Mélos, ou le risque de la neutralité

Le sort réservé à l’île de Mélos dans la guerre du Péloponnèse illustre le risque pour le faible de croire qu’il peut rester neutre quand les combats font rage autour de lui.

Mélos ou les risques de la neutralité

Au livre V de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide met en scène un dialogue entre ambassadeurs athéniens et notables méliens (V, 84), connu sous le nom de dialogue mélien, ou dialogue entre Athéniens et Méliens.

Mélos est une petite île de la mer Égée. Sa localisation permettrait à qui la dirige d’agir efficacement sur le trafic maritime. C’est donc une position clef pour Athènes qui dépend des tributs versés par ses alliés (voir notre article Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse). La cité a choisi de rester neutre dans la guerre qui oppose Sparte à Athènes depuis 15 ans.

Mélos ou les risques de la neutralité - L'empire athénien en 431 av. J.-C., juste avant le début de la guerre du Péloponnèse.
L’empire athénien en 431 av. J.-C., juste avant le début de la guerre du Péloponnèse. Map_athenian_empire_431_BC-fr.svg : Marsyasderivative work: Once in a Blue Moon, CC BY-SA 2.5, https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5, via Wikimedia Commons

En 416 av. J.-C., les Athéniens estiment que la neutralité de cette petite cité représente un risque trop grand et décident de lui adresser un ultimatum : se soumettre à l’empire ou voir leur ville détruite. En effet, les Méliens sont aussi les colons de Sparte. Un dialogue édifiant s’engage alors entre délégués athéniens et notables méliens.

La neutralité de Mélos rejetée

Mélos propose de conserver sa neutralité. L’argument est immédiatement rejeté par les Athéniens.

« votre hostilité nous fait moins de tort que votre amitié : celle-ci ferait paraître aux yeux des peuples de l’empire une preuve de faiblesse, votre haine, une [preuve] de puissance ».

Athènes fonde sa puissance sur le tribut fourni par les cités soumises. Elle doit donc s’assurer de dominer les routes maritimes. Si elle accepte que Mélos demeure neutre, elle ouvre la porte aux revendications des autres peuples insulaires.

Le cœur du dialogue mélien : droit contre possible

Les délégués athéniens commencent par évacuer l’argument du droit.

« nous n’allons pas […] recourir à de grands mots, en disant que d’avoir vaincu le Mède nous donne le droit de dominer, ou que notre campagne présente vient d’une atteinte à nos droits ».

Ils comptent s’appuyer sur les rapports de force.

« Si le droit intervient dans les appréciations humaines pour inspirer un jugement lorsque les pressions (forces, NDLR) s’équivalent, le possible règle, en revanche l’action des plus forts et l’acceptation des plus faibles ».

Pour les Méliens, c’est la soumission ou la mort, quelle que soit leur position au regard du droit. « Ou bien nous l’emportons sur le plan du droit, nous refusons pour cela de céder, et c’est la guerre, ou bien […] c’est la servitude ».

Destruction de Mélos

Forts de leur droit et de l’appui divin qui l’accompagne, les Méliens choisissent de résister malgré la puissance d’Athènes. Ils comptent sur Sparte pour leur venir en aide.

« au nom de leur propre intérêt, ils ne voudront pas trahir Mélos, une colonie à eux, pour devenir suspects à leurs partisans en Grèce, et rendre service à leurs ennemis ».

Mais Sparte ne bouge pas. Après tout, Mélos n’a jamais pris leur parti. La position de Mélos était irrationnelle.

« Vos plus forts appuis relèvent d’un espoir relatif au futur, et vos ressources présentes sont minces pour résister avec succès aux forces dès maintenant rangées contre vous ».

Au bout de plusieurs mois de siège, Mélos, affamée, tente de négocier sa reddition. Mais les Athéniens se montrent implacables. Ils soumettent la ville à une violence extrême, même pour l’époque. Ils massacrent les hommes, emmènent les femmes et les enfants en esclavage, puis acheminent leurs propres colons. Le sort réservé à Mélos marquera durablement les esprits dans le monde grec. Parce qu’elle a cru choisir l’honneur, en comptant sur la neutralité et le secours d’une puissance culturellement proche d’elle, elle a cessé d’exister.

