La stratégie nucléaire chez le général Beaufre

Dans son Introduction à la stratégie, le général André Beaufre fait une large place à la stratégie nucléaire.

La stratégie nucléaire chez le général Beaufre

IMPORTANCE ET ORIGINALITÉ DE L’ARME ATOMIQUE

L’arme atomique n’est pas qu’une arme plus puissante. Elle confère à son possesseur une nouvelle dimension stratégique. D’une part, elle est capable de frapper n’importe quel point de la planète. D’autre part, elle fait disparaître le rapport entre la puissance d’un État et la masse de ses armées.


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LA STRATÉGIE DE DISSUASION NUCLEAIRE CHEZ ANDRE BEAUFRE

La dissuasion nucléaire se fonde sur l’incertitude, mais doit être complétée par des forces conventionnelles.

La dissuasion nucléaire

Selon le général Beaufre, la crédibilité de la dissuasion nucléaire repose sur l’évaluation du rapport entre les gains et les pertes. Les dirigeants doivent feindre l’irrationalité, laissant penser qu’ils sont prêts à provoquer un désastre. L’incertitude est ainsi le seul élément assuré, constituant la clé de la dissuasion. Il est donc essentiel de la maintenir.

Il existe deux types de tactiques :

  • contre-forces : destruction des forces armées adverses, y compris et surtout des vecteurs nucléarisés. Cela nécessite beaucoup de moyens.
  • contre-cités : destruction des principales villes ennemies. L’idée d’utiliser une telle stratégie est si effrayante qu’elle suggère que l’on mise sur la dissuasion comme suffisante. Cependant, cela s’avère moins intimidant et ne propose finalement qu’une option de destruction mutuelle.

Les dissuasions complémentaires

Malgré tout, chacun des adversaires conserve un certain degré de liberté d’action, sur des théâtres secondaires ou dans des actions mineures. La dissuasion doit donc être complétée, soit grâce à des troupes conventionnelles de type expéditionnaires, ou bien en maintenant un risque de déclenchement de représailles nucléaires face à un conflit local (armes atomiques tactiques).

Disposer de forces conventionnelles nombreuses permet une dissuasion presque absolue : l’ascension du conflit conventionnel finirait par conduire à une ascension aux extrêmes nucléaires.

LA STRATÉGIE DE GUERRE

La stratégie de guerre atomique est différente de la stratégie de dissuasion.

Etant donné le risque de destruction mutuelle, un conflit entre puissances nucléaires s’ouvrirait selon toute probabilité par une action limitée.

De là, il existe deux types de doctrines d’emploi : les « représailles massives » et la riposte flexible. Dans les « représailles massives », le feu nucléaire visant à éliminer l’adversaire est déclenché contre toute agression, si minime soit-elle. Notons que les état-unis ont abandonné la, doctrine des représailles massives dès que l’URSS a été en mesure de frapper le sol américain.

La riposte flexible, à l’inverse, met en oeuvre la force juste nécessaire, gardant en réserve l’emploi massif des feux nucléaires.

Selon Beaufre, à l’ère atomique, seuls deux types de guerres sont donc possibles entre puissances niucléaires, la stratégie du fait accompli ou le conflit prolongé de basse intensité.

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Pour conclure, la stratégie nucléaire revêt une importance capitale dans l’oeuvre du général Beaufre. L’arme nucléaire permet à son détenteur de changer de stature stratégique. Elle ne rend toutefois pas les forces conventionnelles obsolètes, car il est nécessaire de pouvoir agir en deçà du seuil nucléaire.

Le troisième âge nucléaire

En 2018, l’amiral Pierre Vandier publie La dissuasion au troisième âge nucléaire. Mais que signifie cette expression ?

En 2018, l’amiral Pierre Vandier publie La dissuasion au troisième âge nucléaire. Il est aujourd’hui chef d’état-major de la Marine nationale. Il a notamment commandé le porte-avion Charles de Gaulle de 2013 à 2015.

L’ouvrage utilise le concept d’âges nucléaires. Mais que signifie cette expression ?

