Au cœur de la zone grise : agir sans se trahir pour les humanitaires et les militaires

Militaire et humanitaire, deux pôles qui semblent opposés, se retrouvent aujourd’hui imbriqués au cœur des conflits hybrides contemporains. Analyse de Philippe Rambure, ancien officier devenu humanitaire, qui témoigne de sa double expérience du terrain.

Militaire Humanitaire

Depuis deux décennies, les guerres contemporaines échappent aux catégories classiques de la pensée stratégique. Le modèle westphalien de la guerre interétatique, régi par des armées régulières et un droit codifié, s’efface devant une mosaïque de violences diffuses, où se mêlent acteurs armés, puissances régionales, milices communautaires, entreprises de sécurité privées et organisations humanitaires. Ces conflits dits hybrides ou asymétriques ne se jouent plus seulement sur un terrain militaire, mais aussi dans les perceptions, les récits et les imaginaires collectifs (Kaldor, New and Old Wars, 2012).

Ce glissement bouleverse les repères de l’action humanitaire et militaire. Les soldats doivent « gagner sans perdre leur âme » : vaincre des adversaires qui se fondent dans la population tout en respectant les normes du droit international humanitaire (DIH). Les humanitaires, eux, doivent « agir sans trahir leurs principes » : secourir sans être instrumentalisés, négocier sans se compromettre. Entre ces deux sphères, une zone grise s’est formée, où la neutralité devient suspecte et où la légitimité se mesure autant à la morale qu’à la stratégie.

La République centrafricaine (RCA), le Burkina Faso, la République démocratique du Congo (RDC) et le Yémen, pays où j’ai travaillé en tant qu’humanitaire, incarnent cette complexité. Dans ces contextes, les frontières entre civils et combattants, entre aide et guerre, entre communication et propagande, se brouillent. Le soldat distribue de l’aide humanitaire ; l’humanitaire négocie avec des milices ; le droit devient instrument de pouvoir.

Comment concilier, dans ces conflits hybrides, les impératifs d’efficacité militaire et les principes humanitaires, alors que la distinction entre guerre et paix, entre combattant et civil, devient toujours plus incertaine ?

Les dilemmes moraux et opérationnels qui traversent ces espaces ne sont pas des défaillances, mais les révélateurs d’une tension constitutive de la guerre moderne : la confrontation entre la logique de la nécessité et celle de l’humanité.

L’enjeu n’est donc pas de supprimer ces dilemmes, mais de les penser : développer une éthique, témoin de l’ambiguïté des situations. Cette approche invite à dépasser le clivage stérile entre cynisme stratégique et idéalisme moral.

Le texte qui suit s’appuie sur des observations de terrain au Sahel, en RCA, en RDC et au Yémen, ainsi que sur les cadres produits par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), les Nations unies et plusieurs organisations non gouvernementales. Elle vise à montrer comment, dans la pratique, les dilemmes militaires et humanitaires se croisent et se nourrissent, révélant la nécessité d’une réflexion commune sur la légitimité de l’action.


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Les dilemmes militaires : agir sans perdre la légitimité

La redéfinition du champ de bataille

Les armées contemporaines évoluent dans un espace où la frontière entre le champ militaire et la société civile s’estompe. La guerre, écrit Frank Hoffman, est désormais « un continuum d’opérations militaires, politiques et informationnelles » (Conflict in the 21st Century, 2007). Le champ de bataille s’étend aux réseaux sociaux, aux flux financiers, à la diplomatie numérique ; il devient un environnement intellectuel autant que physique.

Dans ce contexte, la légitimité est devenue une ressource stratégique. Une frappe efficace, mais moralement discréditée peut transformer une victoire tactique en défaite politique. Les armées sont donc contraintes de conjuguer efficacité opérationnelle et crédibilité éthique, dans un espace où chaque action est immédiatement médiatisée.

 J’ai pu vérifier cette mutation au Burkina Faso, où la lutte contre les groupes armés affiliés au Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (JNIM) et à l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) s’est accompagnée de campagnes de désinformation et de méfiance populaire. La création des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), milices communautaires encadrées par l’État, illustre le dilemme : elles renforcent la réactivité militaire, mais contribuent aussi à la fragmentation du tissu social et à la politisation de la violence.

Le dilemme de la distinction et de la proportionnalité

Le principe de distinction entre civils et combattants, fondement du DIH (art. 48 et 51 du Protocole additionnel I de 1977), devient presque inapplicable dans les conflits asymétriques. Les adversaires se fondent dans la population, utilisent des infrastructures civiles et manipulent les symboles humanitaires.

Ainsi, au Burkina Faso, des attaques contre des convois civils ont souvent entraîné des ripostes militaires controversées, où l’identification des cibles restait incertaine. Au Mali, la frappe aérienne de Bounti en 2021 illustre cette difficulté : une opération jugée légitime par les forces françaises, mais dénoncée par la population et par le rapport d’enquête du HCDH comme ayant touché un mariage civil.

Dans ces situations, la proportionnalité ne se mesure plus seulement au rapport entre pertes civiles et gains militaires, mais à la crédibilité du récit qui accompagne l’action. La guerre devient un combat pour la vérité autant que pour la victoire. Les forces armées doivent maîtriser non seulement la puissance de feu, mais aussi la cohérence morale de leur discours.

Dans les contextes sahéliens, la perception de la justice compte autant que la justice elle-même : « ce qui est vécu comme injuste produit de la violence, même si juridiquement tout est en règle ». Le défi pour les armées n’est donc pas seulement juridique, mais symbolique : maintenir la confiance des populations.

Le dilemme du partenariat et de la communication

La plupart des opérations internationales s’appuient sur des forces locales partenaires, dont les comportements échappent souvent au contrôle des puissances étrangères. En RDC, j’ai été témoin de la collaboration entre les forces onusiennes de la MONUSCO et les unités des FARDC (Forces armées de la RDC) parfois accusées d’exactions. Le dilemme est redoutable : rompre la coopération reviendrait à abandonner le terrain aux groupes armés, mais la poursuivre expose à une complicité morale.

Au Sahel, ce dilemme a été documenté par plusieurs rapports du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), qui soulignent la difficulté de concilier efficacité tactique et exemplarité éthique. Les armées occidentales, en formant ou soutenant des unités locales, endossent indirectement leurs pratiques, parfois contraires aux standards du DIH.

À cela s’ajoute la question de la communication. Dans les guerres hybrides, la bataille de l’information est aussi décisive que celle du terrain. Les armées doivent communiquer pour justifier leurs actions, contrer les rumeurs et préserver la légitimité politique. Mais cette exposition permanente brouille la frontière entre transparence et propagande.

La guerre en Ukraine a amplifié cette logique : chaque image devient un champ de bataille. Au Sahel, la circulation de vidéos non vérifiées, diffusées par des acteurs affiliés à des puissances étrangères, alimente les campagnes de délégitimation des forces nationales. Les armées doivent donc élaborer une communication éthique : informative sans être manipulatrice, sincère sans être naïve.

Les dilemmes humanitaires : assister sans trahir ses principes

Si les armées affrontent la tension entre efficacité et légitimité, les acteurs humanitaires, eux, se débattent dans une tension symétrique : agir sans se compromettre. Dans les guerres hybrides, leur présence est à la fois vitale et politiquement chargée. Leurs principes — humanité, neutralité, impartialité, indépendance — sont mis à rude épreuve dans des espaces où chaque geste est lu à travers un prisme idéologique ou sécuritaire.

Les humanitaires, censés incarner une forme d’universalité, deviennent malgré eux des acteurs du conflit. Comme le rappelle Fiona Terry, « l’action humanitaire n’est jamais apolitique : elle est un acte de pouvoir dans un champ de forces » (Condemned to Repeat? The Paradox of Humanitarian Action, 2002). Dans les réalités du Yémen, de la RCA, du Burkina Faso ou de la RDC, ces paradoxes se traduisent par des dilemmes opérationnels permanents.

L’accès humanitaire : négocier sans se compromettre

Dans les zones de conflit, l’accès aux populations ne se décrète pas : il se négocie. Cette négociation implique souvent des échanges implicites avec des acteurs armés, qu’ils soient étatiques ou non. Discuter avec eux, c’est leur reconnaître une forme d’autorité de fait — un acte lourd de conséquences politiques.

En République centrafricaine, j’ai travaillé dans un espace fragmenté où plus de 70 % du territoire échappe au contrôle de l’État. Les organisations doivent composer avec des groupes comme le Mouvement Patriotique pour la Centrafrique (MPC), l’Unité pour la Paix en Centrafrique (UPC) ou les milices anti-balaka, qui contrôlent des routes et imposent des taxes de passage. Accepter ces contraintes, c’est préserver l’accès aux populations ; les refuser, c’est renoncer à secourir.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) rappelle que la neutralité « ne signifie pas l’indifférence » : elle consiste à agir sans prendre parti dans les hostilités, tout en affirmant une humanité commune (CICR, Principes fondamentaux). Pourtant, sur le terrain, cette distinction s’efface. Dans la perception locale, les ONG sont souvent identifiées par leur origine nationale ou leur bailleur de fonds — français, américains, qatariens — plutôt que par leur mandat humanitaire.