Le droit, la morale et la puissance

Quelle conclusion tirer du dialogue mélien ? Non pas que la force fait le droit. Mais que malgré le règne du droit, les rapports de force ne s’effacent pas. Ils doivent être pris en compte. La morale pèse en effet peu de poids face à ce qu’un acteur perçoit comme son intérêt vital. Et que comme les promesses, les alliances n’engagent que ceux qui y croient.


Lire aussi Arès et Athéna, dieux de la guerre.

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse.

Arès et Athéna, dieux de la guerre

Au chant V de l’Iliade, Homère met en scène l’affrontement d’Arès et d’Athéna. Tous deux sont des dieux de la guerre, mais dans des aspects différents.

Diomède sème le carnage chez les Troyens

Diomède, l’un des chefs grecs, est soutenu par Athéna. Il porte le carnage dans le camp troyen, jusqu’à blesser Aphrodite et défier Apollon qui combattent pour l’autre camp. Arès intervient alors aux côtés des Troyens pour repousser les Achéens.

Athéna se voit donc contrainte d’intervenir. Elle presse Diomède de défaire Arès. Survient le choc entre deux divinités représentant chacun un aspect de la guerre.

Arès et Athéna, dieux de la guerre

Affrontement entre Arès et Athéna

Arès, « fou », « fléau des humains », « souillé de meurtres », est le dieu de la guerre dans son aspect de violence aveugle et de dévastation. Il rue sur Diomède dès qu’il l’aperçoit, impatient de lui ôter la vie.

Mais Athéna, déesse de la stratégie et de l’intelligence dans la guerre détourne la main d’Arès. Elle guide la lance de Diomède droit sur son adversaire, qui, blessé, doit quitter le champ de bataille et s’en retourner sur l’Olympe.


Lire aussi Le système thalassocratique chez Thucydide.

Enseignements

Que nous apprend ce passage de l’Iliade et les dieux de la guerre sur l’emploi de la force ?

Athéna l’a emporté sur Arès. L’intelligence a donc triomphé de la force et de la rage. C’est elle qui dirige les efforts pour leur faire produire les bons effets au bon moment. C’est elle qui dévie la frappe adverse pour lui interdire de porter.

À l’inverse, la violence qui n’est pas canalisée vers un but par l’intelligence n’est que barbarie, incapable d’aboutir à un quelconque résultat politique. La force ne résout donc rien par elle-même ; c’est la direction que lui donne l’intelligence qui fait son pouvoir.


Athéna

Athéna, est la déesse grecque de la sagesse et de la stratégie. Elle occupe une place centrale dans le panthéon olympien. Fille de Zeus et de Métis (déesse de la sagesse et de la ruse), elle naquit jaillissant tout armée du front de son père. Cette image symbolise son esprit martial et sa connaissance divine.

Athéna est souvent représentée avec son casque, son bouclier et sa lance, accompagnée de la chouette, symbole de sagesse. Protectrice de la cité d’Athènes, qui porte son nom, elle incarne la combinaison parfaite de la force et de l’intelligence. Elle a guidé de nombreux héros mythologiques, tels qu’Ulysse et Persée, leur offrant conseils et soutien. Son temple le plus célèbre, le Parthénon, est un chef-d’œuvre d’architecture et un symbole de l’âge d’or athénien.

À la différence d’Arès, le dieu de la guerre brutale, Athéna privilégie la stratégie et la justice dans les conflits, ce qui lui confère une dimension moralement supérieure.


Lire notre article complet sur Athéna.

Dieu de la guerre, Doyen - Mars blessé par Diomède - 1781
Doyen – Mars blessé par Diomède – 1781

Arès

Arès, le dieu grec de la guerre, représente la brutalité et la violence des combats, contrastant nettement avec la sagesse stratégique d’Athéna.

Fils de Zeus et d’Héra, Arès est un guerrier impétueux, aimant le chaos et la destruction. Arès est fréquemment accompagné de ses enfants, la Terreur (Phobos) et la Peur (Deimos), qui symbolisent les émotions brutales inspirées par la guerre. Contrairement à Athéna, qui incarne la justice et la stratégie, Arès représente les aspects les plus sombres et impitoyables des batailles.

Ses liaisons passionnées, notamment avec Aphrodite, la déesse de l’amour, ajoutent une dimension complexe à son personnage, mêlant éros et thanatos. Dans la mythologie, Arès est une figure moins honorée parmi les dieux olympiens. En effet, les Grecs appréciaient moins son caractère impétueux et destructeur. Ils préféraient valoriser les attributs d’Athéna.

