Le sort réservé à l’île de Mélos dans la guerre du Péloponnèse illustre le risque pour le faible de croire qu’il peut rester neutre quand les combats font rage autour de lui.
Au livre V de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide met en scène un dialogue entre ambassadeurs athéniens et notables méliens (V, 84), connu sous le nom de dialogue mélien, ou dialogue entre Athéniens et Méliens.
Mélos est une petite île de la mer Égée. Sa localisation permettrait à qui la dirige d’agir efficacement sur le trafic maritime. C’est donc une position clef pour Athènes qui dépend des tributs versés par ses alliés (voir notre article Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse). La cité a choisi de rester neutre dans la guerre qui oppose Sparte à Athènes depuis 15 ans.
En 416 av. J.-C., les Athéniens estiment que la neutralité de cette petite cité représente un risque trop grand et décident de lui adresser un ultimatum : se soumettre à l’empire ou voir leur ville détruite. En effet, les Méliens sont aussi les colons de Sparte. Un dialogue édifiant s’engage alors entre délégués athéniens et notables méliens.
La neutralité de Mélos rejetée
Mélos propose de conserver sa neutralité. L’argument est immédiatement rejeté par les Athéniens.
« votre hostilité nous fait moins de tort que votre amitié : celle-ci ferait paraître aux yeux des peuples de l’empire une preuve de faiblesse, votre haine, une [preuve] de puissance ».
Athènes fonde sa puissance sur le tribut fourni par les cités soumises. Elle doit donc s’assurer de dominer les routes maritimes. Si elle accepte que Mélos demeure neutre, elle ouvre la porte aux revendications des autres peuples insulaires.
Le cœur du dialogue mélien : droit contre possible
Les délégués athéniens commencent par évacuer l’argument du droit.
« nous n’allons pas […] recourir à de grands mots, en disant que d’avoir vaincu le Mède nous donne le droit de dominer, ou que notre campagne présente vient d’une atteinte à nos droits ».
Ils comptent s’appuyer sur les rapports de force.
« Si le droit intervient dans les appréciations humaines pour inspirer un jugement lorsque les pressions (forces, NDLR) s’équivalent, le possible règle, en revanche l’action des plus forts et l’acceptation des plus faibles ».
Pour les Méliens, c’est la soumission ou la mort, quelle que soit leur position au regard du droit. « Ou bien nous l’emportons sur le plan du droit, nous refusons pour cela de céder, et c’est la guerre, ou bien […] c’est la servitude ».
Forts de leur droit et de l’appui divin qui l’accompagne, les Méliens choisissent de résister malgré la puissance d’Athènes. Ils comptent sur Sparte pour leur venir en aide.
« au nom de leur propre intérêt, ils ne voudront pas trahir Mélos, une colonie à eux, pour devenir suspects à leurs partisans en Grèce, et rendre service à leurs ennemis ».
Mais Sparte ne bouge pas. Après tout, Mélos n’a jamais pris leur parti. La position de Mélos était irrationnelle.
« Vos plus forts appuis relèvent d’un espoir relatif au futur, et vos ressources présentes sont minces pour résister avec succès aux forces dès maintenant rangées contre vous ».
Au bout de plusieurs mois de siège, Mélos, affamée, tente de négocier sa reddition. Mais les Athéniens se montrent implacables. Ils soumettent la ville à une violence extrême, même pour l’époque. Ils massacrent les hommes, emmènent les femmes et les enfants en esclavage, puis acheminent leurs propres colons. Le sort réservé à Mélos marquera durablement les esprits dans le monde grec. Parce qu’elle a cru choisir l’honneur, en comptant sur la neutralité et le secours d’une puissance culturellement proche d’elle, elle a cessé d’exister.
Le droit, la morale et la puissance
Quelle conclusion tirer du dialogue mélien ? Non pas que la force fait le droit. Mais que malgré le règne du droit, les rapports de force ne s’effacent pas. Ils doivent être pris en compte. La morale pèse en effet peu de poids face à ce qu’un acteur perçoit comme son intérêt vital. Et que comme les promesses, les alliances n’engagent que ceux qui y croient.
Dans une interview télévisée du 14 mars 2024, le Président français a reconnu que la France n’avait pas « une industrie de défense adaptée à une guerre de haute intensité territoriale ». En effet, les entreprises françaises peinent à soutenir massivement l’Ukraine. Ainsi, la France et l’Europe connaissent des difficultés pour produire des obus d’artillerie, pourtant nécessaires en grande quantité en Ukraine. Pourquoi l’industrie de défense française peine-t-elle autant à soutenir l’Ukraine, alors que Paris est devenu le deuxième exportateur d’armes au monde ?
En cause, le modèle d’armée que soutient cette industrie. L’industrie de défense française produit du matériel de haute technologie, cher, en petit nombre.
Arme nucléaire et armée de masse
La sanctuarisation du territoire français rend inutile une armée de masse.
La France est une puissance nucléaire. Ses intérêts vitaux, au premier desquels son territoire, sont sanctuarisés par la dissuasion. Elle n’a donc plus besoin d’une armée de masse, de conscrits.
Les armées contribuent à la sûreté du territoire contre les attaques terroristes, qui ne peuvent être évitées grâce à la dissuasion. Mais c’est sur la masse de la police que repose surtout cette protection dans ce cas précis.
Son armée lui sert donc bien davantage à protéger ses intérêts à l’étranger.
Elle utilise ses forces armées pour réduire la menace terroriste qui pèse sur elle depuis l’étranger. Par exemple, les armées françaises ont activement contribué à réduire la capacité de nuisance de Daech en Irak. Elles défendent aussi les intérêts économiques de la nation, en protégeant des Houthis les navires qui transitent par le détroit de Bab el-Mandeb.
Elle a donc besoin d’une force facilement capable de se projeter à l’étranger et de s’y maintenir. Cela implique une taille limitée par les moyens de projection et de soutien détenus (navires, avions de transport stratégiques…).
Sanctuarisation du territoire et capacité de projection de puissance font donc converger le modèle d’armée français vers une armée de taille limitée.
Pour garder sa supériorité malgré cette taille réduite, l’armée française a donc besoin d’hommes supérieurement entraînés, capables de manier des systèmes d’armes complexes, de haute technologie.
Cet équipement à la pointe de la technologie est évidemment très onéreux, en partie parce qu’il est produit en petites séries. Par exemple, un simple obus de 155 mm « de base » coûte environ 5000 euros. Les délais de production sont par ailleurs assez longs. Il faut compter deux ans de fabrication pour un canon Caesar.
Cela explique aussi que la base industrielle et technologique de défense (BITD) soit forcée d’exporter pour survivre. Le marché français n’est simplement pas assez grand pour garantir la pérennité d’entreprises privées.
Une industrie de défense peu adaptée à la guerre de masse
La BITD française produit donc des équipements très efficaces, mais très chers, et en nombre réduits. Or, quels sont les besoins des Ukrainiens ? De l’armement en nombre, des obus en masse, facilement utilisable par des conscrits ayant au mieux quelques semaines de formation.
La BITD française n’est donc tout simplement pas configurée pour soutenir l’Ukraine dans une guerre de masse, territorialisée.
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Les enjeux de défense ne sont pas les mêmes pour Paris ou Kiev. La BITD française soutient une armée de taille réduite, qui utilise des équipements de haute technologie, très onéreux, en petit nombre. Or, c’est tout l’inverse dont ont besoin les Ukrainiens. Équipements simples, abordables, en grand nombre.
C’est donc un virage à 180° que l’on demande, en un temps très court, à notre BITD. Elle n’est effectivement pas configurée pour la guerre de masse.