Au Yémen, où les lignes de front fluctuent constamment entre zones contrôlées par les Houthis et celles par la coalition arabe, l’organisation à laquelle j’appartenais, a dû suspendre à plusieurs reprises ses opérations après des accusations d’espionnage et de partialité. En 2021, plusieurs convois ont été bloqués à Sanaa après que les autorités locales ont exigé un droit de regard sur les listes de bénéficiaires. Dans un tel contexte, la neutralité devient un exercice d’équilibrisme : préserver la confiance de tous, tout en maintenant l’accès aux plus vulnérables.

La sécurité du personnel : se protéger sans se militariser

La sécurité du personnel humanitaire est devenue l’une des priorités majeures du secteur. Selon l’Aid Worker Security Database, l’année 2023 a recensé plus de 460 attaques contre des travailleurs humanitaires, dont près de la moitié en Afrique subsaharienne. Ces chiffres traduisent un paradoxe : plus l’action humanitaire s’étend, plus elle devient une cible.

Dans des contextes comme la RCA ou la RDC, le risque d’attaque, d’enlèvement ou de pillage contraint les ONG à renforcer leurs protocoles de sécurité. Certaines acceptent désormais des escortes armées fournies par des forces internationales ou nationales (parties prenantes au conflit), notamment pour traverser des zones de haute insécurité. Cette mesure, vitale dans certains cas, soulève une question éthique : comment rester perçu comme un acteur neutre lorsqu’on est protégé par des soldats ?

Lors de l’une de mes missions de distribution à Batangafo, en RCA, la présence d’une escorte militaire rwandaise a permis d’assurer la sécurité d’un convoi, mais elle a aussi provoqué la méfiance des habitants, qui assimilaient l’opération à une action militaire. À l’inverse, certaines ONG, comme Médecins sans frontières (MSF), refusent catégoriquement les escortes, privilégiant la « sécurité par l’acceptation » — c’est-à-dire par la relation de confiance avec les communautés locales.

Mais cette stratégie a ses limites : dans un environnement où les groupes armés changent fréquemment de loyauté, l’acceptation ne protège pas toujours. Les enlèvements de personnels humanitaires en RDC, par exemple, ont montré que la neutralité ne garantit pas la sécurité. Le dilemme reste entier : se protéger, au risque de se militariser ; ou refuser la protection armée, au risque de l’impuissance.

La sécurité humanitaire n’est pas seulement une question de logistique, mais de perception : « la violence contre les humanitaires traduit la politisation croissante de l’aide » (Aid in Danger, 2014). Le danger ne vient pas seulement des armes, mais du sens que les acteurs locaux attribuent à la présence étrangère.

Le témoignage : parler ou se taire ?

L’un des dilemmes éthiques les plus persistants du monde humanitaire concerne le témoignage. Faut-il dénoncer les crimes de guerre observés, ou se taire pour préserver l’accès aux victimes ?

Deux traditions s’opposent depuis des décennies. Le CICR, fidèle à la diplomatie discrète, privilégie le dialogue confidentiel avec les belligérants, estimant que la parole publique compromet l’accès futur. À l’inverse, MSF revendique une pratique du témoignage public, considérant que le silence équivaut à une forme de complicité morale.

Dans les guerres hybrides, cette tension s’intensifie. La parole humanitaire est immédiatement amplifiée — et parfois déformée — par les réseaux sociaux. Une déclaration mal interprétée peut entraîner des expulsions, des blocages d’accès ou des menaces. Au Yémen, MSF a expérimenté cette difficulté : en 2018, après la publication d’un communiqué évoquant des bombardements de structures de santé, plusieurs bases de l’ONG ont été temporairement fermées par les autorités houthies, accusant MSF de « propagande occidentale ».

Dans ce contexte, le témoignage devient un acte stratégique autant que moral. Il s’agit de dire sans disqualifier, de dénoncer sans perdre l’accès. Les organisations humanitaires doivent apprendre à manier la parole comme une ressource diplomatique, non comme un absolu moral. Le dilemme ne se résout pas ; il se gère, en permanence, à travers des arbitrages contextuels.

La coordination civilo-militaire : dialoguer sans se confondre

La coordination civilo-militaire (CMCORD) est devenue incontournable dans les opérations contemporaines, notamment celles de maintien de la paix. Son objectif : améliorer la complémentarité entre acteurs civils et militaires afin d’éviter les doublons et de favoriser la stabilisation. Mais cette coopération soulève une question fondamentale : où s’arrête la coordination, où commence la confusion des rôles ?

En RDC, les relations entre les ONG et la MONUSCO en témoignent. Lors d’un forum civilo-militaire à Goma, j’ai eu à exprimer la crainte des humanitaires d’être instrumentalisés par les forces onusiennes, utilisées pour « humaniser » des opérations de sécurité perçues localement comme coercitives. À l’inverse, les militaires reprochent souvent aux ONG leur méconnaissance du terrain tactique et leur naïveté face aux enjeux sécuritaires.

Les Nations unies, dans leur doctrine de coordination civilo-militaire, insistent sur la nécessité d’un « respect mutuel des mandats ». Pourtant, sur le terrain, cette frontière est poreuse : quand un convoi humanitaire est escorté par une force onusienne, les populations locales perçoivent difficilement la distinction. Cette ambiguïté met en danger la crédibilité des ONG, surtout dans les zones où la mission de maintien de la paix est perçue comme partie prenante du conflit.

La coordination civilo-militaire est donc à la fois un outil d’efficacité et un vecteur de confusion. Elle illustre parfaitement la zone grise des conflits hybrides : la coopération y est nécessaire, mais toujours suspecte. Ainsi, « plus les humanitaires coopèrent, plus ils doivent se battre pour préserver leur autonomie symbolique » (Critique de l’action humanitaire, 2016).

Quand les dilemmes se croisent : interférences et enjeux de légitimité

Dans les conflits hybrides, les frontières entre la guerre et la paix, entre le militaire et l’humanitaire, entre le réel et la perception, se dissolvent. Ces interférences, que certains auteurs qualifient de « zones grises », ne sont pas de simples anomalies de terrain, mais des structures profondes de la guerre contemporaine. Elles révèlent la manière dont le pouvoir circule, s’adapte et se redéfinit dans les marges de la légalité et de la morale.

Dès les années 2000, on a parlé des new wars comme de guerres « à la fois globalisées et privatisées », où les États, les ONG, les multinationales et les groupes armés se partagent la gestion de la violence et de l’aide (Kaldor, New and Old Wars, 2012).

Ces analyses éclairent la réalité que j’ai vécue sur des terrains comme la RCA, la RDC, le Burkina Faso ou le Yémen, où le dialogue entre militaires et humanitaires, loin d’être purement fonctionnel, devient une technologie de pouvoir : elle ordonne, classe, légitime ou délégitime des acteurs. Dans ces espaces, la neutralité n’est jamais neutre ; elle est performative et politique.

L’instrumentalisation réciproque : entre humanisation de la guerre et militarisation de l’aide

Dans les zones de conflit, les armées et les humanitaires s’influencent et s’instrumentalisent mutuellement. Les militaires recourent à des actions humanitaires pour renforcer leur légitimité, tandis que les ONG utilisent parfois la présence militaire pour sécuriser leurs accès ou amplifier leur visibilité.

Cette dynamique s’inscrit dans la doctrine du winning hearts and minds, héritée des guerres de contre-insurrection britannique et américaine (Kilcullen, Counterinsurgency, 2010). L’idée : gagner la guerre non par la seule force, mais par la conquête de l’opinion et de la confiance des populations. Les opérations dites « civilo-militaires » (CIMIC) au Sahel et en RCA s’en inspirent largement.

En RCA, j’ai souvent vu les contingents rwandais de la MINUSCA distribuer des vivres ou organiser des actions civiques dans les villages, suscitant la gratitude des habitants, mais brouillant la perception des ONG. Lors d’une mission à N’dele, j’ai entendu certains villageois interrogés déclarer ne plus savoir « qui aidait vraiment : les Casques bleus ou les humanitaires ». Cette confusion, anodine en apparence, met en danger les organisations humanitaires : perçues comme alliées d’une force armée, elles deviennent des cibles légitimes pour les groupes opposés.

