Les peuples ont-ils encore le droit de disposer d’eux-mêmes ?

Avec l’organisation probable de referendums d’autodétermination dans les territoires occupés par l’armée russe en Ukraine, les enjeux liés au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes devraient ressurgir dans les prochains mois. Mais bien au-delà, que ce soit en Catalogne, en Irlande du Nord ou en Écosse, des sentiments nationaux se consolident. Ils pourraient à moyen terme peser sur la politique européenne.

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mahatma Gandhi. les armes et la toge.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes peut se comprendre comme le droit d’un peuple à l’autodétermination. Il faut entendre par là le choix de son statut politique. L’indépendance, l’intégration, l’association avec un État indépendant, ou l’acquisition de tout autre statut politique librement choisi réalisent l’exercice de ce droit.

Malgré sa légitimité incontestable, l’aspiration d’un peuple à se gouverner lui-même heurte directement le principe d’unicité des États. Ces derniers ne peuvent, au fond, encourager les velléités d’indépendance sans risquer le démembrement.

Mais peut-on réduire l’équation à une alternative entre balkanisation et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Le problème est-il aussi insoluble que cela ?

Au-delà de la philosophie, des accords internationaux encadrent ce droit. Ils ne reconnaissent pas le droit de sécession. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne concerne en effet que les peuples colonisés. Toutefois, l’ambiguïté persiste puisqu’aucun texte ne définit la notion de « peuple ». De ce fait, les prises de position autour des aspirations à l’indépendance devraient rester des outils stratégiques.   

Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : que dit le droit international ?

Selon les déclarations de l’ONU, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne s’applique en réalité qu’aux peuples colonisés.

L’ONU reconnaît le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dès l’article un de sa charte :

« Les buts des Nations Unies sont les suivants :

[…]Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde. »

C’est donc en apparence un principe de droit incontestable. Il trouve ses origines dans la philosophie des lumières. Il a commencé à se voir considéré comme une réalité politique après la Première Guerre mondiale.

Toutefois, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’applique en réalité aux seuls peuples colonisés. C’est un des objets des résolutions 1541 du 15 décembre 1960 et 2625 du 24 octobre 1970. Cette dernière demande aux États de :

« Mettre rapidement fin au colonialisme en tenant dûment compte de la volonté librement exprimée des peuples intéressés ; et en ayant présent à l’esprit que soumettre des peuples à la subjugation, à la domination ou à l’exploitation étrangère constitue une violation de ce principe ainsi qu’un déni des droits fondamentaux de l’homme, et est contraire à la Charte. »

Cette même résolution exclut le droit à la sécession :

« Rien dans les paragraphes précédents ne sera interprété comme autorisant ou encourageant une action, quelle qu’elle soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partiellement, l’intégrité territoriale ou l’unité politique de tout État souverain et indépendant se conduisant conformément au principe de l’égalité de droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes énoncé ci-dessus et doté ainsi d’un gouvernement représentant l’ensemble du peuple appartenant au territoire sans distinction de race, de croyance ou de couleur. »

Or, c’est l’ONU qui définit qui est colonisé et qui ne l’est pas. Elle publie une liste des territoires à décoloniser. La présence de la Nouvelle-Calédonie ainsi que de la Polynésie française sur cette liste porte un poids politique important. L’ONU reste donc encore une arène de combat pour la légitimité des aspirations à l’indépendance.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est donc reconnu et porté par l’ONU. Mais les textes qui l’encadrent datent de la période de la décolonisation. Or, le contexte contemporain est radicalement différent.

Tensions contemporaines et ambiguïtés du droit

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a donc été par le passé relié au droit des colonisés à l’émancipation. Mais aujourd’hui, il possède une tout autre portée.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se trouve désormais associé à l’accession au statut d’État souverain par des minorités au sein d’États déjà existants. Or, l’intégrité des frontières, ou principe uti possidetis reste une règle fondatrice du droit. Le droit international ne reconnaît pas le droit à la sécession. Certaines législations nationales l’admettent néanmoins. La Serbie avait inscrit noir sur blanc dans sa constitution la perspective de l’indépendance du Monténégro. En France, l’article 53 de la constitution précise : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées. »

Hors circonstances de discrimination d’une minorité, le détachement d’une partie d’un État n’est donc possible en droit que sur la base d’un agrément mutuel. Ce consentement peut très bien représenter la conséquence d’une guerre, comme ce fut le cas au Soudan du Sud. Il peut même s’avérer recevable en l’absence de validation par un referendum, par exemple dans le cas de la séparation entre la République tchèque et la Slovaquie.

Une partie du cœur de l’ambiguïté du concept de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est que la notion de « peuple » n’a jamais reçu de définition précise. Une entité politique qui souhaite réclamer son propre État pourrait donc, en théorie, espérer parvenir à ses fins. Cette absence de définition maintient le droit dans une certaine ambiguïté.

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Simon Bolivar. Les armes et la toge.

Chaque revendication ou situation pouvant mener à une modification de la carte doit donc être gérée au cas par cas. Ainsi, lors de la dissolution de la Yougoslavie, la conférence européenne de la paix sur la Yougoslavie s’était dotée d’une commission d’arbitrage. Cette commission avait pour tâche de rendre un avis sur les dimensions légales de la création des États neufs issus du processus de dissolution. Il s’agissait notamment de déterminer si les la reconnaissance des nouveaux pays possédait bien une base légale.

