Platon, La République : la fondation de la cité

Au début de La République, Platon cherche à retrouver en pensée les grandes étapes logiques de la fondation d’une cité.

Platon et Aristote dans l'école d'Athènes.

La République de Platon est un dialogue philosophique centré sur une question essentielle : qu’est-ce que la justice ? Glaucon et Adimante demandent à leur frère Socrate de prouver que la justice est désirable en elle-même, et non seulement pour ses conséquences. Pour répondre, Socrate propose de chercher la justice non dans l’individu, où elle est difficile à discerner, mais dans la cité, où elle apparaît de façon plus visible.

C’est ainsi qu’au Livre II, il commence à construire une cité en pensée, en définissant les besoins fondamentaux des hommes et les fonctions sociales nécessaires à leur satisfaction. Cette réflexion permet non seulement de faire émerger l’idée de justice, mais aussi de mettre en lumière les causes de la guerre et son rôle structurel dans l’organisation de la cité.

Le développement initial : une cité des besoins naturels

Platon imagine d’abord une cité modeste, née des besoins fondamentaux de l’homme : se nourrir, se vêtir, se loger. Ces besoins étant variés, aucun individu ne peut les satisfaire seul. Il faut alors une répartition des tâches selon les compétences naturelles de chacun. Certains cultivent, d’autres bâtissent, d’autres fabriquent les vêtements, tandis que d’autres encore échangent ou transportent les produits.

Cette division du travail repose sur le principe fondamental de la pensée platonicienne : chacun doit faire ce pour quoi il est naturellement doué. Ce modèle de société vise l’autosuffisance et l’harmonie. La justice y est implicite : elle réside dans l’accomplissement de sa fonction propre. À ce stade, la cité est simple, paisible, et vit dans une forme de contentement raisonnable. Il n’y a pas de conflits avec les autres cités. En effet, les citoyens n’éprouvent pas le besoin de s’approprier plus que ce qui leur est nécessaire.

Les besoins superflus et l’apparition de la guerre

Mais ce modèle « pur » est rapidement remis en question par Glaucon. Il le juge trop frugal, presque rustique. Il imagine une cité plus développée, où les citoyens ne se contentent pas du nécessaire, mais veulent jouir de biens de luxe. Ils recherchent des plats raffinés, des vêtements élégants, des meubles, des parfums, etc. Cette nouvelle orientation transforme la cité simple en une cité dite « fiévreuse », car elle est désormais animée par le désir d’abondance.

Or, cette recherche de biens superflus entraîne une extension des besoins matériels. La terre d’origine ne suffit plus à nourrir les désirs nouveaux. Il faut alors s’approprier les ressources d’autres territoires. C’est ainsi que la guerre devient inévitable : non pas par nature, mais par suite de l’expansion des désirs humains. La guerre est donc une conséquence indirecte de la croissance de la cité et de la complexification des besoins.

Face à cette menace, il faut organiser la défense. Platon introduit alors une nouvelle classe sociale : les gardiens, chargés de protéger la cité. Ce sont les guerriers. Ils doivent être courageux, disciplinés, mais aussi philosophes dans une certaine mesure : ils ne doivent pas faire un mauvais usage de leur force. Pour cela, ils reçoivent une éducation spécifique, fondée sur la gymnastique et la musique. Platon insiste sur l’équilibre entre vigueur physique et douceur morale. Les gardiens ne doivent pas devenir des tyrans, mais rester au service de la cité.

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Dans ce passage fondateur de La République, Platon montre comment la cité idéale naît de la coopération humaine face aux besoins naturels. À ce stade, la guerre est absente. Mais lorsque les désirs dépassent le nécessaire, la cité s’agrandit, entre en conflit avec ses voisines. Elle doit alors se doter d’une armée. La guerre apparaît donc comme une conséquence de la démesure, non comme un fondement de la société. Elle impose cependant une organisation politique et sociale nouvelle, avec la création d’une classe guerrière spécialisée, éduquée selon des principes philosophiques stricts. Par cette évolution, Platon illustre à la fois les limites de la nature humaine et la nécessité d’un ordre rationnel pour contenir les excès, garantir la sécurité et maintenir la justice dans la cité.

Retrouvez le texte de La République de Platon sur Wikisource.

