La stratégie indirecte chez le général Beaufre

Chez le général Beaufre, la stratégie indirecte est l’indispensable complément de la dissuasion nucléaire. Dans un monde verrouillé par les armes atomiques, la seule liberté d’action restante réside dans la stratégie indirecte.

La stratégie indirecte chez Beaufre
Soldat français en Indochine, 1954.

Vous pouvez commencer par lire notre article sur La stratégie nucléaire chez le général Beaufre.

Beaufre vs Liddell Hart : approche indirecte ou stratégie indirecte ?

Dans Strategy, Liddell Hart avait théorisé l’approche indirecte. L’idée centrale de l’approche indirecte chez Liddell Hart était de renverser le rapport des forces opposées avant l’épreuve de la bataille par la manœuvre et non par le combat.


Lire notre article sur Liddell Hart et l’approche indirecte.

Toutefois, cette approche demeure géographie et liée à la victoire militaire. André Beaufre dépouille cette approche de ces deux scories pour en extraire la stratégie indirecte. Cette stratégie indirecte attend l’essentiel de la décision par des moyens autres que la victoire militaire.

Pourquoi une stratégie indirecte ? Avec les armes atomiques, la liberté d’action dans les conflits diminue. Il faut pourtant l’exploiter, car c’est elle seule qui peut faire bouger le statu quo, grâce à des procédés nuancés dans lesquels la guerre devient presque méconnaissable.  

Conception de la manœuvre indirecte

La stratégie indirecte repose chez Beaufre sur deux types de manœuvres : extérieure et intérieure.

Conception de la manœuvre extérieure

Dans la stratégie indirecte chez le général Beaufre, la liberté d’action ne dépend pas des opérations menées, mais de facteurs extérieurs.

L’essentiel de la manœuvre ne se joue pas sur le terrain, mais à l’extérieur. Il s’agit de retirer sa liberté d’action à l’adversaire sur la scène internationale et intérieure, par des moyens politiques, économiques et diplomatiques. Mais cela suppose une dissuasion (nucléaire ou classique) crédible et une ligne politique cohérente. La stratégie indirecte chez Beaufre doit, enfin, se fonder sur un plan d’opérations visant la psychologie de l’adversaire.

Conception de la manœuvre intérieure

Les opérations militaires dans l’espace géographique où l’on veut obtenir des résultats portent le nom de manœuvre intérieure. En stratégie indirecte, elles ne sont pas l’effort, qui porte sur la manœuvre extérieure. Elles reposent sur trois variables : forces matérielles, forces morales, durée.

Si les forces matérielles sont grandes, les forces morales peuvent être petites et la durée du conflit doit être courte.

Si les forces matérielles sont basses, la force morale doit être élevée et la durée de la guerre sera longue. Le type de manœuvre privilégié doit être la manœuvre par la lassitude.

Manœuvre par la lassitude

Il s’agit d’amener un adversaire beaucoup plus fort à admettre des conditions de paix défavorables à ses intérêts, en n’engageant qui plus est contre lui que des moyens limités. L’infériorité des forces militaires doit être compensée par la supériorité des forces morales dans la durée.

Plan matériel

Il s’agit pour le plus faible de savoir durer. Le mode d’action le plus adapté est donc la guérilla. Deux notions capitales encadrent ce type d’action.

Il s’agit d’abord de dissuader la population de renseigner l’ennemi, en usant de la terreur systématique.

Ensuite, il faut étendre géographiquement la menace, afin de provoquer chez l’ennemi un dilemme de protection. Plus il doit déployer de troupes pour se protéger, moins il peut agir et plus il s’affaiblit. Le colonel Lawrence en montre l’exemple à Médine dans Les 7 piliers de la sagesse.

Le dispositif doit être complété par l’établissement de sanctuaires, qui permettent la fourniture de ressources depuis l’extérieur (hommes, armement, vivres…). Ces sanctuaires peuvent aussi bénéficier du couvert de la dissuasion nucléaire, s’ils sont placés sur le territoire d’un allié disposant de l’arme nucléaire. Cela n’empêche toutefois pas une usure importante des troupes de guérilla. Ainsi, dans les années 50, la guérilla malaise échoua en partie parce que les Anglais étaient parvenus à la priver de sanctuaire.

Plan psychologique

Il s’agit là aussi de savoir durer. Une ligne politique claire et séduisante, alliée à la certitude de la victoire (par exemple, pour les marxistes, en mettant en avant le sens de l’histoire) permet de mobiliser les passions du peuple.

Dans ce genre de combat, les tactiques psychologiques sont essentielles. « Les seuls succès sont d’ordre psychologique », écrit le général. Les succès matériels doivent provoquer des victoires psychologiques, sans quoi ils ne servent à rien.

Avec la symbiose des manœuvres intérieures et extérieures, le conflit peut durer, et permettre des gains considérables a des prix dérisoires.