La situation est similaire en RDC, où la MONUSCO menait des projets de reconstruction communautaire dans des zones de conflit (routes, écoles, marchés). Ces actions relèvent d’une stratégie de stabilisation, mais elles brouillent la distinction entre mandat militaire et humanitaire. Dans certaines régions du Nord-Kivu, j’ai constaté que notre accès se réduisait après des opérations « à vocation civique » menées par la mission onusienne. Les populations associaient désormais toute aide extérieure à une entreprise de domination politique.

Cette instrumentalisation réciproque illustre le cœur de la zone grise : un espace d’ambiguïtés où la légitimité se construit non plus par le droit, mais par la narration. L’humanitaire y devient un langage stratégique, une manière de produire de la crédibilité. Ainsi,« l’humanitarisme n’est plus l’antithèse de la guerre, mais sa continuation sous d’autres formes » (Duffield, 2014).

L’humanitaire dans la guerre de l’information

La guerre contemporaine est aussi une guerre de récits. L’information, la désinformation et la propagande façonnent la perception de la légitimité. Dans les conflits hybrides, les ONG et les institutions humanitaires deviennent des cibles de campagnes de manipulation visant à délégitimer leur action.

Cette dimension est particulièrement visible au Yémen, où les acteurs locaux et internationaux mènent une véritable information warfare. Les ONG étrangères sont régulièrement accusées, par les Houthis comme par la coalition arabe, d’être les instruments de leurs adversaires. En 2020, une série de publications sur les réseaux sociaux a présenté certaines organisations internationales comme des « espions déguisés », accusés d’utiliser l’aide comme couverture pour collecter des renseignements.

De telles accusations ne sont pas seulement symboliques : elles entraînent des conséquences opérationnelles directes. Des bureaux sont fermés, des employés locaux arrêtés, des fonds suspendus. Les humanitaires deviennent des acteurs du champ informationnel malgré eux.

Le phénomène s’étend aussi au Burkina Faso et à la RCA, où la prolifération de campagnes numériques accusant les ONG d’ingérence ou de collusion avec les forces étrangères s’intensifie. Selon un rapport de l’African Center for Strategic Studies, plus de 40 % des campagnes de désinformation identifiées au Sahel entre 2021 et 2023 visaient des organisations internationales (ONU, MSF, CICR). Ces récits exploitent le ressentiment postcolonial et la méfiance envers l’Occident, brouillant les repères éthiques et alimentant la polarisation sociale.

Dans cette guerre de l’information, la neutralité humanitaire devient une posture contestée. Comme le note Juliano Fiori, « l’humanitaire est perçu non plus comme un arbitre, mais comme un acteur du récit globalisé de la guerre contre le terrorisme » (Humanitarianism and its Discontents, 2018).

Ainsi, le champ humanitaire se transforme en espace discursif de pouvoir, où la légitimité ne découle plus uniquement des principes, mais de la capacité à contrôler le sens de l’action. Les ONG doivent désormais gérer leur réputation comme un facteur de sécurité.

Zones grises et gouvernements de crise

Dans les conflits hybrides, cette logique prend une forme inédite : la gestion de la violence, de la misère et de l’aide devient une forme de pouvoir diffus.

Mark Duffield et Claudia Aradau ont montré que les interventions humanitaires et militaires participent d’un même paradigme de gestion du risque : il s’agit moins d’éliminer le désordre que de l’administrer durablement (Aradau, Politics of Catastrophe, 2011). Le maintien de zones grises — ni pleinement sécurisées, ni totalement abandonnées — permet aux acteurs internationaux de justifier une présence continue, tout en évitant l’engagement total.

En RDC, par exemple, j’ai été témoin de la coexistence prolongée entre les forces de la MONUSCO, les ONG et les groupes armés qui crée un écosystème de dépendances mutuelles. Les humanitaires soignent les blessés des affrontements que la mission ne parvient pas à prévenir ; les militaires protègent les convois humanitaires ; et les autorités locales monnayent leur appui logistique. Ce système, bien qu’instable, produit une stabilité relative — une paix administrée, mais jamais consolidée.

En RCA, le déploiement simultané de SMP (Sociétés Militaires Privées), de Casques bleus, d’ONG et d’acteurs religieux locaux illustre cette pluralité d’autorités. Chacun revendique un rôle dans la protection ou la reconstruction, mais aucun ne détient la légitimité totale. Cette pluralité produit une gouvernance polycentrique, où la population doit naviguer entre des logiques concurrentes d’aide, de contrôle et de coercition.

Ces zones grises, loin d’être des anomalies, deviennent des instruments de gestion du monde post-westphalien. Elles permettent aux puissances extérieures d’exercer une influence sans souveraineté, et aux gouvernements fragiles de déléguer la responsabilité de la sécurité. Mais pour les populations locales, elles signifient l’incertitude permanente : qui protège, qui punit, qui décide ?

Les conséquences éthiques et sociales de l’ambiguïté

La persistance des zones grises entraîne des effets moraux et sociaux profonds. D’abord, une érosion de la confiance : la population ne sait plus distinguer les intentions des acteurs extérieurs. L’aide devient suspecte, la protection ambivalente. En RCA, des communautés ont refusé les distributions alimentaires par crainte qu’elles ne soient « marquées » par un camp.

Ensuite, une fatigue éthique gagne les praticiens eux-mêmes. Les humanitaires, confrontés à la suspicion ou à l’instrumentalisation, se replient dans une neutralité défensive, parfois cynique. Les militaires, soumis à la surveillance morale permanente, adoptent une prudence paralysante. Dans les deux cas, l’action se vide de sens.

Enfin, ces zones grises renforcent la fragmentation du tissu social local. Là où l’aide et la sécurité deviennent des biens négociés, elles reproduisent des hiérarchies de pouvoir. Comme le montre l’expérience du DDR (désarmement, démobilisation et réintégration) en RDC, les programmes de réintégration peuvent renforcer les inégalités si leur mise en œuvre dépend d’intermédiaires armés ou communautaires (UNDP, Evaluation of DDR in DRC, 2022).

Ainsi, la zone grise n’est pas un vide, mais un champ d’expérimentation politique : c’est là que se rejoue la tension entre neutralité et nécessité. Elle oblige à repenser la légitimité non comme un état, mais comme un processus, fragile, négocié et toujours réversible.

Des évolutions nécessaires : vers une éthique de l’action dans les conflits hybrides

Face à la complexité morale et opérationnelle des conflits hybrides, ni les militaires ni les humanitaires ne peuvent prétendre à la pureté. Le terrain les oblige à composer, à négocier, à s’ajuster ; la certitude morale y est un luxe inaccessible. Pourtant, cette incertitude peut devenir féconde : elle invite à réfléchir à une éthique, non pas de la perfection, mais de la responsabilité.

Cette éthique suppose de repenser les cadres normatifs, d’instituer de nouveaux espaces de dialogue et de redéfinir la neutralité, non comme une posture défensive, mais comme un choix actif de cohérence et de transparence.

Redéfinir la neutralité et la légitimité

La neutralité reste le socle de l’action humanitaire, mais elle ne peut plus être comprise comme un retrait moral du monde. Dans des contextes saturés d’informations et de propagande, le silence ou la discrétion diplomatique peuvent être interprétés comme une prise de position implicite.

Le Projet SPHERE (2018) rappelle que les principes humanitaires doivent être interprétés à la lumière des réalités contemporaines : la neutralité signifie agir sans partialité, mais non se taire devant l’injustice. Les ONG doivent donc investir la neutralité comme un espace de justification publique : expliquer leurs critères d’intervention, leurs financements, leurs limites.

Au Yémen, j’ai constaté que certaines organisations ont mis en place des protocoles de communication proactive : chaque opération est accompagnée d’une note d’explication traduite en arabe, précisant les raisons de l’action et les principes suivis. Ce type de transparence a contribué à restaurer la confiance des autorités locales et des bénéficiaires, tout en désamorçant les accusations d’ingérence.

Pour les militaires, la légitimité doit être envisagée non seulement comme une conformité au droit, mais comme une capacité à rendre des comptes. La légalité n’est qu’une condition nécessaire ; la perception morale et sociale en est la condition suffisante. Comme le soulignent les Principes de Santiago sur la responsabilité militaire, la communication honnête des erreurs, la reconnaissance des dommages civils et la réparation contribuent davantage à la légitimité qu’une simple conformité bureaucratique.

Institutionnaliser le dialogue civilo-militaire

Les incompréhensions entre acteurs humanitaires et militaires tiennent souvent à une absence de langage commun. Chacun évolue dans un univers normatif propre : le militaire raisonne en termes d’objectifs et de sécurité ; l’humanitaire, en termes de besoins et de principes. Entre les deux, la coopération reste souvent réactive, improvisée et marquée par la méfiance.