Premier âge nucléaire, 1945 – 1991

Le premier âge nucléaire commence avec les deux frappes d’août 1945 sur le Japon. Il est l’ère des fondements. Le fait nucléaire constitue une rupture conceptuelle, avec un armement dont la puissance rend possible la guerre d’anéantissement. Le 24 août 1949, l’Union soviétique accède à la bombe. Cela équilibre l’équation des dommages réciproques en cas de conflit. La puissance de destruction potentielle constitue dès lors la première pierre de la stratégie de dissuasion.

Deux aspects essentiels se détachent au cours de cette période. Le premier est le caractère putatif de l’arme nucléaire. Le second, la hiérarchisation des nations reflétant l’ordre mondial issu de la Seconde Guerre mondiale. Cette hiérarchisation s’est renforcée avec la mise en place du traité de non-prolifération (TNP) en 1968, et la différenciation entre les pays dotés et ceux qui ne le sont pas. Le TNP constitue une étape cruciale visant à prévenir toute escalade non maitrisée. Il ouvre la voie au deuxième âge nucléaire.


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Le deuxième âge nucléaire

La chute de l’Union soviétique marque l’entrée dans une nouvelle ère. Le deuxième âge nucléaire est celui d’un espoir irénique de voir la dissuasion disqualifiée et la paix s’instaurer. Il est celui de l’ambition du bannissement définitif et total des armes atomiques en se fondant sur le retour du multilatéralisme. Rompant avec la course à l’armement de la guerre froide, plusieurs traités viennent relancer la limitation du volume de têtes nucléaires (START I & II) et interdire les essais (TICE [1]).

Ce deuxième âge est marqué par une fragilisation de la dissuasion. En effet, deux facteurs viennent la mettre à mal. Ils servent d’arguments à l’initiative Global Zero, qui promeut l’interdiction des armes atomiques. D’une part, le contournement de la dissuasion par le bas illustre les « angles morts » de la dissuasion. Elle se montre inefficace contre certaines menaces, comme le terrorisme.

D’autre part, l’émergence de la défense anti-missiles balistiques (DAMB) contribue à la décrédibilisation de la dissuasion nucléaire. Le projet DAMB porté par les États-Unis rompt les équilibres : militairement défensive, la défense anti-missile apparait en réalité stratégiquement offensive.

Par ailleurs, il ressort de cette période un affaiblissement du droit international et de sa crédibilité. Les pays possesseurs « de fait », comme l’Inde ou le Pakistan, n’ont pas signé le TNP en dépit des pressions de la communauté internationale. Qui plus est, l’ONU et l’Agence internationale de l’énergie atomique se sont retrouvées discréditées par l’intervention américaine en Irak de 2003.

Enfin, la dynamique de non-prolifération est mise à l’épreuve par l’Iran et la Corée du Nord. L’Iran pratique ainsi une forme de chantage à l’arme atomique. Quant à Pyongyang, sa marche vers le statut de puissance nucléaire a consacré la suprématie du fait accompli et l’incapacité de la communauté internationale à endiguer de pareils efforts.

Et la France dans tout ça ?

Durant cette période, la dissuasion française se transforme en appliquant le principe de stricte suffisance. Elle fait évoluer sa doctrine de frappes anti-cités vers une démarche cherchant à cibler les centres de pouvoir.

Troisième âge nucléaire

Le troisième âge nucléaire, celui que nous vivons, comporte trois caractéristiques essentielles. Il s’agit du maintien du concept de dissuasion, du renforcement des stratégies indirectes et de l’autonomisation croissante des puissances émergentes qui cherchent toutes à se doter des outils nécessaires pour soutenir leurs ambitions. Loin d’être frappée d’obsolescence, l’arme atomique constitue toujours un facteur de hiérarchisation des puissances. Elle surclasse la puissance militaire conventionnelle et brouille le calcul d’un agresseur potentiel. La conflictualité doit donc évoluer sous la voûte nucléaire au travers de guerre limitée ou par procuration au profit de stratégies indirectes. Il y a ainsi une reprise de la diffusion du fait nucléaire qui est susceptible de modifier la hiérarchie des puissances avec l’apparition de « pirates stratégiques ».