Pour l’ex-Yougoslavie, seules les Républiques fédérales constituantes, comme la Serbie ou la Macédoine, ont été autorisées à fonder de nouveaux États. Au sein de la Yougoslavie, elles avaient la possibilité constitutionnelle de réclamer leur indépendance. Ce n’était pas le cas des « régions », comme celle du Kosovo. Cette dernière s’est à l’époque vue dénier le droit à l’indépendance malgré un referendum d’autodétermination, en vertu du principe uti possidetis. Toutefois, la règle appliquée dans le cas d’un État fédéral demeure difficilement universalisable. Elle a d’ailleurs été remise en question, de facto, depuis…

En raison de l’ambiguïté du droit international et son inadéquation aux enjeux contemporains, manier le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes devrait rester un outil géopolitique.


Lire aussi Qu’est-ce qu’une civilisation ?

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, un outil géopolitique

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, faute d’une adéquation entre les textes de droit international et les enjeux contemporains, devrait donc demeurer un outil géopolitique.

La reconnaissance d’un nouvel État reste un processus à la discrétion des membres de la communauté internationale. Elle transforme le fait en droit. Il s’agit de marquer sa position politique par une reconnaissance ou non du nouvel État. L’intérêt national prime. C’est ainsi qu’il faut comprendre la bataille pour la reconnaissance du Kosovo.

Pour des pays qui s’opposent sur la scène internationale, la reconnaissance d’un nouvel État représente donc un moyen de faire bouger les lignes géopolitiques. D’autant plus que les proclamations d’indépendance s’accompagnent le plus souvent de referendums démocratiques. S’ils s’avèrent inconsistants en droit, il est difficile de les ignorer politiquement. Cela explique que leur adhésion au droit international demeure à géométrie variable et empreinte de cynisme. Moscou et une partie de l’Occident s’affrontent sur les indépendances du Kosovo et le rattachement de la Crimée à la Russie. Pourtant, le processus d’autodétermination reste un état de fait et non de droit dans ces deux cas.

La situation interne d’un pays peut enfin lui dicter son comportement vis-à-vis de l’autodétermination des peuples. L’enjeu peut en effet s’avérer vital pour un État possédant en son sein des minorités qui aspirent à l’indépendance. Il en va ainsi de l’Espagne, qui doit gérer la question catalane. Madrid est l’une des rares capitales européennes à ne pas reconnaître l’indépendance du Kosovo. Et pour cause, cela créerait une jurisprudence dans laquelle pourraient s’engager les indépendantistes catalans.

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La confusion qui tourne autour du droit des peuples à disposer d’eux même se fonde sur un décalage entre ce qui est perçu comme légitime et ce qui est légal en droit international. Incontestable du point de vue moral ou philosophique, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes fait l’objet d’un traitement ambigu et dépassé en droit international. Cette situation devrait perdurer tant la remise en cause potentielle des frontières des États s’avère une menace pour le système politique existant. Le maniement du droit à l’autodétermination devrait donc rester un outil géopolitique à l’usage des puissants, faiblement relié au droit ou à la morale.

Les referendums à venir à l’est de l’Ukraine se révèleront ainsi infondés en droit, quoi qu’on pense de la volonté effective des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk de quitter le giron de Kiev. Le sort des armes sera alors décisif.   

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Déclaration d'indépendance américaine. Les armes et la toge.

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Lire aussi Grammaire de l’intimidation stratégique

Qu’est-ce que l’identité ? Amin Maalouf, les identités meurtrières

Qu’est-ce que l’identité ? Amin Maalouf, les identités meurtrières.
Les armes et la toge.

Qu’est-ce que l’identité ? Dans Les identités meurtrières (lien rémunéré par Amazon), le romancier Amin Maalouf nous livre son analyse. Il s’emploie à comprendre pourquoi, partout dans le monde, des gens tuent au nom de leur identité. 

Qu'est-ce que l'identité ? Amin Maalouf les identités meurtrières. Les armes et la toge.

L’identité comme somme des sentiments d’appartenance

Alors, qu’est-ce que l’identité ? C’est ce qui fait que je ne suis identique à personne d’autre. Elle est constituée de différents sentiments d’appartenance dont la combinaison est unique. Ce sont par exemple la classe, la couleur de peau, la religion, la langue, la nationalité, le pays de naissance… L’individu ressent ces sentiments d’appartenance distincts comme un tout.

Nous devons en outre composer avec un héritage double. L’héritage vertical est celui de nos aïeux. Nos familles, nos proches, nous transmettent des habitudes, des traditions. L’héritage horizontal est celui de nos contemporains. Nous vivons dans une époque qui possède son mode de vie et sa vision du monde propre. C’est cet héritage qui s’avère le plus significatif dans nos comportements.

L’identité n’est pas innée, mais acquise. Elle « se construit et se transforme tout au long de l’existence ». Par exemple, naître noir n’a pas le même sens en Zambie ou aux États-Unis. La religion n’aura pas la même importance dans son identité si l’on grandit en France, en Irak ou en Inde. L’influence d’autrui revêt donc une importance clef dans le développement de l’identité.