Toutefois, ce virage pourrait être pris plus vite qu’on ne le croit. L’Europe s’organise pour optimiser son aide à l’Ukraine. Ainsi, la France a pris la tête de la « coalition artillerie » qui met en contact les industriels et les besoins ukrainiens. Mais surtout, d’une manière particulièrement cynique, les entreprises de défense sont des entreprises privées. Elles peuvent espérer faire des profits très importants en Ukraine, tant les Européens sont prêts à sortir leur carnet de chèques. Nul doute qu’elles sauront s’adapter pour capter les milliards qui sont en jeu.
Au chant V de l’Iliade, Homère met en scène l’affrontement d’Arès et d’Athéna. Tous deux sont des dieux de la guerre, mais dans des aspects différents.
Diomède sème le carnage chez les Troyens
Diomède, l’un des chefs grecs, est soutenu par Athéna. Il porte le carnage dans le camp troyen, jusqu’à blesser Aphrodite et défier Apollon qui combattent pour l’autre camp. Arès intervient alors aux côtés des Troyens pour repousser les Achéens.
Athéna se voit donc contrainte d’intervenir. Elle presse Diomède de défaire Arès. Survient le choc entre deux divinités représentant chacun un aspect de la guerre.
Affrontement entre Arès et Athéna
Arès, « fou », « fléau des humains », « souillé de meurtres », est le dieu de la guerre dans son aspect de violence aveugle et de dévastation. Il rue sur Diomède dès qu’il l’aperçoit, impatient de lui ôter la vie.
Mais Athéna, déesse de la stratégie et de l’intelligence dans la guerre détourne la main d’Arès. Elle guide la lance de Diomède droit sur son adversaire, qui, blessé, doit quitter le champ de bataille et s’en retourner sur l’Olympe.
Que nous apprend ce passage de l’Iliadeet les dieux de la guerre sur l’emploi de la force ?
Athéna l’a emporté sur Arès. L’intelligence a donc triomphé de la force et de la rage. C’est elle qui dirige les efforts pour leur faire produire les bons effets au bon moment. C’est elle qui dévie la frappe adverse pour lui interdire de porter.
À l’inverse, la violence qui n’est pas canalisée vers un but par l’intelligence n’est que barbarie, incapable d’aboutir à un quelconque résultat politique. La force ne résout donc rien par elle-même ; c’est la direction que lui donne l’intelligence qui fait son pouvoir.
Athéna, est la déesse grecque de la sagesse et de la stratégie. Elle occupe une place centrale dans le panthéon olympien. Fille de Zeus et de Métis (déesse de la sagesse et de la ruse), elle naquit jaillissant tout armée du front de son père. Cette image symbolise son esprit martial et sa connaissance divine.
Athéna est souvent représentée avec son casque, son bouclier et sa lance, accompagnée de la chouette, symbole de sagesse. Protectrice de la cité d’Athènes, qui porte son nom, elle incarne la combinaison parfaite de la force et de l’intelligence. Elle a guidé de nombreux héros mythologiques, tels qu’Ulysse et Persée, leur offrant conseils et soutien. Son temple le plus célèbre, le Parthénon, est un chef-d’œuvre d’architecture et un symbole de l’âge d’or athénien.
À la différence d’Arès, le dieu de la guerre brutale, Athéna privilégie la stratégie et la justice dans les conflits, ce qui lui confère une dimension moralement supérieure.
Arès, le dieu grec de la guerre, représente la brutalité et la violence des combats, contrastant nettement avec la sagesse stratégique d’Athéna.
Fils de Zeus et d’Héra, Arès est un guerrier impétueux, aimant le chaos et la destruction. Arès est fréquemment accompagné de ses enfants, la Terreur (Phobos) et la Peur (Deimos), qui symbolisent les émotions brutales inspirées par la guerre. Contrairement à Athéna, qui incarne la justice et la stratégie, Arès représente les aspects les plus sombres et impitoyables des batailles.
Ses liaisons passionnées, notamment avec Aphrodite, la déesse de l’amour, ajoutent une dimension complexe à son personnage, mêlant éros et thanatos. Dans la mythologie, Arès est une figure moins honorée parmi les dieux olympiens. En effet, les Grecs appréciaient moins son caractère impétueux et destructeur. Ils préféraient valoriser les attributs d’Athéna.
Néanmoins, Arès reste une figure essentielle, représentant les réalités inévitables et sombres de la guerre. Son culte, bien que moins répandu que celui d’Athéna, reflète la dualité de la nature humaine, où la guerre, malgré sa brutalité, est une part intrinsèque de l’existence humaine. En somme, Arès symbolise la force brute et l’instinct guerrier, rappelant que la violence, bien que redoutée, fait partie intégrante de l’expérience humaine.
« Comme toute action, la guerre est travail : elle consomme de l’énergie, sous diverses formes, prélevées sur les potentiels et activités des belligérants au profit de leurs appareils de guerre. »
La guerre ne semble pas compatible avec la notion de sobriété énergétique. En effet, dans ce choc des volontés où les protagonistes ont choisi la force pour résoudre leurs différends, il s’agit bien d’imposer sa supériorité sur son adversaire.
Cependant, une sobriété énergétique adaptée aux enjeux opérationnels ne pourrait-elle pas représenter un élément de supériorité opérationnelle ?
Appliquée aux armées, cette sobriété énergétique prendrait la forme d’un ensemble de mesures qui modèreraient et optimiseraient l’utilisation des ressources énergétiques, tout en assurant la primauté des enjeux opérationnels. Elle reposerait sur un changement de comportement individuel et collectif, et sur un ethos de sobriété.
La question énergétique dans les armées
Dans les armées, l’énergie est scindée en deux ensembles à la finalité différente : énergie de mobilité et énergie d’infrastructure ou de stationnement.
Il est aussi nécessaire de distinguer les contextes de sa consommation. Un contexte opérationnel (la préparation opérationnelle, les engagements) diffèrera du service courant. Par conséquent, en fonction du « consommateur » et du contexte, la nature du besoin, en quantité comme en qualité, et les contraintes seront différentes.
Des besoins hétérogènes
Le besoin est hétérogène et s’inscrit dans une tendance haussière. En effet, la modernisation des équipements, indispensable pour asseoir une supériorité technologique, l’amélioration des conditions de stationnement des troupes ainsi que la numérisation des postes de commandement ont induit une forte dépendante à l’électricité. Dès lors, les forces doivent piloter leurs approvisionnements en énergie sous forme électrique. Ces derniers sont issus d’accumulateurs, de groupes électrogènes, ou issus à la marge du réseau électrique local.
À ce besoin d’énergie électrique vient s’adjoindre le besoin principal des armées : l’énergie de mobilité, celle nécessaire pour combattre en opération. Ce besoin est principalement satisfait par les hydrocarbures dont les propriétés attendues dépendent du consommateur. Par exemple, l’armée de l’air possède des exigences de performance spécifiques pour ses aéronefs. Certaines puissances maîtrisant l’atome y ont recours pour fournir les ressources énergétiques à des navires tels que des porte-avions et des sous-marins. L’usage de cette technologie, loin d’être anecdotique, ne peut toutefois être une solution pour la totalité d’une force militaire.
Des besoins dissymétriques
Mais surtout, le besoin énergétique pour produire de la puissance militaire est dissymétrique. Il l’est pour des questions de quantité et de répartition physique du besoin sur le théâtre d’opérations. L’armée de l’Air constitue de loin la première consommatrice de carburant, devant la marine et l’armée de Terre.
