Christophe Guilluy, No society. La classe moyenne a-t-elle disparu ?

Dans No society, Christophe Guilluy poursuit l’élaboration de sa grande idée : les classes moyennes auraient disparu.

Christophe Guilluy, No society. La classe moyenne a-t-elle disparu ?

La thèse de l’ouvrage, paru en 2018, est la suivante : les classes moyennes occidentales ont bien disparu, victime d’un phénomène de relégation économique, spacial et culturel. La classe dominante, la « bourgeoisie cool » des métropoles s’est quand à elle retranchée dans les métropoles. Elle exerce sa domination politique en invisibilisant la majorité de la population, des classes moyennes devenues classes populaires. La classe dominante entend n’avoir plus aucun lien avec elles, même au prix de la sécession. Elle utilise sa capacité à produire le discours dominant pour décrédibiliser les revendications des classes populaires (protection sociale et culturelle) pour des raisons morales. Toutefois, ce système de domination est en train d’échouer. Les classes populaires parviennent à imposer leurs thèmes dans le débat politique. Face à elle, le projet des élites métropolitaines a-culturelles est économiquement, socialement et culturellement suicidaire.

Ce phénomène n’est pas spécifiquement français. Il s’observe des États-Unis à l’Allemagne en passant par les pays nordiques.

La relégation économique et spatiale des classes moyennes selon Christophe Guilluy dans No society.

Les classes moyennes occidentales ont été victimes depuis les années 70 – 80 d’une double relégation : économique et spatiale.

Relégation économique

Elles sont les grandes perdantes de la mondialisation. Les emplois industriels qui assuraient leur rang économique, mais aussi politique, ont largement disparu. Il en est résulté un appauvrissement des ouvriers, mais aussi de tous ceux que leur salaire faisait vivre. Il s’agit des restaurateurs, magasins des centres villes des petites villes de province, employés, petits cols blancs… etc.

N.B. J’ai été frappé en visitant Cherbourg de voir à quoi pouvaient ressembler cette France des petites villes industrielles. L’industrie navale s’y maintenant, les salaires y sont relativement élevés et le centre ville est très vivant sans être inaccessible.

La création d’emploi s’est concentrée dans les métropoles, dans des secteurs soit très qualifiés (tech, digital…), ou sous-qualifiés (nettoyage, livraison, employés de maison). Cela a donné naissance à une élite métropolitaine. Un « bourgeois cool » de Paris aura plus en commun avec un habitant de Barcelone qu’avec un calaisien.

Guilluy, No society. La classe moyenne a-t-elle disparu ? L'éléphant de Branko Milanovic
L’éléphant de Branko Milanovic. Le graphique représente la répartition de la croissance du revenu mondial entre 1988 et 2008. Les classes moyennes occidentales ont vu leur revenu baisser ou croitre moins vite que le reste du monde.

Lire aussi : faut-il réindustrialiser la France ?

LA Relégation spatiale

Les territoires autrefois industriels sont donc devenus moins attractifs, et les anciennes classes moyennes, appauvries, n’ont pas les moyens de les quitter. Elles se retrouvent donc fixées, sédentarisée par la forces des choses économique dans des territoires en déshérence. Elles ne peuvent plus se loger dans les métropoles et sont donc privées d’accès aux territoires qui comptent, reléguées au rang de loosers, incapables de s’adapter à la mondialisation.

Les banlieues des métropoles ne sont pas une option en raison des pratiques d’évitement liées à l’insécurité physique et culturelle. Le minoritaire ne peut pas préjuger de la bienveillance de la majorité et va donc chercher un territoire dans lequel il sera majoritaire. En effet, les classes moyennes ont perdu leur rôle de prescripteur culturel vis à vis des nouveaux arrivants.

Les classes moyennes ont perdu leur rôle de prescripteur culturel

En leur retirant leur intégration économique et en tenant sur elles un discours méprisant, les classes dominantes ont retiré aux classes autrefois moyennes, aujourd’hui populaires, leur rôle de prescripteur culturel.

Les classes populaires ont ainsi cessé de constituer un modèle pour les nouveaux arrivants. Qui voudrait ressembler à un looser, présenté dans les médias dominants comme un raciste arriéré et assisté ? Or, il est plus facile d’accepter l’autre lorsqu’on est prescripteur culturel, c’est à dire lorsque ses valeurs sont celles qu’il faut imiter. Majoritaires dans le pays, l’influence culturelle des classes populaire devient marginale.

Enfin, les classes dominantes ont réussi à remplacer la question sociale par la question sociétale. L’important n’est plus l’intégration économique des classes populaire mais l’inclusion des minorités culturelles. La légitimité des luttes sociales étant amoindrie par la relégation culturelle des classes populaires, elles ne représentent plus une menace pour les classes dirigeantes.


Sur ce sujet, lire Le néolibéralisme progressiste selon Nancy Fraser.

Quelles sont les conséquences politiques de la disparition de la classe moyenne ?

La disparition des classes moyennes laisse la place au multiculturalisme

Selon Christophe Guilluy dans No society, le multiculturalisme s’installe dans le vide laissé par les classes moyennes disparues. Les nouveaux arrivants préfèrent conserver leur capital social et culturel que d’adopter les codes et les valeurs d’un groupe ainsi maltraité. Les différentes cultures vivant côte à côte forment ce que Christophue Guilluy appelle la « société relative ».

Les classes dominantes ont appauvri les anciennes classes moyennes et provoqué la montée des populismes. Elles font alors le pari de miser sur le soutien politique des minorités. Elles mettent en avant un prétendu risque de fascisme ou de guerre civile pour poursuivre la délégitimation des enjeux portés par les classes populaires.

Montée du populisme

Le vote dit « populiste » est la principale conséquence politique de la disparition de la classe moyenne. Les déclassés contestent un ordre politico-économique qui les défavorisent, aux plans économique et culturel. Ainsi, le vote RN en France n’est pas le fait d’un mouvement de colère ponctuel ou des fake news. C’est donc un mouvement « tectonique ».


Lire aussi Comprendre La France périphérique de Christophe Guilluy en moins de 5 minutes.

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Selon Christophe Guilluy dans No society, les classes moyennes occidentales ont bien disparu à cause des politiques libérales. Cette disparition est un phénomène majeur, qui est à l’origine de la fragmentation de nos sociétés et de la vague populiste.

Cependant, le modèle d’une élite métropolitaine a-culturelle est largement contesté par des classes populaires qui sentent que le rapport de force est en train de basculer en leur faveur. Cela pourrait provoquer à l’avenir un nouveau changement de paradigme.


Pour aller plus loin :

Chrisophe Guilluy, La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires.

Chrisophe Guilluy, Fractures françaises

LUTTE DES RACES CONTRE LUTTE DES CLASSE. METTRE FIN AU RACISME SYSTÉMIQUE SANS CHANGER LE SYSTÈME ?

Chrisophe Guilluy, Le crépuscule de la France d’en haut 

La lutte des classes en France aujourd’hui.

Comprendre La France périphérique de Christophe Guilluy en moins de 5 minutes.

Dans Fractures françaises et La France périphérique, Christophe Guilluy, géographe, introduit le concept de France périphérique qui a pu être utilisé pour éclairer le mouvement des gilets jaunes.

Selon C. Guilluy, deux France se font face : la France des métropoles et des banlieues, connectée et dynamique, et la France périphérique.

Selon Christophe Guilluy, deux France se font face qui n’ont pas le même rapport à la mondialisation : la France des métropoles et des banlieues, connectée et dynamique, et la France périphérique, celle des petites villes sinistrées par la désindustrialisation, et du rural que désertent les services publics.

L’exode urbain

Les classes populaires blanches et d’immigration ancienne ont quitté les grandes villes pour suivre l’emploi industriel. Les logements populaires à la périphérie immédiate des villes ont ensuite été occupés par les populations immigrées. Ces nouveaux arrivants servent de prolétariat de service aux employés hautement qualifiés des métropoles.

