Pourquoi l’industrie de défense française peine à soutenir l’Ukraine

Dans une interview télévisée du 14 mars 2024, le Président français a reconnu que la France n’avait pas « une industrie de défense adaptée à une guerre de haute intensité territoriale ». En effet, les entreprises françaises peinent à soutenir massivement l’Ukraine. Ainsi, la France et l’Europe connaissent des difficultés pour produire des obus d’artillerie, pourtant nécessaires en grande quantité en Ukraine. Pourquoi l’industrie de défense française peine-t-elle autant à soutenir l’Ukraine, alors que Paris est devenu le deuxième exportateur d’armes au monde ?

Canon Caesar en Irak. Ce type de matériel fait merveille en Ukraine. Pourtant, l'industrie  de défense française peine à soutenir Kiev.
Canon Caesar en Irak. Ce type de matériel fait merveille en Ukraine. Pourtant, l’industrie de défense française peine à soutenir Kiev.

En cause, le modèle d’armée que soutient cette industrie. L’industrie de défense française produit du matériel de haute technologie, cher, en petit nombre.

Arme nucléaire et armée de masse

La sanctuarisation du territoire français rend inutile une armée de masse.

La France est une puissance nucléaire. Ses intérêts vitaux, au premier desquels son territoire, sont sanctuarisés par la dissuasion. Elle n’a donc plus besoin d’une armée de masse, de conscrits.

Les armées contribuent à la sûreté du territoire contre les attaques terroristes, qui ne peuvent être évitées grâce à la dissuasion. Mais c’est sur la masse de la police que repose surtout cette protection dans ce cas précis.


Pour aller plus loin sur la dissuasion : amiral Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Monaco, éditions du Rocher, 2018. Si vous achetez le livre grâce à ce lien, vous faites vivre le site.

Une armée expéditionnaire

Son armée lui sert donc bien davantage à protéger ses intérêts à l’étranger.

Elle utilise ses forces armées pour réduire la menace terroriste qui pèse sur elle depuis l’étranger. Par exemple, les armées françaises ont activement contribué à réduire la capacité de nuisance de Daech en Irak. Elles défendent aussi les intérêts économiques de la nation, en protégeant des Houthis les navires qui transitent par le détroit de Bab el-Mandeb.

Elle a donc besoin d’une force facilement capable de se projeter à l’étranger et de s’y maintenir. Cela implique une taille limitée par les moyens de projection et de soutien détenus (navires, avions de transport stratégiques…).


Pour aller plus loin sur le modèle d’armée : Guy Brossolet, essai sur la non-bataille. Si vous achetez le livre grâce à ce lien, vous faites vivre le site.

Haute technologie

Sanctuarisation du territoire et capacité de projection de puissance font donc converger le modèle d’armée français vers une armée de taille limitée.

Pour garder sa supériorité malgré cette taille réduite, l’armée française a donc besoin d’hommes supérieurement entraînés, capables de manier des systèmes d’armes complexes, de haute technologie.

Cet équipement à la pointe de la technologie est évidemment très onéreux, en partie parce qu’il est produit en petites séries. Par exemple, un simple obus de 155 mm « de base » coûte environ 5000 euros. Les délais de production sont par ailleurs assez longs. Il faut compter deux ans de fabrication pour un canon Caesar.

Cela explique aussi que la base industrielle et technologique de défense (BITD) soit forcée d’exporter pour survivre. Le marché français n’est simplement pas assez grand pour garantir la pérennité d’entreprises privées.

Une industrie de défense peu adaptée à la guerre de masse

La BITD française produit donc des équipements très efficaces, mais très chers, et en nombre réduits. Or, quels sont les besoins des Ukrainiens ? De l’armement en nombre, des obus en masse, facilement utilisable par des conscrits ayant au mieux quelques semaines de formation.

La BITD française n’est donc tout simplement pas configurée pour soutenir l’Ukraine dans une guerre de masse, territorialisée.

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Les enjeux de défense ne sont pas les mêmes pour Paris ou Kiev. La BITD française soutient une armée de taille réduite, qui utilise des équipements de haute technologie, très onéreux, en petit nombre. Or, c’est tout l’inverse dont ont besoin les Ukrainiens. Équipements simples, abordables, en grand nombre.

C’est donc un virage à 180° que l’on demande, en un temps très court, à notre BITD. Elle n’est effectivement pas configurée pour la guerre de masse.