Lire aussi Arès et Athéna, dieux de la guerre.

Le contrôle objectif chez Huntington

Dans son ouvrage The Soldier and the State publié en 1957, Samuel P. Huntington introduit le concept de contrôle objectif des institutions civiles sur les armées. Son ouvrage est devenu une référence en matière de sociologie militaire et de stratégie. Il y développe une théorie sur les relations entre les militaires et l’État.

Le contrôle objectif chez Huntington

Un des concepts centraux de son analyse est celui de contrôle objectif. Selon Huntington, ce modèle constitue le modèle optimal de gestion de la relation civilo-militaire dans un État démocratique. Contrairement à ce qu’il appelle le contrôle subjectif, Huntington considère que le contrôle objectif permet d’équilibrer efficacement l’autorité civile et la compétence militaire.

Dans cet article, nous examinerons le contrôle objectif. Nous étudierons ses principes, ses avantages et ses défis dans le cadre de la gouvernance d’un État démocratique.

Contexte théorique : civil contre militaire

L’idée de séparation des sphères civile et militaire remonte à l’Antiquité. Cependant, Huntington la reformule dans le cadre moderne des démocraties libérales. La question centrale à laquelle il tente de répondre est la suivante. Comment préserver la compétence militaire tout en assurant le contrôle civil sur les forces armées dans une démocratie ?

Huntington critique les approches antérieures où les autorités civiles cherchaient à réduire ou à subordonner directement le pouvoir des militaires en imposant un contrôle étroit de leurs décisions et actions. Cela conduit souvent à une ingérence excessive et, selon Huntington, nuit à l’efficacité opérationnelle des forces armées. Pour résoudre ce problème, Huntington propose une forme de contrôle qui repose sur un équilibre délicat, le contrôle objectif.

Qu’est-ce que le contrôle objectif selon Huntington ?

Le contrôle objectif repose sur une idée fondamentale : permettre aux militaires d’exercer leur expertise professionnelle tout en assurant leur obéissance à l’autorité civile. Contrairement au contrôle subjectif, qui repose sur la cooptation, la politisation ou l’intégration des élites militaires dans les rouages politiques civils, le contrôle objectif préconise une autonomie professionnelle stricte des forces armées. Ce concept repose sur deux principes fondamentaux :

Spécialisation militaire

Huntington soutient que les forces armées doivent être composées de professionnels formés spécifiquement pour les questions de défense. Or, cette compétence militaire constitue une sphère d’expertise qui, par essence, n’est pas partagée par les autorités civiles. En effet, ces dernières ne sont pas formées à ces enjeux spécifiques.

Non-intervention civile dans les affaires militaires internes

Pour Huntington, la meilleure façon pour les civils de contrôler les militaires n’est pas d’interférer dans leur fonctionnement quotidien. C’est de leur laisser l’autonomie nécessaire pour remplir leur mission. L’autorité civile fixe les objectifs stratégiques, tandis que les militaires définissent la meilleure manière d’atteindre ces objectifs.


Lire aussi Pourquoi les hommes combattent.

Contrôle subjectif vs. contrôle objectif chez Huntington

Le contrôle subjectif est, pour Huntington, une forme possible de relation civilo-militaire. Il s’appuie sur la réduction de l’autonomie militaire et tente de fusionner la sphère militaire avec la sphère politique civile. Dans les démocraties modernes, cela peut se manifester par la politisation de l’armée. Les officiers supérieurs sont alors cooptés par les dirigeants politiques pour servir des intérêts partisans. Huntington voit cela comme une menace, non seulement pour la stabilité démocratique, mais aussi pour l’efficacité des forces armées elles-mêmes. En d’autres termes, lorsque l’armée est politisée ou subordonnée au point de devenir une extension des luttes de pouvoir internes, elle perd sa neutralité et sa compétence.

À l’inverse, le contrôle objectif sépare les deux sphères de manière nette. En effet, en déléguant aux militaires le rôle de gestionnaires techniques de la force armée, tout en maintenant une subordination politique claire, l’État préserve à la fois son autorité sur les décisions stratégiques et l’efficacité opérationnelle de ses forces.

