIXe siècle (lois Ferry, 1881 – 82).

L’instruction est obligatoire, gratuite et universelle. Dans les lois Ferry, l’instruction est obligatoire de 6 à 13 ans, pour les garçons comme pour les filles. Ce n’est pas l’école qui est obligatoire, c’est l’instruction, qui peut être donnée au domicile ou à l’église. De fait, le jeudi était laissé libre pour que les enfants puissent aller au catéchisme. Mais l’école publique est devenue gratuite et universelle.

L’école est un instrument de l’unité de la république. Au XIXe siècle, elle était le principal facteur de nationalisation de la société. L’enseignement dans l’école publique est laïque et en langue française. L’usage des langues locales est interdit. Aujourd’hui, la mission de l’école est toujours de transmettre les connaissances, mais aussi les valeurs de la république. 

Plus récemment, l’école a reçu la mission de corriger les inégalités sociales, ou plutôt de favoriser l’égalité des chances. En 1981, le gouvernement créée les ZEP pour donner plus de moyens aux secteurs en difficulté (appellation de 2014 : REP, Réseaux d’Éducation Prioritaires, ou RAP, Réseaux Ambition Réussite, RRS, Réseaux de Réussite Scolaire).

Mais cet idéal républicain est aujourd’hui mis en tension parce que l’école ne parvient pas à diminuer les inégalités sociales.

II. La diminution des inégalités sociales : mission impossible.

Cette mission de réduction des inégalités sociales est une mission que l’école ne peut accomplir.

L’école française ne parvient pas à ne pas reproduire les inégalités sociales. Le classement PISA de 2016 révèle que l’école française est celle des pays de l’OCDE où l’origine sociale des enfants pèse le plus dans les résultats. (Classement PISA : tous les 3 ans, mesure les résultats d’élèves de 15 ans dans 70 pays. La France est environ 26e). Selon une étude de l’INSEE menée entre 1982 et 1992, la création des ZEP n’a eu aucun effet.

En effet, le système français est très élitiste. Les grandes écoles ont l’ambition de former l’élite de la nation. On consacre aux étudiants des CPGE 15 000 euros par an et par élève, contre 10 000 pour l’université. On y retrouve une grande proportion d’étudiants venus des classes les plus favorisées. Les concours des grandes écoles valorisent les savoirs acquis hors milieu scolaire, par exemple avec les épreuves de culture générale qui favorisent la culture des classes dominantes. Enfin, les élèves doivent choisir leurs options de plus en plus tôt, ce qui contribue à la reproduction des inégalités sociales.

En dernière analyse, l’école est le moyen des classes dominantes pour pérenniser leur domination. Elle ne peut donc pas réduire les inégalités sociales — seule la loi le peut, lorsqu’elle agit dans la sphère économique, et par l’impôt. Les classes dominantes possèdent une connaissance intime du système. Elles l’ont pratiqué puis modelé. Elles peuvent donc mettre en œuvre des stratégies de réussite scolaire pour leurs enfants. Par exemple, les différentes couches de la société ont l’impression d’être « à leur place » dans les filières qui correspondent à la reproduction de leur statut. Enfin, tous les diplômes ne se valent pas. Un BAC +5 ne mène pas aux mêmes perspectives qu’il soit en arts ou de HEC (qui est privé). Ainsi la réussite scolaire n’est pas en soi un vecteur de réussite sociale.

En parallèle de l’incapacité de l’école à réduire les inégalités sociales, son universalisme est contesté.

III. Un universalisme en tension, mais toujours valide.

L’universalité de l’instruction est aujourd’hui mise en tension, par l’enseignement privé, les élèves déscolarisés, et les enseignements en langue locale, mais elle reste opérante.

S’il est incompatible avec la notion d’égalité, l’enseignement privé est compatible avec la laïcité et ne met donc pas en péril l’idéal républicain de l’école. Près de 20 % des élèves français sont scolarisés dans le privé. Le statut de l’école privée date des lois Debré de 1959. Les 7500 établissements privés sous contrat suivent les programmes de l’éducation nationale. Les établissements confessionnels doivent accepter les élèves de toutes religions. C’est l’État qui rémunère les enseignants. Des cours de religion peuvent être proposés en plus des cours obligatoires. Les 1300 établissements d’enseignement privés hors contrat (dont 300 établissements confessionnels) eux ne sont tenus d’enseigner qu’un socle de connaissance. L’enseignement privé répond à un besoin : il faut un besoin éducatif avéré pour ouvrir une école privée. En outre, en 1984, 2 millions de personnes sont descendues dans la rue pour défendre l’enseignement privé.