Toutefois, ce virage pourrait être pris plus vite qu’on ne le croit. L’Europe s’organise pour optimiser son aide à l’Ukraine. Ainsi, la France a pris la tête de la « coalition artillerie » qui met en contact les industriels et les besoins ukrainiens. Mais surtout, d’une manière particulièrement cynique, les entreprises de défense sont des entreprises privées. Elles peuvent espérer faire des profits très importants en Ukraine, tant les Européens sont prêts à sortir leur carnet de chèques. Nul doute qu’elles sauront s’adapter pour capter les milliards qui sont en jeu.

Le néolibéralisme progressiste selon Nancy Fraser

Dans un article de 2017, Nancy Fraser, philosophe américaine, développe le concept de « néolibéralisme progressiste ».

Le néolibéralisme progressiste, Nancy Fraser

Sa thèse pourrait se résumer ainsi. Pour faire accepter les inégalités sociales qu’il provoque, le néolibéralisme a besoin d’une façade séduisante. Les luttes sociétales, indolores pour son modèle de répartition de la richesse, la lui fournissent. Toutefois, ces avancées ne bénéficient en réalités qu’aux membres des minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante.

L’article ci-dessous est une synthèse de la première partie du texte de Nancy Fraser que vous retrouverez ici.

Reconnaissance et répartition

Depuis le XXe siècle, le capitalisme a assis son autorité sur deux aspects complémentaires de la justice : la répartition et la reconnaissance.

La répartition consiste en la manière dont la société va redistribuer la richesse et les biens qu’elle produit. Elle entraîne une structure spécifique de la communauté humaine. Elle possède donc une incidence sur la division de la société en classes sociales.

La reconnaissance, quant à elle, organise les statuts sociaux. Elle détermine à qui doivent aller les marques de respect, les sentiments d’inclusion ou de fierté.

Le néolibéralisme progressiste

Le néolibéralisme progressiste est l’alliance improbable de courants sociétaux libéraux, tels que le féminisme, l’antiracisme ou le combat pour les droits des LGBTQIA+, avec les forces du capitalisme financiarisé.

Il combine donc un programme économique (répartition) fondé sur davantage de concentration de richesse entre les mains d’une élite déjà établie, au détriment des classes moyennes et populaires, avec une extension des droits des minorités.

Le progressisme sociétal (reconnaissance) rend acceptable un renforcement de la domination des élites économique. Il la légitime. La manœuvre consiste à donner à cette politique économique brutale une apparence qui suscite l’adhésion, voire avant-gardiste. 

Cependant, cette promesse d’émancipation sociétale demeure superficielle. Les injonctions environnementales ne mènent qu’au marché du carbone. En France, on pourrait dire que le féminisme n’aboutit qu’à l’écriture inclusive. Ne peuvent briser le « plafond de verre » que les membres des minorités qui possèdent un important capital culturel, social et économique. Bref, ceux qui appartiennent déjà à la classe dominante. Et « tous les autres se retrouvent coincés à la cave ».


Pour comprendre comment les élites économiques sont gagnées par le progressisme sociétal, lire notre article, La Cancel Culture.

Hégémonie du néolibéralisme progressiste

La répartition s’opère donc selon le paradigme néolibéral, et la reconnaissance se fonde sur le progressisme sociétal. Cette composition permet au néolibéralisme progressiste d’accéder à l’hégémonie.

L’hégémonie est un concept introduit par le philosophe italien Antonio Gramsci. La classe dominante assoit son pouvoir en faisant passer sa vision du monde comme la seule raisonnable. Elle détermine ainsi ce qui relève du « bon sens ».

Elle va de pair avec l’organisation d’un « bloc hégémonique ». Il s’agit d’une coalition disparate de forces sociales à travers laquelle la classe dominante exerce son pouvoir.

De cette façon, les détracteurs du néolibéralisme progressiste se retrouvent tout naturellement délégitimés de deux façons. S’ils combattent le néolibéralisme, ils se voient taxés de populisme. S’ils s’opposent au progressisme sociétal, les tenants du néolibéralisme peuvent les qualifier de racistes. Et du fait de la proximité des deux courants, la critique du néolibéralisme devient une critique du progressisme. La boucle est bouclée et les adversaires du néolibéralisme muselés, renvoyés aux marges du débat public.

