Au cœur de la zone grise : agir sans se trahir pour les humanitaires et les militaires

Militaire et humanitaire, deux pôles qui semblent opposés, se retrouvent aujourd’hui imbriqués au cœur des conflits hybrides contemporains. Analyse de Philippe Rambure, ancien officier devenu humanitaire, qui témoigne de sa double expérience du terrain.

Militaire Humanitaire

Depuis deux décennies, les guerres contemporaines échappent aux catégories classiques de la pensée stratégique. Le modèle westphalien de la guerre interétatique, régi par des armées régulières et un droit codifié, s’efface devant une mosaïque de violences diffuses, où se mêlent acteurs armés, puissances régionales, milices communautaires, entreprises de sécurité privées et organisations humanitaires. Ces conflits dits hybrides ou asymétriques ne se jouent plus seulement sur un terrain militaire, mais aussi dans les perceptions, les récits et les imaginaires collectifs (Kaldor, New and Old Wars, 2012).

Ce glissement bouleverse les repères de l’action humanitaire et militaire. Les soldats doivent « gagner sans perdre leur âme » : vaincre des adversaires qui se fondent dans la population tout en respectant les normes du droit international humanitaire (DIH). Les humanitaires, eux, doivent « agir sans trahir leurs principes » : secourir sans être instrumentalisés, négocier sans se compromettre. Entre ces deux sphères, une zone grise s’est formée, où la neutralité devient suspecte et où la légitimité se mesure autant à la morale qu’à la stratégie.

La République centrafricaine (RCA), le Burkina Faso, la République démocratique du Congo (RDC) et le Yémen, pays où j’ai travaillé en tant qu’humanitaire, incarnent cette complexité. Dans ces contextes, les frontières entre civils et combattants, entre aide et guerre, entre communication et propagande, se brouillent. Le soldat distribue de l’aide humanitaire ; l’humanitaire négocie avec des milices ; le droit devient instrument de pouvoir.

Comment concilier, dans ces conflits hybrides, les impératifs d’efficacité militaire et les principes humanitaires, alors que la distinction entre guerre et paix, entre combattant et civil, devient toujours plus incertaine ?

Les dilemmes moraux et opérationnels qui traversent ces espaces ne sont pas des défaillances, mais les révélateurs d’une tension constitutive de la guerre moderne : la confrontation entre la logique de la nécessité et celle de l’humanité.

L’enjeu n’est donc pas de supprimer ces dilemmes, mais de les penser : développer une éthique, témoin de l’ambiguïté des situations. Cette approche invite à dépasser le clivage stérile entre cynisme stratégique et idéalisme moral.

Le texte qui suit s’appuie sur des observations de terrain au Sahel, en RCA, en RDC et au Yémen, ainsi que sur les cadres produits par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), les Nations unies et plusieurs organisations non gouvernementales. Elle vise à montrer comment, dans la pratique, les dilemmes militaires et humanitaires se croisent et se nourrissent, révélant la nécessité d’une réflexion commune sur la légitimité de l’action.


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Les dilemmes militaires : agir sans perdre la légitimité

La redéfinition du champ de bataille

Les armées contemporaines évoluent dans un espace où la frontière entre le champ militaire et la société civile s’estompe. La guerre, écrit Frank Hoffman, est désormais « un continuum d’opérations militaires, politiques et informationnelles » (Conflict in the 21st Century, 2007). Le champ de bataille s’étend aux réseaux sociaux, aux flux financiers, à la diplomatie numérique ; il devient un environnement intellectuel autant que physique.

Dans ce contexte, la légitimité est devenue une ressource stratégique. Une frappe efficace, mais moralement discréditée peut transformer une victoire tactique en défaite politique. Les armées sont donc contraintes de conjuguer efficacité opérationnelle et crédibilité éthique, dans un espace où chaque action est immédiatement médiatisée.

 J’ai pu vérifier cette mutation au Burkina Faso, où la lutte contre les groupes armés affiliés au Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (JNIM) et à l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) s’est accompagnée de campagnes de désinformation et de méfiance populaire. La création des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), milices communautaires encadrées par l’État, illustre le dilemme : elles renforcent la réactivité militaire, mais contribuent aussi à la fragmentation du tissu social et à la politisation de la violence.

Le dilemme de la distinction et de la proportionnalité

Le principe de distinction entre civils et combattants, fondement du DIH (art. 48 et 51 du Protocole additionnel I de 1977), devient presque inapplicable dans les conflits asymétriques. Les adversaires se fondent dans la population, utilisent des infrastructures civiles et manipulent les symboles humanitaires.

Ainsi, au Burkina Faso, des attaques contre des convois civils ont souvent entraîné des ripostes militaires controversées, où l’identification des cibles restait incertaine. Au Mali, la frappe aérienne de Bounti en 2021 illustre cette difficulté : une opération jugée légitime par les forces françaises, mais dénoncée par la population et par le rapport d’enquête du HCDH comme ayant touché un mariage civil.

Dans ces situations, la proportionnalité ne se mesure plus seulement au rapport entre pertes civiles et gains militaires, mais à la crédibilité du récit qui accompagne l’action. La guerre devient un combat pour la vérité autant que pour la victoire. Les forces armées doivent maîtriser non seulement la puissance de feu, mais aussi la cohérence morale de leur discours.

Dans les contextes sahéliens, la perception de la justice compte autant que la justice elle-même : « ce qui est vécu comme injuste produit de la violence, même si juridiquement tout est en règle ». Le défi pour les armées n’est donc pas seulement juridique, mais symbolique : maintenir la confiance des populations.

Le dilemme du partenariat et de la communication

La plupart des opérations internationales s’appuient sur des forces locales partenaires, dont les comportements échappent souvent au contrôle des puissances étrangères. En RDC, j’ai été témoin de la collaboration entre les forces onusiennes de la MONUSCO et les unités des FARDC (Forces armées de la RDC) parfois accusées d’exactions. Le dilemme est redoutable : rompre la coopération reviendrait à abandonner le terrain aux groupes armés, mais la poursuivre expose à une complicité morale.

Au Sahel, ce dilemme a été documenté par plusieurs rapports du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), qui soulignent la difficulté de concilier efficacité tactique et exemplarité éthique. Les armées occidentales, en formant ou soutenant des unités locales, endossent indirectement leurs pratiques, parfois contraires aux standards du DIH.

À cela s’ajoute la question de la communication. Dans les guerres hybrides, la bataille de l’information est aussi décisive que celle du terrain. Les armées doivent communiquer pour justifier leurs actions, contrer les rumeurs et préserver la légitimité politique. Mais cette exposition permanente brouille la frontière entre transparence et propagande.

La guerre en Ukraine a amplifié cette logique : chaque image devient un champ de bataille. Au Sahel, la circulation de vidéos non vérifiées, diffusées par des acteurs affiliés à des puissances étrangères, alimente les campagnes de délégitimation des forces nationales. Les armées doivent donc élaborer une communication éthique : informative sans être manipulatrice, sincère sans être naïve.

Les dilemmes humanitaires : assister sans trahir ses principes

Si les armées affrontent la tension entre efficacité et légitimité, les acteurs humanitaires, eux, se débattent dans une tension symétrique : agir sans se compromettre. Dans les guerres hybrides, leur présence est à la fois vitale et politiquement chargée. Leurs principes — humanité, neutralité, impartialité, indépendance — sont mis à rude épreuve dans des espaces où chaque geste est lu à travers un prisme idéologique ou sécuritaire.

Les humanitaires, censés incarner une forme d’universalité, deviennent malgré eux des acteurs du conflit. Comme le rappelle Fiona Terry, « l’action humanitaire n’est jamais apolitique : elle est un acte de pouvoir dans un champ de forces » (Condemned to Repeat? The Paradox of Humanitarian Action, 2002). Dans les réalités du Yémen, de la RCA, du Burkina Faso ou de la RDC, ces paradoxes se traduisent par des dilemmes opérationnels permanents.

L’accès humanitaire : négocier sans se compromettre

Dans les zones de conflit, l’accès aux populations ne se décrète pas : il se négocie. Cette négociation implique souvent des échanges implicites avec des acteurs armés, qu’ils soient étatiques ou non. Discuter avec eux, c’est leur reconnaître une forme d’autorité de fait — un acte lourd de conséquences politiques.

En République centrafricaine, j’ai travaillé dans un espace fragmenté où plus de 70 % du territoire échappe au contrôle de l’État. Les organisations doivent composer avec des groupes comme le Mouvement Patriotique pour la Centrafrique (MPC), l’Unité pour la Paix en Centrafrique (UPC) ou les milices anti-balaka, qui contrôlent des routes et imposent des taxes de passage. Accepter ces contraintes, c’est préserver l’accès aux populations ; les refuser, c’est renoncer à secourir.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) rappelle que la neutralité « ne signifie pas l’indifférence » : elle consiste à agir sans prendre parti dans les hostilités, tout en affirmant une humanité commune (CICR, Principes fondamentaux). Pourtant, sur le terrain, cette distinction s’efface. Dans la perception locale, les ONG sont souvent identifiées par leur origine nationale ou leur bailleur de fonds — français, américains, qatariens — plutôt que par leur mandat humanitaire.

Au Yémen, où les lignes de front fluctuent constamment entre zones contrôlées par les Houthis et celles par la coalition arabe, l’organisation à laquelle j’appartenais, a dû suspendre à plusieurs reprises ses opérations après des accusations d’espionnage et de partialité. En 2021, plusieurs convois ont été bloqués à Sanaa après que les autorités locales ont exigé un droit de regard sur les listes de bénéficiaires. Dans un tel contexte, la neutralité devient un exercice d’équilibrisme : préserver la confiance de tous, tout en maintenant l’accès aux plus vulnérables.