Place de la France dans le troisième âge nucléaire

Dans ce troisième âge nucléaire, la France est exposée internationalement notamment dans ses territoires ultramarins. Puissance nucléaire indépendante, elle détient une capacité autonome d’appréciation de la menace. Toutefois, dans un monde où les interdépendances et les interconnexions se sont accrues, les intérêts matériels et immatériels de la France ne sont pas localisés sur le seul territoire national. Or, les forces conventionnelles de ses compétiteurs stratégiques s’avèrent particulièrement résilientes. Ils possèdent de surcroît les moyens de tester la volonté française.

Dès lors, face à des combinaisons de stratégies d’anti-accès et nucléaires, la France doit conserver sa capacité à entrer dans la dialectique d’une crise. Elle doit par conséquent bâtir une doctrine qui lui permette de déterminer efficacement les intentions des acteurs et leur signifier explicitement un seuil à ne pas dépasser dans un contexte où ses moyens conventionnels sont par ailleurs comptés.

La capacité de frappe en second demeure le socle de sa dissuasion, car elle interdit tout calcul gagnant de la part de l’adversaire. Face aux menaces indirectes sur ses intérêts, la France ne peut envisager des ripostes graduées comme le font les États-Unis. Elle doit donc opter pour l’avertissement en étant démonstrative.

Aussi, la France doit asseoir sa dissuasion sur sa robustesse et sa « démonstrativité ». À ce titre, les capacités duales ont un intérêt stratégique. De ce fait, il ne faut pas opposer stratégies nucléaire et conventionnelle. En effet, la dissuasion constitue une fonction globale, dont les forces conventionnelles tirent profit. Mais par-dessus tout, leur complémentarité préserve du dilemme du tout ou rien.


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Exercice complexe, la dissuasion se révèle une matière vivante. La puissance des armes contraint la stratégie nucléaire à s’exprimer sous la forme de la dissuasion. Après l’échec des démarches de régulation des armes atomiques et une remise en cause de l’ordre international, notre époque semble connaitre l’émergence d’un troisième âge nucléaire.

La stratégie nucléaire n’est donc pas figée. Elle a su s’adapter aux évolutions géopolitiques et technologiques. L’affaiblissement de la communauté internationale et l’apparition d’acteurs adeptes d’un retour à une stratégie désinhibée de puissance constituent un défi pour l’avenir.

Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Monaco, éditions du Rocher, 2018.

Conseils de lecture :

Trois lectures complémentaires s’avèreront utiles pour approfondir et contextualiser la question de la dissuasion abordée dans le texte de l’amiral Vandier.

Introduction à la stratégie du général Beaufre est un préalable indispensable pour pleinement comprendre les concepts de fait accompli et d’actions en dessous du seuil.

Pour creuser la notion, Des stratégies nucléaires du général Poirier constitue un des ouvrages de référence.

Enfin, pour resituer ces menaces indirectes, La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsiu donne des perspectives des champs de compétitions et de contestations avec nos adversaires.


[1] Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (1996).

Les moyens de la dissuasion nucléaire française – composantes et enjeux industriels

« [La dissuasion nucléaire française] repose sur trois principes fondamentaux : un principe d’adaptation à l’état de la menace (stricte suffisance), un principe d’opérabilité des moyens en toutes circonstances (permanence), et un principe d’autonomie stratégique (indépendance). » SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

Pour garantir l’application de ces trois principes, la dissuasion nucléaire française est conçue comme ensemble complexe de fonctions militaires, industrielles et technologiques qui forment un « système de systèmes ».

SNLE, pilier d ela dissuasion nucléaire française
Les moyens de la dissuasion (c) Marine nationale.

Deux composantes, trois forces

La dissuasion nucléaire française est organisée en deux composantes : la composante océanique et la composante aéroportée, qui sont complémentaires.

N. B. : la France n’a plus de composante terrestre depuis 1997.

Stratégie générale

La dissuasion nucléaire est une responsabilité du président de la République. Il est conseillé par le « conseil des armements nucléaires », format spécialisé du conseil de défense et de sécurité nationale, qui définit les orientations stratégiques et s’assure de l’avancement des programmes en matière de dissuasion nucléaire.

Composante océanique

La composante océanique se caractérise par son invulnérabilité et donne à la France la capacité de frappe en second. Elle est assurée par la Force Océanique Stratégique (FOST). Les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) sont le cœur de la FOST. L’un d’entre eux est en permanence en patrouille à la mer pour parer à toute éventualité. Grâce à la portée de leurs missiles M51 et à l’invulnérabilité que leur confère leur très grande discrétion, ils sont capables d’atteindre n’importe quelle cible, quand bien même la France aurait subi une attaque nucléaire.

La composante océanique, par la permanence à la mer de nos sous-marins, leur invulnérabilité, la portée des missiles, constitue un élément clé de la manœuvre dissuasive. Puisqu’un agresseur potentiel, tenté d’exercer un chantage contre la France, doit avoir la certitude qu’une capacité de riposte sera toujours opérationnelle et qu’il ne pourra, ni la détecter, ni la détruire. C’est l’intérêt, l’utilité de la composante océanique.

François Hollande, discours du 19 février 2015.

Les frappes des SNLE peuvent avoir un effet de masse, puisque chaque SNLE embarque 16 missiles M51 qui peuvent emporter chacun jusqu’à 10 têtes nucléaires océaniques de 100 kt.

La FOST comprend également les 6 sous-marins nucléaires d’attaque, un état-major, un centre opérationnel et un système de transmissions nucléaires protégé.

Composante aéroportée

La seconde composante, aéroportée, est la partie visible et réversible de la dissuasion. Elle bénéficie d’une précision supérieure à la composante océanique.

C’est une capacité visible, qui permet de « faire comprendre à l’adversaire éventuel que les choses deviennent sérieuses ». Elle permet de peser sur le dialogue politico-diplomatique en signifiant clairement la détermination française.

« La composante aéroportée donne, en cas de crise majeure, une visibilité à notre détermination à nous défendre, évitant ainsi un engrenage vers des solutions extrêmes. Voilà l’intérêt des deux composantes, si je puis dire : une qui ne se voit pas et une autre qui se voit »

François Hollande, discours du 19 février 2015.

La visibilité s’accompagne de la réversibilité. Le président peut annuler un raid aéroporté jusqu’au tir des missiles. Cette capacité est essentielle dans le cadre du dialogue dissuasif.

Elle est armée 24h sur 24 par les FAS, Forces aériennes stratégiques, et sur décision du président de la République par la FANu, Force Aéronavale Nucléaire. La FANu est composée du groupe aéronaval articulé autour du Charles de Gaulle qui peut emporter des charges nucléaires. Faire porter des armes nucléaires par un porte-avion est une spécificité française.

Le groupe aéronaval, cœur de la Force Aéronavale Nucléaire
Le GAN (c) Marine nationale

Quant aux FAS, elles comprennent essentiellement 48 rafales de l’Armée de l’air et des avions ravitailleurs.

Les missiles Air-sol moyenne portée améliorés (ASMP-A) des rafales sont beaucoup plus précis que les M51 des SNLE. Chaque année, un exercice de grande ampleur, dénommé « poker », permet de tester la capacité des FAS à pénétrer un dispositif de défense adverse.

Contrairement à ce que l’on peut parfois entendre, la composante aéroportée n’est pas strictement chargée de conduire les frappes « d’ultime avertissement ». Les SNLE peuvent tout à fait mener ces frappes.

Des moyens d’évaluation de situation et d’alerte, notamment dans l’espace, ainsi que des systèmes de transmissions nucléaires complètent le dispositif.

La notion de stricte suffisance

Ces forces sont maintenues au niveau de « stricte suffisance » correspondant à la doctrine de dissuasion nucléaire française. Il s’agit de s’adapter au niveau de menace. In fine, la notion de stricte suffisance ne correspond pas au chiffre minimum des armes et des vecteurs pour garantir une dissuasion permanente et indépendante, mais à la combinaison des capacités minimales pour garantir cette dissuasion exemplaire.

L’arsenal français est à un niveau historiquement bas. Aujourd’hui, la France ne dispose plus que de 300 têtes nucléaires, contre plus de 6000 pour les États-Unis ou la Russie. Le nombre de SNLE, réduit de 6 à 4 entre la fin des années 90 et 2010, est à un niveau plancher si l’on veut bénéficier d’une permanence à la mer.