Cependant, cette hégémonie n’aura qu’un temps. En effet, le néolibéralisme progressiste convient bien aux élites urbaines éduquées et bien intégrées aux flux économiques. En revanche, elle laisse sur le carreau le reste de la population, victime des politiques d’austérité ou mal connectées aux métropoles. Les succès de Trump aux États-Unis ou de l’extrême droite en Europe montrent que ce modèle se lézarde déjà.


Sur ce sujet, lire aussi La France périphérique

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Le néolibéralisme progressiste constitue donc un paradigme selon lequel l’aggravation des inégalités économiques est masquée derrière le paravent des luttes sociétales. Ces dernières demeurent indolores pour les élites financières, et donnent sa légitimité à un système de redistribution qui sans cela se révèlerait inacceptable.

On commettrait néanmoins un contresens en concluant que Nancy Fraser rejette la nécessité des débats sociétaux. Elle est elle-même engagée dans le courant féministe. Elle déplore que ces luttes, sous leur forme « néolibéraliste progressiste », ne bénéficient qu’aux minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante. En effet, selon elle, les inégalités de reconnaissance trouvent leur source dans l’organisation économique capitaliste. Elle prône donc en réalité une alliance entre progressistes et anticapitalisme (qu’elle nomme « populisme ») afin de limiter les inégalités sociales tout en faisant progresser les combats sociétaux.

La fin de l’hégémonie « néolibérale progressiste » s’avère peut-être finalement la cause profonde de la mutation politique qui affecte l’Occident. La question n’est pas seulement de savoir quel système de répartition – distribution remplacera le néolibéralisme progressiste, et à quel horizon. Il s’agit surtout de pouvoir faire face aux « monstres » qui naîtront dans la transition.

« L’ancien monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »

Antonio Gramsci

Pour une thèse proche, lire notre article Lutte des classes ou lutte des races.

Cette courte synthèse n’a pour but que de vous inciter à lire l’article complet, ici. Il développe ces concepts et les applique à la politique américaine pour mieux la comprendre.

Faut-il réindustrialiser la France ?

La réindustrialisation de la France est elle nécessaire pour redonner du dynamisme et de la cohésion à ses territoires délaissés ?

Après plusieurs décennies de désindustrialisation, un mouvement de relocalisation de l’industrie semble s’amorcer. Le coq sportif ou Lacoste ont relocalisé leurs sièges près de Troyes. Toutefois, ce phénomène reste minoritaire. Or, l’industrie demeure selon certains le moteur de toute économie, car elle se trouve à la base de la production de richesse et propose un grand nombre d’emplois peu qualifiés, notamment en dehors des grandes villes, dans la « France périphérique ». Recréer de l’emploi peu qualifié et productif hors des métropoles passera-t-il par la réindustrialisation ?

Le retour d’emplois peu qualifiés en dehors des métropoles est une nécessité économique et politique qui ne pourra pas passer par une réindustrialisation à l’identique et nécessitera une forte implication de l’État.

Définition de l’industrie : toute activité, caractérisée par la mécanisation des moyens de travail (ce qui permet d’inclure l’industrie agroalimentaire), qui a pour objet l’exploitation des sources d’énergie ou des ressources naturelles, ainsi que la production de bien à partir de matières premières ou transformées.

Le terme désigne aussi tout secteur d’activité organisé, comme l’industrie du tourisme. Mais nous ne retiendrons pas cette définition étendue.

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La désindustrialisation est un handicap économique et politique

La désindustrialisation de la France est à l’origine de difficultés économiques et de fractures politiques.

Elle est une réalité. L’industrie a perdu 2 millions d’emplois entre 1980 et 2017. Entre 1974 et 2020, la part industrie dans le PIB est passée de 25 % à environ 13 %. Cela représente l’un des plus bas niveaux de l’Union Européenne.

La désindustrialisation mène au déficit de la balance commerciale. La balance commerciale positive des services ne compense pas la balance commerciale négative de des biens manufacturés (chiffres de 2020). Traditionnellement, on considère que l’industrie produit de la richesse sur laquelle se développent les services.

Elle hypothèque l’autonomie stratégique de la France. Le sujet a fait la une de l’actualité lors de la vente de la branche énergie d’Alstom en 2014. Le pays ne possédait alors plus la capacité de produire les turbines à vapeur qui équipent les centrales nucléaires. La crise du Covid-19 a ensuite mis en évidence que la France n’avait plus la capacité à produire les équipements qui lui sont indispensables. Elle n’a pu fabriquer des masques ou des respirateurs en quantité suffisante. De plus, les molécules indispensables à la production de médicaments de base doivent être importées de Chine ou d’Inde. La désindustrialisation prive la France de capacités de production vitales.