La sécurité du personnel : se protéger sans se militariser

La sécurité du personnel humanitaire est devenue l’une des priorités majeures du secteur. Selon l’Aid Worker Security Database, l’année 2023 a recensé plus de 460 attaques contre des travailleurs humanitaires, dont près de la moitié en Afrique subsaharienne. Ces chiffres traduisent un paradoxe : plus l’action humanitaire s’étend, plus elle devient une cible.

Dans des contextes comme la RCA ou la RDC, le risque d’attaque, d’enlèvement ou de pillage contraint les ONG à renforcer leurs protocoles de sécurité. Certaines acceptent désormais des escortes armées fournies par des forces internationales ou nationales (parties prenantes au conflit), notamment pour traverser des zones de haute insécurité. Cette mesure, vitale dans certains cas, soulève une question éthique : comment rester perçu comme un acteur neutre lorsqu’on est protégé par des soldats ?

Lors de l’une de mes missions de distribution à Batangafo, en RCA, la présence d’une escorte militaire rwandaise a permis d’assurer la sécurité d’un convoi, mais elle a aussi provoqué la méfiance des habitants, qui assimilaient l’opération à une action militaire. À l’inverse, certaines ONG, comme Médecins sans frontières (MSF), refusent catégoriquement les escortes, privilégiant la « sécurité par l’acceptation » — c’est-à-dire par la relation de confiance avec les communautés locales.

Mais cette stratégie a ses limites : dans un environnement où les groupes armés changent fréquemment de loyauté, l’acceptation ne protège pas toujours. Les enlèvements de personnels humanitaires en RDC, par exemple, ont montré que la neutralité ne garantit pas la sécurité. Le dilemme reste entier : se protéger, au risque de se militariser ; ou refuser la protection armée, au risque de l’impuissance.

La sécurité humanitaire n’est pas seulement une question de logistique, mais de perception : « la violence contre les humanitaires traduit la politisation croissante de l’aide » (Aid in Danger, 2014). Le danger ne vient pas seulement des armes, mais du sens que les acteurs locaux attribuent à la présence étrangère.

Le témoignage : parler ou se taire ?

L’un des dilemmes éthiques les plus persistants du monde humanitaire concerne le témoignage. Faut-il dénoncer les crimes de guerre observés, ou se taire pour préserver l’accès aux victimes ?

Deux traditions s’opposent depuis des décennies. Le CICR, fidèle à la diplomatie discrète, privilégie le dialogue confidentiel avec les belligérants, estimant que la parole publique compromet l’accès futur. À l’inverse, MSF revendique une pratique du témoignage public, considérant que le silence équivaut à une forme de complicité morale.

Dans les guerres hybrides, cette tension s’intensifie. La parole humanitaire est immédiatement amplifiée — et parfois déformée — par les réseaux sociaux. Une déclaration mal interprétée peut entraîner des expulsions, des blocages d’accès ou des menaces. Au Yémen, MSF a expérimenté cette difficulté : en 2018, après la publication d’un communiqué évoquant des bombardements de structures de santé, plusieurs bases de l’ONG ont été temporairement fermées par les autorités houthies, accusant MSF de « propagande occidentale ».

Dans ce contexte, le témoignage devient un acte stratégique autant que moral. Il s’agit de dire sans disqualifier, de dénoncer sans perdre l’accès. Les organisations humanitaires doivent apprendre à manier la parole comme une ressource diplomatique, non comme un absolu moral. Le dilemme ne se résout pas ; il se gère, en permanence, à travers des arbitrages contextuels.

La coordination civilo-militaire : dialoguer sans se confondre

La coordination civilo-militaire (CMCORD) est devenue incontournable dans les opérations contemporaines, notamment celles de maintien de la paix. Son objectif : améliorer la complémentarité entre acteurs civils et militaires afin d’éviter les doublons et de favoriser la stabilisation. Mais cette coopération soulève une question fondamentale : où s’arrête la coordination, où commence la confusion des rôles ?

En RDC, les relations entre les ONG et la MONUSCO en témoignent. Lors d’un forum civilo-militaire à Goma, j’ai eu à exprimer la crainte des humanitaires d’être instrumentalisés par les forces onusiennes, utilisées pour « humaniser » des opérations de sécurité perçues localement comme coercitives. À l’inverse, les militaires reprochent souvent aux ONG leur méconnaissance du terrain tactique et leur naïveté face aux enjeux sécuritaires.

Les Nations unies, dans leur doctrine de coordination civilo-militaire, insistent sur la nécessité d’un « respect mutuel des mandats ». Pourtant, sur le terrain, cette frontière est poreuse : quand un convoi humanitaire est escorté par une force onusienne, les populations locales perçoivent difficilement la distinction. Cette ambiguïté met en danger la crédibilité des ONG, surtout dans les zones où la mission de maintien de la paix est perçue comme partie prenante du conflit.

La coordination civilo-militaire est donc à la fois un outil d’efficacité et un vecteur de confusion. Elle illustre parfaitement la zone grise des conflits hybrides : la coopération y est nécessaire, mais toujours suspecte. Ainsi, « plus les humanitaires coopèrent, plus ils doivent se battre pour préserver leur autonomie symbolique » (Critique de l’action humanitaire, 2016).

Quand les dilemmes se croisent : interférences et enjeux de légitimité

Dans les conflits hybrides, les frontières entre la guerre et la paix, entre le militaire et l’humanitaire, entre le réel et la perception, se dissolvent. Ces interférences, que certains auteurs qualifient de « zones grises », ne sont pas de simples anomalies de terrain, mais des structures profondes de la guerre contemporaine. Elles révèlent la manière dont le pouvoir circule, s’adapte et se redéfinit dans les marges de la légalité et de la morale.

Dès les années 2000, on a parlé des new wars comme de guerres « à la fois globalisées et privatisées », où les États, les ONG, les multinationales et les groupes armés se partagent la gestion de la violence et de l’aide (Kaldor, New and Old Wars, 2012).

Ces analyses éclairent la réalité que j’ai vécue sur des terrains comme la RCA, la RDC, le Burkina Faso ou le Yémen, où le dialogue entre militaires et humanitaires, loin d’être purement fonctionnel, devient une technologie de pouvoir : elle ordonne, classe, légitime ou délégitime des acteurs. Dans ces espaces, la neutralité n’est jamais neutre ; elle est performative et politique.

L’instrumentalisation réciproque : entre humanisation de la guerre et militarisation de l’aide

Dans les zones de conflit, les armées et les humanitaires s’influencent et s’instrumentalisent mutuellement. Les militaires recourent à des actions humanitaires pour renforcer leur légitimité, tandis que les ONG utilisent parfois la présence militaire pour sécuriser leurs accès ou amplifier leur visibilité.

Cette dynamique s’inscrit dans la doctrine du winning hearts and minds, héritée des guerres de contre-insurrection britannique et américaine (Kilcullen, Counterinsurgency, 2010). L’idée : gagner la guerre non par la seule force, mais par la conquête de l’opinion et de la confiance des populations. Les opérations dites « civilo-militaires » (CIMIC) au Sahel et en RCA s’en inspirent largement.

En RCA, j’ai souvent vu les contingents rwandais de la MINUSCA distribuer des vivres ou organiser des actions civiques dans les villages, suscitant la gratitude des habitants, mais brouillant la perception des ONG. Lors d’une mission à N’dele, j’ai entendu certains villageois interrogés déclarer ne plus savoir « qui aidait vraiment : les Casques bleus ou les humanitaires ». Cette confusion, anodine en apparence, met en danger les organisations humanitaires : perçues comme alliées d’une force armée, elles deviennent des cibles légitimes pour les groupes opposés.

La situation est similaire en RDC, où la MONUSCO menait des projets de reconstruction communautaire dans des zones de conflit (routes, écoles, marchés). Ces actions relèvent d’une stratégie de stabilisation, mais elles brouillent la distinction entre mandat militaire et humanitaire. Dans certaines régions du Nord-Kivu, j’ai constaté que notre accès se réduisait après des opérations « à vocation civique » menées par la mission onusienne. Les populations associaient désormais toute aide extérieure à une entreprise de domination politique.

Cette instrumentalisation réciproque illustre le cœur de la zone grise : un espace d’ambiguïtés où la légitimité se construit non plus par le droit, mais par la narration. L’humanitaire y devient un langage stratégique, une manière de produire de la crédibilité. Ainsi,« l’humanitarisme n’est plus l’antithèse de la guerre, mais sa continuation sous d’autres formes » (Duffield, 2014).

L’humanitaire dans la guerre de l’information

La guerre contemporaine est aussi une guerre de récits. L’information, la désinformation et la propagande façonnent la perception de la légitimité. Dans les conflits hybrides, les ONG et les institutions humanitaires deviennent des cibles de campagnes de manipulation visant à délégitimer leur action.

Cette dimension est particulièrement visible au Yémen, où les acteurs locaux et internationaux mènent une véritable information warfare. Les ONG étrangères sont régulièrement accusées, par les Houthis comme par la coalition arabe, d’être les instruments de leurs adversaires. En 2020, une série de publications sur les réseaux sociaux a présenté certaines organisations internationales comme des « espions déguisés », accusés d’utiliser l’aide comme couverture pour collecter des renseignements.

De telles accusations ne sont pas seulement symboliques : elles entraînent des conséquences opérationnelles directes. Des bureaux sont fermés, des employés locaux arrêtés, des fonds suspendus. Les humanitaires deviennent des acteurs du champ informationnel malgré eux.

Le phénomène s’étend aussi au Burkina Faso et à la RCA, où la prolifération de campagnes numériques accusant les ONG d’ingérence ou de collusion avec les forces étrangères s’intensifie. Selon un rapport de l’African Center for Strategic Studies, plus de 40 % des campagnes de désinformation identifiées au Sahel entre 2021 et 2023 visaient des organisations internationales (ONU, MSF, CICR). Ces récits exploitent le ressentiment postcolonial et la méfiance envers l’Occident, brouillant les repères éthiques et alimentant la polarisation sociale.