Des rapports différents à la mondialisation

Les métropoles rassemblent les populations qui se projettent le mieux dans un récit mondialisé, les classes dominantes et les immigrés. Elles concentrent la création de richesse. En effet, 40% de la population y crée les deux tiers de la richesse du pays. L’emploi s’y est spécialisé dans les postes de cadres d’entreprises multinationales de haut niveau, avec de hauts revenus. Quant aux banlieues, si elles sont déconnectées du marché de l’emploi par un manque de qualification, elles parviennent tout de même à s’insérer dans le tissu économique métropolitain en fournissant une main d’oeuvre facilement exploitable. Elles permettent ainsi à la population aisée des métropoles de bénéficier de services à coût raisonnable.

La France périphérique, regroupant 60% de la population, s’identifie davantage à un récit national et montre sa difficulté à se projeter dans la mondialisation. Elle subit de plein fouet la désindustrialisation. Les populations peu qualifiées hors des métropoles sont à la peine financièrement, et sont privées de perspective. En effet elles sont coupées de la meilleure offre scolaire comme des emplois les mieux rémunérés. Le retour en ville est rendu impossible par le prix des loyers et par la volonté d’éviter les quartiers sensibles.

Les classes populaires de la France périphérique subissent un sédentarisme contraint. Elles sont peu mobiles, et souvent prisonnières d’une acquisition immobilière dans un secteur éloigné du marché de l’emploi.

Une France oubliée

Pour la première fois, les classes populaires ne sont pas au centre de la création de la richesse. Cette France périphérique est donc la grande oubliée des médias et de la politique. Elle est aussi la grande impensée dans le milieu universitaire qui se concentre sur les banlieues. Délaissée, elle reçoit infiniment moins d’investissements publics que les quartiers difficiles, alors qu’elle est plus pauvre. La France périphérique est invisible.

N.B. : ou du moins, elle l’était jusqu’au mouvement des gilets jaunes, mais La France périphérique a été rédigé en 2014.

La disparition de la classe moyenne

D’après Guilluy, les représentations de la société française avec une majorité de classes moyennes blanches et intégrées opposées aux banlieues exclues et ethnicisées ne sont pas fondées. Cette grille de lecture est dépassée.

Les « classes moyennes » bénéficiaires de la mondialisation ont en fait disparu. N’en subsistent que les fonctionnaires et les retraités, socles du Parti Socialiste et des Républicains.

Le concept de « classe moyenne » ne survit que parce qu’il est une représentation idéologique refuge et un concept culturel intégrateur. En vérité, on entend par « classes moyennes » ceux qui n’habitent pas dans les quartiers sensibles. Cela rend invisibles les classes populaires blanches et les classes moyennes issues de l’immigration.

L’appartenance à la classe moyenne est aussi un moyen de contrôle social des catégories populaires et moyennes en cours de déclassement. La majorité est enfermée dans un statut petit-bourgeois qui annihile toute velléité de révolte sociale, pendant que la minorité investit le champ de la revendication ethnique sans dommage pour le système.

Le rejet du projet libéral

La fracture culturelle entre métropoles et France périphérique s’exprime lors des élections. La France oubliée y crie son besoin de protection. Le vote d’extrême droite s’explique par le fait que la question sociale ne peut être séparée de celle de la place de la France dans mondialisation, et donc des questions d’immigration et d’insécurité culturelle.

Cependant, l’auteur rejette l’image des classes populaires blanches et fondamentalement racistes. Les classes populaires ont joué le jeu de la mixité sociale, dans un état d’esprit apaisé. Les classes dominantes, elles, imposent la mixité sociale aux classes inférieures, tout en ne s’y astreignant pas. Elle mettent en place des stratégies d’évitement, grâce aux quartiers huppés, aux villages chics et au séparatisme scolaire.

Ces fractures françaises pourraient mettre à mal le modèle républicain, en favorisant le communautarisme et en accentuant des inégalités sociales et territoriales déjà insupportables.

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Voir aussi l’interview de Christophe Guilluy par Natacha Polony.

Voir aussi Comprendre les cinq formes de courage chez Aristote en moins de cinq minutes.