Néanmoins, Arès reste une figure essentielle, représentant les réalités inévitables et sombres de la guerre. Son culte, bien que moins répandu que celui d’Athéna, reflète la dualité de la nature humaine, où la guerre, malgré sa brutalité, est une part intrinsèque de l’existence humaine. En somme, Arès symbolise la force brute et l’instinct guerrier, rappelant que la violence, bien que redoutée, fait partie intégrante de l’expérience humaine.

Lire notre article sur Arès.


Lire aussi Sun Tzu, l’art de la guerre.

Voir aussi Dieu de la guerre, dieux de la guerre

Pourquoi les hommes combattent selon Martin Van Creveld, en moins de cinq minutes

Pourquoi les hommes se battent-ils ? Dans la transformation de la guerre Martin Van Creveld explique leurs motivations.

Dans La transformation de la guerre, Martin Van Creveld aborde les motivations qui poussent les hommes à se jeter dans la guerre. Ce n’est pas la thèse centrale de l’ouvrage, qui est que les conflits de basse intensité sont l’avenir de la guerre et que la conception occidentale de la guerre, basée sur le modèle trinitaire clausewitzien, est erronée, mais elle m’a paru davantage digne d’intérêt.

Les hommes et la guerre

Les hommes se battent pour quatre raisons principales.

Par amour du danger. Il exerce depuis toujours une grande fascination sur l’homme, qu’il transcende et grandit en le confrontant à sa propre mort.

« Le caractère unique de la guerre réside précisément dans le fait qu’elle a toujours été, et demeure encore la seule activité créatrice qui non seulement permet mais exige l’engagement total de toutes les facultés humaines contre un adversaire aussi fort que soi-même ».

Martin Van Creveld, La transformation de la guerre, p. 214.

La guerre est un jeu avec la mort, le plus fort des jeux. La guerre serait donc… la continuation du sport, compris comme une situation de prise de risque volontaire, par d’autres moyens.

Pour une noble cause. Cette cause peut être mythique ou idéalisée, comme la liberté, la justice, ou une région rendue symbolique par les conflits passés. Cette cause est coupée de la raison, et n’a d’existence que dans l’esprit des hommes.

Pour l’honneur, qui est la seule chose que l’on emporte dans la tombe. Ce sentiment de l’honneur est renforcé par des rites, mais aussi par la symbolique de certaines armes, tenues ou d’objets. On ne compte plus les soldats qui se sont sacrifiés pour sauver leur étendard.

Pour la survie, dans le cadre d’une guerre d’extermination. C’est un des rares cas dans lesquels les motifs individuels et collectifs de la guerre sont identiques.

Les motivations individuelles sont les véritables raisons des guerres

Sans ces motivations individuelles, point de guerre. Selon Van Creveld, ce qui pousse individuellement les hommes à se battre est aussi la cause des guerres.

Le péché originel des stratèges occidentaux est de croire que la guerre permet d’atteindre un but politique abstrait, et de ne pas prendre en compte les motifs de ceux qui se battent. Or, pour ceux-ci la guerre est une fin en soi. Les hommes font aussi la guerre… parce qu’ils aiment ça.

Pourquoi les femmes ne combattent pas

Les hommes, oui, mais les femmes ? Hormis certaines exceptions très locales dans des situations désespérées, la guerre est un exercice presque spécifiquement masculin.

Or, l’absence des femmes ne s’explique ni par la peur du viol ni par une prétendue infériorité physique. Selon Martin Van Creveld, la cause réelle en est la dévalorisation systématique aux yeux des hommes des activités auxquelles les femmes participent. Les hommes donneraient de l’importance à ce qu’ils réalisent, pour sublimer le fait de ne pas pouvoir enfanter : la guerre en est l’exemple par excellence : ils en privent donc les femmes. Si les femmes combattaient sur un pied d’égalité avec les hommes… les jours de la guerre seraient comptés ! Dans ces conditions, la féminisation des armées occidentales s’expliquerait par le fait que ces armées auraient entériné qu’elles ne partiraient plus véritablement en guerre.

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« La guerre est la vie écrite en majuscules »

Martin Van Creveld, La transformation de la guerre

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L’édition utilisée pour cet article est Martin van Creveld, La transformation de la guerre, Monaco, éditions du rocher, 1998.

Voir aussi l’étonnante trinité chez Clausewitz.