Des initiatives émergent pourtant pour créer des espaces de formation croisée. Le CICR organise depuis plusieurs années des sessions de sensibilisation au droit humanitaire pour les officiers des forces armées africaines, notamment au Sahel. De son côté, l’École de guerre économique a développé des séminaires civilo-militaires portant sur les interactions entre sécurité, communication et perception publique. J’ai ainsi organisé des formations sur les principes humanitaires pour les contingents internationaux de la Monusco (RDC), de la Minusca (RCA) ou l’UA (Union africaine).

Ces dispositifs restent ponctuels. Ce qu’il faut, c’est une institutionnalisation du dialogue : des plateformes mixtes permanentes permettant de confronter les pratiques, de discuter des dilemmes réels et de partager les retours d’expérience sans jugement moral. L’idée n’est pas de fusionner les logiques, mais de créer une culture d’intelligibilité mutuelle.

Une telle démarche pourrait s’inspirer des forums de stabilisation inclusive mis en place en RDC, où représentants de la MONUSCO, chefs communautaires et ONG locales co-construisent des plans de sécurité communautaire. Ces cadres hybrides, bien que fragiles, ont permis d’éviter plusieurs affrontements communautaires en Ituri et au Kasaï.

Adapter le droit international humanitaire aux nouvelles réalités

Le droit international humanitaire (DIH), appelé aussi « droit de la guerre », demeure la pierre angulaire de toute action éthique dans la guerre. Mais il a été conçu pour des conflits interétatiques, bien avant la révolution numérique, la privatisation de la guerre et la montée des acteurs non conventionnels.

Le CICR et la Commission internationale de juristes (ICJ) appellent aujourd’hui à intégrer dans le DIH les questions de cyberguerre, de désinformation et de sécurité numérique des infrastructures humanitaires. Protéger un hôpital, ce n’est plus seulement empêcher son bombardement : c’est aussi le défendre contre une cyberattaque, une campagne de diffamation ou une instrumentalisation médiatique.

La guerre hybride impose également de repenser la responsabilité partagée. Quand des armées étrangères soutiennent des forces locales responsables d’exactions (comme documenté par le HCDH au Sahel ou en RDC), la question de la complicité juridique devient cruciale. Les doctrines nationales de coopération militaire devraient inclure des clauses explicites de due diligence humanitaire : aucun partenariat ne devrait être maintenu sans garantie minimale de respect du DIH.

Reconstruire la confiance des populations : une éthique de la proximité

Au-delà du droit et des principes, l’action humanitaire et militaire repose sur un capital invisible : la confiance. Sans elle, aucune médiation, aucune assistance, aucune stabilisation durable n’est possible.

Cette confiance ne se décrète pas : elle se construit par la cohérence entre les discours et les actes, et par la proximité avec les réalités locales. Les programmes de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) en RDC offrent une illustration éclairante. Les évaluations du PNUD ont montré que les projets les plus réussis étaient ceux qui intègrent les communautés hôtes dès la conception du programme : non pas seulement réintégrer des ex-combattants, mais reconstruire un tissu social.

Dans le Sahel, certaines ONG locales adoptent déjà cette perspective. Au Burkina Faso, le Centre pour le dialogue humanitaire a expérimenté des médiations communautaires où ex-combattants et forces de défense dialoguent dans des cercles de parole sécurisés. Ces micro-espaces, apparemment modestes, rétablissent des liens là où les institutions ont échoué.

La proximité éthique devient alors une stratégie : plus un acteur comprend les codes, les récits et les peurs locales, moins il a besoin de coercition pour agir. C’est la traduction concrète d’une éthique lucide : ni idéalisme naïf, ni cynisme désabusé, mais la recherche patiente d’un équilibre moral dans l’imperfection.

Conclusion : vers une approche partagée de l’action juste

Les guerres hybrides ne sont pas seulement des conflits d’armes, mais des conflits de valeurs. Elles obligent à repenser les catégories morales qui guidaient jusqu’ici l’action militaire et humanitaire. Dans ces espaces d’ambiguïté, les dilemmes ne sont pas des anomalies : ils sont la matière même de l’éthique.

Reconnaître cette complexité, c’est refuser le confort des certitudes. Le militaire qui s’interroge sur la légitimité d’une frappe et l’humanitaire qui doute de sa neutralité partagent un même questionnement : comment agir sans trahir l’humanité que l’on prétend servir ?

L’avenir de l’action internationale dans les crises ne dépendra ni de nouvelles technologies, ni de nouvelles doctrines, mais de la capacité des acteurs à partager une grammaire morale commune : un langage de la responsabilité, de la transparence et du respect.

Cela suppose une réécriture pragmatique du DIH, intégrant les dimensions numériques et partenariales, une institutionnalisation du dialogue civilo-militaire, fondée sur la reconnaissance mutuelle plutôt que la suspicion, et une éthique de la proximité, attentive à la dignité des communautés et aux réalités vécues.

Dans cette perspective, la neutralité n’est plus un retrait, mais une résistance à la simplification. La légitimité n’est plus une posture d’autorité, mais une construction collective. Et l’humanité, loin d’être un idéal abstrait, devient une pratique quotidienne : celle d’agir avec lucidité, dans l’imperfection du monde.

Les dilemmes, loin d’être des failles, sont alors des boussoles : ils rappellent que, même dans la guerre, il reste possible de choisir — non pas entre le bien et le mal, mais entre l’indifférence et la responsabilité.

Philippe Rambure

Bibliographie :

Aradau, C. (2011). Politics of Catastrophe. Routledge.

Bayart, J-F. (2021). Politique africaine, 142.

Duffield, M. (2014). Global Governance and the New Wars. Zed Books.

Fiori, J. (2018). Humanitarianism and its Discontents. Hurst.

Fast, L. (2014). Aid in Danger. University of Pennsylvania Press.

Hoffman, F. (2007). Conflict in the 21st Century: The Rise of Hybrid Wars. Potomac Institute.

Kaldor, M. (2012). New and Old Wars. Polity Press.

Kilcullen, D. (2010). Counterinsurgency. Oxford University Press.

Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Seuil.

Weissman, F. (2016). Critique de l’action humanitaire. La Découverte.

CICR (2016, 2022), ONU, HCDH, OCHA, MSF, UNDP, Aid Worker Security Database

Le contrôle objectif chez Huntington

Dans son ouvrage The Soldier and the State publié en 1957, Samuel P. Huntington introduit le concept de contrôle objectif des institutions civiles sur les armées. Son ouvrage est devenu une référence en matière de sociologie militaire et de stratégie. Il y développe une théorie sur les relations entre les militaires et l’État.

Le contrôle objectif chez Huntington

Un des concepts centraux de son analyse est celui de contrôle objectif. Selon Huntington, ce modèle constitue le modèle optimal de gestion de la relation civilo-militaire dans un État démocratique. Contrairement à ce qu’il appelle le contrôle subjectif, Huntington considère que le contrôle objectif permet d’équilibrer efficacement l’autorité civile et la compétence militaire.

Dans cet article, nous examinerons le contrôle objectif. Nous étudierons ses principes, ses avantages et ses défis dans le cadre de la gouvernance d’un État démocratique.

Contexte théorique : civil contre militaire

L’idée de séparation des sphères civile et militaire remonte à l’Antiquité. Cependant, Huntington la reformule dans le cadre moderne des démocraties libérales. La question centrale à laquelle il tente de répondre est la suivante. Comment préserver la compétence militaire tout en assurant le contrôle civil sur les forces armées dans une démocratie ?

Huntington critique les approches antérieures où les autorités civiles cherchaient à réduire ou à subordonner directement le pouvoir des militaires en imposant un contrôle étroit de leurs décisions et actions. Cela conduit souvent à une ingérence excessive et, selon Huntington, nuit à l’efficacité opérationnelle des forces armées. Pour résoudre ce problème, Huntington propose une forme de contrôle qui repose sur un équilibre délicat, le contrôle objectif.

Qu’est-ce que le contrôle objectif selon Huntington ?

Le contrôle objectif repose sur une idée fondamentale : permettre aux militaires d’exercer leur expertise professionnelle tout en assurant leur obéissance à l’autorité civile. Contrairement au contrôle subjectif, qui repose sur la cooptation, la politisation ou l’intégration des élites militaires dans les rouages politiques civils, le contrôle objectif préconise une autonomie professionnelle stricte des forces armées. Ce concept repose sur deux principes fondamentaux :

Spécialisation militaire

Huntington soutient que les forces armées doivent être composées de professionnels formés spécifiquement pour les questions de défense. Or, cette compétence militaire constitue une sphère d’expertise qui, par essence, n’est pas partagée par les autorités civiles. En effet, ces dernières ne sont pas formées à ces enjeux spécifiques.