Avantages du contrôle objectif

Autonomie et expertise professionnelle

L’un des principaux avantages du contrôle objectif est qu’il préserve la compétence des militaires. En laissant les militaires gérer les aspects opérationnels, l’État garantit une exécution efficace et professionnelle des décisions stratégiques.

Prévention de la politisation militaire

Le contrôle objectif empêche que l’armée ne devienne un acteur politique, ce qui est essentiel pour la stabilité démocratique. Une armée apolitique et professionnelle sera moins susceptible d’être impliquée dans des intrigues politiques.

Subordination claire au pouvoir civil

En déléguant aux militaires la gestion technique de leurs fonctions tout en fixant les objectifs politiques, l’État civil maintient son contrôle stratégique sur l’armée. Cette subordination est cruciale pour préserver la primauté de l’autorité démocratique.


Lire aussi Arès et Athéna, dieux de la guerre.

Limites et critiques du contrôle objectif d’Huntington

Malgré ses avantages, le concept de contrôle objectif a suscité des critiques. Certains considèrent que cette approche peut entraîner une trop grande autonomie des militaires, leur permettant ainsi d’acquérir un pouvoir disproportionné au sein de l’État. D’autres critiquent la rigidité du modèle, estimant que la relation civilo-militaire nécessite parfois des ajustements plus flexibles en fonction des contextes politiques ou des menaces de sécurité.

Un autre défi du contrôle objectif est la possibilité d’un fossé grandissant entre les militaires et les civils, avec une perte de compréhension mutuelle. En effet, si les militaires se retrouvent trop isolés dans leur expertise, cela peut conduire à une culture militaire déconnectée des réalités politiques, et in fine, de la stratégie.

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Le concept de contrôle objectif de Huntington demeure une référence majeure dans le domaine des relations civilo-militaires. En déléguant aux militaires leur sphère de compétence tout en maintenant un contrôle civil clair sur les décisions stratégiques, Huntington offre une solution pragmatique aux tensions entre autonomie militaire et autorité civile. Toutefois, ce modèle nécessite une attention continue pour éviter les dérives potentielles liées à séparation excessive entre guerre et politique.

L’anneau de Gygès : nul ne fait le bien volontairement

Au livre II de La République de Platon, Glaucon, frère de Platon, utilise le mythe de l’anneau de Gygès pour démontrer que nul ne fait le bien volontairement.

L'anneau de Gygès : nul ne fait le bien volontairement. Platon.

Le Mythe de l’anneau de Gygès

L’histoire raconte celle de Gygès, un berger au service du roi de Lydie. Après un tremblement de terre, Gygès découvre une caverne contenant le cadavre d’un géant portant un anneau d’or. Gygès décide de s’emparer du bijou. Il découvre qu’il lui confère le pouvoir d’invisibilité lorsqu’il tourne le chaton vers l’intérieur de sa main.

Fort de cette nouvelle capacité, Gygès commet diverses actions immorales sans craindre d’être découvert. Il séduit la reine, assassine le roi, et s’empare du trône. L’anneau lui permet d’agir en toute impunité, révélant ainsi ses véritables désirs et ambitions. Le mythe de Gygès pose une question fondamentale : si l’homme pouvait agir sans crainte de répercussions, choisirait-il de faire le bien ou succomberait-il à ses pulsions égoïstes ?

L’anneau de Gygès, révélateur de la nature humaine ?

Le mythe de l’anneau de Gygès soulève des questions essentielles sur la nature humaine et la justice. Glaucon propose ce mythe pour défier Socrate et explorer l’idée que les êtres humains ne font pas le bien volontairement, mais par contrainte sociale. Selon Glaucon, la justice est une convention sociale. Les gens agissent de manière juste non par vertu, mais par peur des conséquences de leurs actes injustes.

La Nature Humaine et l’Injustice

Le mythe illustre que, lorsque les contraintes externes (comme les lois et les normes sociales) sont supprimées, les véritables motivations des individus émergent. Gygès, un simple berger, devient un tyran dès qu’il se rend invisible. Sans la surveillance de ses semblables surveillance, l’homme céderait à ses désirs égoïstes et injustes. Cette vision pessimiste de la nature humaine suggère que l’injustice est la tendance naturelle des individus, réprimée uniquement par la crainte de la punition.