Elle mène à des fractures politiques. La véritable question est la disparition d’emplois peu qualifiés hors des grandes villes. En effet, Christophe Guilluy dans La France périphérique montre comment la crise de 2008 a accentué la désindustrialisation, qui prive de leur emploi des personnes peu qualifiées, mais propriétaires de leur logement, les emprisonnant ainsi dans des territoires peu dynamiques sans espoir d’ascension sociale.

La désindustrialisation est donc bien un handicap, qui ne pourra cependant pas être compensé par une réindustrialisation imitant un modèle passé.

Une réindustrialisation sur un modèle traditionnel est impossible

Le modèle industriel des trente glorieuses ne pourra pas être imité, et celui du tout technologique ne répond pas au problème français.

Une réindustrialisation high-tech ne résoudra rien. Le modèle japonais de robotisation ou celui de l’innovation de la Silicon Valley ne résoudraient rien. Il ne s’agit pas simplement de produire ou d’innover, mais de donner des emplois industriels aux moins qualifiés.C’est en fait un enjeu autant politique qu’économique.

Son coût écologique rendrait l’industrialisation à l’identique difficilement acceptable. L’industrie utilise massivement les ressources naturelles et l’énergie. L’industrialisation forcenée des 30 dernières années à l’échelle mondiale est en grande partie responsable du rythme du réchauffement climatique. Il se pourrait qu’une volonté politique de réindustrialiser le pays se heurte à des réticences de la société civile… en particulier dans les métropoles.

Dans ce cadre, il faut inventer de nouveaux modèles économiques qui allient utilisation modeste de ressources, travail peu qualifié et implantation dans des bassins de consommation. L’essor des énergies renouvelables pourrait créer des centaines de milliers d’emplois (mais se révèle très gourmand en terres rares… donc très polluant). Le développement des écomatériaux, la réhabilitation thermique des bâtiments ou la dépollution pourrait représenter une solution alternative. Ainsi, la France parie depuis peu sur la filière hydrogène pour soutenir l’innovation et réindustrialiser certains territoires.

Quel que soit le modèle retenu pour recréer de l’emploi peu qualifié en dehors des métropoles, sa mise en place ne passera pas par le marché qui a montré son incapacité dans ce domaine, mais par une action volontariste de l’État.

Le rôle de l’Etat

Les nouveaux modèles d’industrie ne pourront se développer face au marché, car ils nécessiteront d’accepter une baisse de rentabilité.

Les lois du marché ont démontré leur incapacité à résoudre les problèmes économiques et sociaux en France. Pire, elles sont le problème. En effet, selon le modèle d’inclusion de la France dans le marché-monde, seuls les emplois hyper qualifiés dans des métropoles hyper connectées s’y montrent véritablement compétitifs. Les ouvriers peu qualifiés se trouvent mis en concurrence avec les travailleurs des pays en développement aux salaires peu élevés. Ainsi en 2010, les employés de l’usine Continental de Clairoix se sont vus proposer une solution de reclassement en Tunisie pour 137 euros par mois.

L’État peut pousser les innovations. Le secteur privé n’est pas le seul à innover. L’impulsion politique et le soutien de l’État sont primordiaux. Le GPS est à l’origine un programme militaire, Internet est le produit de la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), les écrans tactiles étaient un projet financé par la CIA. L’État possède en effet la capacité à assumer des risques, comme l’a montré le projet Gallileo, dans lequel les États européens ont dû investir en lieu et place du privé qui refusait un risque trop grand pour des perspectives de bénéfices trop maigres.

La constitution de « champions ». Le soutien de l’État permet de constituer champions nationaux. Par exemple, dans les 30 glorieuses le TGV, Ariane ou Airbus. Aujourd’hui, il est au cœur de la bonne santé du secteur de l’industrie de défense. À l’inverse, son retrait mène au démembrement d’entreprises clefs, comme Alstom dont la branche énergie a été rachetée par GE en 2014. La production des turbines nucléaires Arabelle a été rachetée depuis.