Cette énergie opérationnelle s’articule autour de stocks et de flux. Ils sont répartis entre la zone logistique principale en entrée de théâtre et la ligne des contacts. Aussi, à une massification des stocks en zone arrière s’opposera un fractionnement de la ressource vers l’avant.
Les gains générés par une sobriété énergétique adaptée seraient de trois ordres : opérationnel, financier et de réputation.
Tout d’abord, d’un point de vue opérationnel, une moindre consommation réduirait notamment l’empreinte logistique de la force. Elle limiterait en outre l’allocation de ressources pour acheminer et protéger les flux et les stocks. Par ailleurs, une moindre consommation permettrait de donner une liberté d’action supplémentaire au chef tactique. Il pourrait conduire sa manœuvre et ainsi conserver et saisir l’ascendant sur un ennemi lui-même soumis à des contraintes énergétiques. Par transposition, ces gains de niveau tactique s’appliqueraient également au niveau opératif, en renforçant l’endurance de la force sur un théâtre, notamment dans un contexte expéditionnaire ou de déni d’accès.
D’un point de vue financier, la courbe des prix des carburants possède une incidence forte sur le budget des armées. Le poids financier des ressources énergétiques dans les opérations se renforcera inexorablement sous l’effet de facteurs tant endogènes (hausse du besoin énergétique) qu’exogènes (raréfaction des ressources… etc.). Les surcoûts induits pourraient notamment pénaliser la préparation opérationnelle. Pour donner un ordre de grandeur, le coût actualisé du carburéacteur acheté s’élève à 888 euros par mètre cube (euros/m3) en moyenne sur l’ensemble de l’exercice budgétaire 2022. Or, les hypothèses ne prévoyaient que 512 euros/m3. Ainsi, une approche des opérations plus frugale en matière d’énergie contribuerait à la soutenabilité de l’effort militaire, notamment dans le cadre d’un engagement choisi. Cela offrirait aussi des économies substantielles.
Enfin, l’appropriation d’une sobriété énergétique choisie par les armées induirait aussi des gains subsidiaires pour son image et son acceptabilité. En effet, elle favoriserait l’attractivité des armées dans des perspectives de recrutement et de fidélisation. Elle renforcerait de surcroît l’acceptabilité de la force lors de son engagement à l’étranger en réduisant son empreinte environnementale locale.
Leviers possibles pour gagner en sobriété énergétique
La recherche d’une meilleure performance énergétique est depuis longtemps un dénominateur commun dans le développement des capacités militaires. Il s’agit d’une amélioration de l’efficacité énergétique, c’est-à-dire réaliser le même « service » en consommant moins d’énergie.
La première piste d’évolution n’est pas des moindres. Il s’agirait de bâtir un éthos de sobriété énergétique afin d’inscrire cet enjeu dans les actions individuelles et collectives d’une force opérationnelle. En maniant les outils que sont la responsabilisation et la contrainte, il serait possible d’infléchir les comportements et les habitudes. Dès lors, la contrainte énergétique serait intégrée au plus tôt dans la formation et la préparation opérationnelle. Cette démarche s’inscrirait ainsi dans l’esprit d’un système de management de l’énergie. Chacun y deviendrait un acteur de la performance globale au travers du pilotage de la ressource. Une fois acquis les savoir-faire tactiques et techniques, les procédures mériteront d’être revues à l’aune de ce nouveau facteur. Ceci devrait également se traduire par une meilleure préservation de la ressource en favorisant sa dissimulation, sa dispersion ou encore le durcissement de la protection des stocks.
Capitalisant sur la transformation entreprise, il deviendrait pertinent de considérer l’énergie comme un élément à part entière du potentiel de combat d’une force au même titre que les potentiels humain et matériel. Les travaux de planification opérationnelle devraient inclure le facteur énergétique au juste niveau. Il suffirait pour cela d’inclure le poids de l’énergie opérationnelle dans les critères d’analyse et de comparaison. De même, un pilotage de cette ressource à l’échelle du théâtre permettrait l’optimisation de la logistique du niveau tactique. Ces deux aspects seront tributaires du développement de la fonction conseiller « Énergie » à tous les niveaux stratégique, opératif et tactique.
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Les armées modernes transforment l’énergie en puissance militaire. Or, on peut constater le renforcement permanent des contraintes sur l’énergie. La sobriété énergétique permettrait de dégager des marges de manœuvre supplémentaires au profit de l’efficacité opérationnelle. Elle constituerait un levier supplémentaire pour contribuer à préserver la liberté d’action de la force et son endurance.
Les « effets dans les champs immatériels » sont un concept récent utilisé par l’armée de terre française. Parfois accusé d’entretenir le fou et la confusion sur son objet, il nécessite une explication de texte.
« Pour réduire l’adversaire à l’obéissance, il nous faut le placer dans une position telle qu’il y trouve plus de désavantages que n’en comporterait sa soumission au sacrifice que nous voulons lui imposer […]. Les modifications que la continuation de l’action militaire apportera dans cette situation devront donc contribuer, ou du moins avoir l’apparence de contribuer à l’empirer[1]. »
Carl von Clausewitz, De la guerre.
À rebours de toutes les idées reçues, la finalité de l’action militaire n’est pas physique, mais immatérielle. À travers la destruction de ses forces, c’est la volonté de l’adversaire que l’on vise. Il s’agit de lui démontrer qu’il sera plus avantageux d’accepter la défaite que de poursuivre le combat.
Les armées se montrent naturellement à l’aise avec les actions dans le domaine physique. S’emparer d’un objectif ou neutraliser des unités ennemies restent des savoir-faire qu’elles entretiennent avec soin. En revanche, la prise en compte des effets qu’elles produisent dans l’esprit de leur adversaire leur pose davantage de difficultés.
Or, ces dernières années ont vu se développer considérablement des outils permettant de produire des effets sur la volonté de l’adversaire. Le cyberespace et l’environnement électromagnétique se révèlent des moyens d’accès à l’environnement informationnel que l’action militaire ne peut ignorer.
Pour s’assurer la maîtrise de ces champs et milieux « non physiques », l’armée de terre française a forgé le concept d’« effets dans les champs immatériels », ou ECIm. Elle définit les champs immatériels comme « la convergence de l’environnement informationnel, du cyberespace, et l’environnement électromagnétique[2] ».
Pourtant, ces champs lient de façon intime les dimensions matérielles et immatérielles des opérations. De même, la France dispose déjà d’un cadre conceptuel qui lui permet d’agir sur la volonté de l’adversaire.
Dès lors, en quoi résident l’originalité et l’utilité du concept d’effets dans les champs immatériels ?
Les effets dans les champs immatériels : un processus de définition doctrinale récent
La dimension « immatérielle » de la guerre existe depuis la nuit des temps. L’action sur les perceptions de l’adversaire se trouve au cœur de nombreux procédés tactiques dès l’antiquité. La notion de champs immatériels apparaît, elle, progressivement dans la doctrine militaire française à partir de 2008[3]. Elle connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, ce qui suscite un processus de clarification.
Un environnement doctrinal en cours de clarification
Publié en 2020, le Concept d’emploi des forces, de niveau interarmées, identifiait « deux catégories d’espaces de manœuvre et de confrontation, les milieux et les champs. Les milieux renvoient aux espaces terrestre, maritime, aérien, exo-atmosphérique et cyber ; les champs recouvrent les espaces informationnel et électromagnétique[4] ».
L’armée de terre, avec son Concept d’emploi des forces terrestres, est ensuite venue préciser la notion de champs immatériels : « Les champs immatériels sont définis comme la convergence de l’environnement informationnel, du cyberespace, de l’environnement électromagnétique[5] ».