Cette influence s’avère en effet au fondement de la perception des sentiments d’appartenance et de leur hiérarchisation. Leur origine se trouve dans les blessures causées par les différences soulignées par autrui. On a tendance à se reconnaître dans la plus attaquée de ses appartenances.

Néanmoins, la hiérarchie des sentiments d’appartenance peut évoluer dans le temps. Celui qui dans les années 80 se disait avant tout Yougoslave a pu dans les années 90 se sentir d’abord musulman. De nos jours, il se réclamerait davantage de la nation bosniaque.


Lire aussi, Qu’est-ce qu’une civilisation, selon Fernand Braudel.

Religion et identité

Aujourd’hui, sur la planète entière, et particulièrement dans le monde arabe, hommes et femmes se focalisent sur leur appartenance religieuse.

La religion comble en réalité deux besoins : le besoin de spiritualité et le besoin d’appartenance. Mais, pour beaucoup la foi constitue le cœur de l’identité.

Cela s’explique par la fin des modèles communistes en Europe et nationalistes dans le monde arabe, mais aussi par le fait que l’Occident doute de lui-même.

Le paradigme religieux reste donc aujourd’hui la seule offre politique crédible dans le monde arabe. De là, la confession devient comme une évidence le composant clef de l’identité. Ce retour du religieux est pourtant un phénomène historiquement borné, causé par des facteurs essentiellement politiques.

Conception « tribale » de l’identité et identités meurtrières

Il peut être tentant de considérer qu’une appartenance domine toutes les autres et s’impose comme l’identité. Cependant, ramener un individu à une identité essentielle réduit les relations avec les autres au « nous » face au « eux ». Ceux qui souhaitent tenir compte de tous les sentiments d’appartenance sont alors considérés comme des traîtres ou des tièdes.

Lorsque cette identité « tribale » est attaquée, la solidarité s’installe parmi ceux qui partagent ce sentiment d’appartenance. La conviction de se trouver en légitime défense s’implante alors dans des communautés où seuls les chefs les plus déterminés peuvent se faire entendre. C’est le mécanisme qui mène à la violence identitaire, aux identités meurtrières.

Mondialisation et identité

Ces rapports identitaires sont exacerbés par la mondialisation. Elle se caractérise par une circulation des connaissances plus rapide que leur création. L’humanité se dirige donc vers une société globalisée de moins en moins différenciée. Nous avons de plus en plus de choses en commun : cela nous pousse à affirmer notre diversité.

De plus, elle s’accompagne d’une angoisse face aux changements brusques. Le recours à la valorisation de l’identité est une réponse à cette angoisse. En somme, plus une société aura confiance en soi et sera dynamique, plus elle se montrera capable de s’ouvrir à l’autre. Plus elle se sentira en danger, plus elle se protègera grâce au réflexe identitaire.

Dans ce cadre, le rapport au progrès des sociétés non occidentales favorise un tel réflexe de repli. En effet, la modernité est associée à l’Occident conquérant. L’accepter revient à abandonner un peu de son identité, comme les savoir-faire ancestraux. Quand la modernité porte la marque de l’autre, l’archaïsme devient un étendard.

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Finalement, qu’est-ce que l’identité ? L’identité d’un individu réside dans la somme de ses sentiments d’appartenance. Ces sentiments sont acquis et non innés. La mondialisation les exacerbe, en réaction à une uniformisation sociétale et au rythme soutenu de la diffusion de nouvelles connaissances.

Réduire l’identité à une appartenance essentielle est un mécanisme qui apporte des gains politiques forts, mais qui se révèle particulièrement dangereux. Seule l’acceptation de l’autre dans toutes les dimensions de son identité permettra le dialogue, et par là la critique.

Lire aussi La cancel Culture.

Valeur d’usage, valeur d’échange chez Marx

Chez Marx, dans Le capital, une marchandise possède une valeur d’usage et une valeur d’échange.

Chez Marx, dans Le capital, une marchandise possède une valeur d’usage et une valeur d’échange.

Chez Marx, dans Le capital, une marchandise possède une valeur d’usage et une valeur d’échange.

La valeur d’usage

La valeur d’usage représente l’utilité de l’objet par rapport à la satisfaction d’un besoin. Ces besoins peuvent être physiologiques ou moins essentiels, peu importe. La chaise sert à s’asseoir, la nourriture à survivre, un diamant à marquer sa distinction sociale. La valeur d’usage positionne la marchandise au regard du besoin qu’elle comble.

La valeur d’échange selon Marx

Pour Marx, contrairement à la valeur d’usage, la valeur d’échange place la marchandise dans son rapport aux autres marchandises. X kilos de farine ont la même valeur que Y kilos de fer. Mais dans ce cas, qu’est-ce qui détermine cette valeur d’échange ? Il ne peut s’agir que d’une chose que les deux marchandises possèdent en commun. Cet étalon est la quantité de travail humain qu’elles contiennent, c’est-à-dire qui a permis leur création.

Le travail humain au cœur de la valeur d’échange

Ce travail humain est mesuré en temps. Plus le temps nécessaire pour fabriquer une marchandise se révèle important, plus sa valeur d’échange est élevée. L’introduction d’une force productive supérieure, par exemple grâce à la mécanisation, entraîne par conséquent une baisse de la valeur d’échange.

Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les prix (c’est un raccourci, la valeur d’échange n’est pas tout à fait synonyme de prix) des marchandises produites industriellement avec le coût de celles fabriquées par des artisans. C’est donc le temps de travail socialement nécessaire à sa réalisation qui détermine la valeur d’échange d’une marchandise.

NDA Valeur d’usage et valeur d’échange n’ont pas de lien direct. Cependant, la valeur d’usage ressurgit parfois dans les prix, lors de crises, pénuries ou épidémies, comme l’indique la courbe des prix du gel hydroalcoolique entre 2020 et 2021.

Enfin, une chose peut ne demander aucun travail humain, mais posséder une valeur d’usage. Il en va ainsi de l’air, ou le sol. De même, un objet peut contenir du travail humain sans pour autant détenir une valeur d’échange, par exemple s’il répond à un besoin strictement personnel. Dans les deux cas, les objets considérés ne sont pas stricto sensu des marchandises.

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Valeur d’usage et valeur d’échange sont deux notions clef dans le Capital. La valeur d’usage représente donc l’utilité d’un objet au regard de la satisfaction d’un besoin. La valeur d’échange positionne la marchandise par rapport aux autres marchandises. C’est la quantité de travail humain socialement nécessaire pour produire une marchandise qui détermine sa valeur d’échange. Cette quantité de travail se mesure en temps.

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Voir aussi La lutte des classes en France aujourd’hui.

Méthode pour mémoriser un livre

Mémoriser un livre relève souvent du défi. Rien de plus insupportable que de se rendre compte que l’on a tout oublié d’un livre à peine refermé !

Voici une petite méthode tout à fait empirique pour retenir ce qu’on lit. Elle présente une alternative un peu plus ludique aux fiches classiques. Évidemment, on ne mémorisera pas tout le livre, mais on assimilera ce qui nous parait valoir la peine d’être su.

Le principe est d’utiliser des techniques qui vont faciliter la compréhension des informations, puis leur mémorisation. Enfin, il s’agira de graver ces informations dans notre mémoire sur le plus long terme.

Mémoriser un livre

Lire le livre (et le comprendre)

Lire le livre un carnet à la main (ou son téléphone). Noter et reformuler avec ses mots à soi les idées que l’on souhaite retenir. Faire de même pour l’idée principale de chaque chapitre ou partie.

C’est une lecture active. La reformulation permet de mieux comprendre ce qu’on lit, et de commencer le travail de mémorisation. En effet, on n’assimile pas ce que l’on ne comprend pas, ou que l’on ne cherche pas à retenir.

En fin de lecture, tenter une synthèse de l’ouvrage pour en déterminer l’idée force. Par exemple pour De la Guerre, l’idée la plus riche est que la guerre est soumise à la politique.

Formuler des questions

Le défi est ensuite de mémoriser le livre. Quelques jours après la fin de la lecture, revenir sur ses notes. Pour chaque idée, imaginer une question dont la réponse sera l’idée à retenir. Il est possible de répertorier ces questions dans un fichier de traitement de texte.

Reprenons notre exemple de Clausewitz :

Q : quelle est l’idée la plus riche de De la guerre ?

R : la guerre est soumise à la politique.

Pour approfondir la mémorisation, la réponse peut aussi devenir une question.

Q : pourquoi la guerre est-elle soumise à la politique ?

R : parce qu’elle a pour fin un but politique décidé par le pouvoir politique.

L’objectif de ces questions est de pouvoir se les reposer à intervalles réguliers. Ainsi, l’information se gravera dans la mémoire de long terme.

On peut les réviser toutes les semaines ou tous les mois. Cependant, le plus pratique reste d’utiliser un logiciel prévu à cet effet.

Utiliser un logiciel de mémorisation pour mémoriser un livre

Les logiciels de mémorisation sont des applications qui ont pour but de faciliter la rétention des informations. Ceux qui vont nous intéresser fonctionnent grâce à un système de questions-réponses, comme Anki ou Quizlet.

Leur principal atout est qu’ils sont téléchargeables sur smartphone. Donc exit la programmation des séances de révision, que l’on tient une semaine avant de les reléguer aux oubliettes avec tout ce que l’on avait cru apprendre. À la place, on reçoit des notifications. On n’a rien à faire, et c’est pour ça que ça marche !

Ainsi, il est plus facile de consentir un effort de prise de notes lors de la lecture du livre. On sait qu’elles ne seront pas perdues.

Comment fonctionne un logiciel de mémorisation ?

Il suffit d’enregistrer ses questions et leurs réponses dans le système. Ensuite, le programme gère lui-même le rythme de révision. Il choisit l’intervalle dans lequel il va vous présenter à nouveau une question. Cet intervalle s’étend si la réponse s’avère systématiquement bonne, se rétracte si elle se montre dure à mémoriser.

Les armes et la toge propose des paquets Anki. Le logiciel est gratuit. Mais il existe bien d’autres applications de ce genre !

Chaque paquet Anki est composé de Flashcards. Ces Flashcards servent simplement de support à vos questions-réponses. L’application pose une question, et vous évaluez si votre réponse est correcte, facile ou difficile, ou si vous souhaitez que le logiciel vous repropose la carte rapidement.

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Le but de notre méthode est de positionner l’effort sur la compréhension des informations et non sur la mise en place de révisions rébarbatives.

Nous combinons la mise en forme des informations à retenir sous la forme de questions et l’utilisation d’un logiciel de mémorisation. Cela permet de mieux comprendre et de mieux retenir sur le long terme, avec moins d’efforts à fournir sur la partie qui pèche toujours, la révision.

Grammaire de l’intimidation stratégique

Intimidation stratégique ou dissuasion conventionnelle ?

Grammaire de l'intimidation stratégique. Chars russes sur la place rouge.
Chars T14 sur la place rouge, 2016. ® Ministère russe de la Défense, licence creative commons

VIe siècle, Karkemish, dans le sud de l’actuelle Turquie. Sur la route qui le mène jusqu’au camp de Bélisaire, l’émissaire sassanide jauge l’avant-garde des forces du Byzantin. Dans la plaine, des feux et des bivouacs à perte de vue : des dizaines de milliers de soldats, qui ne sont assurément qu’une petite partie d’une immense armée. Sous sa tente, le général byzantin possède le calme assuré de celui qui se sait le plus fort. L’entrevue sera courte.

De retour auprès de son souverain, l’envoyé ne peut que lui recommander de renoncer à ses projets d’invasion. L’armée à laquelle il fait face est sans doute la plus formidable que l’on ait vue de mémoire d’homme. La rage au ventre, le Perse fait demi-tour.

En réalité, l’armée byzantine ne comptait que quelques milliers de soldats. De faux bivouacs, des forces simulées, des gesticulations trompeuses ont contraint une armée peut-être dix fois plus nombreuse à se retirer.

Intimidation stratégique

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La réflexion qui permet à la ruse de Bélisaire de réussir est la suivante : l’ennemi peut reculer devant le coût qui lui sera imposé pour réaliser ses desseins. Il s’agit simplement de dissuasion. Selon Lucien Poirier, la dissuasion est un « mode préventif de la stratégie d’interdiction, se donnant pour but de détourner un adversaire d’une initiative en lui faisant prendre conscience que l’entreprise qu’il projette est irrationnelle[1] ».

En France, la dissuasion nucléaire demeure la clef de voûte de la stratégie de défense. Les forces conventionnelles la complètent, mais elles peuvent aussi produire un effet de dissuasion autonome. On parle alors d’intimidation stratégique. Toutefois, des forces conventionnelles ne sont pas par nature dissuasives. Dès lors, comment obtenir cet effet de dissuasion par l’intimidation ?

Dissuasion nucléaire et intimidation stratégique

Complémentarité des forces conventionnelles et nucléaires

En France, les forces nucléaires et conventionnelles s’épaulent en permanence. Ces dernières participent à la fonction stratégique « dissuasion ».

Comme l’indique le Concept d’emploi des forces terrestres[2], les forces nucléaires permettent d’écarter tout chantage atomique, garantissant ainsi la liberté d’action des unités conventionnelles. En retour, « les forces conventionnelles permettent d’éviter l’impasse du “tout ou rien” qu’induirait une configuration dans laquelle la France ne disposerait que de moyens nucléaires pour défendre ses intérêts stratégiques[3] ». Forces nucléaires et conventionnelles fonctionnent donc en système.

Dissuasion et intimidation

Mais les forces conventionnelles peuvent aussi produire, de façon autonome, un effet dissuasif. Cependant, contrairement aux armes nucléaires, leur aptitude à la dissuasion peut être « contestée »[4]. En effet, aucun agresseur rationnel ne peut envisager de « risquer le coup » face à un arsenal atomique. En revanche, en présence de moyens conventionnels, même très puissants, il peut toujours espérer obtenir la faveur des armes. L’intimidation stratégique doit donc instiller chez l’adversaire la certitude que son coup sera paré, à l’inverse de la dissuasion nucléaire, qui se sert de l’ambiguïté pour que chaque pas en avant soit un pari sur la vie.

Les unités conventionnelles doivent se tenir prêtes à passer très rapidement d’une posture d’intimidation à une posture d’emploi de la violence. C’est la raison pour laquelle il est convenu de distinguer la dissuasion (incontestable, réservé aux armes atomiques et à leur système) de l’intimidation (contestable, utilisé pour qualifier l’action des forces conventionnelles sur l’esprit du décideur adverse).

Toutefois, tout comme la dissuasion nucléaire, l’intimidation stratégique se fonde sur un calcul coût/bénéfice. L’adversaire doit conclure que les pertes causées par la réalisation de son projet excèderaient par trop les gains qu’il compte en retirer[5]. Mais contrairement à la dissuasion nucléaire, dont le potentiel de destruction permet d’empêcher presque tous les types d’agression grâce au même moyen, l’intimidation conventionnelle ne peut pas espérer créer des coûts exorbitants dans toutes les directions. Elle doit déterminer qui intimider et que décourager, puis adapter son mode d’action.