Un protectionnisme éclairé parait en outre nécessaire, contre les produits ne respectant pas nos normes sociales, pour la protection des industries vitales (communications, défense) et pour préserver un certain nombre d’activité des marchés financiers et de leur recherche de la rentabilité maximale à court terme.

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La réindustrialisation est donc nécessaire à la cohésion de la France. Sans cela, le pays pourrait se scinder toujours plus entre métropoles dynamiques et territoires abandonnés. Nous devrons inventer un nouveau modèle économique. Il devra allier utilisation modeste de ressources, travail peu qualifié et implantation dans des bassins de consommation. Des solutions existent, mais les mettre en œuvre suppose un volontarisme politique fort.

L’évolution des luttes politiques, qui tendent, à l’imitation des pays anglo-saxons, à privilégier le sociétal par rapport au social, pourraient empêcher de percevoir la nécessité de cet effort, en délaissant une lutte des classes bien réelle au profit d’une lutte des races plus qu’hypothétique mais sans danger pour le consensus néolibéral.

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Voir aussi L’extraterritorialité du droit américain.

L’extraterritorialité du droit américain

Les amendes record infligées par la justice américaine à des entreprises étrangères sont une pratique qui ne manque pas d’interroger, d’autant que ces condamnations peuvent être suivies de la prise de contrôle par un concurrent américain. L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?

L’accès au marché américain est une nécessité pour les multinationales européennes. Or, cela les fait tomber sous la coupe du droit extraterritorial américain, que Washington utilise pour asseoir sa supériorité économique en neutralisant ses concurrents.

L'extraterritorialité du droit américain
L'extraterritorialité du droit américain

I. Un droit extraterritorial.

L’extraterritorialité du droit américain est l’application de lois votées aux États-Unis à des entreprises étrangères qui ont un lien quelconque avec eux, comme l’utilisation du dollar, des activités localisées aux USA ou l’utilisation de serveurs placés sur le territoire américain.

Toutes les entreprises du monde sont potentiellement concernées. Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), étendu aux entreprises étrangères en 1998, donne le droit au Department of Justice (DoJ) de poursuivre toute entreprise internationale s’adonnant à des activités frauduleuses, notamment en matière de corruption ou de non-respect d’un embargo décidé par les États-Unis, lorsque l’entreprise en question possède un lien quelconque avec les États-Unis.

Le moindre lien avec les États-Unis est exploité. En 2018, la Société Générale a été condamnée à 1,2 milliard de dollars d’amende pour violation des sanctions décidées par les États-Unis à l’encontre de Cuba, de l’Iran et du Soudan. Cela a été rendu possible parce qu’elle avait utilisé le dollar dans certaines de ses transactions. Le moindre mail transitant par un serveur américain rend une entreprise responsable devant la loi américaine.

Les amendes sont astronomiques. Rien qu’en France, les entreprises ont dû débourser 20 milliards d’euros d’amendes entre 2014 et 2016. BNP Paribas a reçu l’amende la plus importante, 8 milliards d’euros, somme sans précédent, en 2014.

L’extraterritorialité du droit ne peut être efficace que si l’accès au marché concerné est indispensable pour les entreprises.

II. L’extraterritorialité du droit américain : un « pistolet sur la tempe » des entreprises

C’est le poids des USA dans les affaires du monde qui rend possible cette domination.

Le DoJ est doté de moyens importants. Le DoJ possède d’énormes pouvoirs et d’importants moyens, aussi bien humains (plus de 110 000 employés, appui du FBI et du DEA) que financiers (plus de 30 milliards de dollars de budget). Il collabore également avec la National Security Agency (NSA) et échange directement des informations avec les multinationales américaines.

Les entreprises préfèrent payer les amendes plutôt que de renoncer à leurs activités aux États-Unis. En 2014, la BNP a payé l’amende de 8 milliards d’euros car elle était menacée de voir sa licence bancaire supprimée. Les cadres et dirigeants des entreprises poursuivies par la justice américaine peuvent aussi être détenus à tout moment s’ils se rendent sur le sol américain. C’est ce qui s’est passé pour un des cadres d’Alstom arrêté et emprisonné aux États-Unis en 2013.

Cette arme économique est utilisée pour parachever la domination économique américaine.

III. Un outil de guerre économique.

L’extraterritorialité du droit américain est bien une arme économique, qui vise particulièrement les entreprises européennes.