Dans cette guerre de l’information, la neutralité humanitaire devient une posture contestée. Comme le note Juliano Fiori, « l’humanitaire est perçu non plus comme un arbitre, mais comme un acteur du récit globalisé de la guerre contre le terrorisme » (Humanitarianism and its Discontents, 2018).

Ainsi, le champ humanitaire se transforme en espace discursif de pouvoir, où la légitimité ne découle plus uniquement des principes, mais de la capacité à contrôler le sens de l’action. Les ONG doivent désormais gérer leur réputation comme un facteur de sécurité.

Zones grises et gouvernements de crise

Dans les conflits hybrides, cette logique prend une forme inédite : la gestion de la violence, de la misère et de l’aide devient une forme de pouvoir diffus.

Mark Duffield et Claudia Aradau ont montré que les interventions humanitaires et militaires participent d’un même paradigme de gestion du risque : il s’agit moins d’éliminer le désordre que de l’administrer durablement (Aradau, Politics of Catastrophe, 2011). Le maintien de zones grises — ni pleinement sécurisées, ni totalement abandonnées — permet aux acteurs internationaux de justifier une présence continue, tout en évitant l’engagement total.

En RDC, par exemple, j’ai été témoin de la coexistence prolongée entre les forces de la MONUSCO, les ONG et les groupes armés qui crée un écosystème de dépendances mutuelles. Les humanitaires soignent les blessés des affrontements que la mission ne parvient pas à prévenir ; les militaires protègent les convois humanitaires ; et les autorités locales monnayent leur appui logistique. Ce système, bien qu’instable, produit une stabilité relative — une paix administrée, mais jamais consolidée.

En RCA, le déploiement simultané de SMP (Sociétés Militaires Privées), de Casques bleus, d’ONG et d’acteurs religieux locaux illustre cette pluralité d’autorités. Chacun revendique un rôle dans la protection ou la reconstruction, mais aucun ne détient la légitimité totale. Cette pluralité produit une gouvernance polycentrique, où la population doit naviguer entre des logiques concurrentes d’aide, de contrôle et de coercition.

Ces zones grises, loin d’être des anomalies, deviennent des instruments de gestion du monde post-westphalien. Elles permettent aux puissances extérieures d’exercer une influence sans souveraineté, et aux gouvernements fragiles de déléguer la responsabilité de la sécurité. Mais pour les populations locales, elles signifient l’incertitude permanente : qui protège, qui punit, qui décide ?

Les conséquences éthiques et sociales de l’ambiguïté

La persistance des zones grises entraîne des effets moraux et sociaux profonds. D’abord, une érosion de la confiance : la population ne sait plus distinguer les intentions des acteurs extérieurs. L’aide devient suspecte, la protection ambivalente. En RCA, des communautés ont refusé les distributions alimentaires par crainte qu’elles ne soient « marquées » par un camp.

Ensuite, une fatigue éthique gagne les praticiens eux-mêmes. Les humanitaires, confrontés à la suspicion ou à l’instrumentalisation, se replient dans une neutralité défensive, parfois cynique. Les militaires, soumis à la surveillance morale permanente, adoptent une prudence paralysante. Dans les deux cas, l’action se vide de sens.

Enfin, ces zones grises renforcent la fragmentation du tissu social local. Là où l’aide et la sécurité deviennent des biens négociés, elles reproduisent des hiérarchies de pouvoir. Comme le montre l’expérience du DDR (désarmement, démobilisation et réintégration) en RDC, les programmes de réintégration peuvent renforcer les inégalités si leur mise en œuvre dépend d’intermédiaires armés ou communautaires (UNDP, Evaluation of DDR in DRC, 2022).

Ainsi, la zone grise n’est pas un vide, mais un champ d’expérimentation politique : c’est là que se rejoue la tension entre neutralité et nécessité. Elle oblige à repenser la légitimité non comme un état, mais comme un processus, fragile, négocié et toujours réversible.

Des évolutions nécessaires : vers une éthique de l’action dans les conflits hybrides

Face à la complexité morale et opérationnelle des conflits hybrides, ni les militaires ni les humanitaires ne peuvent prétendre à la pureté. Le terrain les oblige à composer, à négocier, à s’ajuster ; la certitude morale y est un luxe inaccessible. Pourtant, cette incertitude peut devenir féconde : elle invite à réfléchir à une éthique, non pas de la perfection, mais de la responsabilité.

Cette éthique suppose de repenser les cadres normatifs, d’instituer de nouveaux espaces de dialogue et de redéfinir la neutralité, non comme une posture défensive, mais comme un choix actif de cohérence et de transparence.

Redéfinir la neutralité et la légitimité

La neutralité reste le socle de l’action humanitaire, mais elle ne peut plus être comprise comme un retrait moral du monde. Dans des contextes saturés d’informations et de propagande, le silence ou la discrétion diplomatique peuvent être interprétés comme une prise de position implicite.

Le Projet SPHERE (2018) rappelle que les principes humanitaires doivent être interprétés à la lumière des réalités contemporaines : la neutralité signifie agir sans partialité, mais non se taire devant l’injustice. Les ONG doivent donc investir la neutralité comme un espace de justification publique : expliquer leurs critères d’intervention, leurs financements, leurs limites.

Au Yémen, j’ai constaté que certaines organisations ont mis en place des protocoles de communication proactive : chaque opération est accompagnée d’une note d’explication traduite en arabe, précisant les raisons de l’action et les principes suivis. Ce type de transparence a contribué à restaurer la confiance des autorités locales et des bénéficiaires, tout en désamorçant les accusations d’ingérence.

Pour les militaires, la légitimité doit être envisagée non seulement comme une conformité au droit, mais comme une capacité à rendre des comptes. La légalité n’est qu’une condition nécessaire ; la perception morale et sociale en est la condition suffisante. Comme le soulignent les Principes de Santiago sur la responsabilité militaire, la communication honnête des erreurs, la reconnaissance des dommages civils et la réparation contribuent davantage à la légitimité qu’une simple conformité bureaucratique.

Institutionnaliser le dialogue civilo-militaire

Les incompréhensions entre acteurs humanitaires et militaires tiennent souvent à une absence de langage commun. Chacun évolue dans un univers normatif propre : le militaire raisonne en termes d’objectifs et de sécurité ; l’humanitaire, en termes de besoins et de principes. Entre les deux, la coopération reste souvent réactive, improvisée et marquée par la méfiance.

Des initiatives émergent pourtant pour créer des espaces de formation croisée. Le CICR organise depuis plusieurs années des sessions de sensibilisation au droit humanitaire pour les officiers des forces armées africaines, notamment au Sahel. De son côté, l’École de guerre économique a développé des séminaires civilo-militaires portant sur les interactions entre sécurité, communication et perception publique. J’ai ainsi organisé des formations sur les principes humanitaires pour les contingents internationaux de la Monusco (RDC), de la Minusca (RCA) ou l’UA (Union africaine).

Ces dispositifs restent ponctuels. Ce qu’il faut, c’est une institutionnalisation du dialogue : des plateformes mixtes permanentes permettant de confronter les pratiques, de discuter des dilemmes réels et de partager les retours d’expérience sans jugement moral. L’idée n’est pas de fusionner les logiques, mais de créer une culture d’intelligibilité mutuelle.

Une telle démarche pourrait s’inspirer des forums de stabilisation inclusive mis en place en RDC, où représentants de la MONUSCO, chefs communautaires et ONG locales co-construisent des plans de sécurité communautaire. Ces cadres hybrides, bien que fragiles, ont permis d’éviter plusieurs affrontements communautaires en Ituri et au Kasaï.

Adapter le droit international humanitaire aux nouvelles réalités

Le droit international humanitaire (DIH), appelé aussi « droit de la guerre », demeure la pierre angulaire de toute action éthique dans la guerre. Mais il a été conçu pour des conflits interétatiques, bien avant la révolution numérique, la privatisation de la guerre et la montée des acteurs non conventionnels.

Le CICR et la Commission internationale de juristes (ICJ) appellent aujourd’hui à intégrer dans le DIH les questions de cyberguerre, de désinformation et de sécurité numérique des infrastructures humanitaires. Protéger un hôpital, ce n’est plus seulement empêcher son bombardement : c’est aussi le défendre contre une cyberattaque, une campagne de diffamation ou une instrumentalisation médiatique.

La guerre hybride impose également de repenser la responsabilité partagée. Quand des armées étrangères soutiennent des forces locales responsables d’exactions (comme documenté par le HCDH au Sahel ou en RDC), la question de la complicité juridique devient cruciale. Les doctrines nationales de coopération militaire devraient inclure des clauses explicites de due diligence humanitaire : aucun partenariat ne devrait être maintenu sans garantie minimale de respect du DIH.

Reconstruire la confiance des populations : une éthique de la proximité

Au-delà du droit et des principes, l’action humanitaire et militaire repose sur un capital invisible : la confiance. Sans elle, aucune médiation, aucune assistance, aucune stabilisation durable n’est possible.

Cette confiance ne se décrète pas : elle se construit par la cohérence entre les discours et les actes, et par la proximité avec les réalités locales. Les programmes de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) en RDC offrent une illustration éclairante. Les évaluations du PNUD ont montré que les projets les plus réussis étaient ceux qui intègrent les communautés hôtes dès la conception du programme : non pas seulement réintégrer des ex-combattants, mais reconstruire un tissu social.

Dans le Sahel, certaines ONG locales adoptent déjà cette perspective. Au Burkina Faso, le Centre pour le dialogue humanitaire a expérimenté des médiations communautaires où ex-combattants et forces de défense dialoguent dans des cercles de parole sécurisés. Ces micro-espaces, apparemment modestes, rétablissent des liens là où les institutions ont échoué.

La proximité éthique devient alors une stratégie : plus un acteur comprend les codes, les récits et les peurs locales, moins il a besoin de coercition pour agir. C’est la traduction concrète d’une éthique lucide : ni idéalisme naïf, ni cynisme désabusé, mais la recherche patiente d’un équilibre moral dans l’imperfection.

Conclusion : vers une approche partagée de l’action juste

Les guerres hybrides ne sont pas seulement des conflits d’armes, mais des conflits de valeurs. Elles obligent à repenser les catégories morales qui guidaient jusqu’ici l’action militaire et humanitaire. Dans ces espaces d’ambiguïté, les dilemmes ne sont pas des anomalies : ils sont la matière même de l’éthique.

Reconnaître cette complexité, c’est refuser le confort des certitudes. Le militaire qui s’interroge sur la légitimité d’une frappe et l’humanitaire qui doute de sa neutralité partagent un même questionnement : comment agir sans trahir l’humanité que l’on prétend servir ?

L’avenir de l’action internationale dans les crises ne dépendra ni de nouvelles technologies, ni de nouvelles doctrines, mais de la capacité des acteurs à partager une grammaire morale commune : un langage de la responsabilité, de la transparence et du respect.

Cela suppose une réécriture pragmatique du DIH, intégrant les dimensions numériques et partenariales, une institutionnalisation du dialogue civilo-militaire, fondée sur la reconnaissance mutuelle plutôt que la suspicion, et une éthique de la proximité, attentive à la dignité des communautés et aux réalités vécues.

Dans cette perspective, la neutralité n’est plus un retrait, mais une résistance à la simplification. La légitimité n’est plus une posture d’autorité, mais une construction collective. Et l’humanité, loin d’être un idéal abstrait, devient une pratique quotidienne : celle d’agir avec lucidité, dans l’imperfection du monde.

Les dilemmes, loin d’être des failles, sont alors des boussoles : ils rappellent que, même dans la guerre, il reste possible de choisir — non pas entre le bien et le mal, mais entre l’indifférence et la responsabilité.

Philippe Rambure

Bibliographie :

Aradau, C. (2011). Politics of Catastrophe. Routledge.

Bayart, J-F. (2021). Politique africaine, 142.

Duffield, M. (2014). Global Governance and the New Wars. Zed Books.

Fiori, J. (2018). Humanitarianism and its Discontents. Hurst.

Fast, L. (2014). Aid in Danger. University of Pennsylvania Press.

Hoffman, F. (2007). Conflict in the 21st Century: The Rise of Hybrid Wars. Potomac Institute.

Kaldor, M. (2012). New and Old Wars. Polity Press.

Kilcullen, D. (2010). Counterinsurgency. Oxford University Press.

Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Seuil.

Weissman, F. (2016). Critique de l’action humanitaire. La Découverte.

CICR (2016, 2022), ONU, HCDH, OCHA, MSF, UNDP, Aid Worker Security Database

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À la naissance d’un conflit, il est courant de voir pointer le risque d’escalade. Dans le corpus anglo-saxon, on distingue l’escalade horizontale et l’escalade verticale. Ce court article éclaire cette distinction.

Escalade horizontale, escalade verticale

L’escalade verticale

L’escalade verticale est ce que l’on comprend lorsqu’en français on parle d’escalade au cours d’un conflit. Il s’agit d’une progression dans le niveau de violence et l’implication des belligérants. Le conflit peut être déclenché, par exemple, par des incidents de frontière, suivis d’escarmouches. Ces dernières provoquent ensuite des combats limités entre unités régulières, qui dégénèrent en un affrontement généralisé.

La guerre en Ukraine appartient à cette catégorie. Initialement manifestations violentes, les affrontements laissent la place à des combats de rue, puis à la sécession du Donbass, a la saisie de la Crimée par des actions spéciales russes, à l’intervention non assumée des unités conventionnelles russes en Ukraine, et enfin à la guerre conventionnelle entre deux États. Le niveau de violence et l’implication des belligérants augmentent avec le temps.

Escalade horizontale

L’escalade horizontale correspond à l’extension géographique d’un conflit. D’un point de départ localisé, le conflit fait ensuite tache d’huile et s’étend aux voisins. Des appétits territoriaux, le jeu des alliances, la diplomatie ou simplement des enjeux opérationnels peuvent provoquer une escalade horizontale. Les guerres de la révolution et de l’empire appartiennent ainsi à cette catégorie.

Autre exemple plus proche de nous, l’affrontement entre Israël et le Hamas, initialement circonscrit à Gaza, s’étend aujourd’hui au Liban, au Yémen et à l’Iran.

Escalade horizontale et verticale

Les deux notions peuvent bien sûr se mêler. Le niveau d’engagement des belligérants, ainsi que leur nombre peuvent augmenter, soit simultanément, soit successivement.

La Seconde Guerre mondiale en fournit un bon exemple. Lors de l’Anschluss, les ambitions allemandes sont d’abord satisfaites avec un niveau de violence réduit.

Elles le sont ensuite par la menace, en s’étendant à la Tchécoslovaquie. Avec l’agression de la Pologne, la guerre devient européenne, avant de devenir totale et de s’étendre à l’Afrique et au Pacifique. Enfin, elle se termine dans l’apogée de la violence que constitue le feu nucléaire.

*

Distinguer escalade horizontale et verticale dans un conflit est un concept américain. L’escalade verticale correspond à une augmentation du niveau de violence et de l’engagement des belligérants. L’escalade horizontale est une extension géographique du conflit. Ces deux types d’escalade peuvent se mêler.

Lire aussi Les effets dans les champs immatériels, une approche fraiçaise de la guerre de l’information.

Histoire du porte-avions

L’histoire du porte-avions est un élément clef mais peu connu de notre histoire militaire. Premier article de Le Grognard nous emmène dans un périple dédié aux monstres de mers.

Entre les premiers porte-avions comme le HMS Furious et le dernier-né Gerald Ford, un siècle d’évolution technique s’est écoulé. Une rétrospective s’impose pour comprendre la naissance et l’évolution de ces géants des mers.

Histoire du Porte-avions. Le HMS Furious, dérivé de la classe de croiseur de bataille courageous en service dans la Royal Navy de 1917 à 1948.

Le HMS Furious, dérivé de la classe de croiseur de bataille courageous en service dans la Royal Navy de 1917 à 1948.

La naissance du porte-avions

Histoire des premiers porte-avions

Le porte-avion apparaît peu de temps après l’aviation militaire, au début du XXe siècle. Au commencement, on transforma des bâtiments déjà existants (contre-torpilleur Foudre, USS Pennsylvania) pour leur permettre la mise en œuvre d’aéronefs. L’aéronavale durant le premier conflit mondial fut essentiellement composée d’hydravions, et peu active. On doit la première attaque aéronavale de l’histoire aux Japonais en 1914. Ils opèrent depuis le transporteur d’hydravions Wakamiya pour bombarder la baie de Jiaozhou sous contrôle de l’empire colonial allemand en Chine continentale.

l’entre-deux guerres

Ce n’est que dans l’entre-deux-guerres que le porte-avion pris une forme se rapprochant de la silhouette actuelle qu’on lui connait. Clément Ader, le père français des porte-avions, dira en 1909 dans son ouvrage l’Aviation militaire :

« Un bateau porte-avions devient indispensable. Ces navires seront construits sur des plans différents de ceux usinés actuellement. D’abord, le pont sera dégagé de tout obstacle ; plat, le plus large possible, sans nuire aux lignes nautiques de la carène, il présentera l’aspect d’une aire d’atterrissage. Le mot atterrissage n’est peut-être pas le terme à employer, puisqu’on se trouvera sur mer, nous lui substituerons celui d’appontage ».

Clément Ader, l’aviation militaire 1911.

On ajouta un îlot, puis on décida la construction de bâtiments spécialisés (HMS Furious, Béarn). Le porte-avion était né. Son utilisation fut démocratisée lors du second conflit mondial par la flotte impériale japonaise et l’US Navy dans la bataille du Pacifique, notamment lors des batailles de la mer de Corail et Midway. Ils redéfinirent la tactique navale en allongeant  le rayon d’engagement d’une force, permirent le renouveau du « fleet in being » et  deviennent un élément clef de la diplomatie navale

*

N.B. : La doctrine « fleet in being » ou flotte de dissuasion trouve son origine avec le comte de Torrington, connu sous le nom d’Herbet en 1690. À ce moment-là, il fait face à une flotte française à son apogée (bataille de Bévézier). L’idée était de conserver sa flotte intacte, même en état d’infériorité et de livrer le combat dans des conditions favorables. Le simple fait qu’une force britannique, même inférieure, croise au large des côtes continentales, faisait peser une menace existentielle qui obligeait la flotte française à scinder ses forces pour parer à cette menace. La doctrine a plus tard été reprise par l’amiral Phillip Colomb dans son ouvrage « naval warfare » de 1891. Côté français, on peut citer plus récemment l’amiral Duval qui fait lien entre « flotte in being » et l’actuelle dissuasion.

La Bataille du pacifique : un moment clef de l’histoire des porte-avions

Pearl Harbor

C’est lors de la bataille du pacifique qui opposa l’US Navy a la Marine impériale japonaise que les portes avions s’imposèrent. Le moment le plus connu est l’attaque de Pearl Harbor du 7 décembre 1941 à Hawaï dans le pacifique.

L’objectif pour les Japonais est la destruction de la flotte américaine et le lancement d’une vaste opération navale et terrestre en direction de la Malaisie, Birmanie, Hong Kong, Singapour et enfin des Philippines. L’amiral Yamamoto disait : « Si nous devons faire la guerre à l’Amérique notre seule chance de vaincre serait de détruire la flotte américaine des eaux d’Hawaï ».