La Justice comme Convention

Glaucon utilise le mythe pour argumenter que la justice n’est pas intrinsèquement valorisée. Si l’on pouvait être injuste sans conséquence, comme Gygès, la plupart des gens choisiraient l’injustice. Cela signifie que l’homme crée les lois et les règles pour protéger les individus des méfaits d’autrui, plutôt qu’une aspiration à une moralité supérieure.

La Réponse de Socrate

Socrate, cependant, ne partage pas cette vision cynique de la justice. Il soutient que la justice est intrinsèquement liée au bien-être de l’âme. Pour Socrate, commettre l’injustice, même sans être découvert, corrompt l’âme et empêche l’individu d’atteindre l’eudaimonia, ou la véritable satisfaction. Le philosophe affirme que la justice, loin d’être une simple convention, est en effet essentielle à l’harmonie intérieure et au bonheur authentique.


A voir également : Arès et Athéna, dieux de la guerre.

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En conclusion le mythe de l’anneau de Gygès signifie que personne ne fait le bien s’il n’est soumis à au jugement de ses semblables. Glaucon l’utilise pour démontrer que sans les contraintes sociales, l’homme révélerait ses tendances naturellement injustes. Toutefois, Socrate oppose à cette vision une justice indispensable à l’intégrité de l’âme et au bonheur véritable.


Lire aussi Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse.

A voir également : Qu’est-ce qu’une civilisation ?

Traité de stratégie, Hervé Coutau-Bégarie

Les indispensables de la bibliothèque stratégique.

Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie

Le Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie constitue un ouvrage indispensable dans la bibliothèque de tout militaire, stratégiste ou étudiant en War Studies.

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Un guide complet sur la stratégie

Le Traité de stratégie est d’abord un ouvrage complet, adapté tant aux débutants qu’aux stratégistes chevronnés. Il est en effet construit comme un tremplin, de considérations générales jusqu’à des données très concrètes.

Nous nous contenterons ici d’en donner un bref résumé.

Le Livre I s’attache à nous faire découvrir la stratégie en général, en tant que concept, catégorie de conflit, science, méthode, art, culture et système. Il brosse également les approches non occidentales de la stratégie. Ce panorama permet aussi de suivre l’histoire de la stratégie.

Une fois posé le cadre conceptuel, le livre II aborde les « Stratégies particulière », de milieu, maritime et aérienne. Rappelons que Hervé Coutau-Bégarie est un spécialiste de stratégie et d’histoire maritime.

Enfin, le Livre III développe le concept de Géostratégie, ou relation entre stratégie et géographie.

La Traité de stratégie : aussi un plaisir de lecture

Hervé Coutau-Bégarie
Hervé Coutau-Bégarie

Hervé Coutau-Bégarie est l’un des grands noms de la pensée stratégique française. Le Traité fait donc autorité. Il a connu de nombreuses rééditions.

Malgré ses plus de mille pages, il est d’un abord assez simple. Les chapitres sont découpés de telle manière que l’attention du lecteur est sans cesse renouvelée. En dépit de sa longueur, le Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie se lit avec plaisir.

Il ne s’agit pas non plus d’un roman d’espionnage. Sa construction permet justement d’aller sélectionner les parties que l’on souhaite lire, sans avoir à parcourir tout ce qui précède, et de revenir en arrière si nécessaire.


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

La bibliographie du Traité de Stratégie : un outil

Dernière remarque étonnante, un des intérêts du Traité réside dans sa bibliographie. Ce truc à la fin qu’on ne regarde jamais… Hervé Coutau-Bégarie avait tout lu : la bibliographie du traité fait (largement) plus de 100 pages ! Cela signifie qu’elle oublie peu d’ouvrages, même mineurs. Elle constitue donc une bonne base pour ses propres travaux ou pour en découvrir plus !

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Le Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie constitue un indispensable. Inutile cependant de s’attaquer à ce monument du début à la fin ; préférer y prendre en fonction de l’intérêt du moment. Et qui sait, le plaisir de la lecture pourrait vous amener plus loin qu’escompté…

Lire aussi : Comprendre pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

La stratégie totale chez le général Beaufre

Le général Beaufre a développé le concept de « stratégie totale ». Cette stratégie totale combine les dimensions politiques, militaires, économiques et diplomatiques de l’action de l’État dans la guerre.