Non-intervention civile dans les affaires militaires internes

Pour Huntington, la meilleure façon pour les civils de contrôler les militaires n’est pas d’interférer dans leur fonctionnement quotidien. C’est de leur laisser l’autonomie nécessaire pour remplir leur mission. L’autorité civile fixe les objectifs stratégiques, tandis que les militaires définissent la meilleure manière d’atteindre ces objectifs.


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Contrôle subjectif vs. contrôle objectif chez Huntington

Le contrôle subjectif est, pour Huntington, une forme possible de relation civilo-militaire. Il s’appuie sur la réduction de l’autonomie militaire et tente de fusionner la sphère militaire avec la sphère politique civile. Dans les démocraties modernes, cela peut se manifester par la politisation de l’armée. Les officiers supérieurs sont alors cooptés par les dirigeants politiques pour servir des intérêts partisans. Huntington voit cela comme une menace, non seulement pour la stabilité démocratique, mais aussi pour l’efficacité des forces armées elles-mêmes. En d’autres termes, lorsque l’armée est politisée ou subordonnée au point de devenir une extension des luttes de pouvoir internes, elle perd sa neutralité et sa compétence.

À l’inverse, le contrôle objectif sépare les deux sphères de manière nette. En effet, en déléguant aux militaires le rôle de gestionnaires techniques de la force armée, tout en maintenant une subordination politique claire, l’État préserve à la fois son autorité sur les décisions stratégiques et l’efficacité opérationnelle de ses forces.

Avantages du contrôle objectif

Autonomie et expertise professionnelle

L’un des principaux avantages du contrôle objectif est qu’il préserve la compétence des militaires. En laissant les militaires gérer les aspects opérationnels, l’État garantit une exécution efficace et professionnelle des décisions stratégiques.

Prévention de la politisation militaire

Le contrôle objectif empêche que l’armée ne devienne un acteur politique, ce qui est essentiel pour la stabilité démocratique. Une armée apolitique et professionnelle sera moins susceptible d’être impliquée dans des intrigues politiques.

Subordination claire au pouvoir civil

En déléguant aux militaires la gestion technique de leurs fonctions tout en fixant les objectifs politiques, l’État civil maintient son contrôle stratégique sur l’armée. Cette subordination est cruciale pour préserver la primauté de l’autorité démocratique.


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Limites et critiques du contrôle objectif d’Huntington

Malgré ses avantages, le concept de contrôle objectif a suscité des critiques. Certains considèrent que cette approche peut entraîner une trop grande autonomie des militaires, leur permettant ainsi d’acquérir un pouvoir disproportionné au sein de l’État. D’autres critiquent la rigidité du modèle, estimant que la relation civilo-militaire nécessite parfois des ajustements plus flexibles en fonction des contextes politiques ou des menaces de sécurité.

Un autre défi du contrôle objectif est la possibilité d’un fossé grandissant entre les militaires et les civils, avec une perte de compréhension mutuelle. En effet, si les militaires se retrouvent trop isolés dans leur expertise, cela peut conduire à une culture militaire déconnectée des réalités politiques, et in fine, de la stratégie.

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Le concept de contrôle objectif de Huntington demeure une référence majeure dans le domaine des relations civilo-militaires. En déléguant aux militaires leur sphère de compétence tout en maintenant un contrôle civil clair sur les décisions stratégiques, Huntington offre une solution pragmatique aux tensions entre autonomie militaire et autorité civile. Toutefois, ce modèle nécessite une attention continue pour éviter les dérives potentielles liées à séparation excessive entre guerre et politique.

Traité de stratégie, Hervé Coutau-Bégarie

Les indispensables de la bibliothèque stratégique.

Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie

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Un guide complet sur la stratégie

Le Traité de stratégie est d’abord un ouvrage complet, adapté tant aux débutants qu’aux stratégistes chevronnés. Il est en effet construit comme un tremplin, de considérations générales jusqu’à des données très concrètes.

Nous nous contenterons ici d’en donner un bref résumé.

Le Livre I s’attache à nous faire découvrir la stratégie en général, en tant que concept, catégorie de conflit, science, méthode, art, culture et système. Il brosse également les approches non occidentales de la stratégie. Ce panorama permet aussi de suivre l’histoire de la stratégie.

Une fois posé le cadre conceptuel, le livre II aborde les « Stratégies particulière », de milieu, maritime et aérienne. Rappelons que Hervé Coutau-Bégarie est un spécialiste de stratégie et d’histoire maritime.

Enfin, le Livre III développe le concept de Géostratégie, ou relation entre stratégie et géographie.

La Traité de stratégie : aussi un plaisir de lecture

Hervé Coutau-Bégarie
Hervé Coutau-Bégarie

Hervé Coutau-Bégarie est l’un des grands noms de la pensée stratégique française. Le Traité fait donc autorité. Il a connu de nombreuses rééditions.

Malgré ses plus de mille pages, il est d’un abord assez simple. Les chapitres sont découpés de telle manière que l’attention du lecteur est sans cesse renouvelée. En dépit de sa longueur, le Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie se lit avec plaisir.

Il ne s’agit pas non plus d’un roman d’espionnage. Sa construction permet justement d’aller sélectionner les parties que l’on souhaite lire, sans avoir à parcourir tout ce qui précède, et de revenir en arrière si nécessaire.


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

La bibliographie du Traité de Stratégie : un outil

Dernière remarque étonnante, un des intérêts du Traité réside dans sa bibliographie. Ce truc à la fin qu’on ne regarde jamais… Hervé Coutau-Bégarie avait tout lu : la bibliographie du traité fait (largement) plus de 100 pages ! Cela signifie qu’elle oublie peu d’ouvrages, même mineurs. Elle constitue donc une bonne base pour ses propres travaux ou pour en découvrir plus !

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Le Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie constitue un indispensable. Inutile cependant de s’attaquer à ce monument du début à la fin ; préférer y prendre en fonction de l’intérêt du moment. Et qui sait, le plaisir de la lecture pourrait vous amener plus loin qu’escompté…

Lire aussi : Comprendre pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

La stratégie totale chez le général Beaufre

Le général Beaufre a développé le concept de « stratégie totale ». Cette stratégie totale combine les dimensions politiques, militaires, économiques et diplomatiques de l’action de l’État dans la guerre.

André Beaufre, introduction à la stratégie

La stratégie selon Beaufre

Beaufre assigne tout d’abord un but bien précis à la stratégie dans la guerre. « Le but de la stratégie est d’atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ». Sa définition est restée célèbre : elle est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».

La stratégie totale : une pyramide de stratégies

La stratégie se subdivise en stratégies spécialisées, créant une « pyramide de stratégies ». A son sommet, la stratégie totale (au niveau du gouvernement) conduit la guerre totale. Elle combine les stratégies générales, militaire, économique, diplomatique, et politique.

Les stratégies opérationnelles au sein des branches constituent enfin le dernier niveau. Elles doivent concilier les buts de la stratégie générale avec les possibilités techniques et tactiques. Elles possèdent aussi pour fonction de faire évoluer les techniques et les tactiques en fonction des buts de la stratégie. Par exemple, c’est au niveau de la stratégie générale militaire que se trouve la conception de nouveaux armements.

La stratégie totale du général Beaufre.

Limite du concept de stratégie totale d’André Beaufre

Le concept de stratégie totale du général Beaufre possède néanmoins un certain nombre de limites.

Empiriquement, la seule stratégie générale qui existe est la stratégie militaire. En effet, les domaines politiques, économiques et diplomatiques ne sont pas véritablement déclinés en stratégies générales.

Mais plus largement, le concept de stratégie totale ne s’applique que dans le cadre d’une guerre totale. Il ne prend cependant pas véritablement en compte l’affrontement permanent en deçà du seuil de la guerre. Le général Poirier a développé le concept de stratégie intégrale, qui élargit le champ de la stratégie à la mise en œuvre du projet politique des États. Lire ici notre article sur la stratégie intégrale du général Poirier.

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La stratégie totale chez le général Beaufre, c’est donc la combinaison des stratégies générales, politique, économique, diplomatique et militaire dans la conduite de la guerre totale.

Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Comprendre la nuance entre guerre préventive et guerre préemptive

« Guerre préventive » et « guerre préemptive » sont des concepts si proches qu’ils sont souvent confondus. Bien qu’ils semblent similaires à première vue, ils recouvrent des notions distinctes qui possèdent des implications significatives en termes de légalité, de légitimité et d’éthique.

Différence entre guerre préventive et guerre préemptive.

La guerre préemptive

La guerre préemptive est une action militaire lancée en réponse à une menace immédiate et imminente. Le conflit est déclenché en réaction à des signes concrets indiquant une attaque imminente. L’objectif principal de la guerre préemptive est de neutraliser rapidement la menace et de réduire les dommages potentiels.

