L’extraterritorialité du droit américain

Les amendes record infligées par la justice américaine à des entreprises étrangères sont une pratique qui ne manque pas d’interroger, d’autant que ces condamnations peuvent être suivies de la prise de contrôle par un concurrent américain. L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?

L’accès au marché américain est une nécessité pour les multinationales européennes. Or, cela les fait tomber sous la coupe du droit extraterritorial américain, que Washington utilise pour asseoir sa supériorité économique en neutralisant ses concurrents.

L'extraterritorialité du droit américain
L'extraterritorialité du droit américain

I. Un droit extraterritorial.

L’extraterritorialité du droit américain est l’application de lois votées aux États-Unis à des entreprises étrangères qui ont un lien quelconque avec eux, comme l’utilisation du dollar, des activités localisées aux USA ou l’utilisation de serveurs placés sur le territoire américain.

Toutes les entreprises du monde sont potentiellement concernées. Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), étendu aux entreprises étrangères en 1998, donne le droit au Department of Justice (DoJ) de poursuivre toute entreprise internationale s’adonnant à des activités frauduleuses, notamment en matière de corruption ou de non-respect d’un embargo décidé par les États-Unis, lorsque l’entreprise en question possède un lien quelconque avec les États-Unis.

Le moindre lien avec les États-Unis est exploité. En 2018, la Société Générale a été condamnée à 1,2 milliard de dollars d’amende pour violation des sanctions décidées par les États-Unis à l’encontre de Cuba, de l’Iran et du Soudan. Cela a été rendu possible parce qu’elle avait utilisé le dollar dans certaines de ses transactions. Le moindre mail transitant par un serveur américain rend une entreprise responsable devant la loi américaine.

Les amendes sont astronomiques. Rien qu’en France, les entreprises ont dû débourser 20 milliards d’euros d’amendes entre 2014 et 2016. BNP Paribas a reçu l’amende la plus importante, 8 milliards d’euros, somme sans précédent, en 2014.

L’extraterritorialité du droit ne peut être efficace que si l’accès au marché concerné est indispensable pour les entreprises.

II. L’extraterritorialité du droit américain : un « pistolet sur la tempe » des entreprises

C’est le poids des USA dans les affaires du monde qui rend possible cette domination.

Le DoJ est doté de moyens importants. Le DoJ possède d’énormes pouvoirs et d’importants moyens, aussi bien humains (plus de 110 000 employés, appui du FBI et du DEA) que financiers (plus de 30 milliards de dollars de budget). Il collabore également avec la National Security Agency (NSA) et échange directement des informations avec les multinationales américaines.

Les entreprises préfèrent payer les amendes plutôt que de renoncer à leurs activités aux États-Unis. En 2014, la BNP a payé l’amende de 8 milliards d’euros car elle était menacée de voir sa licence bancaire supprimée. Les cadres et dirigeants des entreprises poursuivies par la justice américaine peuvent aussi être détenus à tout moment s’ils se rendent sur le sol américain. C’est ce qui s’est passé pour un des cadres d’Alstom arrêté et emprisonné aux États-Unis en 2013.

Cette arme économique est utilisée pour parachever la domination économique américaine.

III. Un outil de guerre économique.

L’extraterritorialité du droit américain est bien une arme économique, qui vise particulièrement les entreprises européennes.

Les entreprises européennes sont particulièrement ciblées. 64 % du total des sommes récoltées par le trésor américain à la suite de l’action du DoJ provient d’entreprises européennes. En effet, elles sont des cibles de choix, puisqu’elles sont des concurrentes redoutables pour l’économie nord-américaine, tout en étant peu défendues par l’Union européenne qui a du mal à s’inscrire dans des logiques de puissances, ou par les États européens, qui n’ont pas les moyens de s’opposer au géant américain.

Les entreprises sanctionnées sont affaiblies et font des proies de choix pour leurs concurrents américains. En 2014, Alstom a été condamnée à une lourde amende et certains de ses dirigeants arrêtés pour corruption en Indonésie. General Electrics a ensuite racheté sa branche énergie pour seulement 13 millions d’euros, avec la promesse de payer l’amende et de faire cesser les poursuites. De même, en 2006, Alcatel a été obligée de fusionner avec Lucent et ne s’en est jamais relevée. Aujourd’hui l’entreprise n’existe plus, même si Nokia continue d’utiliser la marque Alcatel.

Cible de choix pour le droit américain, l’Europe peine à organiser la riposte.  

IV. Quelle réponse face au défi de l’extraterritorialité du droit américain?

Les États européens sont impuissants à défendre leurs entreprises, mais la Commission européenne s’est engagée dans une contre-attaque.

Les États européens sont impuissants à enrayer la menace. La loi Sapin II est entrée en vigueur le 11 juin 2017, établissant principalement l’extraterritorialité du droit français. Elle est en grande partie inspirée du FCPA américain et a pour but de se substituer à celui-ci. L’objectif final est d’empêcher les États-Unis de récupérer l’argent des entreprises françaises coupables. Il était grand temps de décider de lutter contre la corruption, même si des pratiques considérées comme frauduleuses en Occident peuvent être indispensables à l’accès de certains marchés, par exemple en Asie. Toutefois, l’imposition au reste du monde des embargos décidés par les États-Unis ne peut pas être contrée ainsi.

De plus, cette loi repose en grande partie sur l’adage « non bis in idem » (« nul ne peut payer deux fois pour les mêmes faits »), que le DoJ pourrait ne pas respecter, maintenant ses activités anticorruption auprès des entreprises françaises.

Une contre-attaque européenne ? La fiscalité est le point faible des entreprises américaines, habituées à l’optimisation fiscale. C’est là-dessus que l’Europe et les états européens peuvent centrer leur stratégie. La Commission européenne est l’acteur principal de cette politique. Elle a déjà infligé en 2016 une amende colossale de 13 milliards d’euros à Apple, reconnu coupable d’avoir bénéficié en Irlande d’avantages fiscaux, et de plus de 2 milliards d’euros à Google, pour un abus de position dominante.

Les stratégies d’évitement du droit américain ne sont pas véritablement envisagées. Les sanctions américaines pourraient les inciter à réduire leur dépendance, par exemple en se passant du dollar dans leurs transactions. Ainsi, Total conduit le projet Yammal NG en Russie sans utiliser la monnaie américaine. Il semble cependant que ce soit le mouvement inverse qui s’opère. Pour éviter les amendes et se conformer au droit américain, les grandes entreprises réalisent des audits grâce à de grands cabinets d’avocats américains. La puissance économique et culturelle américaine vient ainsi modeler les entreprises européennes selon ses propres normes.

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En définitive, l’extraterritorialité du droit américain est bien une arme économique et politique pointée sur l’Europe. Tant que les entreprises françaises et européennes auront besoin de se déployer sur le marché des États-Unis, elles seront à la merci du droit américain.

Cela démontre la nécessité d’être en mesure de se placer dans une logique de puissance dans les relations internationales. En effet celles-ci sont dominées par ce que le général Poirier appelait le « commerce compétitif » (le terme commerce est ici employé dans son sens de « relation » et non pas d’échange commercial). Se contenter de la promotion technique d’une idéologie comme le libéralisme, en soi nécessaire à la logique de puissance, reste très insuffisant si l’on ne dispose ni de moyens d’action, comme un réseau diplomatique ou des moyens militaires, ni d’une volonté de puissance. Sans cela, l’Europe ne peut être qu’un objet, et non un sujet, des relations internationales.

L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?
L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?

Voir aussi Comprendre la stratégie intégrale du général Poirier en 5 minutes.