Cyberespace, environnement électromagnétique et informationnel
La doctrine militaire française établit précisément les termes clefs d’« environnement informationnel », de « cyberespace » et d’« environnement électromagnétique ».
Les armées emploient la définition du cyberespace telle que l’a fixée l’Agence Nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Il est un « espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numériques[6] ».
Les systèmes de commandement reposent sur l’utilisation de réseaux et de moyens informatiques. Leur « surface numérique » se révèle par conséquent une cible légitime de haute valeur.
La Doctrine d’emploi des forces française reprend la définition otanienne de l’espace informationnel. Il « comprend l’information elle-même, les individus, organisations et systèmes qui la reçoivent, la traitent et la transmettent, et l’espace cognitif, virtuel et physique dans lequel cela se produit[7] ».
Du point de vue strictement militaire, la structure de commandement adverse est un acteur clef du champ informationnel. Il est possible de modifier sa volonté ou sa perception de la réalité de façon à ce qu’il agisse contre ses propres intérêts, qu’il ne puisse plus prendre de décisions ou qu’il arrive à la conclusion que toute poursuite de la lutte est vaine.
Enfin, l’environnement électromagnétique fait référence aux émissions électromagnétiques au sein desquelles opère une force militaire[8]. Du fait des élongations qui caractérisent les déploiements des armées, la quasi-totalité des informations indispensables au combat transitent dans l’environnement électromagnétique. Maîtriser cet espace apporte donc une supériorité certaine.
Les différents éléments qui composent les champs immatériels sont bien définis et cadrés. Mais si la pertinence d’intervenir dans chacun de ces champs n’est pas à démontrer, s’avère-t-il nécessaire de regrouper environnement informationnel, électromagnétique et cyberespace en un unique concept ?
La notion de « champs immatériels » ne s’impose pas comme une évidence, tant elle semble séparer artificiellement les champs physiques et immatériels. Pourtant, un travail de mise en perspective en fait apparaître tout l’intérêt.
Matériel, immatériel
La notion de champs immatériels entraîne le classement des effets et actions dans deux mondes artificiellement séparés, le physique et l’immatériel. Les opérations menées dans le cyberespace, l’environnement électromagnétique ou dans le champ informationnel peuvent très bien avoir des conséquences tangibles.
En effet, les moyens de commandement peuvent être rendus inutilisables et provoquer la paralysie tactique d’unités qui ne peuvent plus se venir en aide. Le moral de l’ennemi peut être dégradé au point de conduire à sa reddition. Enfin, de fausses informations distillées sur les réseaux radio de l’adversaire peuvent le pousser à commettre des erreurs.
À l’inverse, les actions physiques auront quasiment systématiquement des répercussions dans les champs immatériels. Un coup de canon engendre des effets à la fois physiques et immatériels. Tout d’abord, il transmet des informations, comme la localisation et l’intention de l’unité qui tire. Ensuite, le projectile cause certes des dégâts tangibles, mais il possède aussi un effet sur le moral des troupes prises pour cible, surtout si le pilonnage dure.
En outre, le cyberespace comme l’environnement électromagnétique et informationnel reposent sur une couche physique. Ce sont les ordinateurs, les serveurs, les postes radio… La démolition d’une antenne relais réduira les possibilités d’action dans le champ informationnel. De même, la destruction physique des moyens numériques d’un état-major le rendra incapable de commander.
Les champs physiques et immatériels sont donc intimement mêlés. Pourquoi dans ce cas se focaliser sur les champs immatériels ?
L’information, dénominateur commun
Les champs immatériels possèdent un dénominateur commun, mais il ne réside pas dans leur « évanescence ». En réalité, ils regroupent l’ensemble des points d’accès à l’infrastructure physique du champ informationnel[9] que l’armée de terre peut prendre en compte.
Ainsi, les actions dans le cyberespace et le champ électromagnétique permettent d’atteindre le réseau de commandement et l’espace cognitif des décideurs politiques et militaires. Elles n’ont pas d’autre raison d’être que de paralyser, transformer ou exploiter l’information utilisée par l’adversaire.
Le champ informationnel dispose lui aussi d’une infrastructure physique. Ce sont les individus qui communiquent. Avant de parvenir au niveau cognitif, un message doit être créé, prendre une forme compréhensible, transiter entre les acteurs (particuliers ou organisations) pour produire ses effets. Atteindre un espace cognitif requiert un point d’entrée physique.
Maîtriser les champs immatériels, c’est donc maîtriser l’infrastructure d’accès au champ informationnel.
Les effets
Cependant, la notion de champs immatériels doit impérativement être complétée par celle d’effets. Elle est définie par la Doctrine interarmées Anticipation et planification stratégiques comme la « suite, résultat ou conséquence d’une ou plusieurs actions sur l’état physique ou comportemental d’un système ou d’un élément constitutif d’un système[10] ».
Incontestablement, se contenter d’« opérations » dans les champs immatériels s’avèrerait insuffisant. Cela laisserait de côté toutes les actions physiques qui peuvent entraîner des modifications du champ informationnel, du cyberespace ou de l’environnement électromagnétique.
Par exemple, la destruction physique des moyens de commandement peut conduire à la paralysie tactique. De même, l’anéantissement d’un bataillon provoquera des effets moraux dans le reste de sa brigade, tels que la sidération ou l’abattement. Elle engendrera aussi un effet direct sur la perception des chefs de leur capacité à manœuvrer et à poursuivre le combat.
L’enjeu conceptuel consistait donc à trouver une formule susceptible d’exprimer la synthèse des effets produits dans le champ informationnel par les actions menées dans les champs physiques et immatériels. La notion d’effets vient compléter celle de champs immatériels pour aboutir au concept cohérent d’effets dans les champs immatériels.
Les effets dans les champs immatériels : un concept à visée praxéologique
Les ECIm forment donc une représentation cohérente forgée pour rendre compte des conséquences dans le champ informationnel de toute la palette des opérations militaires possibles. Mais dans quel but ?
Ils se révèlent un concept à visée praxéologique qui doit permettre l’action à plusieurs niveaux.
Effets dans les champs immatériels ou Info Ops ?
Le recours au concept d’ECIm peut sembler intrigant, d’autant plus que les armées françaises disposent déjà d’une doctrine d’opération dans l’environnement informationnel. Son intérêt réside peut-être justement dans le fait qu’il permet d’éviter d’employer au terme d’information.
En effet, la réception par le public du vocable de « guerre de l’information » ou « opérations d’information » pourrait poser problème, tant ils paraissent synonymes de désinformation et de diffusion de fakes news. Associer les termes « opérations » et « information » pourrait donc se montrer contre-productif. Cela contribuerait à saper la confiance de la population envers son armée. Les ECIm possèdent une charge sémantique plus neutre.
Une approche par les effets adaptée aux méthodes de planification françaises
En termes opérationnels, le concept d’ECIm vient donner de la cohérence aux actions entreprises au regard des effets souhaités. L’approche par les effets fournit une grille de lecture particulièrement efficace pour planifier et conduire les opérations. En se focalisant sur les effets produits et non sur les actions elles-mêmes, elle permet de mieux déterminer les engagements nécessaires.
Elle est en outre adaptée à la méthode française de planification tactique. Cette dernière est en effet centrée sur l’« effet majeur » et sur la synchronisation dans le temps des effets à obtenir par les unités subordonnées. Les effets dans les champs immatériels s’insèrent donc parfaitement dans les canevas de réflexion des états-majors français.
Le concept d’ECIm vient enfin enrichir les analyses tactiques de ces états-majors. Ces derniers peuvent intégrer de façon structurelle les actions et les effets dans les champs immatériels aux manœuvres qu’ils conçoivent.