Les entreprises européennes sont particulièrement ciblées. 64 % du total des sommes récoltées par le trésor américain à la suite de l’action du DoJ provient d’entreprises européennes. En effet, elles sont des cibles de choix, puisqu’elles sont des concurrentes redoutables pour l’économie nord-américaine, tout en étant peu défendues par l’Union européenne qui a du mal à s’inscrire dans des logiques de puissances, ou par les États européens, qui n’ont pas les moyens de s’opposer au géant américain.

Les entreprises sanctionnées sont affaiblies et font des proies de choix pour leurs concurrents américains. En 2014, Alstom a été condamnée à une lourde amende et certains de ses dirigeants arrêtés pour corruption en Indonésie. General Electrics a ensuite racheté sa branche énergie pour seulement 13 millions d’euros, avec la promesse de payer l’amende et de faire cesser les poursuites. De même, en 2006, Alcatel a été obligée de fusionner avec Lucent et ne s’en est jamais relevée. Aujourd’hui l’entreprise n’existe plus, même si Nokia continue d’utiliser la marque Alcatel.

Cible de choix pour le droit américain, l’Europe peine à organiser la riposte.  

IV. Quelle réponse face au défi de l’extraterritorialité du droit américain?

Les États européens sont impuissants à défendre leurs entreprises, mais la Commission européenne s’est engagée dans une contre-attaque.

Les États européens sont impuissants à enrayer la menace. La loi Sapin II est entrée en vigueur le 11 juin 2017, établissant principalement l’extraterritorialité du droit français. Elle est en grande partie inspirée du FCPA américain et a pour but de se substituer à celui-ci. L’objectif final est d’empêcher les États-Unis de récupérer l’argent des entreprises françaises coupables. Il était grand temps de décider de lutter contre la corruption, même si des pratiques considérées comme frauduleuses en Occident peuvent être indispensables à l’accès de certains marchés, par exemple en Asie. Toutefois, l’imposition au reste du monde des embargos décidés par les États-Unis ne peut pas être contrée ainsi.

De plus, cette loi repose en grande partie sur l’adage « non bis in idem » (« nul ne peut payer deux fois pour les mêmes faits »), que le DoJ pourrait ne pas respecter, maintenant ses activités anticorruption auprès des entreprises françaises.

Une contre-attaque européenne ? La fiscalité est le point faible des entreprises américaines, habituées à l’optimisation fiscale. C’est là-dessus que l’Europe et les états européens peuvent centrer leur stratégie. La Commission européenne est l’acteur principal de cette politique. Elle a déjà infligé en 2016 une amende colossale de 13 milliards d’euros à Apple, reconnu coupable d’avoir bénéficié en Irlande d’avantages fiscaux, et de plus de 2 milliards d’euros à Google, pour un abus de position dominante.

Les stratégies d’évitement du droit américain ne sont pas véritablement envisagées. Les sanctions américaines pourraient les inciter à réduire leur dépendance, par exemple en se passant du dollar dans leurs transactions. Ainsi, Total conduit le projet Yammal NG en Russie sans utiliser la monnaie américaine. Il semble cependant que ce soit le mouvement inverse qui s’opère. Pour éviter les amendes et se conformer au droit américain, les grandes entreprises réalisent des audits grâce à de grands cabinets d’avocats américains. La puissance économique et culturelle américaine vient ainsi modeler les entreprises européennes selon ses propres normes.

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En définitive, l’extraterritorialité du droit américain est bien une arme économique et politique pointée sur l’Europe. Tant que les entreprises françaises et européennes auront besoin de se déployer sur le marché des États-Unis, elles seront à la merci du droit américain.

Cela démontre la nécessité d’être en mesure de se placer dans une logique de puissance dans les relations internationales. En effet celles-ci sont dominées par ce que le général Poirier appelait le « commerce compétitif » (le terme commerce est ici employé dans son sens de « relation » et non pas d’échange commercial). Se contenter de la promotion technique d’une idéologie comme le libéralisme, en soi nécessaire à la logique de puissance, reste très insuffisant si l’on ne dispose ni de moyens d’action, comme un réseau diplomatique ou des moyens militaires, ni d’une volonté de puissance. Sans cela, l’Europe ne peut être qu’un objet, et non un sujet, des relations internationales.

L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?
L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?

Voir aussi Comprendre la stratégie intégrale du général Poirier en 5 minutes.