Dans ce cadre, la légitime défense des États telle que définie dans la charte des Nations unies peut s’appliquer. Mais ce point est largement sujet à débat entre les experts.

Un exemple classique de guerre préemptive est la guerre des Six Jours en 1967. Israël a lancé des attaques préemptives contre l’Égypte, la Jordanie et la Syrie après des tensions croissantes et des mouvements militaires perçus comme menaçants. Israël a justifié ces actions comme une réponse à une menace imminente pour sa sécurité nationale.


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La guerre préventive

La guerre préventive vise à prévenir une menace future, qui ne s’est pas encore matérialisée. Un acteur agit avant que la menace ne se concrétise, souvent en réponse à des indications ou des renseignements suggérant qu’une attaque imminente est probable. L’objectif principal de la guerre préventive est d’empêcher l’émergence d’une menace sérieuse pour la sécurité nationale ou régionale. Les tenants de cette approche soutiennent que l’anticipation et l’élimination précoce des menaces potentielles sont essentielles pour assurer la stabilité et la sécurité à long terme.

L’invasion américaine de l’Irak en 2003 est l’exemple même de la guerre préventive. Ses partisans ont soutenu que l’Irak représentait une menace imminente en raison de son prétendu programme d’armes de destruction massive.

L’Histoire des concepts

Le droit à se défendre d’une attaque imminente existe depuis longtemps. Mais le concept de guerre préventive a largement été développé après son utilisation par George W. Bush et son inclusion dans la doctrine stratégique américaine en 2002. Pour l’administration Bush, la distinction entre guerre préventive et guerre préemptive demeurait cependant floue. Les stratégistes s’en sont ensuite emparés pour leur donner leur définition académique.

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La distinction entre guerre préventive et guerre préemptive repose donc sur la nature de la menace perçue. Alors que la guerre préventive cherche à anticiper et à prévenir une menace future, qui ne s’est pas encore matérialisée, la guerre préemptive réagit à une menace immédiate et imminente.

N.B. Attention aux faux amis ! En français, préempter veut dire « Acquérir quelque chose en usant de son droit de préemption ». Il s’agit donc de retirer un objet d’une vente. Par analogie, on pourrait supposer qu’il s’agit de retirer une menace avant qu’elle ne se matérialise. Or, en anglais, to pre-empt signifie « empêcher quelque chose de se produire en prenant des mesures pour l’arrêter ».


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La stratégie indirecte chez le général Beaufre

Chez le général Beaufre, la stratégie indirecte est l’indispensable complément de la dissuasion nucléaire. Dans un monde verrouillé par les armes atomiques, la seule liberté d’action restante réside dans la stratégie indirecte.

La stratégie indirecte chez Beaufre
Soldat français en Indochine, 1954.

Vous pouvez commencer par lire notre article sur La stratégie nucléaire chez le général Beaufre.

Beaufre vs Liddell Hart : approche indirecte ou stratégie indirecte ?

Dans Strategy, Liddell Hart avait théorisé l’approche indirecte. L’idée centrale de l’approche indirecte chez Liddell Hart était de renverser le rapport des forces opposées avant l’épreuve de la bataille par la manœuvre et non par le combat.


Lire notre article sur Liddell Hart et l’approche indirecte.

Toutefois, cette approche demeure géographie et liée à la victoire militaire. André Beaufre dépouille cette approche de ces deux scories pour en extraire la stratégie indirecte. Cette stratégie indirecte attend l’essentiel de la décision par des moyens autres que la victoire militaire.

Pourquoi une stratégie indirecte ? Avec les armes atomiques, la liberté d’action dans les conflits diminue. Il faut pourtant l’exploiter, car c’est elle seule qui peut faire bouger le statu quo, grâce à des procédés nuancés dans lesquels la guerre devient presque méconnaissable.  

Conception de la manœuvre indirecte

La stratégie indirecte repose chez Beaufre sur deux types de manœuvres : extérieure et intérieure.

Conception de la manœuvre extérieure

Dans la stratégie indirecte chez le général Beaufre, la liberté d’action ne dépend pas des opérations menées, mais de facteurs extérieurs.

L’essentiel de la manœuvre ne se joue pas sur le terrain, mais à l’extérieur. Il s’agit de retirer sa liberté d’action à l’adversaire sur la scène internationale et intérieure, par des moyens politiques, économiques et diplomatiques. Mais cela suppose une dissuasion (nucléaire ou classique) crédible et une ligne politique cohérente. La stratégie indirecte chez Beaufre doit, enfin, se fonder sur un plan d’opérations visant la psychologie de l’adversaire.

Conception de la manœuvre intérieure

Les opérations militaires dans l’espace géographique où l’on veut obtenir des résultats portent le nom de manœuvre intérieure. En stratégie indirecte, elles ne sont pas l’effort, qui porte sur la manœuvre extérieure. Elles reposent sur trois variables : forces matérielles, forces morales, durée.

Si les forces matérielles sont grandes, les forces morales peuvent être petites et la durée du conflit doit être courte.

Si les forces matérielles sont basses, la force morale doit être élevée et la durée de la guerre sera longue. Le type de manœuvre privilégié doit être la manœuvre par la lassitude.

Manœuvre par la lassitude

Il s’agit d’amener un adversaire beaucoup plus fort à admettre des conditions de paix défavorables à ses intérêts, en n’engageant qui plus est contre lui que des moyens limités. L’infériorité des forces militaires doit être compensée par la supériorité des forces morales dans la durée.

Plan matériel

Il s’agit pour le plus faible de savoir durer. Le mode d’action le plus adapté est donc la guérilla. Deux notions capitales encadrent ce type d’action.

Il s’agit d’abord de dissuader la population de renseigner l’ennemi, en usant de la terreur systématique.

Ensuite, il faut étendre géographiquement la menace, afin de provoquer chez l’ennemi un dilemme de protection. Plus il doit déployer de troupes pour se protéger, moins il peut agir et plus il s’affaiblit. Le colonel Lawrence en montre l’exemple à Médine dans Les 7 piliers de la sagesse.

Le dispositif doit être complété par l’établissement de sanctuaires, qui permettent la fourniture de ressources depuis l’extérieur (hommes, armement, vivres…). Ces sanctuaires peuvent aussi bénéficier du couvert de la dissuasion nucléaire, s’ils sont placés sur le territoire d’un allié disposant de l’arme nucléaire. Cela n’empêche toutefois pas une usure importante des troupes de guérilla. Ainsi, dans les années 50, la guérilla malaise échoua en partie parce que les Anglais étaient parvenus à la priver de sanctuaire.

Plan psychologique

Il s’agit là aussi de savoir durer. Une ligne politique claire et séduisante, alliée à la certitude de la victoire (par exemple, pour les marxistes, en mettant en avant le sens de l’histoire) permet de mobiliser les passions du peuple.

Dans ce genre de combat, les tactiques psychologiques sont essentielles. « Les seuls succès sont d’ordre psychologique », écrit le général. Les succès matériels doivent provoquer des victoires psychologiques, sans quoi ils ne servent à rien.

Avec la symbiose des manœuvres intérieures et extérieures, le conflit peut durer, et permettre des gains considérables a des prix dérisoires.

Outre la manœuvre par lassitude, le plus faible peut recourir à des techniques qui font appel à des métaphores culinaires.

Manœuvre de l’artichaut (ou tactique du salami)

Il s’agit d’un coup d’éclat militaire qui repose sur le fait accompli. Il est suivi d’un arrêt, puis de sa répétition ailleurs.

La manœuvre intérieure repose sur un succès militaire en moins de 48 h, comme l’Anschluss, ou la prise de la Crimée par les Russes en 2014.

Là aussi, la manœuvre extérieure est essentielle pour se procurer la liberté d’action. L’objectif doit paraître limité pour être acceptable par l’opinion internationale.

Les parades à la stratégie indirecte selon Beaufre

Contre manœuvre extérieure

C’est l’effort. Sans manœuvre extérieure, point de guérilla. La contre-manœuvre extérieure consiste à définir une ligne politique offensive pour menacer les vulnérabilités de l’adversaire et de ses soutiens. Ensuite, il s’agit de multiplier les interdictions : la dissuasion nucléaire doit être maintenue, les dissuasions complémentaires multipliées, les positions géographiques et idéologiques ennemies menacées.

Sur le plan idéologique, la faiblesse de l’occident tenait lors des guerres de décolonisation, selon Beaufre, au fait qu’il ne pouvait proposer aux pays du tiers monde un modèle suffisamment social. Sur le plan psychologique, il fallait donc rétablir le prestige de la civilisation occidentale, pour que son succès paraisse assuré. Beaufre se faisait donc l’avocat d’une organisation occidentale chargée de construire une stratégie globale unie.