Accompagner la transformation de l’armée de terre
Au niveau de l’organisation des forces ensuite, le développement du concept d’ECIm s’inscrit dans une transformation de l’armée de terre française sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
Elle remplace aujourd’hui son segment médian grâce au programme Scorpion, et conçoit le projet Titan, qui renouvellera son segment de décision à partir de 2035.
Cette réinvention capacitaire s’accompagne de réflexions doctrinales novatrices, quant au format et à l’emploi des unités tactiques. Le concept ECIm vient s’insérer dans ce cadre. Il permet une meilleure prise en compte de la guerre électronique et de l’action dans le cyberespace comme dans le champ de l’information. Il s’agit d’une approche fonctionnelle[11], utile tant dans l’acquisition de matériels que dans l’intégration de ces capacités au processus opérationnel de décision.
Les ECIm possèdent ainsi la vertu de rendre plus visibles les différentes capacités qui les composent. Cependant, cette approche se trouve rapidement confrontée à une limite importante. En effet, les ECIm ne sont pas un concept structurant. Ils n’ont pas vocation à faire émerger une nouvelle organisation des forces terrestres qui viserait à mieux intervenir dans le champ informationnel. Dès lors, certaines logiques de « propriétaires » devraient perdurer. Le commandement du renseignement devrait garder la main sur l’environnement électromagnétique, et le Commandement de la cyberdéfense[12] sur le cyberespace. Cependant, cette limite se fait aussi vertu : en renonçant à se doter d’un concept structurant, l’armée de terre se donne les moyens d’agir en évitant une réorganisation supplémentaire. Encore faudra-t-il convaincre les « propriétaires » des espaces et des champs qu’ils ont intérêt à travailler ensemble.
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Le concept d’effets dans les champs immatériels synthétise donc les effets que produisent au sein du champ informationnel les actions menées dans les milieux physiques et les champs immatériels. C’est lui qui relie physique et immatériel dans l’unicité de l’objectif opérationnel. Son développement constitue un des axes d’efforts de l’armée de terre française.
Concept praxéologique, il possède pour raison d’être la construction de la cohérence globale des effets réalisés par des actions de nature très différente. Cette intégration devrait représenter un des enjeux des conflits à venir.
Le cadre intellectuel de l’engagement militaire demeure une donnée majeure dans la capacité d’une nation à promouvoir ses intérêts. Loin de s’ériger en doxa paralysante, il doit permettre de disposer de l’agilité nécessaire pour faire face aux surprises de demain.
[1] Von Clausewitz, Carl, De la Guerre, Paris, Ivrea, 2000, p. 30.
[7] Centre Interarmées de Concepts, Doctrines et Expérimentations, Doctrine d’emploi des forces, Ministère de la Défense, 2014, p. 60.
[8] La doctrine française définit bien le terme d’environnement électromagnétique. Cependant, elle le fait dans des publications qui ne sont pas communicables au grand public. Nous nous sommes donc appuyés sur la doctrine américaine : « The EME refers to the resulting product of the power and time distribution, in various frequency ranges, of the radiated or conducted EM emission levels that may be encountered by a military force, system, or platform when performing its assigned mission in its intended operational environment. It is the sum of electromagnetic interference (EMI); EM pulse; hazards of EM radiation to personnel, ordnance, and volatile materials; and natural phenomena effects of lightning and precipitation static ». Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Joint Publication 3-13.1, Electronic Warfare, 2007.
La guerre asymétrique, tout le monde sait ce que c’est… à peu près. Mais curieusement, il est assez difficile de trouver des articles de vulgarisation de qualité qui en traitent. Il n’y a qu’à regarder la page Wikipédia sur le sujet… Pourtant, ce concept a donné naissance à une littérature particulièrement abondante chez les spécialistes. D’autant que les forces armées occidentales, depuis 2001, se montraient incapables de s’imposer dans ce type de conflits.
Alors, la guerre asymétrique, c’est quoi ?
Une asymétrie, des asymétries
Commençons par un peu de vocabulaire. Un conflit est dit « symétrique » lorsqu’il oppose deux armées de même nature et dont les moyens sont à peu près du même niveau. Par exemple, la France et l’Allemagne en 1914 ou 1939. Il est dissymétrique quand les forces en présence utilisent des systèmes de combat plus ou moins identiques, mais ont des moyens très inégaux, comme pendant de la guerre du Golfe ou celle de Géorgie en 2008.
Une guerre est asymétrique lorsque les différences entre les parties au conflit sont de trois ordres : moyens, procédés, volonté.
Asymétrie de moyens et de procédés
Elle oppose deux adversaires aux moyens particulièrement déséquilibrés. L’un a la capacité de se projeter pour détruire l’adversaire chez lui, ce que l’autre n’a pas les moyens de faire. Le meilleur exemple est bien sûr la guerre d’Afghanistan. La première armée du monde, dotée d’une supériorité technologique écrasante, affronte des bandes de talibans très légèrement équipés. Ces derniers sont incapables s’opposer de vive force à la coalition et doivent recourir à des tactiques de guérilla.
Cette asymétrie des moyens provoque en effet une asymétrie de procédés tactiques. Face à un ennemi très supérieur en nombre et en moyens, qui recherche le contact et la destruction, le combattant asymétrique n’a pas d’autre choix que d’employer les procédés tactiques de la guerre irrégulière : l’évitement, la guérilla, le terrorisme. Il tente simplement de survivre. Pour lui, ne pas être anéanti représente déjà une victoire.
Il se sert de sa connaissance du terrain et de la population pour poser un insoluble dilemme de sureté à son adversaire. Partout il porte des petits coups, sur des cibles peu défendues, puis se dissout dans la population. Il fait donc durer la guerre en usant la volonté de combattre de son adversaire. C’est la « manœuvre par lassitude » décrite par le général Beaufre.
Asymétrie des volontés
C’est là la dernière asymétrie, et la plus importante : l’asymétrie des volontés. Dans Why big nations loose small wars, qui est le texte qui introduit le concept d’asymétrie en 1975, Andrew Mack ne parle pas d’asymétrie de moyens ou de procédés, mais d’asymétrie des volontés. En effet, Mack tente de tirer les leçons de la guerre du Vietnam et des conflits de décolonisation. Il note que la volonté du camp qui lutte dans une opération étrangère, loin de chez lui, dans une guerre choisie à laquelle il peut mettre fin à tout moment, mais qui lui coûte économiquement et politiquement, s’effritera plus vite que celle de celui qui combat pour sa survie. Comme le cœur de l’affrontement guerrier est la dialectique des volontés, le plus faible n’est pas celui que l’on croit…
Cette asymétrie des enjeux ou des volontés est au centre de la guerre asymétrique. Nul ne songe à parler de guerre asymétrique pour évoquer, par exemple, les conflits en Tchétchénie. En effet pour les Russes la défaite n’était pas une option.
Attention aussi à l’anachronisme, qui voudrait voir dans n’importe quel emploi de troupes légères ou de tactiques de guérilla dans l’histoire un conflit asymétrique… Andrew Mack introduit ce concept au milieu des années 70 pour faire référence à un type de conflit bien particulier, qui s’est ensuite trouvé « enrichi », quoique l’on puisse légitimement dire « dévoyé », au début du XXIe siècle, mais toujours en rapport avec une certaine synthèse contemporaine de l’art de combattre occidental.
Une guerre asymétrique est donc caractérisée par une asymétrie de moyens, qui mène à une asymétrie de procédés, dans le cadre d’un affrontement des volontés aux enjeux asymétriques.
Guerre asymétrique ou guerre irrégulière ?