En effet, lorsque l’un est en mer, celui qui va le remplacer est prêt à partir, le troisième est en entretien de courte durée (« arrêt technique »), et le dernier subit un entretien beaucoup plus lourd (« arrêt technique majeur »).

Les deux composantes sont indispensables à une dissuasion crédible. Elles combinent dissuasion visible et invisible, frappes massives et de précision. En supprimer une mettrait en outre la France à la merci d’une rupture technologique dans le domaine de l’interdiction aérienne ou de la détection sous-marine.

Disposer de deux composantes présente en outre un avantage militaire important : les trajectoires des vecteurs océaniques et aéroportés ne sont pas de même nature, ce qui rend leur interception complète beaucoup plus complexe… et chère. À l’époque où les technologies permettent d’envisager des systèmes de défense antimissile, cet atout n’est pas négligeable.

Enfin, il faut noter qu’à l’exclusion des SNLE, la plus grande partie des forces nucléaires remplit également des missions conventionnelles. Par exemple, le porte-avion Charles de Gaulle, les satellites de renseignement et les Rafales servent lors des opérations extérieures ou dans les missions de police du ciel. Cela permet de limiter le coût de la dissuasion nucléaire à environ 4 milliards d’euros par an.

La notion de stricte suffisante ne fait pas de la dissuasion une défense au rabais, mais est au contraire une garantie d’adéquation entre les fins de l’arme nucléaire et ses moyens, tout en évitant toute course aux armements.

« le principe de stricte suffisance invite à une modernisation constante des capacités, voire l’acquisition de nouvelles capacités si l’évolution de l’état de la menace le justifiait. »

SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

La modernisation attendue de la dissuasion nucléaire française

Face à de nouvelles technologies comme la défense antimissile et l’hypervélocité, tout comme face à la remise en question du multilatéralisme dans le règlement des crises, renoncer à la modernisation de la dissuasion nucléaire revient à l’abandonner de fait.

La LPM 2025 – 2031 devrait être consacrée à la modernisation des capacités de dissuasion nucléaire françaises. L’effort financier devrait considérablement augmenter, pour passer de 4 à 6 milliards d’euros par an. Les réalisations amorcées devraient voir le jour en 2033 – 2035.

Modernisation de la FOST

La modernisation de la FOST est la priorité de la modernisation à venir.

Le SNLE de troisième génération devrait conserver le même tonnage que les navires actuels, afin de n’avoir pas à modifier en profondeur les infrastructures existantes. Il sera équipé de missiles M51 qui vont continuer à évoluer. 4 navires devraient être construits. Le premier devrait être mis en service vers 2030. En 2048 le parc aura été complètement renouvelé, et le dernier de ces sous-marins retiré du service vers 2080.

Cependant, les chantiers des sous-marins Barracudas vendus à l’Australie accusent deux ans de retard. Or, les infrastructures de production, propriété de DCNS, sont les mêmes que celles devant accueillir les chantiers des SNLE. La durée de vie des SNLE actuels pourrait donc devoir être prolongée.

La modernisation du missile M51 a pour objet de faire face à la problématique majeure à laquelle est confrontée la dissuasion nucléaire française : le développement des capacités de défense antimissile balistique. Le missile actuellement en service est le M51.2. Pour des raisons budgétaires, un choix a dû être fait entre le développement de nouveaux SNLE et le missile M6. Le M51 continuera donc à être amélioré. Une version M51.3 est en cours de développement et devrait être mise en service vers 2025. Le M51.4 devrait quant à lui entrer en service vers 2030. Les capacités améliorées sont la portée et la capacité de pénétration.

Missile M51.
Un missile M51. (c) Marine nationale

Le renouvellement des SNA a déjà débuté avec la mise en service du premier sous-marin de classe Suffren.

Modernisation de la composante aéroportée

La composante aéroportée a connu une modernisation constante depuis le début des années 2010 (ASMP-A, retrait des Mirages 2000-N). En conséquence, les efforts consentis pour cette composante devraient être moindres que pour la FOST.

La transition entamée au niveau des avions de combat et ravitailleurs se poursuivra. Le Rafale sera porté au standard F4, avec une augmentation pour 2024 des performances de son armement, de ses capteurs et l’intégration de la maintenance prédictive.      