Contre manœuvre intérieure

Dans les territoires clefs, il s’agit d’abord de se prémunir contre le fait accompli. Contre la manœuvre par lassitude, le fort doit disposer d’une ligne politique destinée à réduire les atouts de l’adversaire, fondée sur le prestige et les réformes. Ensuite, il doit déjouer la stratégie de la guérilla au niveau militaire (en mettant l’effort sur le plan psychologique), en consentant un certain degré d’insécurité, voire en laissant l’adversaire s’installer pour mieux le détruire, et en fermant hermétiquement les frontières. Mais il faut durer avec des moyens très importants, et avec une contre-manœuvre intérieure, on ne fait que répondre de façon directe à une attaque indirecte.

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La stratégie indirecte complète celui de la dissuasion nucléaire. La clef reste la liberté d’action, qui réside dans la manœuvre extérieure. La psychologie joue en outre un rôle déterminant. Mais en dernière analyse, la force reste nécessaire.

La stratégie nucléaire chez le général Beaufre

Dans son Introduction à la stratégie, le général André Beaufre fait une large place à la stratégie nucléaire.

La stratégie nucléaire chez le général Beaufre

IMPORTANCE ET ORIGINALITÉ DE L’ARME ATOMIQUE

L’arme atomique n’est pas qu’une arme plus puissante. Elle confère à son possesseur une nouvelle dimension stratégique. D’une part, elle est capable de frapper n’importe quel point de la planète. D’autre part, elle fait disparaître le rapport entre la puissance d’un État et la masse de ses armées.


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LA STRATÉGIE DE DISSUASION NUCLEAIRE CHEZ ANDRE BEAUFRE

La dissuasion nucléaire se fonde sur l’incertitude, mais doit être complétée par des forces conventionnelles.

La dissuasion nucléaire

Selon le général Beaufre, la crédibilité de la dissuasion nucléaire repose sur l’évaluation du rapport entre les gains et les pertes. Les dirigeants doivent feindre l’irrationalité, laissant penser qu’ils sont prêts à provoquer un désastre. L’incertitude est ainsi le seul élément assuré, constituant la clé de la dissuasion. Il est donc essentiel de la maintenir.

Il existe deux types de tactiques :

  • contre-forces : destruction des forces armées adverses, y compris et surtout des vecteurs nucléarisés. Cela nécessite beaucoup de moyens.
  • contre-cités : destruction des principales villes ennemies. L’idée d’utiliser une telle stratégie est si effrayante qu’elle suggère que l’on mise sur la dissuasion comme suffisante. Cependant, cela s’avère moins intimidant et ne propose finalement qu’une option de destruction mutuelle.

Les dissuasions complémentaires

Malgré tout, chacun des adversaires conserve un certain degré de liberté d’action, sur des théâtres secondaires ou dans des actions mineures. La dissuasion doit donc être complétée, soit grâce à des troupes conventionnelles de type expéditionnaires, ou bien en maintenant un risque de déclenchement de représailles nucléaires face à un conflit local (armes atomiques tactiques).

Disposer de forces conventionnelles nombreuses permet une dissuasion presque absolue : l’ascension du conflit conventionnel finirait par conduire à une ascension aux extrêmes nucléaires.

LA STRATÉGIE DE GUERRE

La stratégie de guerre atomique est différente de la stratégie de dissuasion.

Etant donné le risque de destruction mutuelle, un conflit entre puissances nucléaires s’ouvrirait selon toute probabilité par une action limitée.

De là, il existe deux types de doctrines d’emploi : les « représailles massives » et la riposte flexible. Dans les « représailles massives », le feu nucléaire visant à éliminer l’adversaire est déclenché contre toute agression, si minime soit-elle. Notons que les état-unis ont abandonné la, doctrine des représailles massives dès que l’URSS a été en mesure de frapper le sol américain.

La riposte flexible, à l’inverse, met en oeuvre la force juste nécessaire, gardant en réserve l’emploi massif des feux nucléaires.

Selon Beaufre, à l’ère atomique, seuls deux types de guerres sont donc possibles entre puissances niucléaires, la stratégie du fait accompli ou le conflit prolongé de basse intensité.

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Pour conclure, la stratégie nucléaire revêt une importance capitale dans l’oeuvre du général Beaufre. L’arme nucléaire permet à son détenteur de changer de stature stratégique. Elle ne rend toutefois pas les forces conventionnelles obsolètes, car il est nécessaire de pouvoir agir en deçà du seuil nucléaire.

La stratégie chez le général Beaufre

Dans Introduction à la stratégie, le général André Beaufre nous livre les conclusions de ses réflexions sur la stratégie dans un texte dense, concis et clair.

André Beaufre, introduction à la stratégie

D’après Beaufre, la signification du terme « stratégie » est souvent mal comprise. Historiquement, elle constituait la science et l’art du commandement suprême. Elle était transmise par l’exemple. Cependant, avec l’évolution de la guerre, cette transmission empirique est devenue obsolète, laissant place à la recherche stratégique.

Néanmoins, cette dernière reste inévitablement influencée par les conflits de son époque. Seule une approche abstraite permet véritablement de saisir la nature de la stratégie.

But de la stratégie chez Beaufre

Avant de définir la stratégie, il faut savoir à quoi elle sert. Elle ne se déploie pas dans le vide. Elle possède un but précis :

« Le but de la stratégie est d’atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ».

Définition de la stratégie par André Beaufre

Après le but, la définition. La célèbre définition de la stratégie arrive assez tôt dans l’œuvre. Elle est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».

À la guerre, chacun recherche l’acceptation par l’adversaire des conditions qu’il veut lui imposer. In fine, il s’agit de convaincre l’autre que poursuivre la lutte est inutile. La stratégie cible donc la volonté de l’autre.

C’est en replaçant un problème stratégique sur le terrain de la psychologie de l’adversaire que l’on peut apprécier correctement les facteurs décisifs. Il faut donc « atteindre la décision en créant et en exploitant une situation entrainant une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer ».

Ainsi, les adversaires visent simultanément la désintégration morale de l’autre. L’action stratégique est donc dialectique. Chacun cherche à agir tout en parant les actions de l’autre. La stratégie est donc une lutte pour la liberté d’action.

En dernière analyse, selon Beaufre la stratégie doit être considérée comme un art, car elle exige du stratège qu’il évalue les éléments clés avec son seul jugement. Il est impossible d’établir une liste de règles qui seraient applicables en toute circonstance.


Les moyens de la stratégie selon Beaufre

Le choix des moyens s’effectue ensuite par la confrontation des possibles et des vulnérabilités de l’adversaire. La question est donc : qui veut-on vaincre ?

Cela revient à se poser des questions très concrètes. Par exemple : la prise de la capitale ennemie sera-t-elle indispensable ou non ? L’ennemi est-il particulièrement sensible aux pertes humaines ? Il s’agit de trouver le meilleur moyen d’atteindre la désintégration morale. De cette confrontation des possibles et des vulnérabilités de l’adversaire nait un objectif stratégique.


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« Modèles » stratégiques

Le général Beaufre définit 5 « modèles stratégiques » en fonction des moyens et des objectifs:

1 — Moyens très puissants pour objectif modeste : exercer une menace directe (dissuasion atomique).

2 — Objectif modeste, mais moyens insuffisants : liberté d’action étroite, donc nécessité de recourir à des pressions indirectes.

3 — Objectif important, mais moyens et liberté d’action réduits : actions limitées successives, comme Hitler entre 1935 et 1939.

4 — Grande liberté d’action, mais moyens faibles : lutte totale prolongée de faible intensité militaire conduisant à l’usure morale de l’adversaire.

5 — forts moyens militaires : victoire militaire par destruction des forces adverses et occupation de son territoire. L’objectif reste cependant bien la volonté de l’adversaire. Ce modèle ne fonctionne bien qu’en cas de victoire rapide, sinon son coût s’avèrera démesuré par rapport aux enjeux.


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Chez le général André Beaufre, la stratégie est donc « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ». Elle sert à « atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ».

Le raisonnement stratégique combine donc des données matérielles et psychologiques. Il est une méthode de pensée permettant de conduire les évènements et non de les subir.

Le commerce favorise-t-il la paix ?

 Le commerce favorise-t-il la paix ? C’est une idée reçue depuis le « doux commerce » de Montesquieu. Toutefois, nous allons voir que c’est plutôt l’inverse.

Le commerce favorise la paix ?

Le commerce favorise la paix : la théorie du doux commerce

Dans De l’esprit des lois, Montesquieu fait le rapprochement entre commerce et paix :

« L’effet naturel du commerce est de porter à la paix »

Montesquieu, de l’esprit des lois

En effet, le commerce favorise la connaissance mutuelle, les voyages, les échanges avec l’autre. En conséquence, il adoucit les mœurs, tant au niveau politique qu’individuel.

