Le troisième âge nucléaire

En 2018, l’amiral Pierre Vandier publie La dissuasion au troisième âge nucléaire. Mais que signifie cette expression ?

En 2018, l’amiral Pierre Vandier publie La dissuasion au troisième âge nucléaire. Il est aujourd’hui chef d’état-major de la Marine nationale. Il a notamment commandé le porte-avion Charles de Gaulle de 2013 à 2015.

L’ouvrage utilise le concept d’âges nucléaires. Mais que signifie cette expression ?

Premier âge nucléaire, 1945 – 1991

Le premier âge nucléaire commence avec les deux frappes d’août 1945 sur le Japon. Il est l’ère des fondements. Le fait nucléaire constitue une rupture conceptuelle, avec un armement dont la puissance rend possible la guerre d’anéantissement. Le 24 août 1949, l’Union soviétique accède à la bombe. Cela équilibre l’équation des dommages réciproques en cas de conflit. La puissance de destruction potentielle constitue dès lors la première pierre de la stratégie de dissuasion.

Deux aspects essentiels se détachent au cours de cette période. Le premier est le caractère putatif de l’arme nucléaire. Le second, la hiérarchisation des nations reflétant l’ordre mondial issu de la Seconde Guerre mondiale. Cette hiérarchisation s’est renforcée avec la mise en place du traité de non-prolifération (TNP) en 1968, et la différenciation entre les pays dotés et ceux qui ne le sont pas. Le TNP constitue une étape cruciale visant à prévenir toute escalade non maitrisée. Il ouvre la voie au deuxième âge nucléaire.


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Le deuxième âge nucléaire

La chute de l’Union soviétique marque l’entrée dans une nouvelle ère. Le deuxième âge nucléaire est celui d’un espoir irénique de voir la dissuasion disqualifiée et la paix s’instaurer. Il est celui de l’ambition du bannissement définitif et total des armes atomiques en se fondant sur le retour du multilatéralisme. Rompant avec la course à l’armement de la guerre froide, plusieurs traités viennent relancer la limitation du volume de têtes nucléaires (START I & II) et interdire les essais (TICE [1]).

Ce deuxième âge est marqué par une fragilisation de la dissuasion. En effet, deux facteurs viennent la mettre à mal. Ils servent d’arguments à l’initiative Global Zero, qui promeut l’interdiction des armes atomiques. D’une part, le contournement de la dissuasion par le bas illustre les « angles morts » de la dissuasion. Elle se montre inefficace contre certaines menaces, comme le terrorisme.

D’autre part, l’émergence de la défense anti-missiles balistiques (DAMB) contribue à la décrédibilisation de la dissuasion nucléaire. Le projet DAMB porté par les États-Unis rompt les équilibres : militairement défensive, la défense anti-missile apparait en réalité stratégiquement offensive.

Par ailleurs, il ressort de cette période un affaiblissement du droit international et de sa crédibilité. Les pays possesseurs « de fait », comme l’Inde ou le Pakistan, n’ont pas signé le TNP en dépit des pressions de la communauté internationale. Qui plus est, l’ONU et l’Agence internationale de l’énergie atomique se sont retrouvées discréditées par l’intervention américaine en Irak de 2003.

Enfin, la dynamique de non-prolifération est mise à l’épreuve par l’Iran et la Corée du Nord. L’Iran pratique ainsi une forme de chantage à l’arme atomique. Quant à Pyongyang, sa marche vers le statut de puissance nucléaire a consacré la suprématie du fait accompli et l’incapacité de la communauté internationale à endiguer de pareils efforts.

Et la France dans tout ça ?

Durant cette période, la dissuasion française se transforme en appliquant le principe de stricte suffisance. Elle fait évoluer sa doctrine de frappes anti-cités vers une démarche cherchant à cibler les centres de pouvoir.

Troisième âge nucléaire

Le troisième âge nucléaire, celui que nous vivons, comporte trois caractéristiques essentielles. Il s’agit du maintien du concept de dissuasion, du renforcement des stratégies indirectes et de l’autonomisation croissante des puissances émergentes qui cherchent toutes à se doter des outils nécessaires pour soutenir leurs ambitions. Loin d’être frappée d’obsolescence, l’arme atomique constitue toujours un facteur de hiérarchisation des puissances. Elle surclasse la puissance militaire conventionnelle et brouille le calcul d’un agresseur potentiel. La conflictualité doit donc évoluer sous la voûte nucléaire au travers de guerre limitée ou par procuration au profit de stratégies indirectes. Il y a ainsi une reprise de la diffusion du fait nucléaire qui est susceptible de modifier la hiérarchie des puissances avec l’apparition de « pirates stratégiques ».

Place de la France dans le troisième âge nucléaire

Dans ce troisième âge nucléaire, la France est exposée internationalement notamment dans ses territoires ultramarins. Puissance nucléaire indépendante, elle détient une capacité autonome d’appréciation de la menace. Toutefois, dans un monde où les interdépendances et les interconnexions se sont accrues, les intérêts matériels et immatériels de la France ne sont pas localisés sur le seul territoire national. Or, les forces conventionnelles de ses compétiteurs stratégiques s’avèrent particulièrement résilientes. Ils possèdent de surcroît les moyens de tester la volonté française.

Dès lors, face à des combinaisons de stratégies d’anti-accès et nucléaires, la France doit conserver sa capacité à entrer dans la dialectique d’une crise. Elle doit par conséquent bâtir une doctrine qui lui permette de déterminer efficacement les intentions des acteurs et leur signifier explicitement un seuil à ne pas dépasser dans un contexte où ses moyens conventionnels sont par ailleurs comptés.

La capacité de frappe en second demeure le socle de sa dissuasion, car elle interdit tout calcul gagnant de la part de l’adversaire. Face aux menaces indirectes sur ses intérêts, la France ne peut envisager des ripostes graduées comme le font les États-Unis. Elle doit donc opter pour l’avertissement en étant démonstrative.

Aussi, la France doit asseoir sa dissuasion sur sa robustesse et sa « démonstrativité ». À ce titre, les capacités duales ont un intérêt stratégique. De ce fait, il ne faut pas opposer stratégies nucléaire et conventionnelle. En effet, la dissuasion constitue une fonction globale, dont les forces conventionnelles tirent profit. Mais par-dessus tout, leur complémentarité préserve du dilemme du tout ou rien.


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Exercice complexe, la dissuasion se révèle une matière vivante. La puissance des armes contraint la stratégie nucléaire à s’exprimer sous la forme de la dissuasion. Après l’échec des démarches de régulation des armes atomiques et une remise en cause de l’ordre international, notre époque semble connaitre l’émergence d’un troisième âge nucléaire.

La stratégie nucléaire n’est donc pas figée. Elle a su s’adapter aux évolutions géopolitiques et technologiques. L’affaiblissement de la communauté internationale et l’apparition d’acteurs adeptes d’un retour à une stratégie désinhibée de puissance constituent un défi pour l’avenir.

Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Monaco, éditions du Rocher, 2018.

Conseils de lecture :

Trois lectures complémentaires s’avèreront utiles pour approfondir et contextualiser la question de la dissuasion abordée dans le texte de l’amiral Vandier.

Introduction à la stratégie du général Beaufre est un préalable indispensable pour pleinement comprendre les concepts de fait accompli et d’actions en dessous du seuil.

Pour creuser la notion, Des stratégies nucléaires du général Poirier constitue un des ouvrages de référence.

Enfin, pour resituer ces menaces indirectes, La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsiu donne des perspectives des champs de compétitions et de contestations avec nos adversaires.


[1] Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (1996).

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