L’asymétrie utilise les procédés tactiques de la « guerre irrégulière » .
Le modèle de l’« irrégularité » se comprend par rapport au modèle « régulier », dont il serait la quasi-antithèse. Ce modèle « régulier » est bien sûr le modèle occidental de la guerre, qui est aujourd’hui partagé par bien des nations non occidentales.
NDA : précisons qu’il ne s’agit pas ici de déterminer si ce modèle est justement analysé ou s’il est une construction artificielle contre-productive.
Le modèle occidental serait celui de la bataille, de la recherche de la destruction dans le choc de masses de manœuvre équipées d’armement lourd et sophistiqué. L’anéantissement des forces armées est, dans ce paradigme, nécessaire et suffisante pour créer un nouveau rapport de forces politique qui mettra fin à la guerre. Ce type d’affrontement particulièrement violent est tout de même borné par un certain nombre de règles, le droit de la guerre. La première de ses lois est la distinction entre combattants et non-combattants.
L’irrégulier défie ce modèle point par point. Refusant la bataille, il pratique l’esquive, et évite par-dessus tout les combats d’anéantissement. Légèrement équipé, il réfute l’opposition entre combattants et non-combattants, en se fondant dans la population et s’en prenant à elle si nécessaire. Comme il est déjà dans la clandestinité, la destruction de ses unités n’influe que peu sur le rapport de force politique. Bref, s’il joue selon les règles de la guerre fixées par le camp le plus puissant, il perd. Il lui faut donc en inventer d’autres.
Distinction guerre asymétrique – guerre irrégulière
Mais alors, quelle différence entre guerre asymétrique et guerre irrégulière ? Si l’on peut dire que le concept de guerre irrégulière est plutôt centré autour de procédés tactiques, et de son lien avec un art de la guerre dit « classique », celui d’asymétrie porte d’abord sur la caractérisation des parties au conflit. Toutefois, ces deux concepts sont très proches, car l’asymétrique est contraint d’employer exclusivement les procédés de la guerre irrégulière à cause de son rapport de forces très défavorable.
Pourquoi perd-on ces guerres asymétriques ?
À l’heure de la chute de Kaboul, pourquoi perd-on ces guerres ? Pour Mack, la réponse serait claire : les enjeux n’étant pas du même niveau, la volonté du camp expéditionnaire s’avère rapidement insuffisante pour mener la guerre aussi longtemps et aussi durement qu’il le faudrait. Il finit par se lasser et se retire. Mais développons un peu, pour les guerres expéditionnaires conduites par les démocraties occidentales après 2001.
Dépolitisation de la guerre
La première raison de ces échecs, et sans aucun doute la principale, est la dépolitisation de la guerre. En considérant de l’ennemi comme un terroriste, donc un criminel, on nie la dimension politique de son combat. Nous recherchons donc son anéantissement total et refusons de négocier avec lui pendant qu’il en est encore temps. Par voie de conséquence, la victoire militaire ne peut pas produire d’effet politique. Cela d’autant plus que les objectifs politiques des occidentaux, quand ils existent, sont peu clairs ou irréalistes. Comment croire en effet que l’on peut démocratiser l’Afghanistan en quelques années ? Entre la Révolution française et un régime démocratique stable en France, il s’est passé près d’un siècle et plusieurs guerres qui ont enflammé l’Europe. Si la contre-insurrection est incapable de couper la guérilla de ses soutiens extérieurs, la guerre se poursuit donc indéfiniment, tendue vers un impossible anéantissement.
Face à un blocage militaire — la destruction des forces ennemies ne provoque pas de victoire politique —, les armées cherchent alors d’autres moyens de créer ce nouveau rapport de forces politique. Elles vont s’adapter au style de combat adverse, et tenter de « gagner les cœurs et les esprits » de la population.
Gagner les cœurs et les esprits, mais perdre les corps
Évidemment, des armées professionnelles aux effectifs réduits ne peuvent contrôler cette population ; il faut donc mettre en avant les troupes locales, formées, entraînées et équipées à l’occidentale. Mais leur combativité, peut-être de ce fait même, s’avère souvent questionnable. Or, quand bien même le peuple plébisciterait le projet politique porté par ces troupes (ce qui est déjà assez improbable), cette bataille des cœurs et des esprits est, elle aussi, asymétrique. Quand le camp soutenu par l’Occident va rechercher l’adhésion de la population, l’adversaire asymétrique utilisera lui un mélange d’adhésion et de terreur. Qui dénoncerait des combattants cachés dans son village au risque de voir sa famille massacrée ?
Enfin, lorsqu’au bout de plusieurs années, de guerre lasse, les nations occidentales acceptent de négocier, elles ne sont plus en position de force. Elles doivent se retirer sans lauriers.
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La guerre asymétrique, c’est donc la rencontre entre des belligérants dont les forces sont si inégales que le plus faible ne peut accepter un combat direct. Il doit recourir des modes d’action alternatifs, tels que la guérilla ou le terrorisme. Mais une asymétrie des enjeux vient compenser cette asymétrie de moyens.L’un lutte pour sa survie, l’autre dans un conflit choisi qu’il peut abandonner à tout moment. La dialectique des volontés étant au cœur de la guerre, le rapport de forces s’inverse peu à peu.
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C’est dans cette asymétrie des volontés que réside en réalité l’essence de la guerre asymétrique. Loin de représenter un quelconque changement dans la nature de la guerre, cela confirme son caractère politique.
On se sent toujours un peu idiot quand on découvre un nouveau concept dans une publication anglo-saxonne. Il va de soi pour l’auteur (mais oui, enfin, la 4rth generation warfare !), mais nous, on n’en a jamais entendu parler… La guerre en boîte est une nouvelle série d’articles consacrée à des concepts stratégiques et militaires qui tentent, parfois à leur corps défendant, de caractériser la guerre, de la mettre en boîte.
Dans Vers l’armée de métier(1934), Charles de Gaulle explique, par une formule restée célèbre, que la culture générale est la véritable école du commandement. Selon lui, elle est nécessaire pour former la « puissance de l’esprit », et les « réflexes intellectuels et moraux des chefs ». Mais dans cet ouvrage, il ne construit guère sa pensée que sur quelques pages.
Il avait été beaucoup plus prolixe dans Le fil de l’épée (1932). Nous nous servirons de ces développements comprendre cette idée. Nous expliquerons également quelles qualités devrait selon lui posséder un chef militaire.
Pour Charles de Gaulle, l’intelligence, et l’instinct sont tous deux nécessaires à la conception de l’action.
La guerre est un domaine si complexe, qui fait intervenir tant de forces immatérielles, qu’il est difficile de la saisir entièrement par l’intelligence. Toutefois, même si elle n’apporte pas de certitude, l’intelligence réduit le champ de l’erreur. Elle apporte le renseignement, la connaissance du terrain, l’organisation, la connaissance de sa force et de sa faiblesse. Elle « prépare la conception de l’action mais ne l’enfante pas ».
L’intelligence est complétée par l’instinct. C’est par lui que l’homme « perçoit la réalité des conditions qui l’entourent et qu’il éprouve l’impulsion correspondante ». L’instinct est un raccourci entre le monde sensible et l’action. « Les grands hommes de guerre ont toujours eu, d’ailleurs, conscience du rôle et de la valeur de l’instinct. »
Or, c’est grâce à la culture générale que l’intelligence et l’instinct se forment. Elle permet de structurer sa pensée et depréparer son esprità la décision, en défrichant le champ des possibles. Pis aller à l’expérience, elle est aussi beaucoup plus vaste. C’est pour cette raison que selon de Gaulle, « la véritable école du commandement est donc la Culture Générale », et que « au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote ». La même réflexion apparaît chez Clausewitz.