« C’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce, et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces »

Montesquieu, de l’esprit des lois

Il crée également des intérêts mutuels entre les nations. Si les élites commerciales du pays A font des affaires avec celles du pays B (investissements, flux), les dirigeants politiques devraient être moins enclins à briser ces liens par la guerre. En effet, les élites politiques et économiques sont souvent très liées, et la richesse procurée par le commerce bénéficie, dans certains cas, aux deux parties.

Cependant, il se trouve très aisément dans l’histoire des exemples de pays très liés par le commerce qui se sont fait la guerre. Le plus connu est celui de la Première Guerre mondiale. Les échanges entre la France et l’Allemagne étaient très élevés en 1914, ce qui n’a pas empêché le conflit. Il nous faut donc creuser plus profondément pour comprendre les relations entre commerce et guerre.

Commerce, richesse, pouvoir… et guerre

Partons du postulat que le commerce est une source de richesse, qui permet l’accroissement de la puissance de l’État qui le contrôle. Cette richesse permet en effet de construire ou renforcer sa capacité militaire : mettre sur pieds et équiper des armées et des flottes. Sur ce sujet, lire notre article Le système thalassocratique chez Thucydide.

Il est en effet aussi nécessaire de protéger cette source de richesse. Le développement des flottes de guerre va de pair avec celui du commerce. Nous avons déjà parlé de Mélos, qui se voit contrainte d’affronter les Athéniens malgré sa neutralité. Sa position géographique permettrait à quiconque la contrôle de faire peser une menace inacceptable sur le système économique athénien. Aujourd’hui, l’Occident est obligé de protéger par la guerre ses lignes de communication en mer Rouge des attaques houthies.

Ce dernier exemple montre que le commerce peut se transformer en vulnérabilité. Lorsqu’un État devient trop dépendant de son commerce pour ses approvisionnements et sa richesse, ses lignes de communication deviennent une cible. C’est de là que vient la stratégie maritime de la France aux XVIIIe et XIXe siècles. Devant la supériorité des escadres britanniques, la France se rabat sur la guerre de course. Elle cherche à entraver les approvisionnements britanniques, et à faire flamber le prix des assurances (comme aujourd’hui en mer Rouge). Sur ce sujet, lire le chapitre 6 de La Mesure de la force (lien rémunéré par Amazon).

Le commerce, un intérêt parmi d’autres : il ne favorise la paix que modestement

Le commerce accroit donc la richesse, les capacités militaires et fournit une vulnérabilité à attaquer. Mais cela n’enlève rien à la pertinence de l’argument de la dépendance mutuelle, pourtant infirmé par l’expérience historique. Pourquoi ?

La question à se poser est en réalité : existe-t-il des intérêts supérieurs à ceux du commerce, qui pourraient pousser des entités politiques à entrer en guerre malgré des liens commerciaux forts ? Poser la question révèle la vanité de lier commerce et paix. L’intérêt politique demeure supérieur à l’intérêt économique.

Sans passer en revue les causes des guerres, innombrables et toujours singulières, notons simplement qu’il existe de nombreux cas dans lesquels un État aurait intérêt à entrer en guerre contre un autre malgré des liens commerciaux forts.

Ne pas honorer ses alliances possède un coût politique bien plus fort que la destruction temporaire de liens économiques. C’est une petite partie du mécanisme qui mène à la Première Guerre mondiale.

Un rapport de force avec une puissance menaçante sur le point de se renverser. L’Angleterre a longtemps fondé sa politique sur l’équilibre des puissances sur le continent européen.

Opportunité politique : la saisie d’un territoire clef peut amener des gains à long terme très supérieurs aux coûts économiques d’un conflit. C’est le calcul fait, à tort, par Saddam Hussein lorsqu’il envahit le Koweït en 1990.

Enfin, une opposition idéologique marquée n’empêche pas d’entretenir des relations commerciales. Mais ces dernières ne pèseront rien si un conflit se déclenche entre deux entités politiques aux projets politiques incompatibles. C’est le cas de l’expansion de l’Allemagne au début de la Seconde Guerre mondiale.

N.B. Beaucoup d’exemples centrés sur l’Europe et la période contemporaine. N’hésitez pas à noter en commentaire d’autres cas où l’intérêt politique a balayé l’intérêt économique… ou l’inverse.

*

Pour conclure, le commerce favorise-t-il la paix ? Non, ou du moins très modestement. Faire du commerce l’agent de la paix revient à lui donner un pouvoir qu’il n’a pas. En effet, le projet politique d’une nation ne se résout pas à entretenir des bonnes relations commerciales avec ses voisins ou compétiteurs. Le commerce et la richesse sont des moyens au service d’une fin politique plus large. C’est en fonction de cette fin politique que sont déclarées les guerres. La profondeur des liens économiques ne peut donc contrebalancer qu’à la marge le poids des données politiques.

Au contraire, par son existence même le commerce favorise la guerre parce qu’il est nécessaire de le protéger contre ses concurrents, ou qu’il fournit à un adversaire une opportunité de peser par la violence sur les décisions politiques d’une nation.

Pour aller plus loin :

Sur Montesquieu : Catherine Larrère, « Montesquieu et le « doux commerce » : un paradigme du libéralisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique.

Sur la stratégie maritime, Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, Paris, Economica, 201 1 (lien rémunéré par Amazon).

Biographie de Clausewitz

Voici une indispensable biographie de Clausewitz pour compléter notre mini-dossier sur De la Guerre.

Biographie de Carl von Clausewitz
Carl Von Clausewitz

Les débuts d’un stratège brillant

Carl von Clausewitz est né le 1er juin 1780 à Burg bei Magdeburg, en Prusse, au sein d’une famille de la petite noblesse. Son entrée précoce dans l’armée prussienne à l’âge de 12 ans marque le début d’une carrière militaire prometteuse. Son passage à l’Académie Militaire de Berlin façonne ses convictions. Il est en effet influencé par les idéaux révolutionnaires français.

Sur le champ de bataille

Carl von Clausewitz a été façonné par les guerres napoléoniennes. Sa présence sur les champs de bataille européens a profondément marqué sa compréhension de la guerre et de ses implications.

À Iéna, l’armée prussienne subit une défaite écrasante face aux forces napoléoniennes. Clausewitz est le témoin de l’effondrement brutal d’une institution militaire qu’il avait juré de servir. Cette expérience l’a ainsi confronté à la réalité impitoyable de la guerre moderne.

Sa participation à la bataille de Waterloo, en tant qu’officier d’état-major prussien, lui permet en outre d’observer de près la stratégie de Napoléon Bonaparte, et de contribuer à la défaite finale de l’empereur français.

Ces expériences sur le champ de bataille ont profondément influencé sa pensée stratégique. En effet, c’est dans les carnages de la guerre que Clausewitz a commencé à élaborer les concepts fondamentaux qui allaient façonner son œuvre majeure, « De la Guerre ».

Au service du tsar

Dès la chute de la Prusse, Clausewitz rejoint le tsar Alexandre Ier de Russie. Son engagement auprès du tsar témoigne de sa réputation grandissante en tant que stratège militaire. Cette période de sa vie est marquée par des efforts visant à moderniser l’armée russe. Il conseille également le tsar sur les questions de stratégie militaire.

Après la guerre : développement de la pensée clausewitzienne

A la fin des guerres napoléoniennes, Clausewitz consacre une partie importante de sa vie à approfondir sa réflexion sur la guerre et la stratégie militaire. Il écrit alors plusieurs ouvrages et articles qui contribuèrent à enrichir sa pensée et à élargir son influence. Mais son œuvre la plus célèbre reste « De la Guerre », quoi qu’inachevée à sa mort.

Le legs de Clausewitz

Clausewitz décède du choléra le 16 novembre 1831 à Breslau, en Silésie, à l’âge de 51 ans. Il laisse derrière lui un héritage durable dans les domaines de la stratégie militaire. Sa pensée continue d’inspirer les générations futures dans leur compréhension de la guerre et de la politique internationale. Il possède assurément sa place parmi les plus grands penseurs militaires de l’histoire.

L’héritage et la contribution de Marie von Clausewitz

En conclusion de notre biographie de Clausewitz, un mot Marie von Clausewitz. L’épouse dévouée de Carl, a joué un rôle essentiel dans la préservation et la diffusion des idées de son mari après sa mort. En effet, après le décès de Carl, elle prend en charge la publication posthume de « De la Guerre », oeuvre inachevée. Son dévouement à diffuser les idées de Clausewitz a donc contribué à consolider sa place parmi les plus grands penseurs militaires de tous les temps.

Au delà de la biographie de Clausewitz

En complément de cette biographie de Clausewitz, voir aussi notre mini-dossier sur De la guerre.

Comprendre pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens