La France vit-elle au-dessus de ses moyens ?

La France vit-elle au-dessus de ses moyens ? En 2024, la dette française atteint plus de 3100 milliards d’euros, 110 % du PIB. Elle continue à croître, et est devenue en enjeu politique. Est-elle soutenable ? Comment en sortir ? Et par dessus tout, que signifient concrètement ces ordres de grandeurs abstraits ?

La France vit-elle au dessus de ses moyens ?

Un déficit structurel

Le budget de la France (comptes publics) est composé de trois parties : le budget de l’État, celui de la Sécurité sociale et celui des administrations publiques locales. En toute rigueur il faut y ajouter une quatrième composante, les organismes divers d’administration centrale (Météo France, le CNRS, le Commissariat à l’énergie atomique… etc.). Le total dépasse les 1600 Mds d’euros (684 pour le budget de l’État, 640 pour la sécu, 280 pour les collectivités locales).

Or, ces dépenses sont bien inférieures aux recettes perçues. On parle de déficit public. Le déficit public public est la différence entre les recettes et les dépenses des administrations publiques (État, collectivités locales, sécurité sociale), pour une année. En 2024, le déficit public français a atteint 5,1 % du PIB, soit 150 Mds d’euros. La France doit donc emprunter sur les marchés pour combler le déficit, ce qui creuse la dette.

Le problème est que ce déficit est structurel. Il se répète d’année en année, depuis les années 70 !

Par conséquent, la dette se creuse.

La soutenabilité de la dette : la France vit-elle au-dessus de ses moyens ?

Aujourd’hui, la dette française atteint 3160 Mds d’euros, soit 110,7 % du PIB. La France a besoin de s’endetter, non pour investir dans l’avenir, mais pour fonctionner au quotidien. La France vit-elle au-dessus de ses moyens ? Oui.

Le montant de la dette en elle-même ne pose pas problème. Par exemple, la dette du Japon atteint 220 % du PIB. Mais elle est largement détenue par des institutions japonaises.

En revanche, elle impose un certain nombre de contraintes.

Une contrainte budgétaire

Sur le plan budgétaire pour commencer. La charge de la dette est le montant du budget de l’État consacré à rembourser les emprunts. Ces fonds ne sont donc pas employables sur d’autres missions. Or, cette charge de la dette devrait augmenter de manière significative dans les années à venir. En 2024, la charge de la dette est d’environs 50 Mds d’euros. C’est déjà un budget de la défense d’il y a quelques années. Mais elle pourrait atteindre 74 Mds en 2027 !

La France a pu par le passé emprunter à des taux très bas, voire négatifs. Mais dès que les intérêts augmentent, la charge de la dette suit le mouvement, avec quelques années de retard.

Perte de liberté d’action politique

Au niveau politique ensuite, elle permet aux détenteurs du capital de faire pression sur les politiques menées. En effet, si la France a besoin d’emprunter, alors elle est dépendante envers les marchés, qui décident du taux auquel Paris s’endette. Or, les choix politiques hexagonaux vont peser sur les marchés. La perspective d’une victoire du Nouveau Front Populaire aux élections législatives de 2024 effrayait les marchés. Alors même que le déficit français hérité du Président Sarkozy avait commencé à se réduire sous François Hollande.

Dans Du temps acheté, Wolfgang Streeck note que la dette met les États dans la main des marchés. Elle limite de fait l’étendue des politiques envisageables, ce qui contribue à « stériliser » la démocratie.


Enfin, la dette met les États dans l’incertitude du lendemain. Les taux d’intérêt sont définis de manière complexe. Ils dépendent largement de facteurs psychologiques, non rationnels, et d’acteurs privés comme les agences de notation. Comme en 2022 – 2023, les conséquences d’une crise, par définition imprévue, peuvent obérer la capacité de l’État à s’endetter à taux bas. In fine, c’est la confiance dans la capacité d’un État à rembourser sa dette qui détermine le taux d’intérêt. S’il est visible que la confiance dans la dette française s’érode au fur et à mesure de la baisse de sa notation, les chocs majeurs demeurent difficilement identifiables.

Il apparaît donc souhaitable de réduire la dette, pour retrouver une liberté d’action budgétaire et politique.

Quelles solutions pour réduire la dette ?

