Arès et Athéna, dieux de la guerre

Au chant V de l’Iliade, Homère met en scène l’affrontement d’Arès et d’Athéna. Tous deux sont des dieux de la guerre, mais dans des aspects différents.

Dieu de la guerre

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Diomède, l’un des chefs grecs, est soutenu par Athéna. Il porte le carnage dans le camp troyen, jusqu’à blesser Aphrodite et défier Apollon qui combattent pour l’autre camp. Arès intervient alors aux côtés des Troyens pour repousser les Achéens.

Athéna presse Diomède de défaire Arès. Survient le choc entre deux divinités représentant chacun un aspect de la guerre.

Arès, « fou », « fléau des humains », « souillé de meurtres », est le dieu de la guerre dans son aspect de violence aveugle et de dévastation. Il rue sur Diomède dès qu’il l’aperçoit, impatient de lui ôter la vie.

Mais Athéna, déesse de la stratégie et de l’intelligence dans la guerre détourne la main d’Arès. Elle guide la lance de Diomède droit sur son adversaire, qui, blessé, doit quitter le champ de bataille et s’en retourner sur l’Olympe.


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Que nous apprend ce passage de l’Iliade et les dieux de la guerre sur l’emploi de la force ?

L’intelligence a triomphé de la force et de la rage. C’est elle qui dirige les efforts pour leur faire produire les bons effets au bon moment. C’est elle qui dévie la frappe adverse pour lui interdire de porter.

À l’inverse, la violence qui n’est pas canalisée vers un but par l’intelligence n’est que barbarie, incapable d’aboutir à un quelconque résultat politique. La force ne résout donc rien par elle-même ; c’est la direction que lui donne l’intelligence qui fait son pouvoir.

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Sobriété énergétique et engagement opérationnel

« Comme toute action, la guerre est travail : elle consomme de l’énergie, sous diverses formes, prélevées sur les potentiels et activités des belligérants au profit de leurs appareils de guerre. »

Lucien Poirier, Des stratégies nucléaires (Paris : Éditions Complexe, 1988) : 166.
Sobriété énergétiques et forces armées

La guerre ne semble pas compatible avec la notion de sobriété énergétique. En effet, dans ce choc des volontés où les protagonistes ont choisi la force pour résoudre leurs différends, il s’agit bien d’imposer sa supériorité sur son adversaire.

Cependant, une sobriété énergétique adaptée aux enjeux opérationnels ne pourrait-elle pas représenter un élément de supériorité opérationnelle ?

La notion de sobriété énergétique a progressivement émergé comme une des réponses pour faire face aux enjeux environnementaux et aux contraintes pesant sur l’approvisionnement en énergie (accessibilité, raréfaction, besoins croissants). Elle est définie comme une démarche visant à réduire les consommations d’énergie par des changements de comportement, de mode de vie et d’organisation collective.

Appliquée aux armées, cette sobriété énergétique prendrait la forme d’un ensemble de mesures qui modèreraient et optimiseraient l’utilisation des ressources énergétiques, tout en assurant la primauté des enjeux opérationnels. Elle reposerait sur un changement de comportement individuel et collectif, et sur un ethos de sobriété.

La question énergétique dans les armées

Dans les armées, l’énergie est scindée en deux ensembles à la finalité différente : énergie de mobilité et énergie d’infrastructure ou de stationnement.

Il est aussi nécessaire de distinguer les contextes de sa consommation. Un contexte opérationnel (la préparation opérationnelle, les engagements) diffèrera du service courant. Par conséquent, en fonction du « consommateur » et du contexte, la nature du besoin, en quantité comme en qualité, et les contraintes seront différentes.

Des besoins hétérogènes

Le besoin est hétérogène et s’inscrit dans une tendance haussière. En effet, la modernisation des équipements, indispensable pour asseoir une supériorité technologique, l’amélioration des conditions de stationnement des troupes ainsi que la numérisation des postes de commandement ont induit une forte dépendante à l’électricité. Dès lors, les forces doivent piloter leurs approvisionnements en énergie sous forme électrique. Ces derniers sont issus d’accumulateurs, de groupes électrogènes, ou issus à la marge du réseau électrique local.

À ce besoin d’énergie électrique vient s’adjoindre le besoin principal des armées : l’énergie de mobilité, celle nécessaire pour combattre en opération. Ce besoin est principalement satisfait par les hydrocarbures dont les propriétés attendues dépendent du consommateur. Par exemple, l’armée de l’air possède des exigences de performance spécifiques pour ses aéronefs. Certaines puissances maîtrisant l’atome y ont recours pour fournir les ressources énergétiques à des navires tels que des porte-avions et des sous-marins. L’usage de cette technologie, loin d’être anecdotique, ne peut toutefois être une solution pour la totalité d’une force militaire.

Des besoins dissymétriques

Mais surtout, le besoin énergétique pour produire de la puissance militaire est dissymétrique. Il l’est pour des questions de quantité et de répartition physique du besoin sur le théâtre d’opérations. L’armée de l’Air constitue de loin la première consommatrice de carburant, devant la marine et l’armée de Terre.

Cette énergie opérationnelle s’articule autour de stocks et de flux. Ils sont répartis entre la zone logistique principale en entrée de théâtre et la ligne des contacts. Aussi, à une massification des stocks en zone arrière s’opposera un fractionnement de la ressource vers l’avant.


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Sobriété énergétique : gains espérés

Les gains générés par une sobriété énergétique adaptée seraient de trois ordres : opérationnel, financier et de réputation.

Tout d’abord, d’un point de vue opérationnel, une moindre consommation réduirait notamment l’empreinte logistique de la force. Elle limiterait en outre l’allocation de ressources pour acheminer et protéger les flux et les stocks. Par ailleurs, une moindre consommation permettrait de donner une liberté d’action supplémentaire au chef tactique. Il pourrait conduire sa manœuvre et ainsi conserver et saisir l’ascendant sur un ennemi lui-même soumis à des contraintes énergétiques. Par transposition, ces gains de niveau tactique s’appliqueraient également au niveau opératif, en renforçant l’endurance de la force sur un théâtre, notamment dans un contexte expéditionnaire ou de déni d’accès.

D’un point de vue financier, la courbe des prix des carburants possède une incidence forte sur le budget des armées. Le poids financier des ressources énergétiques dans les opérations se renforcera inexorablement sous l’effet de facteurs tant endogènes (hausse du besoin énergétique) qu’exogènes (raréfaction des ressources… etc.). Les surcoûts induits pourraient notamment pénaliser la préparation opérationnelle. Pour donner un ordre de grandeur, le coût actualisé du carburéacteur acheté s’élève à 888 euros par mètre cube (euros/m3) en moyenne sur l’ensemble de l’exercice budgétaire 2022. Or, les hypothèses ne prévoyaient que 512 euros/m3. Ainsi, une approche des opérations plus frugale en matière d’énergie contribuerait à la soutenabilité de l’effort militaire, notamment dans le cadre d’un engagement choisi. Cela offrirait aussi des économies substantielles.

Enfin, l’appropriation d’une sobriété énergétique choisie par les armées induirait aussi des gains subsidiaires pour son image et son acceptabilité. En effet, elle favoriserait l’attractivité des armées dans des perspectives de recrutement et de fidélisation. Elle renforcerait de surcroît l’acceptabilité de la force lors de son engagement à l’étranger en réduisant son empreinte environnementale locale.

Leviers possibles pour gagner en sobriété énergétique

La recherche d’une meilleure performance énergétique est depuis longtemps un dénominateur commun dans le développement des capacités militaires. Il s’agit d’une amélioration de l’efficacité énergétique, c’est-à-dire réaliser le même « service » en consommant moins d’énergie.

La première piste d’évolution n’est pas des moindres. Il s’agirait de bâtir un éthos de sobriété énergétique afin d’inscrire cet enjeu dans les actions individuelles et collectives d’une force opérationnelle. En maniant les outils que sont la responsabilisation et la contrainte, il serait possible d’infléchir les comportements et les habitudes. Dès lors, la contrainte énergétique serait intégrée au plus tôt dans la formation et la préparation opérationnelle. Cette démarche s’inscrirait ainsi dans l’esprit d’un système de management de l’énergie. Chacun y deviendrait un acteur de la performance globale au travers du pilotage de la ressource. Une fois acquis les savoir-faire tactiques et techniques, les procédures mériteront d’être revues à l’aune de ce nouveau facteur. Ceci devrait également se traduire par une meilleure préservation de la ressource en favorisant sa dissimulation, sa dispersion ou encore le durcissement de la protection des stocks.