L’euro sert-il les intérêts de l’Allemagne ?

L’adoption depuis 2002 de la monnaie unique a permis d’intégrer davantage les économies européennes. Cependant, on entend çà et là dire que l’Allemagne aurait besoin d’un euro fort, ou que la monnaie unique renforcerait l’économie allemande au détriment de celle de la France. D’ailleurs, la politique de gestion de la crise économique par la Banque Centrale Européenne (BCE), avec la mise en place d’un taux directeur très faible, a suscité l’opposition de Berlin. Alors, l’euro favorise-t-il vraiment l’Allemagne ?

L’euro sert les intérêts de l’Allemagne parce qu’il favorise son industrie, et tant qu’il est fort et stable, ses retraités.

NB : il n’est pas question de comparer ici les avantages et les inconvénients de l’euro pour la France. Cela n’aurait guère de sens. Il s’agit uniquement d’éclairer certaines prises de position au sujet des incidences de la monnaie unique sur l’économie allemande. La France tire aussi avantage de la monnaie unique… par d’autres voies.

L’euro favorise-t-il l’Allemagne, son excédant commercial et ses épargnants ?

L’euro favorise les exportations industrielles allemandes en Europe

Une grande partie de l’excédent commercial allemand provient de l’Europe. Elle réalise environ 60% de ses exportations en Europe.

L’euro favorise l’industrie allemande. Avec des monnaies nationales, plus l’Allemagne exporterait, plus sa monnaie prendrait de valeur. Ses exportations futures seraient alors moins concurrentielles, ce qui rééquilibrerait la balance commerciale entre pays européens. Avec l’euro, cet équilibrage ne se fait plus. La très puissante industrie allemande écrase donc ses concurrents au sein de l’UE. De même, ils provoquent une appréciation de l’euro à l’international, ce qui pénalise les exportations européennes à l’extérieur de l’UE (sauf Allemagne, voir plus bas).

Les excédents allemands se font au détriment des économies voisines, puisqu’il ne leur est pas possible de dévaluer leur monnaie. La seule solution pour rester compétitif est la « dévaluation interne » : baisser les coûts de production, donc les salaires, dans l’industrie. Et in fine délocaliser…

L’euro conduit donc à la divergence des économies. Les économies des pays du nord de l’Europe se consolident quand celles des pays du sud sont fragilisées.

L’euro favorise donc les exportations de l’industrie allemande en Europe, au détriment des autres (ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas par ailleurs favorable à la France).

Un euro fort et stable est une nécessité pour l’Allemagne

En outre, l’Allemagne a besoin d’un euro fort et stable.

Les retraités allemands ont besoin d’un euro fort et stable. Les retraites en Allemagne sont plus faibles qu’en France (10% des retraités allemands sont sous le seuil de pauvreté, contre 5% en France). Les Allemands doivent donc épargner (sur des salaires bas) pour se constituer une retraite. Un euro faible leur est donc préjudiciable. En effet,  le taux directeur de la BCE influe sur les taux de l’épargne des particuliers si cette dernière est libellée en euros. De plus, l’investissement en devise étrangère est plus difficile avec un euro faible. Enfin, l’épargne individuelle a besoin d’un euro stable. Or l’une des missions de la BCE est précisément de juguler l’inflation.

Or, un euro fort n’est pas un handicap pour les exportations allemandes. En effet, elles sont majoritairement composées de produits à haute valeur ajoutée, comme les voitures de luxe ou les machines-outils, qui sont peu sensibles aux variations de coût. À l’inverse de la France dont les produits de moyenne gamme sont très sensibles aux évolutions même minimes de leur coût à la hausse.

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L’euro et les structures européennes bénéficient donc en grande partie à l’Allemagne qui a besoin d’un euro fort et stable. Toutefois, cet état de fait est remis en cause par l’adoption de taux directeurs très faibles par la BCE. Cela explique la levée de boucliers en Allemagne au sujet de cette politique monétaire menée en dehors de ses attributions par le banquier européen.  

La question de la sortie de l’euro est aujourd’hui une fausse problématique tant elle est irréaliste et suicidaire. La question est en fait la place de l’euro dans les rapports de force européens, et donc les rapports de force politiques entre ses membres. En outre, interroger le fonctionnement de l’euro c’est rappeler une question fondamentale : l’Union européenne, pour quoi faire ?

Voir aussi L’école française est-elle encore républicaine ?