En effet, on n’intimide pas n’importe quel adversaire avec n’importe quels moyens. Par exemple, la Russie investit énormément dans la technologie de défense sol-air. La raison en est que ces équipements se montrent très dissuasifs pour des armées occidentales qui s’appuient largement sur la puissance aérienne. À l’inverse, savoir que ces systèmes peuvent être rendus inopérants sera bien plus paralysant pour elle que tout autre défi.

Quand mettre en œuvre l’intimidation stratégique ?

Pour identifier qui et quoi intimider, il est nécessaire de déterminer les menaces qui peuvent « contourner la dissuasion[6] » nucléaire. La stratégie de dissuasion française repose sur un petit nombre de principes. Ce sont la défense des intérêts vitaux, l’usage contre des États uniquement, et le fait que l’arme atomique ne saurait apporter une supériorité opérationnelle (elle n’est pas une arme de bataille)[7].

Il est dès lors possible d’isoler au moins trois scénarios dans lesquels cette dissuasion pourrait être contournée « par le bas »[8]. Il s’agirait, d’abord, d’un fait accompli d’occupation militaire (ou de la déstabilisation politique) sur un territoire ultramarin inhabité ou peu protégé. La deuxième hypothèse serait une attaque contre un allié de la France, probablement sous le seuil de l’agression armée. Enfin, le troisième scénario : une attaque menée par un adversaire non étatique, par exemple de type terroriste, contre des intérêts français.

Lire aussi : Les moyens de la dissuasion nucléaire française

Capacité, volonté, communication

Une fois la cible identifiée, l’intimidation stratégique repose sur le triptyque capacité, volonté, communication.

Capacité

L’adversaire doit tout d’abord être persuadé que lui font face des moyens qui peuvent faire échouer son entreprise. C’est le rôle des parades et des défilés militaires menés dans de nombreux pays, comme la France ou la Russie. Il s’agit de montrer sa force. Toutefois, la frontière entre perception et réalité ne doit pas se révéler trop large, car l’intimidation conventionnelle possède une probabilité d’échec non négligeable.

Volonté

Ensuite, la capacité d’action d’un État peut s’avérer peu crédible si l’adversaire ne lui prête pas la volonté de mettre en œuvre ses moyens. En 1990, Saddam Hussein, avec une intention évidente, déclarait à l’ambassadrice américaine qu’il ne pensait pas les États-Unis suffisamment résolus pour perdre dix-mille hommes au combat[9]. La détermination d’une entité politique de faire face aux pertes envisagées demeure primordiale. Il n’est pas question que de pertes humaines ; certains des équipements servis par les armées occidentales, comme les porte-avions, représentent des investissements importants. Elles pourraient se montrer réticentes à les exposer.

Communication

Signifier à un adversaire sa capacité et sa volonté de se défendre passe par une communication adaptée. Le maniement des forces conventionnelles se révèle un excellent moyen de communiquer. Elles rendent audible la stratégie déclarative[10]. En effet, elles peuvent transmettre des messages à la fois clairs et ciblés, parce qu’elles sont visibles et utilisables à un faible coût politique. Doubler les unités présentes sur un territoire ultramarin ou positionner des chars chez un allié envoie un signal très lisible. C’est par exemple ce qu’ont fait les Occidentaux dans les pays baltes. Ce procédé s’avère de plus beaucoup plus simple à assumer que le déploiement de capacités nucléaires.

Interdictions et représailles

Enfin, les forces conventionnelles disposent de deux modes d’action pour communiquer à l’adversaire leur volonté et leur capacité à rendre son intention irrationnelle. Ce sont l’interdiction et les représailles.

L’interdiction consiste à le convaincre que son projet n’a aucune chance d’aboutir, que la résistance se révèlera trop importante ou qu’il ne pourra pas profiter de son succès.

Les représailles cherchent à le persuader que s’il mène son action, quel qu’en soit le résultat, les mesures qui seront prises contre lui feront par trop s’élever le prix à payer et qu’il ne pourra pas conserver ses gains. 

Dialogue stratégique et emploi de la force

L’emploi de moyens conventionnels à des fins d’intimidation facilite donc le dialogue stratégique avec l’adversaire. En dernière analyse, il permet aussi, si nécessaire, de poursuivre ce dialogue par la violence. Ainsi, lorsque le 25 février 2021, l’armée américaine bombarde le poste d’une milice pro-iranienne à la frontière entre la Syrie et l’Irak[11], son intention n’est pas de causer des pertes à un ennemi. Elle souhaite montrer sa détermination et signifier à l’Iran que les milices qui lui étaient affiliées avaient atteint la ligne rouge en attaquant à plusieurs reprises les intérêts américains.

Emploi de la violence et dissuasion

Une difficulté théorique se fait jour dans ce dialogue par la violence. L’emploi de la force ne marque-t-il pas l’échec de la dissuasion ? C’est le cas si on la borne à la première utilisation des armes[12]. Il n’apparait donc pas tout à fait opportun d’identifier intimidation et dissuasion. En effet, la nature « contestable » de l’intimidation ne garantit pas l’absence de violence physique. Rien n’interdit aux parties en présence de se tester. Mais l’acte de violence possède toujours un objectif. En l’occurrence, celui de faire comprendre une intention n’entre pas dans la même logique que l’imposition par les armes d’un projet politique.