Capitalisant sur la transformation entreprise, il deviendrait pertinent de considérer l’énergie comme un élément à part entière du potentiel de combat d’une force au même titre que les potentiels humain et matériel. Les travaux de planification opérationnelle devraient inclure le facteur énergétique au juste niveau. Il suffirait pour cela d’inclure le poids de l’énergie opérationnelle dans les critères d’analyse et de comparaison. De même, un pilotage de cette ressource à l’échelle du théâtre permettrait l’optimisation de la logistique du niveau tactique. Ces deux aspects seront tributaires du développement de la fonction conseiller « Énergie » à tous les niveaux stratégique, opératif et tactique.

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Les armées modernes transforment l’énergie en puissance militaire. Or, on peut constater le renforcement permanent des contraintes sur l’énergie. La sobriété énergétique permettrait de dégager des marges de manœuvre supplémentaires au profit de l’efficacité opérationnelle. Elle constituerait un levier supplémentaire pour contribuer à préserver la liberté d’action de la force et son endurance.

Le troisième âge nucléaire

En 2018, l’amiral Pierre Vandier publie La dissuasion au troisième âge nucléaire. Mais que signifie cette expression ?

En 2018, l’amiral Pierre Vandier publie La dissuasion au troisième âge nucléaire. Il est aujourd’hui chef d’état-major de la Marine nationale. Il a notamment commandé le porte-avion Charles de Gaulle de 2013 à 2015.

L’ouvrage utilise le concept d’âges nucléaires. Mais que signifie cette expression ?

Premier âge nucléaire, 1945 – 1991

Le premier âge nucléaire commence avec les deux frappes d’août 1945 sur le Japon. Il est l’ère des fondements. Le fait nucléaire constitue une rupture conceptuelle, avec un armement dont la puissance rend possible la guerre d’anéantissement. Le 24 août 1949, l’Union soviétique accède à la bombe. Cela équilibre l’équation des dommages réciproques en cas de conflit. La puissance de destruction potentielle constitue dès lors la première pierre de la stratégie de dissuasion.

Deux aspects essentiels se détachent au cours de cette période. Le premier est le caractère putatif de l’arme nucléaire. Le second, la hiérarchisation des nations reflétant l’ordre mondial issu de la Seconde Guerre mondiale. Cette hiérarchisation s’est renforcée avec la mise en place du traité de non-prolifération (TNP) en 1968, et la différenciation entre les pays dotés et ceux qui ne le sont pas. Le TNP constitue une étape cruciale visant à prévenir toute escalade non maitrisée. Il ouvre la voie au deuxième âge nucléaire.


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Le deuxième âge nucléaire

La chute de l’Union soviétique marque l’entrée dans une nouvelle ère. Le deuxième âge nucléaire est celui d’un espoir irénique de voir la dissuasion disqualifiée et la paix s’instaurer. Il est celui de l’ambition du bannissement définitif et total des armes atomiques en se fondant sur le retour du multilatéralisme. Rompant avec la course à l’armement de la guerre froide, plusieurs traités viennent relancer la limitation du volume de têtes nucléaires (START I & II) et interdire les essais (TICE [1]).

Ce deuxième âge est marqué par une fragilisation de la dissuasion. En effet, deux facteurs viennent la mettre à mal. Ils servent d’arguments à l’initiative Global Zero, qui promeut l’interdiction des armes atomiques. D’une part, le contournement de la dissuasion par le bas illustre les « angles morts » de la dissuasion. Elle se montre inefficace contre certaines menaces, comme le terrorisme.

D’autre part, l’émergence de la défense anti-missiles balistiques (DAMB) contribue à la décrédibilisation de la dissuasion nucléaire. Le projet DAMB porté par les États-Unis rompt les équilibres : militairement défensive, la défense anti-missile apparait en réalité stratégiquement offensive.

Par ailleurs, il ressort de cette période un affaiblissement du droit international et de sa crédibilité. Les pays possesseurs « de fait », comme l’Inde ou le Pakistan, n’ont pas signé le TNP en dépit des pressions de la communauté internationale. Qui plus est, l’ONU et l’Agence internationale de l’énergie atomique se sont retrouvées discréditées par l’intervention américaine en Irak de 2003.

Enfin, la dynamique de non-prolifération est mise à l’épreuve par l’Iran et la Corée du Nord. L’Iran pratique ainsi une forme de chantage à l’arme atomique. Quant à Pyongyang, sa marche vers le statut de puissance nucléaire a consacré la suprématie du fait accompli et l’incapacité de la communauté internationale à endiguer de pareils efforts.

Et la France dans tout ça ?

Durant cette période, la dissuasion française se transforme en appliquant le principe de stricte suffisance. Elle fait évoluer sa doctrine de frappes anti-cités vers une démarche cherchant à cibler les centres de pouvoir.

Troisième âge nucléaire

Le troisième âge nucléaire, celui que nous vivons, comporte trois caractéristiques essentielles. Il s’agit du maintien du concept de dissuasion, du renforcement des stratégies indirectes et de l’autonomisation croissante des puissances émergentes qui cherchent toutes à se doter des outils nécessaires pour soutenir leurs ambitions. Loin d’être frappée d’obsolescence, l’arme atomique constitue toujours un facteur de hiérarchisation des puissances. Elle surclasse la puissance militaire conventionnelle et brouille le calcul d’un agresseur potentiel. La conflictualité doit donc évoluer sous la voûte nucléaire au travers de guerre limitée ou par procuration au profit de stratégies indirectes. Il y a ainsi une reprise de la diffusion du fait nucléaire qui est susceptible de modifier la hiérarchie des puissances avec l’apparition de « pirates stratégiques ».

Place de la France dans le troisième âge nucléaire

Dans ce troisième âge nucléaire, la France est exposée internationalement notamment dans ses territoires ultramarins. Puissance nucléaire indépendante, elle détient une capacité autonome d’appréciation de la menace. Toutefois, dans un monde où les interdépendances et les interconnexions se sont accrues, les intérêts matériels et immatériels de la France ne sont pas localisés sur le seul territoire national. Or, les forces conventionnelles de ses compétiteurs stratégiques s’avèrent particulièrement résilientes. Ils possèdent de surcroît les moyens de tester la volonté française.

Dès lors, face à des combinaisons de stratégies d’anti-accès et nucléaires, la France doit conserver sa capacité à entrer dans la dialectique d’une crise. Elle doit par conséquent bâtir une doctrine qui lui permette de déterminer efficacement les intentions des acteurs et leur signifier explicitement un seuil à ne pas dépasser dans un contexte où ses moyens conventionnels sont par ailleurs comptés.

La capacité de frappe en second demeure le socle de sa dissuasion, car elle interdit tout calcul gagnant de la part de l’adversaire. Face aux menaces indirectes sur ses intérêts, la France ne peut envisager des ripostes graduées comme le font les États-Unis. Elle doit donc opter pour l’avertissement en étant démonstrative.

Aussi, la France doit asseoir sa dissuasion sur sa robustesse et sa « démonstrativité ». À ce titre, les capacités duales ont un intérêt stratégique. De ce fait, il ne faut pas opposer stratégies nucléaire et conventionnelle. En effet, la dissuasion constitue une fonction globale, dont les forces conventionnelles tirent profit. Mais par-dessus tout, leur complémentarité préserve du dilemme du tout ou rien.


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Exercice complexe, la dissuasion se révèle une matière vivante. La puissance des armes contraint la stratégie nucléaire à s’exprimer sous la forme de la dissuasion. Après l’échec des démarches de régulation des armes atomiques et une remise en cause de l’ordre international, notre époque semble connaitre l’émergence d’un troisième âge nucléaire.

La stratégie nucléaire n’est donc pas figée. Elle a su s’adapter aux évolutions géopolitiques et technologiques. L’affaiblissement de la communauté internationale et l’apparition d’acteurs adeptes d’un retour à une stratégie désinhibée de puissance constituent un défi pour l’avenir.

Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Monaco, éditions du Rocher, 2018.