Si le nombre d’enfants non scolarisés est toujours trop important, cela ne signifie pas que l’école a failli à sa mission. Environ 100 000 enfants ne sont pas scolarisés. Il s’agit d’enfants de migrants ou d’exclus. Mais le fait que l’attention se porte sur eux montre une sensibilité plus grande de la société et une plus grande adaptation des pouvoirs publics.

Le développement des enseignements en langue locale, s’il se poursuit, pourra lui menacer l’idéal de l’école républicaine. Il s’agit des écoles en basque, breton, catalan, occitan, alsacien-mosellan, qui scolarisent 15 000 élèves et dont les enseignants sont payés par l’État au titre d’une convention. Ce nombre est en augmentation constante, et les demandes excèdent largement les places disponibles. Même si elles répondent à une demande particulièrement forte, elles pourront contribuer à faire renaître des revendications régionales, qui à l’heure où le rôle central de l’État et le modèle républicain sont contestés par la puissance des multinationales et le multiculturalisme, pourront à terme menacer l’unité de la république. Mais les mentalités en sont plus les mêmes qu’au XIXe siècle, et peut-être l’idéal républicain devra-t-il s’accommoder d’un multilinguisme.

Si l’idéal de l’école républicain est mis en tension, les pouvoirs publics s’efforcent véritablement de faire correspondre l’école à cet idéal.

IV. La poursuite de l’idéal républicain est une réalité.

Les réformes menées ces dernières années tendant à faire se rapprocher l’école de son idéal républicain.

L’État consent un effort important pour l’instruction publique. Le budget du ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports est de 75 milliards d’euros (enseignement scolaire et supérieur). Il emploie 1 million de personnes, dont environ 800 000 enseignants. C’est le ministère le mieux doté.

L’école est toujours plus universelle, toujours obligatoire et toujours plus gratuite. Ainsi l’allocation de rentrée scolaire, d’environ 400 euros par enfant, permet d’acheter des fournitures. Depuis 2019, l’instruction est obligatoire de 3 (et non plus 6) à 16 ans. Au total, on compte 6 millions d’élèves dans le 1er degré, 6 millions dans le 2d degré.

L’école est toujours plus inclusive. Les Auxiliaires de Vie Scolaire (AVS, créés en 2003) et la loi de 2013 sur l’école inclusive permettent aux élèves handicapés d’assister aux cours d’une classe ordinaire. Les enfants de migrants sont eux aussi scolarisés dans le système normal dès qu’ils ont un niveau en français suffisant.

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Si l’école fait face à des tensions quant à sa mission de réduction des inégalités sociales et à son universalisme, force est de constater qu’elle est toujours, et toujours plus républicaine.

La question est de savoir si elle saura le rester face à une idéologie néolibérale dominante qui tend à chercher à privatiser de plus en plus de secteurs de la société, et qui s’accompagne de fortes revendications identitaires comme le note Gilles Dorronsoro dans Le reniement démocratique.

Voir aussi La crise de l’autorité

La crise de l’autorité

« Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. »

Socrate

Ce petit retour en arrière nous montre que la crise de l’autorité demeure un phénomène très subjectif. Il doit être étudié à la lumière de ses manifestations contemporaines.

Dans Qu’est-ce qu’un chef ?, le général de Villiers remarque le paradoxe d’une crise de l’autorité qui s’accompagne d’une forte demande de chefs.

Comment se manifeste cette crise de l’autorité et comment y répondre ?

L’autorité doit en réalité profiter à celui sur lequel elle s’applique. Sans cela, elle sera perpétuellement en crise.

Autorité : selon Hannah Arendt (1906-1975), l’autorité est une forme de pouvoir qui ne requiert ni la persuasion ni la contrainte. Étymologiquement, elle vient de « augmenter ». Elle reste malgré tout une forme de domination.

La crise de l'autorité
Les armes et la toge
L’autorité en crise

Crise des institutions représentant l’autorité

Les institutions représentant traditionnellement l’autorité ne possèdent plus le pouvoir d’antan.

L’Église n’exerce plus de véritable autorité sur les comportements de la masse de la population comme c’était le cas avant la fin du XIXe siècle. Ainsi, les bulles du pape ne représentent plus une menace pour les décisions politiques.

L’école est le terrain privilégié de la crise de l’autorité contemporaine. Certains enseignants ont du mal à obtenir la discipline en classe, voire refusent d’exercer leur autorité. Ainsi en 2018, un élève de Créteil a menacé son enseignante avec une arme. Hannah Arendt notait déjà que si l’autorité est en crise dans le monde éducatif, c’est « que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants ». De plus, l’école ne parvenant pas à assurer sa mission d’atténuation des inégalités sociales, elle perd sa légitimité.