Toutefois, la culture générale ne fait pas tout. Il faut bien d’autres qualités au chef militaire.
L’autorité
Après le temps de la conception, celui de la décision. L’autorité et le courage, qualités morales, viennent compléter l’intelligence et l’instinct, qualités intellectuelles, chez le grand chef.
La prise de décision est un processus d’ordre moral et non intellectuel qui nécessite du courage. Ce dernier n’est pas donné à tout le monde, en raison des graves conséquences que décision à prendre pourra entrainer. L’esprit apte à la décision doit en outre s’accompagner d’autorité, qui est la faculté d’avoir « prise sur les âmes ».
L’autorité elle-même suppose le prestige. Le prestige (qui ressemble ici au charisme ; il n’est pas dans l’ouvrage synonyme de « réputation ») est un don inné, mais qui possède certains aspects pouvant être développés.
Pour travailler son prestige, le chef doit rester mystérieux, ce qui impose de prendre de la distance par rapport au subordonné. Mais ce prestige n’est pas l’inaccessibilité, il est la réserve de l’âme, des gestes et des mots, la sobriété de l’attitude et du discours. On doit sentir dans le silence du chef l’ardeur contenue. C’est une attitude de roi en exil.
Mais pour conserver ce qu’il faut bien appeler une « majesté » (le terme ne figure pas dans l’ouvrage), il faut au chef un but qui le relie à la grandeur. Or, cette grandeur représente un poids qui ne peut être supporté par tous.
Enfin, aux vertus d’intelligence, d’instinct et de prestige, le grand chef doit joindre le caractère.
Le caractère
Le caractère, « vertu des temps difficiles », est la capacité d’imprimer sa marque aux faits.
L’homme de caractère inspire, décide et assume. Il a la « passion de vouloir ». Il est ferme, mais bienveillant, assume les échecs et redistribue la gloire. En temps de paix, un tel homme sera perçu comme orgueilleux et indiscipliné, et il en pâtira. Mais que les difficultés surviennent, et elles le pousseront naturellement au premier plan.
Et force est de constater qu’il n’a pas eu complètement tort.
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Si « la véritable école du commandement est donc la Culture Générale », c’est donc qu’elle prépare le chef à une prise de décision rapide et juste face à une situation imprévisible. Elle développe l’instinct qui, seul, permet de ressentir la direction à donner à ses choix. Mais si la culture générale forme l’instinct du chef militaire, ce dernier doit être accompagné d’autres qualités telles que l’intelligence ou l’autorité, tant morales qu’intellectuelles.
« Tous les grands hommes d’action furent des méditatifs »
« La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »
La friction chez Clausewitz : petits riens, mais grandes contrariétés
La friction chez Clausewitz, c’est ce qui fait qu’à la guerre les choses les plus simples sont difficiles. À la guerre, les opérations font entrer en ligne de compte énormément de petites actions individuelles. Or, les problèmes rencontrés lors de la réalisation de chacune d’entre elles tendent à s’accumuler et à produire des réactions en chaîne.
Ces dernières sont à leur tour renforcées par des phénomènes extérieurs tels que le hasard ou la météo, mais aussi par des contraintes intrinsèques à la guerre, telles que l’effort physique ou la peur. Une arme qui s’enraye, un subordonné qui comprend mal les ordres, un véhicule qui tombe en panne, un terrain qui ne correspond pas aux renseignements… Multiplié par le nombre d’hommes et de matériels de l’armée, c’est la friction.
La conséquence de cette friction est la difficulté de calculer ses propres actions. Les résultats pourraient être toujours en deçà des espérances, s’il n’existait des moyens de conduire l’action malgré la friction.
A la guerre, l’expérience et la volonté permettent de compenser en partie la friction.
L’inexpérience de la guerre conduit à méconnaître le phénomène de friction : « il faut avoir fait campagne pour comprendre en quoi consistent les difficultés dont il est sans cesse question à la guerre » (De la guerre, p. 93). C’est en s’appuyant sur son expérience que le général en chef sera capable de prendre en compte la friction, afin de pouvoir estimer justement les résultats qu’il lui est possible d’atteindre.
Mais l’expérience peut aussi rendre irrésolu face aux difficultés. Elle n’est rien sans une volonté d’airain. « Sous l’impulsion d’une volonté de fer, la machine parvient à surmonter toutes les difficultés et à briser tous les obstacles ». Mais attention, c’est « seulement au prix de sa propre usure » (De la guerre, p. 93).
En effet, passer outre le phénomène de friction exige un effort considérable, qu’une armée ne peut soutenir longtemps. Ainsi, pour réaliser une progression plus importante que celle qui paraîtrait médiocre à un non initié, une troupe devait à l’époque affaiblir ses hommes en leur imposant des marches forcées. Aujourd’hui, il lui faudrait abandonner ses véhicules en panne pour conserver son rythme. L’effort ne peut être que temporaire. Au chef d’en le fixer au bon moment et l’étendue.
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En dernière analyse, l’action militaire ne peut se comprendre qu’à l’aune de ce phénomène de friction. L’ignorer est une erreur ; espérer la supprimer une illusion. Elle est consubstantielle à l’affrontement armé.
« Bien que tout soit simple à la guerre, les choses les plus simples y sont difficiles »
Carl von Clausewitz, De la guerre, Livre I, Chap.7, p.93.
Dans La transformation de la guerre, Martin Van Creveld aborde les motivations qui poussent les hommes à se jeter dans la guerre. Ce n’est pas la thèse centrale de l’ouvrage, qui est que les conflits de basse intensité sont l’avenir de la guerre et que la conception occidentale de la guerre, basée sur le modèle trinitaire clausewitzien, est erronée, mais elle m’a paru davantage digne d’intérêt.
Les hommes et la guerre
Les hommes se battent pour quatre raisons principales.
Par amour du danger. Il exerce depuis toujours une grande fascination sur l’homme, qu’il transcende et grandit en le confrontant à sa propre mort.
« Le caractère unique de la guerre réside précisément dans le fait qu’elle a toujours été, et demeure encore la seule activité créatrice qui non seulement permet mais exige l’engagement total de toutes les facultés humaines contre un adversaire aussi fort que soi-même ».
La guerre est un jeu avec la mort, le plus fort des jeux. La guerre serait donc… la continuation du sport, compris comme une situation de prise de risque volontaire, par d’autres moyens.
Pour une noble cause. Cette cause peut être mythique ou idéalisée, comme la liberté, la justice, ou une région rendue symbolique par les conflits passés. Cette cause est coupée de la raison, et n’a d’existence que dans l’esprit des hommes.
Pour l’honneur, qui est la seule chose que l’on emporte dans la tombe. Ce sentiment de l’honneur est renforcé par des rites, mais aussi par la symbolique de certaines armes, tenues ou d’objets. On ne compte plus les soldats qui se sont sacrifiés pour sauver leur étendard.
Pour la survie, dans le cadre d’une guerre d’extermination. C’est un des rares cas dans lesquels les motifs individuels et collectifs de la guerre sont identiques.
Les motivations individuelles sont les véritables raisons des guerres
Sans ces motivations individuelles, point de guerre. Selon Van Creveld, ce qui pousse individuellement les hommes à se battre est aussi la cause des guerres.
Le péché originel des stratèges occidentaux est de croire que la guerre permet d’atteindre un but politique abstrait, et de ne pas prendre en compte les motifs de ceux qui se battent. Or, pour ceux-ci la guerre est une fin en soi. Les hommes font aussi la guerre… parce qu’ils aiment ça.