La France vit donc au-dessus de ses moyens. La dette française pourrait perdre son caractère soutenable à plus ou moins brève échéance. L’état français possède cependant un certain nombre de leviers pour la réduire.

Réduire les dépenses publiques, la fausse bonne idée ?

Le premier, le plus évident, est la réduction des dépenses publiques. Si la France est obligée de s’endetter, c’est qu’elle dépense trop. Il suffirait de dépenser moins ! Toutefois, une réduction excessive de la dépense publique pourrait s’avérer contre-productive. En effet, la dépense publique possède un effet entraînant sur la création de richesse. À court terme, un effort d’investissement public crée une politique de l’offre. Les entreprises répondent aux commandes publiques, et créent des infrastructures ou produisent des services payés par l’argent public.

À plus long terme, les entreprises ont besoin d’employés bien formés, d’infrastructures publiques, de sécurité, de coups de pouce financiers aussi pour réussir. Réduire les dépenses au moyen d’une politique d’austérité pourrait avoir pour conséquence la chute de la richesse produite… et l’augmentation de la dette.

Est-il encore possible d’augmenter les impôts ?

Le deuxième, l’augmentation des impôts. Le taux d’imposition en France est déjà très élevé, d’autant qu’à un certain niveau les impôts sur les entreprises peuvent s’avérer contre-productifs en matière de création, et donc de captation de richesse. Il reste cependant des marges de manœuvre, notamment sur les ultrariches qui sont moins imposés que la classe moyenne (ou ce qu’il en reste, lire aussi Christophe Guilluy, No society. La classe moyenne a-t-elle disparu ?). Toutefois, même en mettant davantage les plus fortunés à contribution, les gains financiers devraient être symboliques tant la population concernée est réduite.

Dans l’absolu, si la fiscalité peut faire partie de la solution à la dette, elle ne saura la résorber seule. Pour rappel, le déficit public en 2024 est de 150 Mds d’euros. Pour le combler, il faudrait multiplier l’impôt sur le revenu ou la TVA par 2,5 !

Réduire la datte par la croissance

Le troisième levier est la croissance. Si la dette se mesure en points de PIB, alors il n’y a qu’à augmenter le PIB pour en réduire le poids, et générer davantage de ressources fiscales. Là encore, il existe plusieurs approches.

Tout d’abord, la relance par l’investissement public. L’État s’endette pour passer des commandes aux entreprises privées, qui croissent et vont à leur tour passer commande à leurs fournisseurs, embaucher… et in fine payer plus d’impôts ce qui permettra de réduire la dette. La dette crée de la croissance qui annule la dette. Un cercle vertueux, mais qui doit être initié par plus d’endettement.

Une autre approche est de favoriser les investissements étrangers tout en assouplissant le marché du travail, pour rendre l’hexagone plus attractif. L’objectif est de restaurer la confiance des détenteurs du capital, qui hésiteront moins à investir en France et à y créer de la richesse. Problème, cette approche se concrétise au détriment des plus démunis, qui sont par ailleurs les premières victimes de la réduction de la dépense publique.

Laisser filer l’inflation

Autre solution, laisser l’inflation augmenter pour diminuer mécaniquement la valeur de la dette. En effet, lorsque les prix montent, les revenus fiscaux augmentent grâce à des bases imposables plus élevées, tandis que la valeur des dettes contractées à taux fixe diminue en termes réels. Cela crée une opportunité pour les États de réduire leur ratio dette/PIB sans recourir à des politiques d’austérité drastiques. De plus, l’inflation favorise les emprunteurs au détriment des créanciers, redistribuant ainsi une partie de la richesse.

C’est ainsi que les dettes des deux guerres mondiales ont été épongées. De 1945 à 1975, de nombreux pays européens, confrontés à des niveaux élevés d’endettement, ont laissé l’inflation s’installer. En France, par exemple, l’inflation moyenne de cette période, combinée à une forte croissance économique, a permis de réduire considérablement la charge réelle de la dette publique. Ce « désendettement par l’inflation » s’est avéré efficace sans nécessiter de mesures d’austérité sévères.