Conseils de lecture :

Trois lectures complémentaires s’avèreront utiles pour approfondir et contextualiser la question de la dissuasion abordée dans le texte de l’amiral Vandier.

Introduction à la stratégie du général Beaufre est un préalable indispensable pour pleinement comprendre les concepts de fait accompli et d’actions en dessous du seuil.

Pour creuser la notion, Des stratégies nucléaires du général Poirier constitue un des ouvrages de référence.

Enfin, pour resituer ces menaces indirectes, La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsiu donne des perspectives des champs de compétitions et de contestations avec nos adversaires.


[1] Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (1996).

La Chine représente-t-elle une menace ?

La loi du 1er aout 2019 sur la préservation des intérêts de la France en matière de réseaux de téléphonie mobile a provoqué le bannissement des antennes relais du géant chinois Huawei de l’hexagone. À la libre concurrence, la France a opposé le respect de sa souveraineté. Cette prise de conscience montre que l’empire du Milieu est désormais traité avec moins d’irénisme. Mais peut-on pour autant considérer la Chine comme une menace ?

La Chine est-elle une menace ? Les armes et la toge

La menace se caractérise par la présence d’une intention hostile manifestée. Elle se différencie ainsi d’un risque.

La Chine est-elle une menace ? 
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La Chine ne constitue certes pas une menace militaire directe pour la France. Toutefois, à y regarder de plus près, elle représente effectivement une menace pour ses voisins et pour un ordre international dominé par l’Occident.

Un poids économique qui confère à la Chine un fort pouvoir de nuisance

La Chine est la deuxième économie de la planète. Son PIB correspond à 17 % du PIB mondial. Elle concurrence déjà largement les États-Unis. Or, Pékin utilise son poids économique pour influencer la politique et la diplomatie de ses partenaires. C’est la « coercition économique ». Par exemple, les contrats qu’elle a signés dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » peuvent être assortis de clauses d’annulation en cas d’action contraires aux intérêts du pays. La Chine a ainsi pris des mesures de rétorsion contre la Lituanie après son rapprochement avec Taïwan.

C’est également par l’économie que la Chine force la captation de certaines ressources ou informations. La taille de son marché incite à accepter des transferts de technologie afin d’y avoir accès, comme dans le domaine aéronautique. De plus, le bannissement d’Huawei d’une partie des pays occidentaux a mis en évidence que le savoir-faire chinois en matière de télécommunication pouvait être utilisé à des fins d’espionnage. En effet, l’entreprise conserve des liens étroits avec le gouvernement de Pékin.

Ce pouvoir de nuisance devrait se renforcer dans l’avenir. Sous l’impulsion du plan made in China 2025, l’empire du Milieu possède de l’avance dans les technologies de production d’énergie renouvelable. De plus, il domine l’exploitation des terres rares. De quoi pérenniser une dépendance ciblée du reste du monde, même si elle demeure limitée à certains secteurs. Pékin reste en effet en retard dans de nombreux autres domaines.

La Chine détient donc une importante capacité de nuisance fondée sur la puissance économique. Elle se double d’une forte agressivité à ses frontières.

La Chine représente une menace directe pour ses voisins

Pour beaucoup de ses voisins, la Chine représente clairement une menace majeure, y compris militaire.

L’essor de l’armée chinoise s’appuie sur la puissance économique du pays. Le budget de la défense chinois, estimé à 252 milliards de dollars annuels, est considéré comme le deuxième du monde. Il a quasiment doublé en dix ans. Pékin développe ainsi des armements modernes, comme des chasseurs nouvelle génération ou des missiles hypersoniques.

Forte de cet outil militaire, la Chine n’hésite pas à remettre en question le tracé de ses frontières. Ce dernier reste récent et l’objet de nombreux contentieux. En mer de Chine, elle étend sa zone d’influence en occupant de nombreux îlots, et en les transformant en bases militaires. Elle recourt également à des flottes de « pêcheurs » pour exercer des pressions sur ses voisins, comme les Philippines. Par le passé, elle n’a pas hésité à user de la force. Par exemple, en 1962, dans l’Himalaya, elle s’est emparée de l’Aksaï Chin aux dépens de l’Inde. Aujourd’hui, des affrontements réguliers ont lieu le long de cette frontière.

Dans ce contexte, la question de Taïwan cristallise les tensions et fait figure de menace majeure pour la paix mondiale. Depuis la fin de la guerre civile chinoise en 1949, l’île de Taïwan et la Chine continentale possèdent deux systèmes politiques différents. D’un côté, la République populaire de Chine considère l’île comme partie intégrante de son territoire. Pékin a d’ailleurs annoncé qu’il n’hésiterait pas à employer la force pour provoquer la « réunification », certes en « dernier recours ».

De l’autre, la République de Chine (Taïwan) bénéficie d’une souveraineté de fait, mais toute déclaration d’indépendance constituerait un casus belli. Les États-Unis, sans reconnaître l’indépendance de l’île, soutiennent son régime. Ils mènent une politique fondée sur l’ambiguïté sur leur volonté de s’engager militairement en cas d’attaque chinoise.

Outre son importance géopolitique, l’île de Taïwan est de loin le principal producteur mondial de semi-conducteurs. Il s’agit par conséquent d’un enjeu vital pour les États-Unis… comme pour la Chine. Ainsi que le dit Thomas Gomart dans Entre concentration et dispersion : le bel avenir de la puissance : « À l’horizon de 10 ans, Taïwan pourrait être le test de la dialectique des volontés sino-américaine ».

Pékin représente donc une menace militaire directe pour ses voisins. Mais si elle menace l’Occident, c’est bien dans sa volonté de remodeler l’ordre international conformément à ses intérêts.


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La Chine : une menace pour un ordre du monde favorable à l’Occident

Pour la gouvernance mondiale issue de la chute du mur de Berlin et dominée par les pays occidentaux, la Chine représente une menace. Elle souhaite en effet remettre en question les hiérarchies internationales.

La Chine possède la volonté de restructurer l’ordre international à son profit. Elle cherche à tisser ses propres réseaux économiques et financiers, ainsi qu’à renforcer sa légitimité. Pékin a par exemple créé la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, qui pourrait à terme devenir le concurrent du FMI. De même, son projet de « nouvelles routes de la soie » peut être lu comme une tentative de proposer une autre forme de mondialisation, centrée autour de la Chine. Ainsi, les voies ferrées kenyanes utilisent les normes chinoises. Elle mène en outre une lutte de long terme pour gagner en influence au sein de l’ONU afin de sécuriser ses intérêts et son récit.

Le rang de la Chine sur la scène internationale constitue un élément important de légitimation pour le parti communiste. Parti qui pourrait bien se retrouver pris au piège de ses positions dures sur les questions territoriales.

Dans un autre champ, la Chine représente aussi une menace pour l’expansion de la démocratie libérale et de ses valeurs, car elle propose son système d’« autoritarisme numérique » à l’export. Son modèle se fonde sur la séparation absolue entre liberté politique et liberté économique. Le savoir-faire acquis en matière de digitale est mis à profit dans le contrôle social. Par exemple, le pouvoir chinois utilise les QR codes des passes sanitaires pour restreindre la liberté de mouvement d’individus en bonne santé, sur une base discrétionnaire. Des technologies de reconnaissance faciale, ou de traçage de la population sont ainsi exportées. Elle a par exemple aidé les dirigeants de l’Ouganda et de la Zambie à espionner leurs opposants. En présentant un visage moderne d’un pays sorti de la pauvreté, la Chine propose son modèle à l’étranger, en concurrence avec celui de l’Occident.

En effet, la montée de la Chine met à nu le rapport de force qui existe entre l’Ouest et le reste du monde. C’est en ce sens que la Chine constitue une menace pour les intérêts des États occidentaux. En proposant une offre concurrente, le géant chinois se pose en pôle alternatif aux États-Unis. Depuis la disparition de l’Union soviétique, le modèle occidental de démocratie libérale n’avait guère de concurrents.

Pékin se sert de pressions économiques, mais tente aussi de diffuser un récit favorable à ses intérêts, comme dans le cadre des débats à l’ONU sur sa répression des Ouïgours. La Chine propose une nouvelle approche des relations internationales basées autour du « consensus de Pékin », par opposition au consensus de Washington. Toutefois, le modèle chinois joue aujourd’hui davantage sur la contrainte que sur l’attraction. L’avenir dira si la le rêve chinois saura séduire autant que le rêve américain.