Outre la manœuvre par lassitude, le plus faible peut recourir à des techniques qui font appel à des métaphores culinaires.

Manœuvre de l’artichaut (ou tactique du salami)

Il s’agit d’un coup d’éclat militaire qui repose sur le fait accompli. Il est suivi d’un arrêt, puis de sa répétition ailleurs.

La manœuvre intérieure repose sur un succès militaire en moins de 48 h, comme l’Anschluss, ou la prise de la Crimée par les Russes en 2014.

Là aussi, la manœuvre extérieure est essentielle pour se procurer la liberté d’action. L’objectif doit paraître limité pour être acceptable par l’opinion internationale.

Les parades à la stratégie indirecte selon Beaufre

Contre manœuvre extérieure

C’est l’effort. Sans manœuvre extérieure, point de guérilla. La contre-manœuvre extérieure consiste à définir une ligne politique offensive pour menacer les vulnérabilités de l’adversaire et de ses soutiens. Ensuite, il s’agit de multiplier les interdictions : la dissuasion nucléaire doit être maintenue, les dissuasions complémentaires multipliées, les positions géographiques et idéologiques ennemies menacées.

Sur le plan idéologique, la faiblesse de l’occident tenait lors des guerres de décolonisation, selon Beaufre, au fait qu’il ne pouvait proposer aux pays du tiers monde un modèle suffisamment social. Sur le plan psychologique, il fallait donc rétablir le prestige de la civilisation occidentale, pour que son succès paraisse assuré. Beaufre se faisait donc l’avocat d’une organisation occidentale chargée de construire une stratégie globale unie.

Contre manœuvre intérieure

Dans les territoires clefs, il s’agit d’abord de se prémunir contre le fait accompli. Contre la manœuvre par lassitude, le fort doit disposer d’une ligne politique destinée à réduire les atouts de l’adversaire, fondée sur le prestige et les réformes. Ensuite, il doit déjouer la stratégie de la guérilla au niveau militaire (en mettant l’effort sur le plan psychologique), en consentant un certain degré d’insécurité, voire en laissant l’adversaire s’installer pour mieux le détruire, et en fermant hermétiquement les frontières. Mais il faut durer avec des moyens très importants, et avec une contre-manœuvre intérieure, on ne fait que répondre de façon directe à une attaque indirecte.

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La stratégie indirecte complète celui de la dissuasion nucléaire. La clef reste la liberté d’action, qui réside dans la manœuvre extérieure. La psychologie joue en outre un rôle déterminant. Mais en dernière analyse, la force reste nécessaire.

La stratégie nucléaire chez le général Beaufre

Dans son Introduction à la stratégie, le général André Beaufre fait une large place à la stratégie nucléaire.

La stratégie nucléaire chez le général Beaufre

IMPORTANCE ET ORIGINALITÉ DE L’ARME ATOMIQUE

L’arme atomique n’est pas qu’une arme plus puissante. Elle confère à son possesseur une nouvelle dimension stratégique. D’une part, elle est capable de frapper n’importe quel point de la planète. D’autre part, elle fait disparaître le rapport entre la puissance d’un État et la masse de ses armées.


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LA STRATÉGIE DE DISSUASION NUCLEAIRE CHEZ ANDRE BEAUFRE

La dissuasion nucléaire se fonde sur l’incertitude, mais doit être complétée par des forces conventionnelles.

La dissuasion nucléaire

Selon le général Beaufre, la crédibilité de la dissuasion nucléaire repose sur l’évaluation du rapport entre les gains et les pertes. Les dirigeants doivent feindre l’irrationalité, laissant penser qu’ils sont prêts à provoquer un désastre. L’incertitude est ainsi le seul élément assuré, constituant la clé de la dissuasion. Il est donc essentiel de la maintenir.

Il existe deux types de tactiques :

  • contre-forces : destruction des forces armées adverses, y compris et surtout des vecteurs nucléarisés. Cela nécessite beaucoup de moyens.
  • contre-cités : destruction des principales villes ennemies. L’idée d’utiliser une telle stratégie est si effrayante qu’elle suggère que l’on mise sur la dissuasion comme suffisante. Cependant, cela s’avère moins intimidant et ne propose finalement qu’une option de destruction mutuelle.

Les dissuasions complémentaires

Malgré tout, chacun des adversaires conserve un certain degré de liberté d’action, sur des théâtres secondaires ou dans des actions mineures. La dissuasion doit donc être complétée, soit grâce à des troupes conventionnelles de type expéditionnaires, ou bien en maintenant un risque de déclenchement de représailles nucléaires face à un conflit local (armes atomiques tactiques).

Disposer de forces conventionnelles nombreuses permet une dissuasion presque absolue : l’ascension du conflit conventionnel finirait par conduire à une ascension aux extrêmes nucléaires.

LA STRATÉGIE DE GUERRE

La stratégie de guerre atomique est différente de la stratégie de dissuasion.