Cependant, cette stratégie n’est pas sans risque. Une inflation incontrôlée peut entraîner une perte de pouvoir d’achat pour les ménages, surtout pour les plus modestes. De plus, elle peut miner la confiance des investisseurs. Cela peut entraîner une hausse des taux d’intérêt et ainsi rendre les emprunts futurs plus coûteux.

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À la question La France vit-elle au-dessus de ses moyens ?, force est de répondre par l’affirmative. Les dépenses sont structurellement supérieures aux recettes. L’endettement donne l’illusion que cet écart est indolore. Mais le prix de cette illusion est la réduction de la liberté d’action politique.

Des solutions existent pourtant, mais il n’est pas impossible que dans un avenir plus ou moins proche la sortie de l’illusion soit brutale.

Lire aussi La théorie des ordres selon André Comte-Sponville dans « Le capitalisme est-il moral ».

Faut-il réindustrialiser la France ?

La réindustrialisation de la France est elle nécessaire pour redonner du dynamisme et de la cohésion à ses territoires délaissés ?

Après plusieurs décennies de désindustrialisation, un mouvement de relocalisation de l’industrie semble s’amorcer. Le coq sportif ou Lacoste ont relocalisé leurs sièges près de Troyes. Toutefois, ce phénomène reste minoritaire. Or, l’industrie demeure selon certains le moteur de toute économie, car elle se trouve à la base de la production de richesse et propose un grand nombre d’emplois peu qualifiés, notamment en dehors des grandes villes, dans la « France périphérique ». Recréer de l’emploi peu qualifié et productif hors des métropoles passera-t-il par la réindustrialisation ?

Le retour d’emplois peu qualifiés en dehors des métropoles est une nécessité économique et politique qui ne pourra pas passer par une réindustrialisation à l’identique et nécessitera une forte implication de l’État.

Définition de l’industrie : toute activité, caractérisée par la mécanisation des moyens de travail (ce qui permet d’inclure l’industrie agroalimentaire), qui a pour objet l’exploitation des sources d’énergie ou des ressources naturelles, ainsi que la production de bien à partir de matières premières ou transformées.

Le terme désigne aussi tout secteur d’activité organisé, comme l’industrie du tourisme. Mais nous ne retiendrons pas cette définition étendue.

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La désindustrialisation est un handicap économique et politique

La désindustrialisation de la France est à l’origine de difficultés économiques et de fractures politiques.

Elle est une réalité. L’industrie a perdu 2 millions d’emplois entre 1980 et 2017. Entre 1974 et 2020, la part industrie dans le PIB est passée de 25 % à environ 13 %. Cela représente l’un des plus bas niveaux de l’Union Européenne.

La désindustrialisation mène au déficit de la balance commerciale. La balance commerciale positive des services ne compense pas la balance commerciale négative de des biens manufacturés (chiffres de 2020). Traditionnellement, on considère que l’industrie produit de la richesse sur laquelle se développent les services.

Elle hypothèque l’autonomie stratégique de la France. Le sujet a fait la une de l’actualité lors de la vente de la branche énergie d’Alstom en 2014. Le pays ne possédait alors plus la capacité de produire les turbines à vapeur qui équipent les centrales nucléaires. La crise du Covid-19 a ensuite mis en évidence que la France n’avait plus la capacité à produire les équipements qui lui sont indispensables. Elle n’a pu fabriquer des masques ou des respirateurs en quantité suffisante. De plus, les molécules indispensables à la production de médicaments de base doivent être importées de Chine ou d’Inde. La désindustrialisation prive la France de capacités de production vitales.

Elle mène à des fractures politiques. La véritable question est la disparition d’emplois peu qualifiés hors des grandes villes. En effet, Christophe Guilluy dans La France périphérique montre comment la crise de 2008 a accentué la désindustrialisation, qui prive de leur emploi des personnes peu qualifiées, mais propriétaires de leur logement, les emprisonnant ainsi dans des territoires peu dynamiques sans espoir d’ascension sociale.

La désindustrialisation est donc bien un handicap, qui ne pourra cependant pas être compensé par une réindustrialisation imitant un modèle passé.

Une réindustrialisation sur un modèle traditionnel est impossible

Le modèle industriel des trente glorieuses ne pourra pas être imité, et celui du tout technologique ne répond pas au problème français.