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La Chine constitue donc bien une menace sur plusieurs plans. Pour ses voisins, elle représente une menace militaire. Vis-à-vis du reste de monde, sa puissance économique lui octroie un pouvoir de nuisance important. Mais par-dessus tout, elle menace l’ordre international dominé par l’Occident en proposant un contre-modèle. Cependant, ce dernier fonctionne davantage par la contrainte que par l’attraction.

Mais les jeux savants des chancelleries pourraient bien s’écraser sur la question taïwanaise, véritable détonateur et menace existentielle sur la paix mondiale, tant ni les États-Unis ni la Chine populaire ne peuvent y céder un pouce de terrain. Le piège de Thucydide pourrait bien se refermer sur l’île.

LES « EFFETS DANS LES CHAMPS IMMATÉRIELS » : UNE APPROCHE FRANÇAISE DE LA GUERRE DE L’INFORMATION

Les « effets dans les champs immatériels » sont un concept récent utilisé par l’armée de terre française. Parfois accusé d’entretenir le fou et la confusion sur son objet, il nécessite une explication de texte.

Effets dans les champs immatériels
Mise en œuvre de matériel cyber tactique à l’entraînement, Fort Irwin.
Photo by Steve Stover

« Pour réduire l’adversaire à l’obéissance, il nous faut le placer dans une position telle qu’il y trouve plus de désavantages que n’en comporterait sa soumission au sacrifice que nous voulons lui imposer […]. Les modifications que la continuation de l’action militaire apportera dans cette situation devront donc contribuer, ou du moins avoir l’apparence de contribuer à l’empirer[1]. »

Carl von Clausewitz, De la guerre.

À rebours de toutes les idées reçues, la finalité de l’action militaire n’est pas physique, mais immatérielle. À travers la destruction de ses forces, c’est la volonté de l’adversaire que l’on vise. Il s’agit de lui démontrer qu’il sera plus avantageux d’accepter la défaite que de poursuivre le combat.

Les armées se montrent naturellement à l’aise avec les actions dans le domaine physique. S’emparer d’un objectif ou neutraliser des unités ennemies restent des savoir-faire qu’elles entretiennent avec soin. En revanche, la prise en compte des effets qu’elles produisent dans l’esprit de leur adversaire leur pose davantage de difficultés.

Or, ces dernières années ont vu se développer considérablement des outils permettant de produire des effets sur la volonté de l’adversaire. Le cyberespace et l’environnement électromagnétique se révèlent des moyens d’accès à l’environnement informationnel que l’action militaire ne peut ignorer.

Pour s’assurer la maîtrise de ces champs et milieux « non physiques », l’armée de terre française a forgé le concept d’« effets dans les champs immatériels », ou ECIm. Elle définit les champs immatériels comme « la convergence de l’environnement informationnel, du cyberespace, et l’environnement électromagnétique[2] ».

Pourtant, ces champs lient de façon intime les dimensions matérielles et immatérielles des opérations. De même, la France dispose déjà d’un cadre conceptuel qui lui permet d’agir sur la volonté de l’adversaire.

Dès lors, en quoi résident l’originalité et l’utilité du concept d’effets dans les champs immatériels ?

Les effets dans les champs immatériels : un processus de définition doctrinale récent

La dimension « immatérielle » de la guerre existe depuis la nuit des temps. L’action sur les perceptions de l’adversaire se trouve au cœur de nombreux procédés tactiques dès l’antiquité. La notion de champs immatériels apparaît, elle, progressivement dans la doctrine militaire française à partir de 2008[3]. Elle connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, ce qui suscite un processus de clarification.

Un environnement doctrinal en cours de clarification

Publié en 2020, le Concept d’emploi des forces, de niveau interarmées, identifiait « deux catégories d’espaces de manœuvre et de confrontation, les milieux et les champs. Les milieux renvoient aux espaces terrestre, maritime, aérien, exo-atmosphérique et cyber ; les champs recouvrent les espaces informationnel et électromagnétique[4] ».

L’armée de terre, avec son Concept d’emploi des forces terrestres, est ensuite venue préciser la notion de champs immatériels : « Les champs immatériels sont définis comme la convergence de l’environnement informationnel, du cyberespace, de l’environnement électromagnétique[5] ».

Cyberespace, environnement électromagnétique et informationnel

La doctrine militaire française établit précisément les termes clefs d’« environnement informationnel », de « cyberespace » et d’« environnement électromagnétique ».

Les armées emploient la définition du cyberespace telle que l’a fixée l’Agence Nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Il est un « espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numériques[6] ».

Les systèmes de commandement reposent sur l’utilisation de réseaux et de moyens informatiques. Leur « surface numérique » se révèle par conséquent une cible légitime de haute valeur.

La Doctrine d’emploi des forces française reprend la définition otanienne de l’espace informationnel. Il « comprend l’information elle-même, les individus, organisations et systèmes qui la reçoivent, la traitent et la transmettent, et l’espace cognitif, virtuel et physique dans lequel cela se produit[7] ».

Du point de vue strictement militaire, la structure de commandement adverse est un acteur clef du champ informationnel. Il est possible de modifier sa volonté ou sa perception de la réalité de façon à ce qu’il agisse contre ses propres intérêts, qu’il ne puisse plus prendre de décisions ou qu’il arrive à la conclusion que toute poursuite de la lutte est vaine. 

Enfin, l’environnement électromagnétique fait référence aux émissions électromagnétiques au sein desquelles opère une force militaire[8]. Du fait des élongations qui caractérisent les déploiements des armées, la quasi-totalité des informations indispensables au combat transitent dans l’environnement électromagnétique. Maîtriser cet espace apporte donc une supériorité certaine.

Les différents éléments qui composent les champs immatériels sont bien définis et cadrés. Mais si la pertinence d’intervenir dans chacun de ces champs n’est pas à démontrer, s’avère-t-il nécessaire de regrouper environnement informationnel, électromagnétique et cyberespace en un unique concept ?


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Un objet problématique

La notion de « champs immatériels » ne s’impose pas comme une évidence, tant elle semble séparer artificiellement les champs physiques et immatériels. Pourtant, un travail de mise en perspective en fait apparaître tout l’intérêt.

Matériel, immatériel

La notion de champs immatériels entraîne le classement des effets et actions dans deux mondes artificiellement séparés, le physique et l’immatériel. Les opérations menées dans le cyberespace, l’environnement électromagnétique ou dans le champ informationnel peuvent très bien avoir des conséquences tangibles.

En effet, les moyens de commandement peuvent être rendus inutilisables et provoquer la paralysie tactique d’unités qui ne peuvent plus se venir en aide. Le moral de l’ennemi peut être dégradé au point de conduire à sa reddition. Enfin, de fausses informations distillées sur les réseaux radio de l’adversaire peuvent le pousser à commettre des erreurs.

À l’inverse, les actions physiques auront quasiment systématiquement des répercussions dans les champs immatériels. Un coup de canon engendre des effets à la fois physiques et immatériels. Tout d’abord, il transmet des informations, comme la localisation et l’intention de l’unité qui tire. Ensuite, le projectile cause certes des dégâts tangibles, mais il possède aussi un effet sur le moral des troupes prises pour cible, surtout si le pilonnage dure.

En outre, le cyberespace comme l’environnement électromagnétique et informationnel reposent sur une couche physique. Ce sont les ordinateurs, les serveurs, les postes radio… La démolition d’une antenne relais réduira les possibilités d’action dans le champ informationnel. De même, la destruction physique des moyens numériques d’un état-major le rendra incapable de commander.

Les champs physiques et immatériels sont donc intimement mêlés. Pourquoi dans ce cas se focaliser sur les champs immatériels ?

 L’information, dénominateur commun

Les champs immatériels possèdent un dénominateur commun, mais il ne réside pas dans leur « évanescence ». En réalité, ils regroupent l’ensemble des points d’accès à l’infrastructure physique du champ informationnel[9] que l’armée de terre peut prendre en compte.

Ainsi, les actions dans le cyberespace et le champ électromagnétique permettent d’atteindre le réseau de commandement et l’espace cognitif des décideurs politiques et militaires. Elles n’ont pas d’autre raison d’être que de paralyser, transformer ou exploiter l’information utilisée par l’adversaire. 