Pourquoi les femmes ne combattent pas
Les hommes, oui, mais les femmes ? Hormis certaines exceptions très locales dans des situations désespérées, la guerre est un exercice presque spécifiquement masculin.
Or, l’absence des femmes ne s’explique ni par la peur du viol ni par une prétendue infériorité physique. Selon Martin Van Creveld, la cause réelle en est la dévalorisation systématique aux yeux des hommes des activités auxquelles les femmes participent. Les hommes donneraient de l’importance à ce qu’ils réalisent, pour sublimer le fait de ne pas pouvoir enfanter : la guerre en est l’exemple par excellence : ils en privent donc les femmes. Si les femmes combattaient sur un pied d’égalité avec les hommes… les jours de la guerre seraient comptés ! Dans ces conditions, la féminisation des armées occidentales s’expliquerait par le fait que ces armées auraient entériné qu’elles ne partiraient plus véritablement en guerre.
Dans Carnage et culture, Victor Davis Hanson estime que la supériorité militaire occidentale est d’origine culturelle.
Il ne s’agit pas de démontrer une hypothétique supériorité culturelle occidentale, mais d’expliquer que les raisons de la suprématie militaire de l’Occident se trouvent dans les éléments constitutifs de sa culture.
Nous reprenons ci-dessous ces différents éléments illustrés par les exemples historiques sélectionnés par V.D. Hanson.
Liberté
Les combattants occidentaux sont des hommes libres, et non pas des esclaves. Cette liberté amène une supériorité dans le domaine du moral des troupes, comme pour les Grecs à Salamine en 480 av. J.-C. De plus, elle permet de questionner le chef et de prendre des décisions collégialement. Elle favorise enfin la prise d’initiative.
Bataille décisive
Selon V.D. Hanson, la bataille décisive est apparue au VIIIe siècle av. J.-C., en Grèce, pour régler les conflits entre groupes de petits propriétaires terriens rapidement et à moindre coût. En effet, l’alternative à la bataille est un enchaînement de campagnes de destruction des moyens de subsistance adverses, qui, s’ils se prolongent, empêchent les hommes de retourner à temps aux champs.
Cette recherche de la bataille rangée, frontale et décisive est un facteur de supériorité face à des cultures qui privilégient l’escarmouche, le raid, le pillage et la mobilité, comme à Gaugamelès en 331 av. J.-C. En effet, alors que les Perses ont réussi à percer le dispositif macédonien, ils n’encerclent pas les phalanges pour les détruire, mais se ruent vers le camp ennemi pour le piller. En revanche, une fois Darius hors d’atteinte, et alors même qu’il est déjà vainqueur, Alexandre se retourne contre la cavalerie perse pour l’anéantir.
La recherche occidentale de la bataille rangée conduit cependant à une impasse : au XXe siècle, personne ne souhaite plus affronter les armées occidentales en face, à part d’autres européens, et dans un cas comme dans l’autre la décision n’est ni rapide ni peu coûteuse.
Militarisme civique
Le militarisme civique, avec le modèle du soldat-citoyen, donne une grande résilience à l’Occident, qui peut perdre des armées entières et en lever de nouvelles très rapidement. Par exemple, à Cannes, en 216 av. J.-C., les Carthaginois infligent aux Romains une défaite écrasante. Mais ces derniers réussissent à lever une nouvelle armée grâce à l’extension de l’attribution de la citoyenneté à tous ceux qui servent dans la légion et à la mise en place d’un service militaire.
C’est Rome qui fixe le modèle occidental du citoyen-soldat possédant le droit de vote. La condition du légionnaire est codifiée par écrit dans le droit, dans les domaines de la solde, de la retraite, ou des sanctions.
Note de l’auteur : il est curieux de noter que la bataille de Cannes, idéal-type de la bataille décisive… n’a pas été décisive du tout.
Infanterie
L’Occident donne la primauté donnée à l’infanterie lourde d’hommes libres inspirée de la tradition antique, à la discipline et au collectif. La bataille de Poitiers en 732 illustre son efficacité face au nombre, à la cavalerie et aux prouesses individuelles des musulmans. Elle sera plus tard renforcée par l’usage des armes à feu.
Technologie
Les Occidentaux bénéficient d’une domination technologique qui est rendue possible par leur culture. En effet, si la poudre à canon a été inventée en Chine, ce sont bien les Européens qui ont développé les armes à feu à grande échelle. Ce sont l’organisation économique (capitalisme), politique (liberté) et la tradition intellectuelle (rationalisme) qui autorisent l’adoption et le développement d’une technique.
C’est cette domination technique qui permet à Cortès de s’emparer de Tenochtitlan en 1520-1521 malgré sa très nette infériorité numérique.
Capitalisme
Le capitalisme permet à l’occident de produire des armes très efficacement.
Les Occidentaux remportent la bataille de Lépante en 1571 parce que le capitalisme a permis à Venise de produire à profusion des armes efficaces, en l’occurrence des navires, sans que sa puissance soit tributaire de ses ressources, de la taille de son territoire ou de sa population. Le capitalisme lui-même n’existe que grâce à la liberté politique et au rationalisme.
Discipline
La discipline, qui n’est pas l’obéissance aveugle, est ce qui permet aux hommes de combattre en ordre et de tenir les rangs. Elle n’existe que parce que les relations entre le soldat et le pouvoir politique sont codifiées et acceptées. Pour l’Occident, la discipline est plus importante que la force ou la bravoure personnelle.
À Rorke’s drift, en 1879, c’est leur discipline qui donne la victoire à des Anglais largement en sous nombre.
Individualisme
La foi de l’Occident dans l’individu autorise des adaptations rapides à tous les niveaux. À la bataille de Midway en 1942, la chaîne de commandement américaine fut souple, capable de s’adapter et de faire preuve d’hétérodoxie, alors que les Japonais avaient un plan de conception et d’exécution rigide.
La puissance militaire du Japon, et sa technologie copiée sur l’Occident s’accordait mal avec sa culture, qui ne comprenait ni rationalisme ni liberté, et qui lui rendait difficile toute adaptation rapide.
Autocritique
Les opérations militaires occidentales sont soumises à un audit politique et à un examen public. Cela entretient un sentiment de responsabilité et permet une amélioration perpétuelle, même si paradoxalement ils gênent la conduite de la guerre en cours. Si l’offensive du Têt, en 1968, est repoussée par les Américains qui infligent de fortes pertes au Viêt-Cong, elle montre surtout à l’opinion publique états-unienne que les objectifs fixés sont loin d’être atteints. L’autocritique met à jour une impasse stratégique.
Et finalement, si l’Amérique perd la guerre, son modèle en sort renforcé dans le monde. Grâce à la culture de la liberté et de l’acceptation de la contradiction, l’Occident conserve le monopole du récit.
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Selon V. D. Hanson dans Carnage et culture, la guerre à l’occidentale ne se fonde donc pas que sur la suprématie technique, mais sur tout un éventail d’institutions sociales, politiques, culturelles, responsables, en système, d’avantages militaires qui vont bien au-delà de la possession d’armes sophistiquées. Le paradigme occidental de la guerre mis en place depuis l’antiquité se caractérise aussi par sa létalité et son absence de rituels.
Finalement, la culture occidentale donne à notre manière de faire la guerre une plus grande résilience et une plus grande capacité de destruction.Elle ne s’accompagne d’aucun avantage sur le plan de la conduite stratégique des opérations. Nous tuons mieux, mais cela ne suffit pas aujourd’hui plus qu’hier pour gagner les guerres.
Loin d’une glorification de notre manière de faire la guerre, c’est cela qu’il nous faut retenir de Carnage et culture.