Le renouvellement de la flotte des avions ravitailleurs C135 se poursuivra avec l’arrivée des MRTT Phénix jusqu’en 2025, comblant par là l’une des rares lacunes de l’autonomie stratégique française en matière de dissuasion.

Le missile ASMPA connaîtra lui aussi une rénovation (ASMPA-R) afin de maintenir ses capacités à niveau jusqu’en 2035. Le programme d’ensemble air-sol nucléaire de 4e génération (ASN4G) devait alors prendre le relais jusqu’en 2070. Cet armement devrait rester un missile, aux capacités accrues, probablement hypersonique (Mach 5) plus qu’hypervéloce (Mach 8).

En effet, à partir de 2035 – 2040, la composante aéroportée devrait entrer dans une nouvelle ère. Le Porte-avion Nouvelle Génération (PANG) devait succéder au Charles de Gaulle. Il aura la capacité de faire voler le SCAF, Système de combat aérien du futur.

Enfin, la « troisième composante », les transmissions nucléaires devraient elles aussi connaître une amélioration de leurs performances.

Modernisation des armes nucléaires fondée sur la simulation

Depuis l’arrêt des essais nucléaires en 1996, les nouvelles têtes nucléaires sont conçues grâce au programme « Simulation ». Concrètement, les dernières campagnes d’essais ont permis de collecter assez de données pour n’avoir plus besoin de valider la fiabilité des nouvelles armes par des explosions. Ce dispositif se base sur des supercalculateurs, l’installation radiographique ÉPURE, sur le laser Mégajoule et sur les compétences scientifiques associées.

Le rôle des supercalculateurs est de reproduire par le calcul chaque étape de fonctionnement d’une arme nucléaire. Le système utilisé par le CEA porte le nom de Tera 1000. Il permet d’effectuer 25 millions de milliards d’opérations par seconde (des pétaflops, ça ne s’invente pas). Il devrait être remplacé par Exa 1, capable d’atteindre 1 milliard de milliards d’opérations par seconde (un exaflop).

Afin de s’assurer de leur fiabilité, les résultats de Tera 1000 sont confrontés à ceux d’ÉPURE et du laser Mégajoule.

L’installation radiographique ÉPURE sert à effectuer des expériences d’hydrodynamique afin d’étudier les déformations de la matière, particulièrement au moment de l’implosion qui amorce la réaction nucléaire. Elle a pour fonction de vérifier et d’enrichir les données du supercalculateur Tera 1000. Elle est déjà considérée comme opérationnelle, même si la troisième et dernière machine radiographique ne devrait être installée qu’en 2022.

Le laser Mégajoule installé en Aquitaine sert lui à valider expérimentalement les phénomènes physiques qui ont lieu au moment du fonctionnement de l’arme nucléaire. 

Enfin, notons que la France ne produit plus de matière fissile pour ses armes nucléaires et recycle celle de ses anciennes têtes.

Les moyens de la dissuasion nucléaire française devraient donc en grande partie être renouvelés lors de la prochaine LPM. C’est à la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) que reviendra de concevoir et produire les nouveaux matériels. 

Dissuasion nucléaire française et BITD

L’aspect industriel de la dissuasion est fondamental. Pouvoir produire les moyens de sa dissuasion garantit son autonomie stratégique. Les technologies à maitriser et les savoir-faire à obtenir sont si pointus que l’état de la BITD française est un point d’attention fort des politiques de défense. 

Une BITD forte est indispensable pour l’autonomie stratégique française

Une BITD capable de concevoir, produire et soutenir les armes et les vecteurs utilisés par la dissuasion nucléaire est indispensable à l’autonomie stratégique française. C’est le cas aujourd’hui, à l’exception près d’ArcelorMittal, qui produit l’acier de la coque des sous-marins, et de Thermodyn, qui fabrique des turbines de propulsion. Toutes deux sont passées sous contrôle de capitaux étrangers. En revanche, la dernière lacune capacitaire, la production d’avions ravitailleurs, est en passe d’être comblée avec la mise en service des MRTT Phénix. Sans cela, la dissuasion, qui fonctionne comme un système de système, serait dépendante d’une ou plusieurs puissances étrangères.