André Beaufre, introduction à la stratégie

La stratégie selon Beaufre

Beaufre assigne tout d’abord un but bien précis à la stratégie dans la guerre. « Le but de la stratégie est d’atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ». Sa définition est restée célèbre : elle est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».

La stratégie totale : une pyramide de stratégies

La stratégie se subdivise en stratégies spécialisées, créant une « pyramide de stratégies ». A son sommet, la stratégie totale (au niveau du gouvernement) conduit la guerre totale. Elle combine les stratégies générales, militaire, économique, diplomatique, et politique.

Les stratégies opérationnelles au sein des branches constituent enfin le dernier niveau. Elles doivent concilier les buts de la stratégie générale avec les possibilités techniques et tactiques. Elles possèdent aussi pour fonction de faire évoluer les techniques et les tactiques en fonction des buts de la stratégie. Par exemple, c’est au niveau de la stratégie générale militaire que se trouve la conception de nouveaux armements.

La stratégie totale du général Beaufre.

Limite du concept de stratégie totale d’André Beaufre

Le concept de stratégie totale du général Beaufre possède néanmoins un certain nombre de limites.

Empiriquement, la seule stratégie générale qui existe est la stratégie militaire. En effet, les domaines politiques, économiques et diplomatiques ne sont pas véritablement déclinés en stratégies générales.

Mais plus largement, le concept de stratégie totale ne s’applique que dans le cadre d’une guerre totale. Il ne prend cependant pas véritablement en compte l’affrontement permanent en deçà du seuil de la guerre. Le général Poirier a développé le concept de stratégie intégrale, qui élargit le champ de la stratégie à la mise en œuvre du projet politique des États. Lire ici notre article sur la stratégie intégrale du général Poirier.

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La stratégie totale chez le général Beaufre, c’est donc la combinaison des stratégies générales, politique, économique, diplomatique et militaire dans la conduite de la guerre totale.

Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

La stratégie indirecte chez le général Beaufre

Chez le général Beaufre, la stratégie indirecte est l’indispensable complément de la dissuasion nucléaire. Dans un monde verrouillé par les armes atomiques, la seule liberté d’action restante réside dans la stratégie indirecte.

La stratégie indirecte chez Beaufre
Soldat français en Indochine, 1954.

Vous pouvez commencer par lire notre article sur La stratégie nucléaire chez le général Beaufre.

Beaufre vs Liddell Hart : approche indirecte ou stratégie indirecte ?

Dans Strategy, Liddell Hart avait théorisé l’approche indirecte. L’idée centrale de l’approche indirecte chez Liddell Hart était de renverser le rapport des forces opposées avant l’épreuve de la bataille par la manœuvre et non par le combat.


Lire notre article sur Liddell Hart et l’approche indirecte.

Toutefois, cette approche demeure géographie et liée à la victoire militaire. André Beaufre dépouille cette approche de ces deux scories pour en extraire la stratégie indirecte. Cette stratégie indirecte attend l’essentiel de la décision par des moyens autres que la victoire militaire.

Pourquoi une stratégie indirecte ? Avec les armes atomiques, la liberté d’action dans les conflits diminue. Il faut pourtant l’exploiter, car c’est elle seule qui peut faire bouger le statu quo, grâce à des procédés nuancés dans lesquels la guerre devient presque méconnaissable.  

Conception de la manœuvre indirecte

La stratégie indirecte repose chez Beaufre sur deux types de manœuvres : extérieure et intérieure.

Conception de la manœuvre extérieure

Dans la stratégie indirecte chez le général Beaufre, la liberté d’action ne dépend pas des opérations menées, mais de facteurs extérieurs.

L’essentiel de la manœuvre ne se joue pas sur le terrain, mais à l’extérieur. Il s’agit de retirer sa liberté d’action à l’adversaire sur la scène internationale et intérieure, par des moyens politiques, économiques et diplomatiques. Mais cela suppose une dissuasion (nucléaire ou classique) crédible et une ligne politique cohérente. La stratégie indirecte chez Beaufre doit, enfin, se fonder sur un plan d’opérations visant la psychologie de l’adversaire.