Pour la réussite du plan, la flotte impériale mise sur l’effet de surprise et sa concentration de force composée de six porte-avions mettant en œuvre 180 aéronefs (40 avions torpilleurs, 100 bombardiers, 43 chasseurs). Le résultat fût terrible, du côté américain on dénombre :

  • 2 cuirassés coulés
  • 6 cuirassés endommagés
  • 200 avions détruits
  • 128 avions endommagés
  • 2 403 tués ou disparus

Le lendemain, les États-Unis déclarent la guerre au Japon, ils entrent officiellement dans le conflit mondial.

L’amiral Yamamoto

Les armes et la toge, l'amiral Yamamoto

Isoroku Yamamoto (1884-1943) est un marin Japonais. Personnalité marquante de la Seconde Guerre mondiale, il a commandé les forces navales japonaises pendant la première partie de la guerre du Pacifique. Il a organisé et dirigé l’attaque de Pearl Harbor. Il connait bien les états unis pour y avoir séjourné de 1919 à 1921 à l’université Harvard. Considéré comme un stratège brillant, il avait très vite compris le potentiel des porte-avions et des sous-marins. Il avait aussi prédit que la supériorité japonaise ne durerait que six mois à un an dans le Pacifique, la bataille de Midway lui donna raison. Il mourut le 18 avril 1943 lors de l’opération Vengeance, lorsque le bombardier qui le transportait fut attaqué, ainsi que son escorte, par une escadrille américaine, avertie du voyage après avoir percé le code de transmission japonais.

Bataille de la mer de Corail

La bataille de la mer du corail eut lieu du 7 au 8 mai 1942, opposant l’US Navy à la Marine impériale japonaise. C’est la première bataille uniquement aéronavale. Elle résulte de la volonté Nippone d’envahir Port Moresby, au sud de la Nouvelle-Guinée, et Tulagi, au sud-est des îles Salomon. Leur force d’invasion est composée de :

  • 2 porte-avions
  • 1 porte-avion léger
  • 9 croiseurs
  • 15 destroyers
  • 1 pétrolier
  • 1 transport d’hydravions
  • 12 transports
  • 127 appareils

Quant à elle l’US Navy était composée de :

  • 2 porte-avions
  • 9 croiseurs
  • 13 destroyers
  • 2 pétroliers
  • 1 transport d’hydravions
  • 128 appareils

La bataille voit les deux forces se neutraliser. Le bilan est équilibré avec un porte-avions coulé de part et d’autre. Concernant les pertes humaines, le bilan est plus lourd côté japonais et va provoquer un manque de pilotes, les plus expérimentés étants morts durant l’affrontement.

Midway : la suprématie des porte-avions

La bataille de Midway eu lieu le 6 juin 1942 et marque définitivement l’ascendant américain sur la Marine impériale, donnant raison à l’amiral Yamamoto. La présence américaine dans cet archipel est une menace permanente pour les Japonais qui décident de s’en emparer. Sur le papier ils disposent de moyens considérables :

  • 4 porte-avions
  • 2 cuirassés
  • 2 croiseurs lourds
  • 1 croiseur léger
  •  8 destroyers
  • 10 navires de soutien
  • 248 avions embarqués

La flotte américaine se compose de :

  • 3 porte-avions
  • 7 croiseurs lourds
  • 1 croiseur léger
  • 15 destroyers
  • 233 avions embarqués
  • 127 avions basés à terre

L’amiral Yamamoto commit une erreur qui coûta chère aux Japonais. Il dispersa sa force en trois groupes qui ne purent se porter assistance. Ils perdirent leurs avantages numériques et matériels. Les Américains concentrèrent leurs forces sur le groupe de l’amiral Nagumo[1].

Les pertes japonaises furent terribles avec :

  • 4 porte-avions
  • 1 croiseur lourd
  • 248 avions
  • 3 057 morts

Du coté américain les pertes sont relativement faibles :

  • 1 porte-avion
  • 1 destroyer
  • 107 avions
  • 307 morts

La victoire de l’US Navy est décisive, la Marine impériale perd définitivement sa suprématie.

Comme on vient de le voir, ces trois batailles illustrent le bouleversement que produisit l’utilisation de groupes aéronavals. Que ce soit via des raids navals comme l’avait prédit l’amiral Castex, ou du « combat d’escadre », qui va nécessiter le contrôle aéromaritime d’une zone dans le cadre d’une projection de puissance.

Dès lors la supériorité aéromaritime devient une nécessité dans le combat naval.

À la sortie du second conflit mondial, le porte-avion était devenu le capital ship[2], succédant au cuirassé. Soutien aux opérations amphibies, frappe dans la profondeur, supériorité navale, éclairage d’une force navale, il devint un atout incontournable pour toute marine ayant pour ambition d’être une force de premier rang.

Histoire des porte-avions : l’évolution de la flotte mondiale depuis 1945

Après la Seconde Guerre mondiale l’US Navy alignait une centaine de porte-avions [20 porte-avions lourds classe Essex, 8 porte-avions légers classe Independence, 70 porte-avions d’escorte]. Elle en céda une partie à ses alliés et condamna le reste. Comme le souligne Hervé Coutau-Bégarie, dans les années 60, en dehors des États-Unis, seules la France et la Grande-Bretagne sont capables de construire des porte-avions[3], de sorte que dix marines mettent en œuvre des porte-avions. Trois d’entre elles en arment plusieurs : États-Unis, Grande-Bretagne, France. Sept n’en possèdent qu’un : Argentine, Australie, Brésil, Canada, Espagne, Inde et Pays-Bas.

Par la suite, le développement des technologies à réaction, rendant les avions toujours plus lourds, et l’apparition de la propulsion nucléaire firent monter drastiquement les coûts d’acquisition de ces géants. C’est pourquoi plusieurs marines abandonnèrent leurs capacités aéronavales. De sorte qu’à la fin de la guerre froide en 1990, seuls neuf pays possédaient des capacités aéronavales, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’URSS, Italie, Espagne, Inde, Argentine et Brésil.

*

Nous venons de voir la naissance de géants des mers et l’évolution qu’ils ont apportés dans le combat naval à travers le second conflit mondial, entrainant leur statut de capital ships. Dans notre prochain article, nous différencierions les différentes catégories de porte-avions.

Le Grognard

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[1] Chūichi Nagumo (1887-1944) est une personnalité importante de la Marine impériale japonaise. Il a commandé la Force Mobile de grands porte-avions, qui est allée de succès en succès, de l’attaque de Pearl Harbor (7 décembre 1941) au raid sur Ceylan (5-9 avril 1942), mais qui a subi une terrible défaite à la bataille de Midway. Il n’a plus eu de commandement à la mer après novembre 1942. En juillet 1944, il se suicide pour ne pas être fait prisonnier lors de l’attaque américaine sur les îles Mariannes.

[2] Voir section 2.4 vaincre en mer au XXIe siècle, Thibault Lavernhe (Commandant) Francois-Olivier Corman (Commandant), équateur 2023 : « la première catégorie est celle des escadres composées de bâtiments dits “capitaux” (capital ships en terme anglo-saxons) et de leurs escortes, conçues pour la guerre d’escadre dans un but de destruction de la flotte adverse. Hier galères puis vaisseaux, ces bâtiments capitaux se sont incarnés à l’époque contemporaine dans les cuirassés puis dans les portes-avions.(…) d’autre part, car les capital ship ont vu leur action basculer progressivement de la conquête du milieu maritime vers son exploitation, comme en témoigne l’emploi majoritaire des portes avions dans des campagnes aéroterrestres depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »

[3] Hervé Coutau Bégarie, Le problème du porte-avion Economica 1990.


Platon, La République : la fondation de la cité

Au début de La République, Platon cherche à retrouver en pensée les grandes étapes logiques de la fondation d’une cité.

Platon et Aristote dans l'école d'Athènes.

La République de Platon est un dialogue philosophique centré sur une question essentielle : qu’est-ce que la justice ? Glaucon et Adimante demandent à leur frère Socrate de prouver que la justice est désirable en elle-même, et non seulement pour ses conséquences. Pour répondre, Socrate propose de chercher la justice non dans l’individu, où elle est difficile à discerner, mais dans la cité, où elle apparaît de façon plus visible.

C’est ainsi qu’au Livre II, il commence à construire une cité en pensée, en définissant les besoins fondamentaux des hommes et les fonctions sociales nécessaires à leur satisfaction. Cette réflexion permet non seulement de faire émerger l’idée de justice, mais aussi de mettre en lumière les causes de la guerre et son rôle structurel dans l’organisation de la cité.

Le développement initial : une cité des besoins naturels

Platon imagine d’abord une cité modeste, née des besoins fondamentaux de l’homme : se nourrir, se vêtir, se loger. Ces besoins étant variés, aucun individu ne peut les satisfaire seul. Il faut alors une répartition des tâches selon les compétences naturelles de chacun. Certains cultivent, d’autres bâtissent, d’autres fabriquent les vêtements, tandis que d’autres encore échangent ou transportent les produits.

Cette division du travail repose sur le principe fondamental de la pensée platonicienne : chacun doit faire ce pour quoi il est naturellement doué. Ce modèle de société vise l’autosuffisance et l’harmonie. La justice y est implicite : elle réside dans l’accomplissement de sa fonction propre. À ce stade, la cité est simple, paisible, et vit dans une forme de contentement raisonnable. Il n’y a pas de conflits avec les autres cités. En effet, les citoyens n’éprouvent pas le besoin de s’approprier plus que ce qui leur est nécessaire.

Les besoins superflus et l’apparition de la guerre

Mais ce modèle « pur » est rapidement remis en question par Glaucon. Il le juge trop frugal, presque rustique. Il imagine une cité plus développée, où les citoyens ne se contentent pas du nécessaire, mais veulent jouir de biens de luxe. Ils recherchent des plats raffinés, des vêtements élégants, des meubles, des parfums, etc. Cette nouvelle orientation transforme la cité simple en une cité dite « fiévreuse », car elle est désormais animée par le désir d’abondance.