Cette crise est très visible, car elle se double d’une crise du pouvoir (distinct de l’autorité) sur les corps. La contrainte sur les corps hors du champ économique est de plus en plus difficile à exercer. Ainsi, le Service National Universel fait polémique parce qu’il a vocation à être obligatoire. De plus, et la discipline dans les établissements scolaires est difficile à mettre en œuvre. La fin du service militaire a fait disparaître le caractère habituel de la contrainte des corps par le politique.

Mais analysée plus en profondeur, cette crise de l’autorité se révèle être une crise de la légitimité.


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Crise de l’autorité ou crise de la légitimité ?

La crise de l’autorité est en fait une crise de légitimité.

L’autorité est fondée sur la légitimité. Max Weber distingue dans Économie et Société trois formes de légitimité pour l’autorité. La forme traditionnelle, qui repose sur le respect sacré des coutumes ainsi que de ceux qui détiennent du pouvoir en vertu de la tradition ; la forme légale-rationnelle qui se fonde sur la validité de la loi, établie rationnellement par voie législative ou bureaucratique ; et enfin la forme charismatique qui repose sur le dévouement des partisans pour un chef en raison de ses talents exceptionnels. Ces trois types de légitimité sont dans la réalité juxtaposés et enchevêtrés.

L’autorité traditionnelle s’est largement évaporée. Hannah Arendt notait que l’autorité avait disparu du monde moderne, à cause de la montée des totalitarismes au XXe siècle, qui ont remis en cause toute forme d’autorité traditionnelle.

L’autorité « légale-rationnelle » ne suffit pas. Dans Le fil de l’épée, de Gaulle remarque que le grade ne suffit pas pour être obéi : il faut y joindre le charisme. Aujourd’hui, comme l’indique Christophe Guilluy dans Fractures françaises, le « politique » se voit décrédibilisé au profit de solutions consensuelles ou techniques, peu à même de remettre en cause les logiques de domination économiques.

Le savoir comme source de l’autorité est aujourd’hui remis en question, en raison de sa facilité d’accès grâce aux NTIC. Michel Serres analyse ce phénomène dans Petite Poucette. Le savoir n’est plus le seul apanage des enseignants ou des médecins. Les sources de l’autorité à l’école sont donc à réinventer dans une nouvelle plus-value professorale.

L’autorité est bien en crise, mais nos sociétés peuvent y faire face.

Comment faire face à la crise de l’autorité ?

Si les crises de l’autorité sont bien présentes, leurs conséquences peuvent être gérées par notre société en remettant l’humain au cœur de l’autorité.

Il s’agit de remettre l’autorité à la mesure de l’humain. D’après le général de Villiers dans Qu’est-ce qu’un chef, au cœur de la crise de l’autorité, se trouve sa déshumanisation. En effet, on peut se poser la question de la position du chef dans la sphère de l’entreprise, de son exemplarité et de sa volonté d’engagement auprès de ses subordonnés. En effet, il a pour tâche d’obtenir un maximum de rentabilité, sa main-d’œuvre est aisément remplaçable et il demeure lui-même inséré dans des logiques de domination et d’exploitation avec sa propre hiérarchie.

Qu’est-ce que l’autorité ?

L’autorité, c’est augmenter autrui. Étymologiquement, « Autorité » vient d’« augmenter ». C’est bien la condition sine qua non à l’acceptation de l’autorité qu’elle apporte quelque chose celui qui s’y soumet puisqu’il le fait volontairement. Le gain n’est pas matériel, comme avec le salaire. Il s’agirait toujours là d’une logique de pouvoir puisque l’individu demeure contraint de posséder un revenu pour vivre. Il est moral : appartenance à un groupe prestigieux, augmentation de ses compétences ou de qualités personnelles auxquelles on attache de l’importance. C’est ce qui explique le besoin de chef noté par le général de Villiers.

Et les armées ?

L’expérience des armées peut servir de laboratoire des formes de l’autorité contemporaine. Fait unique, elle forme les chefs à l’exercice de l’autorité. Elle est fondée sur l’exemplarité, et la capacité du chef assurer la pérennité de son unité (recrutement, repos, formation). C’est la raison pour laquelle les chefs qui épuisent leur unité sans permettre le renouvellement de ses forces, qui la consomment plus qu’ils ne la construisent, voient leur autorité décroître et doivent mettre en avant leur pouvoir. De plus, l’armée constitue un domaine préservé de la rentabilité. Le chef y sert son supérieur, en remplissant sa mission, et ses subordonnés, en les préparant au mieux à l’engagement. Il ne cherche pas à les exploiter (au sens marxiste du terme). Il est enfin statutairement responsable de la défense de leurs intérêts.