Conception de la manœuvre intérieure

Les opérations militaires dans l’espace géographique où l’on veut obtenir des résultats portent le nom de manœuvre intérieure. En stratégie indirecte, elles ne sont pas l’effort, qui porte sur la manœuvre extérieure. Elles reposent sur trois variables : forces matérielles, forces morales, durée.

Si les forces matérielles sont grandes, les forces morales peuvent être petites et la durée du conflit doit être courte.

Si les forces matérielles sont basses, la force morale doit être élevée et la durée de la guerre sera longue. Le type de manœuvre privilégié doit être la manœuvre par la lassitude.

Manœuvre par la lassitude

Il s’agit d’amener un adversaire beaucoup plus fort à admettre des conditions de paix défavorables à ses intérêts, en n’engageant qui plus est contre lui que des moyens limités. L’infériorité des forces militaires doit être compensée par la supériorité des forces morales dans la durée.

Plan matériel

Il s’agit pour le plus faible de savoir durer. Le mode d’action le plus adapté est donc la guérilla. Deux notions capitales encadrent ce type d’action.

Il s’agit d’abord de dissuader la population de renseigner l’ennemi, en usant de la terreur systématique.

Ensuite, il faut étendre géographiquement la menace, afin de provoquer chez l’ennemi un dilemme de protection. Plus il doit déployer de troupes pour se protéger, moins il peut agir et plus il s’affaiblit. Le colonel Lawrence en montre l’exemple à Médine dans Les 7 piliers de la sagesse.

Le dispositif doit être complété par l’établissement de sanctuaires, qui permettent la fourniture de ressources depuis l’extérieur (hommes, armement, vivres…). Ces sanctuaires peuvent aussi bénéficier du couvert de la dissuasion nucléaire, s’ils sont placés sur le territoire d’un allié disposant de l’arme nucléaire. Cela n’empêche toutefois pas une usure importante des troupes de guérilla. Ainsi, dans les années 50, la guérilla malaise échoua en partie parce que les Anglais étaient parvenus à la priver de sanctuaire.

Plan psychologique

Il s’agit là aussi de savoir durer. Une ligne politique claire et séduisante, alliée à la certitude de la victoire (par exemple, pour les marxistes, en mettant en avant le sens de l’histoire) permet de mobiliser les passions du peuple.

Dans ce genre de combat, les tactiques psychologiques sont essentielles. « Les seuls succès sont d’ordre psychologique », écrit le général. Les succès matériels doivent provoquer des victoires psychologiques, sans quoi ils ne servent à rien.

Avec la symbiose des manœuvres intérieures et extérieures, le conflit peut durer, et permettre des gains considérables a des prix dérisoires.

Outre la manœuvre par lassitude, le plus faible peut recourir à des techniques qui font appel à des métaphores culinaires.

Manœuvre de l’artichaut (ou tactique du salami)

Il s’agit d’un coup d’éclat militaire qui repose sur le fait accompli. Il est suivi d’un arrêt, puis de sa répétition ailleurs.

La manœuvre intérieure repose sur un succès militaire en moins de 48 h, comme l’Anschluss, ou la prise de la Crimée par les Russes en 2014.

Là aussi, la manœuvre extérieure est essentielle pour se procurer la liberté d’action. L’objectif doit paraître limité pour être acceptable par l’opinion internationale.

Les parades à la stratégie indirecte selon Beaufre

Contre manœuvre extérieure

C’est l’effort. Sans manœuvre extérieure, point de guérilla. La contre-manœuvre extérieure consiste à définir une ligne politique offensive pour menacer les vulnérabilités de l’adversaire et de ses soutiens. Ensuite, il s’agit de multiplier les interdictions : la dissuasion nucléaire doit être maintenue, les dissuasions complémentaires multipliées, les positions géographiques et idéologiques ennemies menacées.

Sur le plan idéologique, la faiblesse de l’occident tenait lors des guerres de décolonisation, selon Beaufre, au fait qu’il ne pouvait proposer aux pays du tiers monde un modèle suffisamment social. Sur le plan psychologique, il fallait donc rétablir le prestige de la civilisation occidentale, pour que son succès paraisse assuré. Beaufre se faisait donc l’avocat d’une organisation occidentale chargée de construire une stratégie globale unie.

Contre manœuvre intérieure

Dans les territoires clefs, il s’agit d’abord de se prémunir contre le fait accompli. Contre la manœuvre par lassitude, le fort doit disposer d’une ligne politique destinée à réduire les atouts de l’adversaire, fondée sur le prestige et les réformes. Ensuite, il doit déjouer la stratégie de la guérilla au niveau militaire (en mettant l’effort sur le plan psychologique), en consentant un certain degré d’insécurité, voire en laissant l’adversaire s’installer pour mieux le détruire, et en fermant hermétiquement les frontières. Mais il faut durer avec des moyens très importants, et avec une contre-manœuvre intérieure, on ne fait que répondre de façon directe à une attaque indirecte.

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La stratégie indirecte complète celui de la dissuasion nucléaire. La clef reste la liberté d’action, qui réside dans la manœuvre extérieure. La psychologie joue en outre un rôle déterminant. Mais en dernière analyse, la force reste nécessaire.

La stratégie nucléaire chez le général Beaufre

Dans son Introduction à la stratégie, le général André Beaufre fait une large place à la stratégie nucléaire.

La stratégie nucléaire chez le général Beaufre

IMPORTANCE ET ORIGINALITÉ DE L’ARME ATOMIQUE

L’arme atomique n’est pas qu’une arme plus puissante. Elle confère à son possesseur une nouvelle dimension stratégique. D’une part, elle est capable de frapper n’importe quel point de la planète. D’autre part, elle fait disparaître le rapport entre la puissance d’un État et la masse de ses armées.


Lire aussi Le troisième âge nucléaire.

LA STRATÉGIE DE DISSUASION NUCLEAIRE CHEZ ANDRE BEAUFRE

La dissuasion nucléaire se fonde sur l’incertitude, mais doit être complétée par des forces conventionnelles.

La dissuasion nucléaire

Selon le général Beaufre, la crédibilité de la dissuasion nucléaire repose sur l’évaluation du rapport entre les gains et les pertes. Les dirigeants doivent feindre l’irrationalité, laissant penser qu’ils sont prêts à provoquer un désastre. L’incertitude est ainsi le seul élément assuré, constituant la clé de la dissuasion. Il est donc essentiel de la maintenir.

Il existe deux types de tactiques :

  • contre-forces : destruction des forces armées adverses, y compris et surtout des vecteurs nucléarisés. Cela nécessite beaucoup de moyens.
  • contre-cités : destruction des principales villes ennemies. L’idée d’utiliser une telle stratégie est si effrayante qu’elle suggère que l’on mise sur la dissuasion comme suffisante. Cependant, cela s’avère moins intimidant et ne propose finalement qu’une option de destruction mutuelle.

Les dissuasions complémentaires

Malgré tout, chacun des adversaires conserve un certain degré de liberté d’action, sur des théâtres secondaires ou dans des actions mineures. La dissuasion doit donc être complétée, soit grâce à des troupes conventionnelles de type expéditionnaires, ou bien en maintenant un risque de déclenchement de représailles nucléaires face à un conflit local (armes atomiques tactiques).

Disposer de forces conventionnelles nombreuses permet une dissuasion presque absolue : l’ascension du conflit conventionnel finirait par conduire à une ascension aux extrêmes nucléaires.

LA STRATÉGIE DE GUERRE

La stratégie de guerre atomique est différente de la stratégie de dissuasion.

Etant donné le risque de destruction mutuelle, un conflit entre puissances nucléaires s’ouvrirait selon toute probabilité par une action limitée.

De là, il existe deux types de doctrines d’emploi : les « représailles massives » et la riposte flexible. Dans les « représailles massives », le feu nucléaire visant à éliminer l’adversaire est déclenché contre toute agression, si minime soit-elle. Notons que les état-unis ont abandonné la, doctrine des représailles massives dès que l’URSS a été en mesure de frapper le sol américain.

La riposte flexible, à l’inverse, met en oeuvre la force juste nécessaire, gardant en réserve l’emploi massif des feux nucléaires.

Selon Beaufre, à l’ère atomique, seuls deux types de guerres sont donc possibles entre puissances niucléaires, la stratégie du fait accompli ou le conflit prolongé de basse intensité.