Or, cette recherche de biens superflus entraîne une extension des besoins matériels. La terre d’origine ne suffit plus à nourrir les désirs nouveaux. Il faut alors s’approprier les ressources d’autres territoires. C’est ainsi que la guerre devient inévitable : non pas par nature, mais par suite de l’expansion des désirs humains. La guerre est donc une conséquence indirecte de la croissance de la cité et de la complexification des besoins.

Face à cette menace, il faut organiser la défense. Platon introduit alors une nouvelle classe sociale : les gardiens, chargés de protéger la cité. Ce sont les guerriers. Ils doivent être courageux, disciplinés, mais aussi philosophes dans une certaine mesure : ils ne doivent pas faire un mauvais usage de leur force. Pour cela, ils reçoivent une éducation spécifique, fondée sur la gymnastique et la musique. Platon insiste sur l’équilibre entre vigueur physique et douceur morale. Les gardiens ne doivent pas devenir des tyrans, mais rester au service de la cité.

*

Dans ce passage fondateur de La République, Platon montre comment la cité idéale naît de la coopération humaine face aux besoins naturels. À ce stade, la guerre est absente. Mais lorsque les désirs dépassent le nécessaire, la cité s’agrandit, entre en conflit avec ses voisines. Elle doit alors se doter d’une armée. La guerre apparaît donc comme une conséquence de la démesure, non comme un fondement de la société. Elle impose cependant une organisation politique et sociale nouvelle, avec la création d’une classe guerrière spécialisée, éduquée selon des principes philosophiques stricts. Par cette évolution, Platon illustre à la fois les limites de la nature humaine et la nécessité d’un ordre rationnel pour contenir les excès, garantir la sécurité et maintenir la justice dans la cité.

Retrouvez le texte de La République de Platon sur Wikisource.

Lire aussi Arès et Athéna, dieux de la guerre.

Le contrôle objectif chez Huntington

Dans son ouvrage The Soldier and the State publié en 1957, Samuel P. Huntington introduit le concept de contrôle objectif des institutions civiles sur les armées. Son ouvrage est devenu une référence en matière de sociologie militaire et de stratégie. Il y développe une théorie sur les relations entre les militaires et l’État.

Le contrôle objectif chez Huntington

Un des concepts centraux de son analyse est celui de contrôle objectif. Selon Huntington, ce modèle constitue le modèle optimal de gestion de la relation civilo-militaire dans un État démocratique. Contrairement à ce qu’il appelle le contrôle subjectif, Huntington considère que le contrôle objectif permet d’équilibrer efficacement l’autorité civile et la compétence militaire.

Dans cet article, nous examinerons le contrôle objectif. Nous étudierons ses principes, ses avantages et ses défis dans le cadre de la gouvernance d’un État démocratique.

Contexte théorique : civil contre militaire

L’idée de séparation des sphères civile et militaire remonte à l’Antiquité. Cependant, Huntington la reformule dans le cadre moderne des démocraties libérales. La question centrale à laquelle il tente de répondre est la suivante. Comment préserver la compétence militaire tout en assurant le contrôle civil sur les forces armées dans une démocratie ?

Huntington critique les approches antérieures où les autorités civiles cherchaient à réduire ou à subordonner directement le pouvoir des militaires en imposant un contrôle étroit de leurs décisions et actions. Cela conduit souvent à une ingérence excessive et, selon Huntington, nuit à l’efficacité opérationnelle des forces armées. Pour résoudre ce problème, Huntington propose une forme de contrôle qui repose sur un équilibre délicat, le contrôle objectif.

Qu’est-ce que le contrôle objectif selon Huntington ?

Le contrôle objectif repose sur une idée fondamentale : permettre aux militaires d’exercer leur expertise professionnelle tout en assurant leur obéissance à l’autorité civile. Contrairement au contrôle subjectif, qui repose sur la cooptation, la politisation ou l’intégration des élites militaires dans les rouages politiques civils, le contrôle objectif préconise une autonomie professionnelle stricte des forces armées. Ce concept repose sur deux principes fondamentaux :

Spécialisation militaire

Huntington soutient que les forces armées doivent être composées de professionnels formés spécifiquement pour les questions de défense. Or, cette compétence militaire constitue une sphère d’expertise qui, par essence, n’est pas partagée par les autorités civiles. En effet, ces dernières ne sont pas formées à ces enjeux spécifiques.

Non-intervention civile dans les affaires militaires internes

Pour Huntington, la meilleure façon pour les civils de contrôler les militaires n’est pas d’interférer dans leur fonctionnement quotidien. C’est de leur laisser l’autonomie nécessaire pour remplir leur mission. L’autorité civile fixe les objectifs stratégiques, tandis que les militaires définissent la meilleure manière d’atteindre ces objectifs.


Lire aussi Pourquoi les hommes combattent.

Contrôle subjectif vs. contrôle objectif chez Huntington

Le contrôle subjectif est, pour Huntington, une forme possible de relation civilo-militaire. Il s’appuie sur la réduction de l’autonomie militaire et tente de fusionner la sphère militaire avec la sphère politique civile. Dans les démocraties modernes, cela peut se manifester par la politisation de l’armée. Les officiers supérieurs sont alors cooptés par les dirigeants politiques pour servir des intérêts partisans. Huntington voit cela comme une menace, non seulement pour la stabilité démocratique, mais aussi pour l’efficacité des forces armées elles-mêmes. En d’autres termes, lorsque l’armée est politisée ou subordonnée au point de devenir une extension des luttes de pouvoir internes, elle perd sa neutralité et sa compétence.

À l’inverse, le contrôle objectif sépare les deux sphères de manière nette. En effet, en déléguant aux militaires le rôle de gestionnaires techniques de la force armée, tout en maintenant une subordination politique claire, l’État préserve à la fois son autorité sur les décisions stratégiques et l’efficacité opérationnelle de ses forces.

Avantages du contrôle objectif

Autonomie et expertise professionnelle

L’un des principaux avantages du contrôle objectif est qu’il préserve la compétence des militaires. En laissant les militaires gérer les aspects opérationnels, l’État garantit une exécution efficace et professionnelle des décisions stratégiques.

Prévention de la politisation militaire

Le contrôle objectif empêche que l’armée ne devienne un acteur politique, ce qui est essentiel pour la stabilité démocratique. Une armée apolitique et professionnelle sera moins susceptible d’être impliquée dans des intrigues politiques.

Subordination claire au pouvoir civil

En déléguant aux militaires la gestion technique de leurs fonctions tout en fixant les objectifs politiques, l’État civil maintient son contrôle stratégique sur l’armée. Cette subordination est cruciale pour préserver la primauté de l’autorité démocratique.


Lire aussi Arès et Athéna, dieux de la guerre.

Limites et critiques du contrôle objectif d’Huntington

Malgré ses avantages, le concept de contrôle objectif a suscité des critiques. Certains considèrent que cette approche peut entraîner une trop grande autonomie des militaires, leur permettant ainsi d’acquérir un pouvoir disproportionné au sein de l’État. D’autres critiquent la rigidité du modèle, estimant que la relation civilo-militaire nécessite parfois des ajustements plus flexibles en fonction des contextes politiques ou des menaces de sécurité.

Un autre défi du contrôle objectif est la possibilité d’un fossé grandissant entre les militaires et les civils, avec une perte de compréhension mutuelle. En effet, si les militaires se retrouvent trop isolés dans leur expertise, cela peut conduire à une culture militaire déconnectée des réalités politiques, et in fine, de la stratégie.

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Le concept de contrôle objectif de Huntington demeure une référence majeure dans le domaine des relations civilo-militaires. En déléguant aux militaires leur sphère de compétence tout en maintenant un contrôle civil clair sur les décisions stratégiques, Huntington offre une solution pragmatique aux tensions entre autonomie militaire et autorité civile. Toutefois, ce modèle nécessite une attention continue pour éviter les dérives potentielles liées à séparation excessive entre guerre et politique.

L’anneau de Gygès : nul ne fait le bien volontairement

Au livre II de La République de Platon, Glaucon, frère de Platon, utilise le mythe de l’anneau de Gygès pour démontrer que nul ne fait le bien volontairement.

L'anneau de Gygès : nul ne fait le bien volontairement. Platon.

Le Mythe de l’anneau de Gygès

L’histoire raconte celle de Gygès, un berger au service du roi de Lydie. Après un tremblement de terre, Gygès découvre une caverne contenant le cadavre d’un géant portant un anneau d’or. Gygès décide de s’emparer du bijou. Il découvre qu’il lui confère le pouvoir d’invisibilité lorsqu’il tourne le chaton vers l’intérieur de sa main.

Fort de cette nouvelle capacité, Gygès commet diverses actions immorales sans craindre d’être découvert. Il séduit la reine, assassine le roi, et s’empare du trône. L’anneau lui permet d’agir en toute impunité, révélant ainsi ses véritables désirs et ambitions. Le mythe de Gygès pose une question fondamentale : si l’homme pouvait agir sans crainte de répercussions, choisirait-il de faire le bien ou succomberait-il à ses pulsions égoïstes ?

L’anneau de Gygès, révélateur de la nature humaine ?

Le mythe de l’anneau de Gygès soulève des questions essentielles sur la nature humaine et la justice. Glaucon propose ce mythe pour défier Socrate et explorer l’idée que les êtres humains ne font pas le bien volontairement, mais par contrainte sociale. Selon Glaucon, la justice est une convention sociale. Les gens agissent de manière juste non par vertu, mais par peur des conséquences de leurs actes injustes.