Le champ informationnel dispose lui aussi d’une infrastructure physique. Ce sont les individus qui communiquent. Avant de parvenir au niveau cognitif, un message doit être créé, prendre une forme compréhensible, transiter entre les acteurs (particuliers ou organisations) pour produire ses effets. Atteindre un espace cognitif requiert un point d’entrée physique.

Maîtriser les champs immatériels, c’est donc maîtriser l’infrastructure d’accès au champ informationnel.

 Les effets

Cependant, la notion de champs immatériels doit impérativement être complétée par celle d’effets. Elle est définie par la Doctrine interarmées Anticipation et planification stratégiques comme la « suite, résultat ou conséquence d’une ou plusieurs actions sur l’état physique ou comportemental d’un système ou d’un élément constitutif d’un système[10] ».

Incontestablement, se contenter d’« opérations » dans les champs immatériels s’avèrerait insuffisant. Cela laisserait de côté toutes les actions physiques qui peuvent entraîner des modifications du champ informationnel, du cyberespace ou de l’environnement électromagnétique.

Par exemple, la destruction physique des moyens de commandement peut conduire à la paralysie tactique. De même, l’anéantissement d’un bataillon provoquera des effets moraux dans le reste de sa brigade, tels que la sidération ou l’abattement. Elle engendrera aussi un effet direct sur la perception des chefs de leur capacité à manœuvrer et à poursuivre le combat.

L’enjeu conceptuel consistait donc à trouver une formule susceptible d’exprimer la synthèse des effets produits dans le champ informationnel par les actions menées dans les champs physiques et immatériels. La notion d’effets vient compléter celle de champs immatériels pour aboutir au concept cohérent d’effets dans les champs immatériels.

Les effets dans les champs immatériels : un concept à visée praxéologique 

Les ECIm forment donc une représentation cohérente forgée pour rendre compte des conséquences dans le champ informationnel de toute la palette des opérations militaires possibles. Mais dans quel but ?

Ils se révèlent un concept à visée praxéologique qui doit permettre l’action à plusieurs niveaux.

 Effets dans les champs immatériels ou Info Ops ?

Le recours au concept d’ECIm peut sembler intrigant, d’autant plus que les armées françaises disposent déjà d’une doctrine d’opération dans l’environnement informationnel. Son intérêt réside peut-être justement dans le fait qu’il permet d’éviter d’employer au terme d’information.

En effet, la réception par le public du vocable de « guerre de l’information » ou « opérations d’information » pourrait poser problème, tant ils paraissent synonymes de désinformation et de diffusion de fakes news. Associer les termes « opérations » et « information » pourrait donc se montrer contre-productif. Cela contribuerait à saper la confiance de la population envers son armée. Les ECIm possèdent une charge sémantique plus neutre.

Une approche par les effets adaptée aux méthodes de planification françaises

En termes opérationnels, le concept d’ECIm vient donner de la cohérence aux actions entreprises au regard des effets souhaités. L’approche par les effets fournit une grille de lecture particulièrement efficace pour planifier et conduire les opérations. En se focalisant sur les effets produits et non sur les actions elles-mêmes, elle permet de mieux déterminer les engagements nécessaires.

Elle est en outre adaptée à la méthode française de planification tactique. Cette dernière est en effet centrée sur l’« effet majeur » et sur la synchronisation dans le temps des effets à obtenir par les unités subordonnées. Les effets dans les champs immatériels s’insèrent donc parfaitement dans les canevas de réflexion des états-majors français.

Le concept d’ECIm vient enfin enrichir les analyses tactiques de ces états-majors. Ces derniers peuvent intégrer de façon structurelle les actions et les effets dans les champs immatériels aux manœuvres qu’ils conçoivent.

 Accompagner la transformation de l’armée de terre

Au niveau de l’organisation des forces ensuite, le développement du concept d’ECIm s’inscrit dans une transformation de l’armée de terre française sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.

Elle remplace aujourd’hui son segment médian grâce au programme Scorpion, et conçoit le projet Titan, qui renouvellera son segment de décision à partir de 2035.

Cette réinvention capacitaire s’accompagne de réflexions doctrinales novatrices, quant au format et à l’emploi des unités tactiques. Le concept ECIm vient s’insérer dans ce cadre. Il permet une meilleure prise en compte de la guerre électronique et de l’action dans le cyberespace comme dans le champ de l’information. Il s’agit d’une approche fonctionnelle[11], utile tant dans l’acquisition de matériels que dans l’intégration de ces capacités au processus opérationnel de décision.

Les ECIm possèdent ainsi la vertu de rendre plus visibles les différentes capacités qui les composent. Cependant, cette approche se trouve rapidement confrontée à une limite importante. En effet, les ECIm ne sont pas un concept structurant. Ils n’ont pas vocation à faire émerger une nouvelle organisation des forces terrestres qui viserait à mieux intervenir dans le champ informationnel. Dès lors, certaines logiques de « propriétaires » devraient perdurer. Le commandement du renseignement devrait garder la main sur l’environnement électromagnétique, et le Commandement de la cyberdéfense[12] sur le cyberespace. Cependant, cette limite se fait aussi vertu : en renonçant à se doter d’un concept structurant, l’armée de terre se donne les moyens d’agir en évitant une réorganisation supplémentaire. Encore faudra-t-il convaincre les « propriétaires » des espaces et des champs qu’ils ont intérêt à travailler ensemble.  

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Le concept d’effets dans les champs immatériels synthétise donc les effets que produisent au sein du champ informationnel les actions menées dans les milieux physiques et les champs immatériels. C’est lui qui relie physique et immatériel dans l’unicité de l’objectif opérationnel. Son développement constitue un des axes d’efforts de l’armée de terre française.

Concept praxéologique, il possède pour raison d’être la construction de la cohérence globale des effets réalisés par des actions de nature très différente. Cette intégration devrait représenter un des enjeux des conflits à venir.

Le cadre intellectuel de l’engagement militaire demeure une donnée majeure dans la capacité d’une nation à promouvoir ses intérêts. Loin de s’ériger en doxa paralysante, il doit permettre de disposer de l’agilité nécessaire pour faire face aux surprises de demain.


[1] Von Clausewitz, Carl, De la Guerre, Paris, Ivrea, 2000, p. 30.

[2] Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement, Concept d’emploi des forces terrestres (CEFT) 2020 – 2035, Ministère des armées, 2021, p. 59.

[3] Armée de terre, FT-02, Tactique générale, 2008, p. 37.

[4] État-major des armées, CIA 01 concept d’emploi des forces, Paris, 2020, p. 12.

[5] Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement, op. cit., p. 59.

[6] Glossaire de l’ANSSI, consultable sur https://www.ssi.gouv.fr/entreprise/glossaire/

[7] Centre Interarmées de Concepts, Doctrines et Expérimentations, Doctrine d’emploi des forces, Ministère de la Défense, 2014, p. 60.

[8] La doctrine française définit bien le terme d’environnement électromagnétique. Cependant, elle le fait dans des publications qui ne sont pas communicables au grand public. Nous nous sommes donc appuyés sur la doctrine américaine : « The EME refers to the resulting product of the power and time distribution, in various frequency ranges, of the radiated or conducted EM emission levels that may be encountered by a military force, system, or platform when performing its assigned mission in its intended operational environment. It is the sum of electromagnetic interference (EMI); EM pulse; hazards of EM radiation to personnel, ordnance, and volatile materials; and natural phenomena effects of lightning and precipitation static ». Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Joint Publication 3-13.1, Electronic Warfare, 2007.

[9] Gojon, Céline, « Champs immatériels, un combat de l’information », Note de recherche et de prospective, CDEC, Septembre 2021.

[10] Centre Interarmées de Concepts, Doctrines et Expérimentations, Anticipation et planification stratégiques, Ministère des armées, 2020, p. 81.

[11] Faubladier, Franck, « L’influence, ou l’introuvable doctrine », Conflits, Septembre 2021, pp. 56 – 59.

[12] Le Commandement de la cyberdéfense, ou COMCYBER, dépend de l’état-major des armées. Il est donc par nature interarmées.

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Lire aussi Grammaire de l’intimidation stratégique.

Faut-il donner des chars Leclerc à l’Ukraine ?

