Chez le général Beaufre, la stratégie indirecte est l’indispensable complément de la dissuasion nucléaire. Dans un monde verrouillé par les armes atomiques, la seule liberté d’action restante réside dans la stratégie indirecte.
Vous pouvez commencer par lire notre article sur La stratégie nucléaire chez le général Beaufre.
Beaufre vs Liddell Hart : approche indirecte ou stratégie indirecte ?
Dans Strategy, Liddell Hart avait théorisé l’approche indirecte. L’idée centrale de l’approche indirecte chez Liddell Hart était de renverser le rapport des forces opposées avant l’épreuve de la bataille par la manœuvre et non par le combat.
Lire notre article sur Liddell Hart et l’approche indirecte.
Toutefois, cette approche demeure géographie et liée à la victoire militaire. André Beaufre dépouille cette approche de ces deux scories pour en extraire la stratégie indirecte. Cette stratégie indirecte attend l’essentiel de la décision par des moyens autres que la victoire militaire.
Pourquoi une stratégie indirecte ? Avec les armes atomiques, la liberté d’action dans les conflits diminue. Il faut pourtant l’exploiter, car c’est elle seule qui peut faire bouger le statu quo, grâce à des procédés nuancés dans lesquels la guerre devient presque méconnaissable.
Conception de la manœuvre indirecte
La stratégie indirecte repose chez Beaufre sur deux types de manœuvres : extérieure et intérieure.
Conception de la manœuvre extérieure
Dans la stratégie indirecte chez le général Beaufre, la liberté d’action ne dépend pas des opérations menées, mais de facteurs extérieurs.
L’essentiel de la manœuvre ne se joue pas sur le terrain, mais à l’extérieur. Il s’agit de retirer sa liberté d’action à l’adversaire sur la scène internationale et intérieure, par des moyens politiques, économiques et diplomatiques. Mais cela suppose une dissuasion (nucléaire ou classique) crédible et une ligne politique cohérente. La stratégie indirecte chez Beaufre doit, enfin, se fonder sur un plan d’opérations visant la psychologie de l’adversaire.
Conception de la manœuvre intérieure
Les opérations militaires dans l’espace géographique où l’on veut obtenir des résultats portent le nom de manœuvre intérieure. En stratégie indirecte, elles ne sont pas l’effort, qui porte sur la manœuvre extérieure. Elles reposent sur trois variables : forces matérielles, forces morales, durée.
Si les forces matérielles sont grandes, les forces morales peuvent être petites et la durée du conflit doit être courte.
Si les forces matérielles sont basses, la force morale doit être élevée et la durée de la guerre sera longue. Le type de manœuvre privilégié doit être la manœuvre par la lassitude.
Manœuvre par la lassitude
Il s’agit d’amener un adversaire beaucoup plus fort à admettre des conditions de paix défavorables à ses intérêts, en n’engageant qui plus est contre lui que des moyens limités. L’infériorité des forces militaires doit être compensée par la supériorité des forces morales dans la durée.
Plan matériel
Il s’agit pour le plus faible de savoir durer. Le mode d’action le plus adapté est donc la guérilla. Deux notions capitales encadrent ce type d’action.
Il s’agit d’abord de dissuader la population de renseigner l’ennemi, en usant de la terreur systématique.
Ensuite, il faut étendre géographiquement la menace, afin de provoquer chez l’ennemi un dilemme de protection. Plus il doit déployer de troupes pour se protéger, moins il peut agir et plus il s’affaiblit. Le colonel Lawrence en montre l’exemple à Médine dans Les 7 piliers de la sagesse.
Le dispositif doit être complété par l’établissement de sanctuaires, qui permettent la fourniture de ressources depuis l’extérieur (hommes, armement, vivres…). Ces sanctuaires peuvent aussi bénéficier du couvert de la dissuasion nucléaire, s’ils sont placés sur le territoire d’un allié disposant de l’arme nucléaire. Cela n’empêche toutefois pas une usure importante des troupes de guérilla. Ainsi, dans les années 50, la guérilla malaise échoua en partie parce que les Anglais étaient parvenus à la priver de sanctuaire.
Plan psychologique
Il s’agit là aussi de savoir durer. Une ligne politique claire et séduisante, alliée à la certitude de la victoire (par exemple, pour les marxistes, en mettant en avant le sens de l’histoire) permet de mobiliser les passions du peuple.
Dans ce genre de combat, les tactiques psychologiques sont essentielles. « Les seuls succès sont d’ordre psychologique », écrit le général. Les succès matériels doivent provoquer des victoires psychologiques, sans quoi ils ne servent à rien.
Avec la symbiose des manœuvres intérieures et extérieures, le conflit peut durer, et permettre des gains considérables a des prix dérisoires.
Outre la manœuvre par lassitude, le plus faible peut recourir à des techniques qui font appel à des métaphores culinaires.
Manœuvre de l’artichaut (ou tactique du salami)
Il s’agit d’un coup d’éclat militaire qui repose sur le fait accompli. Il est suivi d’un arrêt, puis de sa répétition ailleurs.
La manœuvre intérieure repose sur un succès militaire en moins de 48 h, comme l’Anschluss, ou la prise de la Crimée par les Russes en 2014.
Là aussi, la manœuvre extérieure est essentielle pour se procurer la liberté d’action. L’objectif doit paraître limité pour être acceptable par l’opinion internationale.
Les parades à la stratégie indirecte selon Beaufre
Contre manœuvre extérieure
C’est l’effort. Sans manœuvre extérieure, point de guérilla. La contre-manœuvre extérieure consiste à définir une ligne politique offensive pour menacer les vulnérabilités de l’adversaire et de ses soutiens. Ensuite, il s’agit de multiplier les interdictions : la dissuasion nucléaire doit être maintenue, les dissuasions complémentaires multipliées, les positions géographiques et idéologiques ennemies menacées.
Sur le plan idéologique, la faiblesse de l’occident tenait lors des guerres de décolonisation, selon Beaufre, au fait qu’il ne pouvait proposer aux pays du tiers monde un modèle suffisamment social. Sur le plan psychologique, il fallait donc rétablir le prestige de la civilisation occidentale, pour que son succès paraisse assuré. Beaufre se faisait donc l’avocat d’une organisation occidentale chargée de construire une stratégie globale unie.
Contre manœuvre intérieure
Dans les territoires clefs, il s’agit d’abord de se prémunir contre le fait accompli. Contre la manœuvre par lassitude, le fort doit disposer d’une ligne politique destinée à réduire les atouts de l’adversaire, fondée sur le prestige et les réformes. Ensuite, il doit déjouer la stratégie de la guérilla au niveau militaire (en mettant l’effort sur le plan psychologique), en consentant un certain degré d’insécurité, voire en laissant l’adversaire s’installer pour mieux le détruire, et en fermant hermétiquement les frontières. Mais il faut durer avec des moyens très importants, et avec une contre-manœuvre intérieure, on ne fait que répondre de façon directe à une attaque indirecte.
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La stratégie indirecte complète celui de la dissuasion nucléaire. La clef reste la liberté d’action, qui réside dans la manœuvre extérieure. La psychologie joue en outre un rôle déterminant. Mais en dernière analyse, la force reste nécessaire.
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