Il est enfin tout à fait possible d’intimider un grand nombre d’acteurs grâce à l’emploi complet de ses forces armées. Ainsi, avec l’opération Desert Storm en 1991, les États-Unis ont prouvé à la fois leur capacité et leur volonté de s’ériger en régulateur incontournable des relations internationales. Cela a durablement marqué certains États, qui ont conclu que les actions conventionnelles leur étaient désormais interdites[13].

Violence et nature de l’intimidation stratégique

Comme il est beaucoup plus difficile de mesurer une volonté qu’une capacité[14], de telles démonstrations peuvent aider l’adversaire à comprendre que son entreprise est vaine. La violence armée doit s’appliquer au bon endroit, au bon moment, avec la puissance de destruction juste suffisante. Il faut l’adapter et la calibrer pour que l’ennemi entende le message. L’emploi de la force n’est pas synonyme d’échec de l’intimidation stratégique. Elle fait partie de sa nature.

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À l’image de l’ensemble du champ de la conflictualité, l’intimidation stratégique se construit donc à l’aide d’une grammaire propre. Le parti qui cherche à intimider un adversaire doit déterminer comment il va communiquer à l’autre qu’il a la capacité et la volonté d’empêcher une entreprise précisément identifiée. Il aura ensuite deux modes d’action possibles, l’interdiction et les représailles. Il est enfin impératif qu’il se tienne prêt à passer de l’intimidation à la coercition. À l’inverse de la dissuasion, l’intimidation stratégique ne peut écarter l’emploi de la force.

Loin de signifier un échec de la diplomatie et du dialogue, la violence physique peut en représenter l’ultime extrémité ; levant les malentendus, elle est l’indispensable mesure de la volonté et permettra, peut-être, d’éviter des maux plus grands.

Nicolas Farce

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Notes et références :

[1] Poirier, Lucien, « Dissuasion (stratégie de) », dans Chaliand, Gérard, Blin, Arnaud, Dictionnaire de stratégie militaire, Paris, Perrin, 1998, p.180.

[2] Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement, Concept d’emploi des forces terrestres (CEFT) 2020 – 2035, Ministère des armées, 2021.

[3] Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement, op.cit., p. 27.

[4] Wirtz, James J., « How Does Nuclear Deterrence Differ from Conventional Deterrence », Strategic Studies Quarterly, 12, 2018, 4, pp. 58-75.

[5] Henrotin, Joseph, « La dissuasion », dans Taillat, Stéphane et al., Guerre et stratégie, Paris, Presses Universitaires de France, 2015, p. 437.

[6] Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement, op.cit., p. 9.

[7] Macron, Emmanuel, op. cit.

[8] Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement, op.cit., p. 22.

[9]   Glaspie, April, « Confrontation  in  the  Gulf;  Excerpts  from  Iraqi  Document  on  Meeting  with  U.S.  Envoy, » New York Times, 23 septembre 1990, A-19, [en ligne], disponible sur https://www.nytimes.com/1990/09/23/world/confrontation-in-the-gulf-excerpts-from-iraqi-document-on-meeting-with-us-envoy.html, consulté le 28 octobre 2021.

[10] Coutau-Bégarie, Hervé, Traité de stratégie, Paris, Économica/ISC, 2011.

[11] Sallon, Hélène, « Joe Biden trace sa ligne rouge face aux menaces de l’Iran et des milices chiites », Le Monde, 27 février 2021, [en ligne], disponible sur https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/27/joe-biden-trace-sa-ligne-rouge-face-aux-menaces-de-l-iran-et-des-milices-chiites_6071401_3210.html, consulté le 29 octobre 2021.

[12] Poirier, Lucien, « Dissuasion (stratégie de) », dans Chaliand, Gérard, Blin, Arnaud, op.cit., pp.181 — 182.

[13] La guerre du Golfe est le point de départ de la réflexion de Liang, Qiao, et Xiangsui, Wang, La guerre hors limites, Paris, Payot & Rivages, 2006

[14] Tertrais, Bruno, Les limites de la dissuasion, Fondation pour la Recherche Stratégique, Paris, 2009, p.26.

La France doit-elle quitter l’OTAN ?

La France doit-elle quitter l'OTAN ?
U.S. Air Force photo by Staff Sgt. Joe Laws, Public domain, via Wikimedia Commons.

A l’heure où la guerre fait à nouveau irruption en Europe, plusieurs candidats à l’élection présidentielle française proposent une sortie de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

L’OTAN est une organisation politique et militaire qui regroupe de nombreux pays de l’hémisphère Nord. Elle est une alliance défensive dont le cœur est l’article cinq de son traité fondateur, par lequel les membres se promettent assistance mutuelle en cas d’attaque armée de leur territoire. La participation de Paris à l’Alliance atlantique est souvent accusée de porter le risque d’entraîner la France vers des conflits non choisis. 

Alors, la France gagnerait-elle en liberté d’action hors de l’OTAN ?

Les contraintes du statut d’allié

Il est vrai que la participation de la France à l’Alliance atlantique s’accompagne de contraintes. Elle bride en partie la liberté d’action diplomatique et militaire de Paris. Cela explique que certains souhaitent voir la France quitter l’OTAN.

Un alliance inutile ?