Le ministère des Armées étudie la cession de chars Leclerc à l’Ukraine. Un char Leclerc coûte environ 8 millions d’euros. Faut-il donner des chars Leclerc à l’Ukraine ?

Faut-il donner des chars Leclerc à l'Ukraine?
@Ministère des Armées

Céder des chars Leclerc à l’Ukraine, la fausse bonne idée.

Une cession de chars Leclerc n’apporterait aux Ukrainiens qu’un avantage localisé. Or, la France ne peut céder ses chars Leclerc sans diminuer considérablement les capacités de son armée. Dans un environnement international conflictuel, la sagesse plaide donc contre la cession de chars Leclerc à l’Ukraine.


Pour :

  • Le char Leclerc possède des performances bien plus élevées que ses homologues soviétiques alignés par la Russie en Ukraine. Il utilise une conduite de tir parmi les plus efficaces au monde.
  • De plus, la France relèverait son statut international au sein du bloc occidental avec une telle cession.

Contre :

  • Contrairement au canon Caesar, l’industrie de défense française ne produit plus de chars Leclerc. La Base Industrielle et Technologique de Défense ne dispose plus des capacités nécessaires. La France dispose d’environs 200 exemplaire. C’est très peu. Un char cédé ne pourrait donc pas être remplacé.
  • On ne peut donc pas comparer chars Leclerc et Leopard. En effet le char Leopard est disponible à plus de 2000 exemplaires en Europe. Les ukrainiens pourront donc uniformiser les formations de leurs équipages et de leurs maintenanciers. Ils ne devraient en outre pas connaître de problèmes de maintenance ou de pièces de rechange.
  • En outre, à l’inverse de l’AMX 10RC qui est en train d’être remplacé par le Jaguar, le successeur du Leclerc n’est pas attendu avant 2040, au mieux. Or, nul ne peut aujourd’hui garantir que la France n’aura pas besoin de ses unités blindées dans un avenir proche.
  • Les stocks de pièces détachées à mettre à disposition posent aussi problème. Il est probable que le niveau d’entraînement des équipages français chute en cas de cessions d’engins et de pièces.
  • Enfin, la conception et le niveau de technicité du Leclerc diffèrent grandement des matériels mis en oeuvre par les Ukrainiens. Or, les matériels militaires sont conçus pour fonctionner en système. Le char Leclerc est donc associé à des matériels comme le VBCI ou le Tigre avec lesquels il peut facilement communiquer. Sa plus-value serait donc, au mieux, tactique et ponctuelle.

Faut-il donner des chars Leclerc à l’Ukraine ? Donner des chars Leclerc à l’Ukraine apparaît donc comme une fausse bonne idée.

Fabrice d’Arsenault

Lire aussi La France doit-elle quitter l’OTAN ?

À quoi sert la culture ? La culture dans Fahrenheit 451

Fahrenheit 451, œuvre phare de Ray Bradbury, prend place dans un monde d’où les livres sont bannis. Le personnage principal, Guy Montag, est pompier. Mais dans ce futur proche, les pompiers n’éteignent plus les incendies : ils brûlent les livres, pour le bien commun. Mais un jour, Montag va rencontrer Clarisse, une jeune femme différente, qui va lui ouvrir les portes d’un nouvel univers. La culture est donc un thème central du roman. Quelle est sa place selon Ray Bradbury ? A quoi sert la culture ?

Fahrenheit 451, à quoi sert la culture

Pour le résumé complet, c’est ici (à venir). Ceux qui auront parcouru l’ouvrage apprécieront l’ironie d’en proposer une synthèse. Attention, l’intégralité de l’intrigue est révélée. Vous pouvez aussi visionner l’adaptation de François Truffaut.

Pourquoi brûle-t-on les livres ?

Après une intervention particulièrement éprouvante, Montag sent naître en lui des doutes sur sa mission. Il reçoit alors la visite de son supérieur, le capitaine Beatty. Celui-ci lui avoue à demi-mot avoir lu, beaucoup lu. Il lui explique pourquoi la société a interdit les livres.

Au commencement, nul oukase, nul ordre venu d’en haut. Un mouvement beaucoup plus complexe a mené au bannissement.

Massification de la culture

Tout débute avec le phénomène de massification de la culture, qui provoque un nivellement par le bas, une simplification des productions. La recherche de la distraction, faible succédané de bonheur, a de plus imposé un rythme toujours plus dense, des sensations toujours plus fortes. Les œuvres de l’esprit en arrivent à ressembler à une « vaste soupe », faite d’impression vagues et de spectacle.

Ne pas blesser

Une littérature élitiste aurait pu survivre, mais c’était sans compter sur la forme socio-économique qu’avait prise le monde de la production intellectuelle. La fin de l’écriture a commencé le jour où l’on a porté trop d’attention aux sentiments des différents groupes qui composent la société. Afin de ne pas se priver d’une partie du marché, les acteurs économiques de la culture ont « lissé » les publications pour n’offenser personne. Les livres qui dérangeaient ont tout simplement perdu droit de cité.

Il en a résulté que les œuvres de l’esprit étaient devenues « un aimable salmigondis de tapioca à la vanille », qui n’avait plus rien à dire. Et qui n’a plus rien dit. C’est donc la place centrale de la recherche du profit qui a tué les livres, trop complexes, trop blessants pour continuer à faire de l’argent. Étonnante description de la cancel culture avant l’heure. Toute ressemblance avec une situation contemporaine ne serait que pure coïncidence…

C’est seulement ensuite que le pouvoir politique s’est engouffré dans la brèche. Il a reconverti les pompiers, au chômage technique parce que toutes les maisons étaient désormais ignifugées, et leur a demandé d’assurer à la société la tranquillité de l’esprit, et de brûler ces livres porteurs de querelles. Il facilitait par là le contrôle de la population.

Qu’y a-t-il dans les livres ?

Les pompiers brûlent les livres, soit. Mais les ouvrages de papiers ne sont qu’un symbole brandi par Bradbury. Faber, un ancien professeur d’anglais, aide Montag à dépasser l’objet-livre.

« Ce n’est pas de livres que vous avez besoin, mais de ce qu’il y avait autrefois dans les livres. […] Cela, prenez-le ou vous pouvez le trouver, dans les vieux disques, les vieux films, les vieux amis ; cherchez-le dans la nature et dans vous-même. » 

Pour que la magie opère, le support importe peu. Mais à quelles conditions l’objet de culture se différencie-t-il de la « vaste soupe » servie sur les « murs écrans » du pavillon de Montag ?

Il a besoin de trois ingrédients : « Un, […] la qualité de l’information. Deux : le loisir de l’assimiler. Et trois : le droit d’accomplir des actions fondées sur ce que nous apprend de l’interaction des deux autres éléments. »

Les trois ingrédients de la culture

Un livre n’atteint pas nécessairement son objectif parce qu’il est un livre. Il doit révéler le réel, le rendre visible, même lorsqu’il prend la forme du roman, de l’œuvre d’art.

« Les bons écrivains touchent la vie du doigt. Les médiocres ne font que l’effleurer. Les mauvais la violent et l’abandonnent aux mouches. »

Ce contenu dépend donc directement du talent de l’auteur, mais également, comme expliqué par Beatty un peu plus haut, des conditions socio-économiques de réception de l’œuvre.

Ensuite, pour produire son effet, le bon livre a besoin d’un lecteur qui ait le loisir d’assimiler son contenu. Le temps de le lire, bien sûr, mais aussi la disposition d’esprit nécessaire pour passer du temps dans l’ouvrage et discuter avec lui.

Enfin, la culture est inutile sans la liberté politique d’agir. La culture n’est pas que connaissance théorique. Elle fonde l’action. Or, ni Montag ni Faber ne possèdent de prise sur leur vie.

À quoi sert la culture

Mais à quoi sert donc cette culture ? Les personnages mettent plusieurs fois en avant son inutilité. Le fait que les livres ne sont jamais d’accord entre eux. Qu’ils présentent des héros et des péripéties qui n’ont jamais existé. Ces ouvrages ne racontent « rien que l’on puisse enseigner ou croire ». La culture est par conséquent le lieu de l’imagination, du débat et du doute. De l’inutilité immédiate. Tout le contraire des connaissances utilitaires que les enfants du monde de Montag reçoivent à l’école.