La Nature Humaine et l’Injustice

Le mythe illustre que, lorsque les contraintes externes (comme les lois et les normes sociales) sont supprimées, les véritables motivations des individus émergent. Gygès, un simple berger, devient un tyran dès qu’il se rend invisible. Sans la surveillance de ses semblables surveillance, l’homme céderait à ses désirs égoïstes et injustes. Cette vision pessimiste de la nature humaine suggère que l’injustice est la tendance naturelle des individus, réprimée uniquement par la crainte de la punition.

La Justice comme Convention

Glaucon utilise le mythe pour argumenter que la justice n’est pas intrinsèquement valorisée. Si l’on pouvait être injuste sans conséquence, comme Gygès, la plupart des gens choisiraient l’injustice. Cela signifie que l’homme crée les lois et les règles pour protéger les individus des méfaits d’autrui, plutôt qu’une aspiration à une moralité supérieure.

La Réponse de Socrate

Socrate, cependant, ne partage pas cette vision cynique de la justice. Il soutient que la justice est intrinsèquement liée au bien-être de l’âme. Pour Socrate, commettre l’injustice, même sans être découvert, corrompt l’âme et empêche l’individu d’atteindre l’eudaimonia, ou la véritable satisfaction. Le philosophe affirme que la justice, loin d’être une simple convention, est en effet essentielle à l’harmonie intérieure et au bonheur authentique.


A voir également : Arès et Athéna, dieux de la guerre.

*

En conclusion le mythe de l’anneau de Gygès signifie que personne ne fait le bien s’il n’est soumis à au jugement de ses semblables. Glaucon l’utilise pour démontrer que sans les contraintes sociales, l’homme révélerait ses tendances naturellement injustes. Toutefois, Socrate oppose à cette vision une justice indispensable à l’intégrité de l’âme et au bonheur véritable.


Lire aussi Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse.

A voir également : Qu’est-ce qu’une civilisation ?

Le pouvoir chez Tolkien

Le pouvoir est au cœur de l’œuvre de Tolkien. La corruption qui gagne ceux qui cherchent à l’exercer constitue l’un des thèmes du « Seigneur des anneaux ».

Le pouvoir chez Tolkien - l'anneau de pouvoir.

L’anneau Unique, symbole du pouvoir

L’anneau Unique dans l’œuvre de Tolkien constitue le symbole du pouvoir.

À un être faible et seul comme Gollum, il accorde un pouvoir de vie et de mort sur les individus. Ne pouvant être aperçu, Sméagol n’encourt pas de représailles pour ses actes, du moment que la victime est isolée. En revanche, face à une communauté, cet individu sans envergure ne peut imposer sa volonté. Sméagol est chassé de son village après avoir trouvé l’anneau et l’avoir utilisé pour son bénéfice personnel.

À un autre déjà doté des attributs du pouvoir (politique, magie), il permet d’asseoir encore plus son assise sur le réel. Gandalf, Saroumane, Boromir, Galadriel s’imaginent faire de grandes choses grâce à lui. La magnificence du royaume sylvestre doit par exemple beaucoup à l’anneau de pouvoir que possède Galadriel.

Chez Tolkien aussi, le pouvoir corrompt

Mais le pouvoir de l’anneau corrompt plus ou moins rapidement son porteur. Les personnages avides de pouvoir sont les plus sensibles au mal de l’anneau.

Ainsi, Boromir succombe très vite à la puissance de l’Unique, sans même l’avoir porté. Galadriel doit entamer une lutte contre elle-même pour résister à la tentation. Même Gandalf n’ose pas le prendre.

À l’inverse, les personnages pour qui le pouvoir importe peu lui résistent mieux. Faramir n’est même pas tenté par l’anneau. Sam accepte de le rendre à Frodon sans grande difficulté. Ce dernier manifeste enfin une grande endurance face à l’Unique. Il faut dire que les hobbits sont une race particulièrement résistante à l’anneau, tant la notion même de recherche du pouvoir leur semble étrangère.

D’une manière générale, les personnages qui ne cherchent pas à obtenir le pouvoir sont ceux qui l’exercent avec le plus de sagesse. On pense bien sûr à Aragorn, presque contraint de reprendre le trône qui lui revient, par opposition à Saroumane, qui bascule dans le camp de Sauron en cherchant à acquérir un pouvoir plus grand pour le vaincre.


Lire aussi À quoi sert la culture ? La culture dans Fahrenheit 451

Pouvoir, changement, sagesse selon Tolkien

Pas de quête du puissance chez les Hobbits. En effet, ces derniers vivent dans la Comté, un pays ou personne ne détient vraiment le pouvoir. Le Maire a pour tâche principale de présider les fêtes qui jalonnent le calendrier Hobbit. Les Shiriffs, sorte de garde-frontières, ce qui se rapproche le plus d’un policier, passent bien plus leur temps à arpenter les tavernes qu’à tenter d’exercer un quelconque pouvoir sur les autres.

La vie de la Comté est réglée par la tradition et les habitudes immuables. Ce monde permanent, sans notion de lutte pour le pouvoir, paraît un paradis dans une Terre du milieu rongée par l’Ombre.

La Comté, terre sans pouvoir chez Tolkien
La Comté, terre sans pouvoir.

La quête du pouvoir est en effet associée au changement, déstabilisant, connoté très négativement dans l’œuvre. Saroumane recourt au feu et aux machines. On sait que Tolkien, comme les Hobbits, appréciait peu ces choses-là. Lorsque Sharku (Saroumane) se rétablit en Comté après le sac d’Isengard, il y introduit en même temps les machines et la domination des uns sur les autres. Le paysage change, avec le déboisement et la construction d’ateliers. La quête du pouvoir amène le changement, le changement déstabilise les sociétés et rompt l’harmonie fragile qui s’était installée.

Et l’argent dans tout ça ?

La domination économique n’est pas l’objet du Seigneur des anneaux. On pourrait dire que les hiérarchies apparaissent naturelles et indolores, si elles ne sont pas dénaturées par la soif d’un pouvoir plus grand.

Les Saquet sont une famille riche. Sam ne questionne jamais son rang de serviteur de Frodon, qui le traite avec bienveillance. Les écarts de richesse dans la Comté ne diminuent pas le bonheur collectif de ses habitants (sauf des Saquets de Besace, bien sûr).

La misère sociale ou la répression politique ne sont juste pas le sujet de l’œuvre, qui se place à un niveau plus philosophique. Finalement, ce n’est pas tant le pouvoir qui corrompt, que la volonté d’en obtenir toujours plus.

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Le pouvoir corrompt, c’est un lieu commun. Chez Tolkien, cette corruption s’incarne dans les effets de l’anneau unique, et dans la notion de changement. Sagesse et harmonie riment avec permanence et tradition.

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La théorie des ordres selon André Comte-Sponville dans « Le capitalisme est-il moral ? »

Dans son ouvrage « Le capitalisme est-il moral ? », André Comte-Sponville examine les dimensions éthiques et morales du capitalisme en introduisant la théorie des ordres. Il propose une distinction fondamentale entre quatre sphères de l’activité humaine, ou quatre ordres : économique, politique, moral et de l’amour. Ces ordres se distinguent par leur finalité. Cette segmentation permet de mieux comprendre comment les différents domaines de la vie sociale et économique interagissent, tout en suivant des logiques propres.

André Comte-Sponville, au Salon du livre de Paris, le dimanche 23 mars 2014.

L’ordre économique

Objectif : création de richesse

L’ordre économique a pour objectif principal la création et la distribution de la richesse. Il est régi par les principes de marché, de concurrence, de l’offre et de la demande, et de la recherche du profit. Cette sphère se caractérise par une logique utilitariste, où l’efficacité et la maximisation des ressources sont primordiales. Chaque acteur économique prend donc ses décisions en fonction de leur rentabilité et de leurs conséquences économiques.

Une logique pragmatique

La logique de l’ordre économique est essentiellement pragmatique. Elle se concentre sur les résultats matériels et financiers des actions entreprises. Des indicateurs économiques tels que le profit, la croissance du PIB, et la productivité mesurent le succès dans cette sphère. La rationalité économique implique souvent des choix calculés pour optimiser les ressources et minimiser les coûts.

Prenons l’exemple d’une entreprise. Dans l’ordre économique, le principal objectif de cette entreprise est de générer des profits pour ses actionnaires. Les décisions prises par la direction de l’entreprise sont donc basées sur des analyses coûts-avantages. Elles cherchent alors à maximiser les revenus tout en minimisant les dépenses.

Cependant, l’ordre économique doit interagir avec les autres ordres pour maintenir une société équilibrée. Par exemple, sans une régulation politique appropriée, les entreprises pourraient chercher à maximiser les profits au détriment de l’éthique ou de la justice sociale.

L’Ordre Politique selon André Comte-Sponville dans « Le capitalisme est-il moral »

Maintenir l’ordre social

L’ordre politique vise à instaurer et maintenir la justice et l’ordre social. Il fonctionne selon des principes de loi, de réglementation et de gouvernance. Son rôle est de garantir que les libertés individuelles sont respectées tout en assurant le bien commun. L’ordre politique cherche à équilibrer les intérêts individuels et collectifs par le biais de processus démocratiques et de cadres juridiques.

une Logique normative

La logique de l’ordre politique est normative et repose sur des valeurs telles que la justice, l’égalité et la légalité. Les décisions politiques doivent refléter ces principes. Le cadre législatif régule les comportements, notamment ceux des acteurs économiques. L’ordre politique peut donc intervenir pour corriger les défaillances du marché, protéger les droits des citoyens et garantir une distribution équitable des ressources.

La législation sur le salaire minimum représente un exemple typique de l’ordre politique. Cette loi est instaurée pour protéger les travailleurs de l’exploitation et garantir qu’ils reçoivent une rémunération équitable pour leur travail. Elle illustre comment l’ordre politique peut intervenir dans l’ordre économique pour corriger des déséquilibres et promouvoir la justice sociale.