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C’est en remettant l’homme au cœur des préoccupations du chef que l’on pourra redonner de l’équilibre aux structures nécessaires à notre société. Cela impose de prendre ses distances avec le dogme néolibéral, dont l’aboutissement est une société d’individus entièrement « libres », mis en concurrence et ne reconnaissant comme loi légitime que la seule loi du marché.

Mais derrière la crise de l’autorité, on discerne aussi la crise du pouvoir qui pourrait fracturer la cohésion de la société française.

Réflexion complémentaire :

Notons que cette « crise de l’autorité » profite en réalité à la classe dominante.

Pas de crise de l’autorité dans les grands lycées parisiens ou dans les grandes écoles. Ces établissements constituent des outils de légitimation au profit de la position d’une élite qui se renouvelle peu au moyen de titres scolaires (Bourdieu). Pas de crise de l’autorité dans les entreprises de façon générale. Elles maintiennent des logiques de pouvoir. Le salarié mécontent essayant de remettre en cause le pouvoir de son dirigeant serait vite conduit à la porte.

Seules les classes dominées semblent remettre en cause l’autorité, et uniquement dans la sphère publique (État, police, école), pour leur plus grand malheur (blocage de la progression sociale par la méconnaissance des règles réelles du jeu), mais peut-être aussi parce que l’autorité et l’État, partie visible du pouvoir, sont inconsciemment, mais à juste titre perçus comme l’instrument de la domination sociale. La domination économique, elle, demeure invisible, voire reste perçue comme légitime et naturelle.

Certes l’État et l’autorité dans la sphère publique sont effectivement un instrument de domination au profit de la classe dominante. Mais ils sont aussi, en France du moins, le rempart des classes populaires contre le pouvoir économique. La crise de l’autorité proviendrait alors d’une réaction autodestructrice face à un sentiment diffus d’injustice. En ce sens, on peut dire que la crise de l’autorité profite à la classe dominante. Peut-être même qu’au regard de sa permanence dans le temps, en toute hypothèse, elle possède la fonction structurelle de pérenniser la position subalterne de la classe dominée, puisque le modèle mis en cause est malgré tout le seul qui permette liberté, justice sociale et sécurité.

Et si la vraie cause de la crise de l'autorité, c'était la lutte des classes ?
Et si la vraie cause de la crise de l’autorité, c’était la lutte des classes ?

Manufacturing Consent, la presse et les médias selon Noam Chomsky

Comprendre la soumission structurelle des médias au pouvoir dominant chez Chomsky en moins de 5 minutes.

Selon Noam Chomsky dans Manufacturing Consent, les médias dominants occidentaux défendent le pouvoir en place de façon structurelle.

Dans Manufacturing Consent (1988), Noam Chomsky et Edward S. Herman identifient 5 filtres grâce auxquels en occident les médias s’alignent sur les intérêts du pouvoir dominant. Ce dernier n’a donc pas besoin de recourir à la censure.

Taille, contrôle, orientation lucrative 

Pour commencer, il faut garder en tête que les médias dominants sont des entreprises colossales dirigées par des milliardaires ou des PDG, eux-mêmes étroitement contrôlés par des groupes d’intérêt purement lucratif. Ces entreprises ont donc des intérêts communs avec les autres sociétés, les banques et le gouvernement.

La publicité

Le modèle économique des médias dominants dépend de la publicité. Cette dépendance provoque un alignement sur les intérêts des annonceurs et un appauvrissement des contenus.


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Le choix des sources

Les lieux de pouvoir entretiennent un flux continu d’information vers les médias. Ces sources « officielles » (gouvernement, groupes industriels, experts) coûtent moins cher que d’envoyer un reporter sur le terrain. De plus leurs informations sont acceptées d’emblée et ne nécessitent aucune vérification. Ainsi, aujourd’hui, on pourrait citer l’obsession des médias pour les comptes Twitter des décideurs politiques, source facile d’accès et gratuite.

La Flak

Toute opinion dissidente subit un tir de barrage d’acteurs institutionnels, comme les think tanks, souvent conservateurs, le gouvernement, ou les autres médias.

L’idéologie

Enfin, des informations allant dans le sens de l’idéologie dominante (à l’époque de la rédaction de Manufacturing Consent, anticommuniste) seront moins sujettes à caution que celles qui la remettent en cause.

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Pour résumer, d’après Manufacturing Consent, la défense des intérêts du pouvoir en place par les médias dominants est donc structurelle, presque invisible, et par là beaucoup plus efficace que la censure.


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