Beatty révèle que leur société valorise certains savoirs, mais uniquement des connaissances factuelles. Maîtriser une masse de faits donne alors aux gens « l’impression de savoir penser ». Mais en réalité, ils en sont devenus incapables. Tous les personnages semblent aussi vides que leur conversation, interchangeables, ni morts, ni vivants, à l’image du limier, chien robot programmé pour tuer. Ils ignorent tout du monde, jusqu’à la guerre qui va éclater et ravager leur cité. 

Quête de sens

Clarisse est l’un des seuls protagonistes vraiment vivants que l’on rencontre au début du roman. Elle parvient à observer le monde autour d’elle, dans le détail. Elle tranche avec ses concitoyens, qui, comme nous, en ont perdu l’aptitude. Où réside son secret ? Elle se place dans une perspective opposée à celle du reste de la société. Elle cherche à comprendre le pourquoi et non le comment.

Cette quête du pourquoi permet de relier les choses entre elles, de leur donner du sens. C’est ce sens qui manque cruellement dans le monde de Montag. Le contenu des livres « cousent les pièces et les morceaux de l’univers pour nous en faire un vêtement ». Ils mettent les faits en perspective et les agencent les uns par rapport aux autres. Le réel reprend de l’intérêt, et la vie toute sa saveur.

« Je ne parle pas des choses, avait dit Faber. Je parle du sens des choses. La, je sais que je suis vivant ».

Connaissance du monde

Plus prosaïquement, les livres servent aussi à obtenir la connaissance du monde. Aucun des protagonistes n’est capable d’expliquer pourquoi la guerre menace, ni même à quoi ressemble ce qui se trouve au-delà des murs de la cité. La culture permet d’aller plus loin que de l’expérience individuelle instantanée. Elle aide à « sortir de la caverne » et à développer une pensée personnelle.

La culture ne se veut pas immédiatement utile. Elle ne sert qu’à mieux comprendre le monde en donnant de la profondeur à ses perceptions.


Lire aussi Amin Maalouf, qu’est-ce que l’identité


Le sable et le tamis

Très vite, Montag se retrouve cependant confronté à un problème. Il se trouve incapable de retenir ce qu’il lit. Les mots ressemblent à du sable qui se déverse dans le tamis de son cerveau. Sans doute n’a-t-il pas consulté notre article… Cette interrogation est loin d’être anodine. Qui peut dire ce qu’il reste de ses lectures ? Les réflexions de Montag posent la question de la méthode, de l’état d’esprit avec lequel aborder la culture. La culture, comment ça marche ?

À la fin du roman, Montag rejoint un groupe de marginaux qui s’efforcent de sauvegarder les acquis de l’humanité en retenant un livre ou une partie d’une œuvre par cœur. Il y gagne un peu de sagesse et commence à percevoir le « mode d’emploi » de la culture.

Culture, vie et observation

Finalement, le contenu précis d’un livre importe peu. Ce qui compte, c’est la façon dont il nourrit la vie, dont il permet l’observation, la conscience du monde. Dans l’ouvrage, observation, vie et culture se trouvent inextricablement mêlées.

« Montag considéra le fleuve. Nous nous laisserons guider par le fleuve. Il considéra l’ancienne voie ferrée. Ou nous suivrons les rails. Ou nous marcherons sur les autoroutes maintenant, et nous aurons le temps d’emmagasiner des choses. Et un jour, quand elles seront décantées en nous, elles ressurgiront par nos mains et nos bouches. Et bon nombre d’entre elles seront erronées, mais il y en aura toujours assez de valables. Nous allons nous mettre en marche aujourd’hui et voir le monde, voir comment il va et parle autour de nous, à quoi il ressemble vraiment. Désormais, je veux tout voir. Et même si rien ne sera moi au moment où je l’intérioriserai, au bout d’un certain temps tout s’amalgamera en moi et sera moi. »

Observation du monde et « lente fermentation des mots » se nourrissent l’une l’autre, dans le temps long. Le seul effort nécessaire est de commencer à lire.

Mais comme pour un concours il faut bien citer les œuvres, vous trouverez notre article ici.

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À quoi sert la culture ? Une société qui bannit les livres est donc une société qui perd la capacité à observer et comprendre le monde dans sa complexité. Elle cesse de vivre pour se contenter d’exister, redoutant l’inactivité qui révèlerait son vide profond, craignant de sentir passer le temps.

Mais la culture s’avère-t-elle un bouclier suffisant contre la barbarie ? Loin de là. L’humanité qui disposait des livres les a laissés brûler. Le professeur Faber, qui possède une grande sagesse, fait aussi preuve d’une grande lâcheté. La culture est nécessaire à la vie, mais seule elle ne préserve pas de l’abîme.

« Les livres sont faits pour nous rappeler quels ânes, quels imbéciles nous sommes ».


Lire aussi Fernand Braudel, qu’est ce qu’une civilisation ?

Le néolibéralisme progressiste selon Nancy Fraser

Dans un article de 2017, Nancy Fraser, philosophe américaine, développe le concept de « néolibéralisme progressiste ».

Le néolibéralisme progressiste, Nancy Fraser

Sa thèse pourrait se résumer ainsi. Pour faire accepter les inégalités sociales qu’il provoque, le néolibéralisme a besoin d’une façade séduisante. Les luttes sociétales, indolores pour son modèle de répartition de la richesse, la lui fournissent. Toutefois, ces avancées ne bénéficient en réalités qu’aux membres des minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante.

L’article ci-dessous est une synthèse de la première partie du texte de Nancy Fraser que vous retrouverez ici.

Reconnaissance et répartition

Depuis le XXe siècle, le capitalisme a assis son autorité sur deux aspects complémentaires de la justice : la répartition et la reconnaissance.

La répartition consiste en la manière dont la société va redistribuer la richesse et les biens qu’elle produit. Elle entraîne une structure spécifique de la communauté humaine. Elle possède donc une incidence sur la division de la société en classes sociales.

La reconnaissance, quant à elle, organise les statuts sociaux. Elle détermine à qui doivent aller les marques de respect, les sentiments d’inclusion ou de fierté.

Le néolibéralisme progressiste

Le néolibéralisme progressiste est l’alliance improbable de courants sociétaux libéraux, tels que le féminisme, l’antiracisme ou le combat pour les droits des LGBTQIA+, avec les forces du capitalisme financiarisé.

Il combine donc un programme économique (répartition) fondé sur davantage de concentration de richesse entre les mains d’une élite déjà établie, au détriment des classes moyennes et populaires, avec une extension des droits des minorités.

Le progressisme sociétal (reconnaissance) rend acceptable un renforcement de la domination des élites économique. Il la légitime. La manœuvre consiste à donner à cette politique économique brutale une apparence qui suscite l’adhésion, voire avant-gardiste. 

Cependant, cette promesse d’émancipation sociétale demeure superficielle. Les injonctions environnementales ne mènent qu’au marché du carbone. En France, on pourrait dire que le féminisme n’aboutit qu’à l’écriture inclusive. Ne peuvent briser le « plafond de verre » que les membres des minorités qui possèdent un important capital culturel, social et économique. Bref, ceux qui appartiennent déjà à la classe dominante. Et « tous les autres se retrouvent coincés à la cave ».


Pour comprendre comment les élites économiques sont gagnées par le progressisme sociétal, lire notre article, La Cancel Culture.

Hégémonie du néolibéralisme progressiste

La répartition s’opère donc selon le paradigme néolibéral, et la reconnaissance se fonde sur le progressisme sociétal. Cette composition permet au néolibéralisme progressiste d’accéder à l’hégémonie.

L’hégémonie est un concept introduit par le philosophe italien Antonio Gramsci. La classe dominante assoit son pouvoir en faisant passer sa vision du monde comme la seule raisonnable. Elle détermine ainsi ce qui relève du « bon sens ».

Elle va de pair avec l’organisation d’un « bloc hégémonique ». Il s’agit d’une coalition disparate de forces sociales à travers laquelle la classe dominante exerce son pouvoir.

De cette façon, les détracteurs du néolibéralisme progressiste se retrouvent tout naturellement délégitimés de deux façons. S’ils combattent le néolibéralisme, ils se voient taxés de populisme. S’ils s’opposent au progressisme sociétal, les tenants du néolibéralisme peuvent les qualifier de racistes. Et du fait de la proximité des deux courants, la critique du néolibéralisme devient une critique du progressisme. La boucle est bouclée et les adversaires du néolibéralisme muselés, renvoyés aux marges du débat public.