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Pour conclure, la stratégie nucléaire revêt une importance capitale dans l’oeuvre du général Beaufre. L’arme nucléaire permet à son détenteur de changer de stature stratégique. Elle ne rend toutefois pas les forces conventionnelles obsolètes, car il est nécessaire de pouvoir agir en deçà du seuil nucléaire.

La stratégie chez le général Beaufre

Dans Introduction à la stratégie, le général André Beaufre nous livre les conclusions de ses réflexions sur la stratégie dans un texte dense, concis et clair.

André Beaufre, introduction à la stratégie

D’après Beaufre, la signification du terme « stratégie » est souvent mal comprise. Historiquement, elle constituait la science et l’art du commandement suprême. Elle était transmise par l’exemple. Cependant, avec l’évolution de la guerre, cette transmission empirique est devenue obsolète, laissant place à la recherche stratégique.

Néanmoins, cette dernière reste inévitablement influencée par les conflits de son époque. Seule une approche abstraite permet véritablement de saisir la nature de la stratégie.

But de la stratégie chez Beaufre

Avant de définir la stratégie, il faut savoir à quoi elle sert. Elle ne se déploie pas dans le vide. Elle possède un but précis :

« Le but de la stratégie est d’atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ».

Définition de la stratégie par André Beaufre

Après le but, la définition. La célèbre définition de la stratégie arrive assez tôt dans l’œuvre. Elle est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».

À la guerre, chacun recherche l’acceptation par l’adversaire des conditions qu’il veut lui imposer. In fine, il s’agit de convaincre l’autre que poursuivre la lutte est inutile. La stratégie cible donc la volonté de l’autre.

C’est en replaçant un problème stratégique sur le terrain de la psychologie de l’adversaire que l’on peut apprécier correctement les facteurs décisifs. Il faut donc « atteindre la décision en créant et en exploitant une situation entrainant une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer ».

Ainsi, les adversaires visent simultanément la désintégration morale de l’autre. L’action stratégique est donc dialectique. Chacun cherche à agir tout en parant les actions de l’autre. La stratégie est donc une lutte pour la liberté d’action.

En dernière analyse, selon Beaufre la stratégie doit être considérée comme un art, car elle exige du stratège qu’il évalue les éléments clés avec son seul jugement. Il est impossible d’établir une liste de règles qui seraient applicables en toute circonstance.


Les moyens de la stratégie selon Beaufre

Le choix des moyens s’effectue ensuite par la confrontation des possibles et des vulnérabilités de l’adversaire. La question est donc : qui veut-on vaincre ?

Cela revient à se poser des questions très concrètes. Par exemple : la prise de la capitale ennemie sera-t-elle indispensable ou non ? L’ennemi est-il particulièrement sensible aux pertes humaines ? Il s’agit de trouver le meilleur moyen d’atteindre la désintégration morale. De cette confrontation des possibles et des vulnérabilités de l’adversaire nait un objectif stratégique.


Lire aussi Comprendre la Stratégie intégrale du général Poirier en moins de 5 minutes

« Modèles » stratégiques

Le général Beaufre définit 5 « modèles stratégiques » en fonction des moyens et des objectifs:

1 — Moyens très puissants pour objectif modeste : exercer une menace directe (dissuasion atomique).

2 — Objectif modeste, mais moyens insuffisants : liberté d’action étroite, donc nécessité de recourir à des pressions indirectes.

3 — Objectif important, mais moyens et liberté d’action réduits : actions limitées successives, comme Hitler entre 1935 et 1939.

4 — Grande liberté d’action, mais moyens faibles : lutte totale prolongée de faible intensité militaire conduisant à l’usure morale de l’adversaire.

5 — forts moyens militaires : victoire militaire par destruction des forces adverses et occupation de son territoire. L’objectif reste cependant bien la volonté de l’adversaire. Ce modèle ne fonctionne bien qu’en cas de victoire rapide, sinon son coût s’avèrera démesuré par rapport aux enjeux.


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Chez le général André Beaufre, la stratégie est donc « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ». Elle sert à « atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ».

Le raisonnement stratégique combine donc des données matérielles et psychologiques. Il est une méthode de pensée permettant de conduire les évènements et non de les subir.