Une réindustrialisation high-tech ne résoudra rien. Le modèle japonais de robotisation ou celui de l’innovation de la Silicon Valley ne résoudraient rien. Il ne s’agit pas simplement de produire ou d’innover, mais de donner des emplois industriels aux moins qualifiés.C’est en fait un enjeu autant politique qu’économique.

Son coût écologique rendrait l’industrialisation à l’identique difficilement acceptable. L’industrie utilise massivement les ressources naturelles et l’énergie. L’industrialisation forcenée des 30 dernières années à l’échelle mondiale est en grande partie responsable du rythme du réchauffement climatique. Il se pourrait qu’une volonté politique de réindustrialiser le pays se heurte à des réticences de la société civile… en particulier dans les métropoles.

Dans ce cadre, il faut inventer de nouveaux modèles économiques qui allient utilisation modeste de ressources, travail peu qualifié et implantation dans des bassins de consommation. L’essor des énergies renouvelables pourrait créer des centaines de milliers d’emplois (mais se révèle très gourmand en terres rares… donc très polluant). Le développement des écomatériaux, la réhabilitation thermique des bâtiments ou la dépollution pourrait représenter une solution alternative. Ainsi, la France parie depuis peu sur la filière hydrogène pour soutenir l’innovation et réindustrialiser certains territoires.

Quel que soit le modèle retenu pour recréer de l’emploi peu qualifié en dehors des métropoles, sa mise en place ne passera pas par le marché qui a montré son incapacité dans ce domaine, mais par une action volontariste de l’État.

Le rôle de l’Etat

Les nouveaux modèles d’industrie ne pourront se développer face au marché, car ils nécessiteront d’accepter une baisse de rentabilité.

Les lois du marché ont démontré leur incapacité à résoudre les problèmes économiques et sociaux en France. Pire, elles sont le problème. En effet, selon le modèle d’inclusion de la France dans le marché-monde, seuls les emplois hyper qualifiés dans des métropoles hyper connectées s’y montrent véritablement compétitifs. Les ouvriers peu qualifiés se trouvent mis en concurrence avec les travailleurs des pays en développement aux salaires peu élevés. Ainsi en 2010, les employés de l’usine Continental de Clairoix se sont vus proposer une solution de reclassement en Tunisie pour 137 euros par mois.

L’État peut pousser les innovations. Le secteur privé n’est pas le seul à innover. L’impulsion politique et le soutien de l’État sont primordiaux. Le GPS est à l’origine un programme militaire, Internet est le produit de la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), les écrans tactiles étaient un projet financé par la CIA. L’État possède en effet la capacité à assumer des risques, comme l’a montré le projet Gallileo, dans lequel les États européens ont dû investir en lieu et place du privé qui refusait un risque trop grand pour des perspectives de bénéfices trop maigres.

La constitution de « champions ». Le soutien de l’État permet de constituer champions nationaux. Par exemple, dans les 30 glorieuses le TGV, Ariane ou Airbus. Aujourd’hui, il est au cœur de la bonne santé du secteur de l’industrie de défense. À l’inverse, son retrait mène au démembrement d’entreprises clefs, comme Alstom dont la branche énergie a été rachetée par GE en 2014. La production des turbines nucléaires Arabelle a été rachetée depuis.

Un protectionnisme éclairé parait en outre nécessaire, contre les produits ne respectant pas nos normes sociales, pour la protection des industries vitales (communications, défense) et pour préserver un certain nombre d’activité des marchés financiers et de leur recherche de la rentabilité maximale à court terme.

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La réindustrialisation est donc nécessaire à la cohésion de la France. Sans cela, le pays pourrait se scinder toujours plus entre métropoles dynamiques et territoires abandonnés. Nous devrons inventer un nouveau modèle économique. Il devra allier utilisation modeste de ressources, travail peu qualifié et implantation dans des bassins de consommation. Des solutions existent, mais les mettre en œuvre suppose un volontarisme politique fort.

L’évolution des luttes politiques, qui tendent, à l’imitation des pays anglo-saxons, à privilégier le sociétal par rapport au social, pourraient empêcher de percevoir la nécessité de cet effort, en délaissant une lutte des classes bien réelle au profit d’une lutte des races plus qu’hypothétique mais sans danger pour le consensus néolibéral.

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Voir aussi L’extraterritorialité du droit américain.