Cependant, cette hégémonie n’aura qu’un temps. En effet, le néolibéralisme progressiste convient bien aux élites urbaines éduquées et bien intégrées aux flux économiques. En revanche, elle laisse sur le carreau le reste de la population, victime des politiques d’austérité ou mal connectées aux métropoles. Les succès de Trump aux États-Unis ou de l’extrême droite en Europe montrent que ce modèle se lézarde déjà.


Sur ce sujet, lire aussi La France périphérique

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Le néolibéralisme progressiste constitue donc un paradigme selon lequel l’aggravation des inégalités économiques est masquée derrière le paravent des luttes sociétales. Ces dernières demeurent indolores pour les élites financières, et donnent sa légitimité à un système de redistribution qui sans cela se révèlerait inacceptable.

On commettrait néanmoins un contresens en concluant que Nancy Fraser rejette la nécessité des débats sociétaux. Elle est elle-même engagée dans le courant féministe. Elle déplore que ces luttes, sous leur forme « néolibéraliste progressiste », ne bénéficient qu’aux minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante. En effet, selon elle, les inégalités de reconnaissance trouvent leur source dans l’organisation économique capitaliste. Elle prône donc en réalité une alliance entre progressistes et anticapitalisme (qu’elle nomme « populisme ») afin de limiter les inégalités sociales tout en faisant progresser les combats sociétaux.

La fin de l’hégémonie « néolibérale progressiste » s’avère peut-être finalement la cause profonde de la mutation politique qui affecte l’Occident. La question n’est pas seulement de savoir quel système de répartition – distribution remplacera le néolibéralisme progressiste, et à quel horizon. Il s’agit surtout de pouvoir faire face aux « monstres » qui naîtront dans la transition.

« L’ancien monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »

Antonio Gramsci

Pour une thèse proche, lire notre article Lutte des classes ou lutte des races.

Cette courte synthèse n’a pour but que de vous inciter à lire l’article complet, ici. Il développe ces concepts et les applique à la politique américaine pour mieux la comprendre.

L’ONU, l’impossible réforme

L’Organisation des Nations Unies (ONU) possède une légitimité incontestée sur la scène internationale. Toutefois, le blocage de ses institutions appelle une réforme depuis maintenant plusieurs années. Aucun changement majeur ne parvient cependant à s’imposer. L’ONU peut-elle se réformer ?

ONU réforme
Les armes et la toge

Il est inutile d’attendre une modification majeure du fonctionnement des Nations Unies à court terme. Le Conseil de sécurité en détient les clefs. Or, ses membres ne devraient pas facilement accepter une réforme qui réduit leur pouvoir.

Partie 1. Le blocage de l’ONU.

Partie 3. À quoi sert vraiment l’ONU ? (à venir)

L’ONU, une réforme nécessaire

Depuis plusieurs années, des voix s’élèvent pour réclamer la réforme des Nations Unies. L’organisation fait parfois figure de mastodonte paralysé qui grave dans le marbre des rapports de force et des manières de penser anachroniques.

Dans sa mission de police internationale, l’ONU fait face à un blocage structurel. Ses institutions ne lui permettent pas d’agir quand les membres permanents du Conseil de sécurité s’opposent. Ainsi, elle n’a pas su empêcher les conflits irakien, syrien ou ukrainien. 

En l’état, son institution phare, le Conseil de sécurité, a figé les rapports de force au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Certes, c’est une logique d’efficacité, et non de représentativité, qui a présidé à la création du conseil. Il regroupait les pays les plus capables d’agir à l’époque. Mais cette représentation du monde est devenue anachronique. Par exemple, elle ne prend pas en compte le poids de certains géants économiques comme le Japon, ou le statut de puissance nucléaire de l’Inde ou du Pakistan. La contribution au fonctionnement de l’institution, financière, diplomatique ou militaire, n’est pas non plus considérée. Cela réduit la légitimité des résolutions du conseil, et donc diminue son autorité.

En outre, des contradictions subsistent au sein de l’organisation. Alors que le respect des droits de l’homme figure à l’article 1 de la charte des Nations unies, démocraties et dictatures s’y trouvent mises sur le même pied. La Chine et la Russie, comme le Soudan et le Venezuela, sont ainsi membres du Conseil des droits de l’homme, ce qui entache la crédibilité de ses décisions. C’est d’ailleurs au prétexte d’un conseil « hypocrite » que les États-Unis l’ont quitté en 2018. Ils l’ont réintégré depuis. Nul doute cependant que sans ces « contradictions » l’ONU cesserait tout simplement d’exister.

Les raisons ne manquent donc pas pour procéder à une réforme de l’ONU. Plusieurs propositions sont faites en ce sens.

Des propositions pour réformer l’ONU et le Conseil de sécurité

Les idées ne manquent pas pour réformer l’ONU.

Des réformes ont bien été menées depuis 1945, mais elles sont demeurées de portée réduite, ou très techniques. Par exemple, en 1965, le nombre de membres non permanents au Conseil de sécurité est passé de 6 à 10. En 2006, la commission des droits de l’homme, complètement discréditée, est devenue le Conseil des droits de l’homme, plus restreint.

Des propositions existent pour élargir le Conseil de sécurité. Ainsi, le « G4 », composé de l’Allemagne, du Brésil, de l’Inde et du Japon, suggère la création de six nouveaux sièges de membres permanents avec droit de veto. Ils s’en attribueraient quatre, et réserveraient les deux restants pour les pays africains. D’autres souhaitent intégrer des membres permanents sans droit de veto, ou créer des sièges semi-permanents (pour un mandat de quatre ans).

Certains espèrent également la suppression du droit de veto. De façon plus réaliste, sa limitation, par exemple dans des situations de crime de masse, est aussi envisagée.

Les états membres explorent aussi d’autres pistes pour modifier les institutions de l’organisation. Les États-Unis ont ainsi proposé la création d’un « comité des démocraties ». Des groupes de travail sont régulièrement formés pour tenter d’arriver à un consensus sur les réformes à adopter. En 2004, plusieurs personnalités éminentes avaient remis un rapport sur le sujet.

Des propositions existent donc pour réformer l’ONU, et particulièrement le Conseil de sécurité. Toutefois, c’est bien lui qui détient le dernier mot.


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Le Conseil de sécurité de l’ONU, pierre d’achoppement de la réforme

C’est le Conseil de sécurité qui détient les clefs de la réforme. Et il n’est pas prêt à abandonner une partie de son pouvoir.

Augmenter le nombre de sièges ou accepter la limitation du droit de veto reviendrait à affaiblir considérablement les membres permanents du conseil sur la scène internationale. C’est particulièrement le cas de la France et du Royaume-Uni dont la stature de grande puissance repose en partie sur leur siège de membre permanent.

Les rivalités géopolitiques freinent également la réforme du Conseil de sécurité. L’élargissement s’avère un sujet épineux. Jamais la Chine ne tolèrera l’entrée au Conseil de l’Inde ou du Japon. Les pays qui ne sont pas membres permanents craignent aussi de voir l’équilibre rompu en leur défaveur. Le Bangladesh s’opposera par tous les moyens à l’accession de l’Inde à un siège de membre permanent. L’Afrique quant à elle peine à désigner ses candidats.

In fine, c’est le Conseil de sécurité qui détient les clefs de sa propre réforme. En effet, son élargissement ou sa refonte nécessitent d’amender la charte des Nations Unies. Et pour ce faire, il faut un vote à la majorité des deux tiers de l’assemblée générale… et l’accord du Conseil de sécurité. Et il ne devrait pas volontairement diminuer le pouvoir de ses membres.

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Les raisons qui imposent une réforme de l’ONU sont celles-là mêmes qui l’empêchent : la prééminence du Conseil de sécurité et les intérêts de ses membres permanents. La réforme de l’ONU fait donc figure de véritable « serpent de mer », qui a toutes les chances de ne jamais voir le jour.

Cependant, si l’organisation connaît des blocages, elle n’en demeure pas moins l’un des pivots des relations internationales. Ces difficultés ne doivent pas masquer le rôle clef des Nations Unies dans le fonctionnement de la vie internationale.

Partie 3. À quoi sert vraiment l’ONU ?

Partie 1. Le blocage de l’ONU