La création de lois, et l’application de la justice sont d’autres exemples de la façon dont l’ordre politique fonctionne. Ces processus assurent que la gouvernance est exercée de manière transparente et que les droits des individus sont protégés.


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L’Ordre Moral

éthique et valeurs

L’ordre moral concerne les comportements éthiques et les valeurs humaines. Il est gouverné par des principes de bienveillance, d’honnêteté, de compassion et d’intégrité. Cet ordre encourage les actions qui sont moralement bonnes. Il promeut en outre le bien-être humain et le respect des autres.

un ordre fondé sur l’éthique

La logique de l’ordre moral est éthique. Elle s’intéresse à la qualité morale des actions plutôt qu’à leurs conséquences économiques ou politiques. Elle s’appuie sur des normes morales et des valeurs qui transcendent les bénéfices matériels. Dans cet ordre, les individus et les institutions sont ainsi encouragés à agir en fonction de ce qui est moralement juste, indépendamment des gains économiques ou des impératifs légaux.

L’engagement philanthropique des entreprises ou des individus constitue un exemple de l’ordre moral. Ainsi, une entreprise peut décider de donner une partie de ses profits à des œuvres caritatives. Cela ne lui apporte un bénéfice économique (direct…), mais répond à une exigence ou une impulsion morale.

L’Ordre de l’Amour

au coeur des relations humaines

L’ordre de l’amour est axé sur les relations affectives et interpersonnelles, guidées par des sentiments d’affection, de compassion et de bienveillance. Cet ordre ne cherche ni l’efficacité économique, ni la justice politique, ni même l’adhésion stricte à des normes morales abstraites. Son objectif principal est le bien-être des individus à travers des relations authentiques et profondément humaines. Cependant, André Comte-Sponville le développe un peu moins que les autres.

un ordre intime

La logique de l’ordre de l’amour est basée sur les émotions et les liens personnels. Contrairement aux autres ordres, qui peuvent parfois être impersonnels ou formels, l’ordre de l’amour est intrinsèquement personnel et intime. En effet, il transcende les calculs rationnels et les règles formelles pour favoriser des connexions humaines profondes.

Les relations familiales et amicales sont un exemple de l’ordre de l’amour. En effet, les soins qu’un parent prodigue à son enfant ne sont pas motivés par des considérations économiques ou politiques. Elles le sont par un amour inconditionnel. De même, l’aide apportée à un ami en difficulté repose sur une connexion affective plutôt que sur un sens du devoir moral ou une obligation légale.


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Interaction entre les Ordres selon André Comte-Sponville dans « Le capitalisme est-il moral »

Ces quatre ordres ne fonctionnent pas de manière isolée ; ils interagissent constamment. Il existe à la fois des complémentarités et des tensions entre eux. Ainsi, l’ordre économique a besoin de l’ordre politique pour réguler et créer un environnement stable et prévisible, où les affaires peuvent prospérer. L’ordre politique doit aussi freiner les excès de l’ordre économique pour protéger les droits des citoyens et assurer une distribution équitable des ressources.

L’ordre moral joue un rôle crucial en influençant les comportements au sein des deux autres ordres. Il rappelle aux individus et aux institutions les valeurs éthiques qui devraient guider leurs actions. Cependant, des tensions peuvent naître lorsque des pratiques économiques rentables sont moralement discutables, ou lorsque des décisions politiques justes sur le plan légal sont contestées sur le plan éthique.

Enfin, l’ordre de l’amour apporte une dimension humaine essentielle qui peut enrichir et humaniser les autres sphères. La compassion et un souci de bien-être, typiques de l’ordre de l’amour, peuvent inspirer des politiques publiques. Par exemple, des entreprises peuvent adopter des pratiques plus humaines et éthiques inspirées par des valeurs affectives.

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Pour conclure, la théorie des ordres d’André Comte-Sponville dans Le capitalisme est-il moral offre une perspective nuancée sur la façon dont différentes sphères de l’activité humaine interagissent. L’ordre économique, axé sur la création de richesse, l’ordre politique, centré sur la justice et la gouvernance, l’ordre moral, fondé sur les valeurs éthiques, et l’ordre de l’amour, orienté vers les relations affectives et la bienveillance, sont tous essentiels pour une société équilibrée et juste.

Comprendre et respecter les logiques propres à chaque ordre permet de mieux naviguer les défis complexes de notre monde. Les crises et les conflits émergent souvent lorsque l’un de ces ordres domine excessivement ou est négligé. Par conséquent, une coopération harmonieuse entre ces quatre ordres est nécessaire pour promouvoir le bien-être général et le progrès durable.

André Comte-Sponville nous invite ainsi à réfléchir non seulement aux mécanismes de fonctionnement de chaque ordre, mais aussi aux valeurs et principes qui devraient guider nos actions au sein de ces sphères interconnectées. Cette approche peut servir de guide pour aborder les questions morales et éthiques dans le contexte du capitalisme et de la vie sociale contemporaine, tout en maintenant une place pour les relations humaines authentiques et bienveillantes au cœur de notre existence et de notre bonheur.

Traité de stratégie, Hervé Coutau-Bégarie

Les indispensables de la bibliothèque stratégique.

Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie

Le Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie constitue un ouvrage indispensable dans la bibliothèque de tout militaire, stratégiste ou étudiant en War Studies.

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Un guide complet sur la stratégie

Le Traité de stratégie est d’abord un ouvrage complet, adapté tant aux débutants qu’aux stratégistes chevronnés. Il est en effet construit comme un tremplin, de considérations générales jusqu’à des données très concrètes.

Nous nous contenterons ici d’en donner un bref résumé.

Le Livre I s’attache à nous faire découvrir la stratégie en général, en tant que concept, catégorie de conflit, science, méthode, art, culture et système. Il brosse également les approches non occidentales de la stratégie. Ce panorama permet aussi de suivre l’histoire de la stratégie.

Une fois posé le cadre conceptuel, le livre II aborde les « Stratégies particulière », de milieu, maritime et aérienne. Rappelons que Hervé Coutau-Bégarie est un spécialiste de stratégie et d’histoire maritime.

Enfin, le Livre III développe le concept de Géostratégie, ou relation entre stratégie et géographie.

La Traité de stratégie : aussi un plaisir de lecture

Hervé Coutau-Bégarie
Hervé Coutau-Bégarie

Hervé Coutau-Bégarie est l’un des grands noms de la pensée stratégique française. Le Traité fait donc autorité. Il a connu de nombreuses rééditions.

Malgré ses plus de mille pages, il est d’un abord assez simple. Les chapitres sont découpés de telle manière que l’attention du lecteur est sans cesse renouvelée. En dépit de sa longueur, le Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie se lit avec plaisir.

Il ne s’agit pas non plus d’un roman d’espionnage. Sa construction permet justement d’aller sélectionner les parties que l’on souhaite lire, sans avoir à parcourir tout ce qui précède, et de revenir en arrière si nécessaire.


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La bibliographie du Traité de Stratégie : un outil

Dernière remarque étonnante, un des intérêts du Traité réside dans sa bibliographie. Ce truc à la fin qu’on ne regarde jamais… Hervé Coutau-Bégarie avait tout lu : la bibliographie du traité fait (largement) plus de 100 pages ! Cela signifie qu’elle oublie peu d’ouvrages, même mineurs. Elle constitue donc une bonne base pour ses propres travaux ou pour en découvrir plus !

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Le Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie constitue un indispensable. Inutile cependant de s’attaquer à ce monument du début à la fin ; préférer y prendre en fonction de l’intérêt du moment. Et qui sait, le plaisir de la lecture pourrait vous amener plus loin qu’escompté…

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La stratégie totale chez le général Beaufre

Le général Beaufre a développé le concept de « stratégie totale ». Cette stratégie totale combine les dimensions politiques, militaires, économiques et diplomatiques de l’action de l’État dans la guerre.

André Beaufre, introduction à la stratégie

La stratégie selon Beaufre

Beaufre assigne tout d’abord un but bien précis à la stratégie dans la guerre. « Le but de la stratégie est d’atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ». Sa définition est restée célèbre : elle est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».

La stratégie totale : une pyramide de stratégies

La stratégie se subdivise en stratégies spécialisées, créant une « pyramide de stratégies ». A son sommet, la stratégie totale (au niveau du gouvernement) conduit la guerre totale. Elle combine les stratégies générales, militaire, économique, diplomatique, et politique.

Les stratégies opérationnelles au sein des branches constituent enfin le dernier niveau. Elles doivent concilier les buts de la stratégie générale avec les possibilités techniques et tactiques. Elles possèdent aussi pour fonction de faire évoluer les techniques et les tactiques en fonction des buts de la stratégie. Par exemple, c’est au niveau de la stratégie générale militaire que se trouve la conception de nouveaux armements.

La stratégie totale du général Beaufre.

Limite du concept de stratégie totale d’André Beaufre

Le concept de stratégie totale du général Beaufre possède néanmoins un certain nombre de limites.

Empiriquement, la seule stratégie générale qui existe est la stratégie militaire. En effet, les domaines politiques, économiques et diplomatiques ne sont pas véritablement déclinés en stratégies générales.

Mais plus largement, le concept de stratégie totale ne s’applique que dans le cadre d’une guerre totale. Il ne prend cependant pas véritablement en compte l’affrontement permanent en deçà du seuil de la guerre. Le général Poirier a développé le concept de stratégie intégrale, qui élargit le champ de la stratégie à la mise en œuvre du projet politique des États. Lire ici notre article sur la stratégie intégrale du général Poirier.

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La stratégie totale chez le général Beaufre, c’est donc la combinaison des stratégies générales, politique, économique, diplomatique et militaire dans la conduite de la guerre totale.

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