C’est pourquoi tout un chapelet d’entreprises françaises participe à la conception, la production et le maintien en condition opérationnelle des matériels servis dans le cadre de la dissuasion. Ainsi, le M51 est conçu et produit par ArianeGroup, mais concerne 450 entreprises à un moment ou à un autre de son cycle industriel. DCNS et AREVA produisent les SNLE et les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). MBDA réalise le missile ASMPA, Dassault le Rafale. Thalès est quant à lui chargé des équipements de communications.

La conservation des savoir-faire nécessaires à production de matériels nucléaires est donc un point clef pour les entreprises de la BITD. Sans cela, des incidents comme ceux survenus sur le chantier de l’EPR pourraient survenir. L’État peut les y aider en étalant ses commandes, néanmoins la durée de vie des équipements permet de réaliser un tuilage entre entretien et démantèlement des matériels vieillissants d’un côté et conception et production de la nouvelle génération de l’autre.

Sans BITD forte, point de dissuasion donc. Mais on peut renverser la proposition, sans dissuasion, pas de BITD forte, tant la demande provoquée par la dissuasion nucléaire a un effet structurant sur la BITD française. 

Le nucléaire possède un effet structurant sur la BITD

Les commandes liées à la dissuasion nucléaire sont essentielles à la BITD française, par leur volume, leur technicité et leur besoin d’excellence.

La dissuasion nucléaire a un effet structurant sur la physionomie de la BITD. Par exemple, le format de la marine et, dans une moindre mesure, celui de l’armée de l’air, est largement pensé autour de la dissuasion. Presque tous leurs matériels majeurs y concourent. En conséquence, les commandes liées à la dissuasion donnent sa physionomie à la BITD dans ces deux domaines. Elles sont ainsi responsables des performances de DCNS.

De plus, la dissuasion provoque un effet d’entraînement sur le reste de la BITD. Par exemple, les technologies développées pour les SNLE bénéficient aux SNA, mais aussi aux sous-marins conventionnels, comme le barracuda, que produit DCNS.

« le succès remporté par DCNS, en avril 2016, avec l’attribution du marché australien de 12 de sous-marins Shortfin Barracuda1 — “contrat du siècle” d’un montant de 34 milliards d’euros — n’est pas sans dette envers la dissuasion… »

SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

De même, le système de propulsion utilisé par les fusées Ariane est très proche de celui du M51. Et pour cause, le bureau d’étude qui produisait Ariane 5 est le celui qui a travaillé sur le M51.

Ainsi, pour M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre National d’Études Spatiales, « Ariane est un missile et un missile est Ariane. »

En outre, les passerelles entre les applications militaires et civiles des technologies nécessaires à la dissuasion sont nombreuses. Ainsi, les installations de simulation comme le laser Mégajoule peuvent posséder des applications civiles. Une véritable zone industrielle, la « route des lasers » s’est d’ailleurs créée autour du site du Laser, qui travaille au profit du Commissariat à l’Énergie Atomique et bénéficie du fruit de ses recherches. La firme Atos, qui produit le supercalculateur Tera 1000, doit aussi sa bonne santé à sa participation au programme de simulation.

Chaque euro investi dans la dissuasion n’est donc pas une dépense… mais un investissement.

Enfin, même si ce n’est pas le cœur du sujet, ces investissements de l’État permettent le maintien sur le territoire d’un grand nombre d’emplois industriels. Ainsi, un rapport de l’Assemblée nationale considère que les seules commandes liées à la dissuasion nucléaire permettent à DCNS, Areva TA et ArianeGroup de maintenir plus de 10 000 emplois sur le territoire, et que 90 % de la valeur ajoutée liée à la dissuasion est créée en France.

L’effet de la dissuasion nucléaire est donc structurant sur la BITD française.

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Les moyens de la dissuasion nucléaire française sont donc organisés en deux composantes complémentaires, océanique et aéroportée. Ces deux composantes correspondent au niveau de « stricte suffisance » rendue nécessaire par le contexte international. Elles sont en cours de modernisation, et cette modernisation devrait s’accélérer avec la prochaine LPM. L’aspect industriel est en effet indissociable de l’aspect opérationnel : seule une BITD puissante et complète permet une dissuasion autonome et crédible.