Etant donné le risque de destruction mutuelle, un conflit entre puissances nucléaires s’ouvrirait selon toute probabilité par une action limitée.

De là, il existe deux types de doctrines d’emploi : les « représailles massives » et la riposte flexible. Dans les « représailles massives », le feu nucléaire visant à éliminer l’adversaire est déclenché contre toute agression, si minime soit-elle. Notons que les état-unis ont abandonné la, doctrine des représailles massives dès que l’URSS a été en mesure de frapper le sol américain.

La riposte flexible, à l’inverse, met en oeuvre la force juste nécessaire, gardant en réserve l’emploi massif des feux nucléaires.

Selon Beaufre, à l’ère atomique, seuls deux types de guerres sont donc possibles entre puissances niucléaires, la stratégie du fait accompli ou le conflit prolongé de basse intensité.

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Pour conclure, la stratégie nucléaire revêt une importance capitale dans l’oeuvre du général Beaufre. L’arme nucléaire permet à son détenteur de changer de stature stratégique. Elle ne rend toutefois pas les forces conventionnelles obsolètes, car il est nécessaire de pouvoir agir en deçà du seuil nucléaire.

La stratégie chez le général Beaufre

Dans Introduction à la stratégie, le général André Beaufre nous livre les conclusions de ses réflexions sur la stratégie dans un texte dense, concis et clair.

André Beaufre, introduction à la stratégie

D’après Beaufre, la signification du terme « stratégie » est souvent mal comprise. Historiquement, elle constituait la science et l’art du commandement suprême. Elle était transmise par l’exemple. Cependant, avec l’évolution de la guerre, cette transmission empirique est devenue obsolète, laissant place à la recherche stratégique.

Néanmoins, cette dernière reste inévitablement influencée par les conflits de son époque. Seule une approche abstraite permet véritablement de saisir la nature de la stratégie.

But de la stratégie chez Beaufre

Avant de définir la stratégie, il faut savoir à quoi elle sert. Elle ne se déploie pas dans le vide. Elle possède un but précis :

« Le but de la stratégie est d’atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ».

Définition de la stratégie par André Beaufre

Après le but, la définition. La célèbre définition de la stratégie arrive assez tôt dans l’œuvre. Elle est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».

À la guerre, chacun recherche l’acceptation par l’adversaire des conditions qu’il veut lui imposer. In fine, il s’agit de convaincre l’autre que poursuivre la lutte est inutile. La stratégie cible donc la volonté de l’autre.

C’est en replaçant un problème stratégique sur le terrain de la psychologie de l’adversaire que l’on peut apprécier correctement les facteurs décisifs. Il faut donc « atteindre la décision en créant et en exploitant une situation entrainant une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer ».

Ainsi, les adversaires visent simultanément la désintégration morale de l’autre. L’action stratégique est donc dialectique. Chacun cherche à agir tout en parant les actions de l’autre. La stratégie est donc une lutte pour la liberté d’action.

En dernière analyse, selon Beaufre la stratégie doit être considérée comme un art, car elle exige du stratège qu’il évalue les éléments clés avec son seul jugement. Il est impossible d’établir une liste de règles qui seraient applicables en toute circonstance.


Les moyens de la stratégie selon Beaufre

Le choix des moyens s’effectue ensuite par la confrontation des possibles et des vulnérabilités de l’adversaire. La question est donc : qui veut-on vaincre ?

Cela revient à se poser des questions très concrètes. Par exemple : la prise de la capitale ennemie sera-t-elle indispensable ou non ? L’ennemi est-il particulièrement sensible aux pertes humaines ? Il s’agit de trouver le meilleur moyen d’atteindre la désintégration morale. De cette confrontation des possibles et des vulnérabilités de l’adversaire nait un objectif stratégique.


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« Modèles » stratégiques

Le général Beaufre définit 5 « modèles stratégiques » en fonction des moyens et des objectifs:

1 — Moyens très puissants pour objectif modeste : exercer une menace directe (dissuasion atomique).

2 — Objectif modeste, mais moyens insuffisants : liberté d’action étroite, donc nécessité de recourir à des pressions indirectes.

3 — Objectif important, mais moyens et liberté d’action réduits : actions limitées successives, comme Hitler entre 1935 et 1939.

4 — Grande liberté d’action, mais moyens faibles : lutte totale prolongée de faible intensité militaire conduisant à l’usure morale de l’adversaire.

5 — forts moyens militaires : victoire militaire par destruction des forces adverses et occupation de son territoire. L’objectif reste cependant bien la volonté de l’adversaire. Ce modèle ne fonctionne bien qu’en cas de victoire rapide, sinon son coût s’avèrera démesuré par rapport aux enjeux.


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Chez le général André Beaufre, la stratégie est donc « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ». Elle sert à « atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ».

Le raisonnement stratégique combine donc des données matérielles et psychologiques. Il est une méthode de pensée permettant de conduire les évènements et non de les subir.