Pour commencer, l’OTAN serait peu utile à la France. L’Alliance est certes d’une importance vitale pour des pays qui possèdent une frontière avec la Russie. Mais ce n’est pas le cas de la France. En effet, elle ne fait face à aucune menace existentielle. De plus, elle dispose en dernier recours de l’arme nucléaire. Le pays est donc capable de se défendre seul. En outre, l’un de ses principaux compétiteurs, la Turquie, est aussi membre de l’OTAN. Or, l’incident du Courbet en 2020 a montré les limites du soutien que l’organisation est prête à apporter à Paris.

Une alliance dangereuse ?

Ensuite, le statut d’allié pourrait entraîner la France dans des conflits non choisis. En effet, des pays membres de l’OTAN, comme la Pologne ou les pays baltes, pourraient choisir d’instrumentaliser leur contentieux historique avec la Russie. Membres de l’Alliance, ils pourraient utiliser leur rapport de force favorable dans une lutte d’intérêt avec Moscou, quitte à la faire dégénérer. De l’autre côté du miroir, la Russie perçoit l’Alliance comme une menace existentielle. La marche inexorable de l’OTAN vers les frontières russes fait partie des causes invoquées par Moscou pour justifier son invasion de l’Ukraine.

OTAN et souveraineté

Enfin, la participation à l’OTAN s’accompagne nécessairement d’une limitation de souveraineté diplomatique et militaire. L’OTAN est certes une alliance militaire, mais elle possède une portée politique. Or, il n’est pas possible pour la diplomatie française de se détacher complètement des prises de position du secrétaire général. D’autre part, la nécessaire « interopérabilité » des forces de l’OTAN passe par une américanisation des procédures de l’armée française. Cependant, ces façons de faire, telles que le « kill contract » (destruction d’une partie des moyens adverses avant l’engagement) sont adaptées à l’armée américaine. Les importer dans une armée à la doctrine, à la mentalité et aux aux équipements différents pourrait mener à catastrophes opérationnelles.

Il existe donc bien des raisons de vouloir prendre ses distances par rapport à l’OTAN. Cependant, les avantages du statut de membre restent importants.

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De l’utilité de l’Alliance

Même s’il n’existe aujourd’hui aucune menace aux frontières françaises, être membre de l’OTAN reste pertinent.

Une tribune pour la France

Tout d’abord, la participation à l’OTAN permet de renforcer l’influence française. L’organisation constitue une tribune et un forum qui fournit à la France des moyens supplémentaires pour faire valoir ses positions. En effet, le poste de Supreme Allied Commander Transformation (SACT), l’un des deux Supreme Allied Command, est réservé à un général Français. De plus, imposer sa présence dans les organes de décision permet de peser sur les choix de l’Alliance. Conserver sa place à l’OTAN, c’est aussi conserver sa place dans le concert des nations.

Conserver un rapport de force favorable

En outre, les grands compétiteurs de l’Occident n’hésitent plus à recourir à la force. Il apparaît pertinent de rester membre d’une alliance défensive qui dispose de la puissance des États-Unis comme argument principal. Les interventions russes en Ukraine et turques en Syrie ont montré que le tabou de la conquête n’était plus opérant. À ce titre, la France possède des faiblesses, notamment dans la défense de ses territoires ultramarins comme la Guyane ou la Nouvelle Calédonie. Qui plus est, avec l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, la guerre a atteint les frontières de l’Union Européenne. Il apparaît donc sage de conserver un rapport de force favorable face au voisin russe pour lui éviter des tentations.

L’OTAN face aux nouvelles menaces

Pour terminer, l’OTAN à su évoluer pour s’adapter aux menaces contemporaines (voir notre article sur la RDN en ligne). Elle a élargi la notion de défense pour faire face à des agressions en deçà du seuil de l’attaque armée. Depuis le sommet de Bruxelles en 2021, une attaque cyber pourrait déclencher l’article 5. L’Alliance a donc renforcé son caractère dissuasif face à des attaques dites « hybrides ». Or, la France ne peut pas se considérer à l’abri de telles attaques.

Rester membre de l’OTAN conserve donc sa pertinence, malgré des contraintes réelles. En dernière analyse, se retirer de l’Alliance ferait même perdre à la France bien plus de liberté d’action qu’elle n’en gagnerait.

Alliance atlantique et liberté d’action

Finalement, la véritable question est le maintien de la liberté d’action de la France. Or, renoncer à l’Alliance serait synonyme d’une perte considérable de cette liberté.

Quitter le commandement intégré ?

Quitter le commandement intégré de l’OTAN n’aurait guère de sens. Certes, cela garantirait que l’organisation des armées françaises réponde à leurs besoins propres, et non à ceux de l’OTAN. Mais la recherche de l’interopérabilité avec l’armée américaine se poursuivrait, voire se renforcerait. Et par-dessus tout, en tant que membre de l’Alliance, la France se verrait imposer des décisions prises par le commandement intégré, sur lesquelles elle n’aurait aucun doit de regard.

Article cinq et liberté d’action

De façon assez contre-intuitive, l’article cinq du Traité de l’Atlantique Nord n’est pas tout à fait contraignant. Les rédacteurs du texte se sont assurés qu’en cas d’activation, les voies et moyens d’assistance mutuelle resteraient totalement dans la main des nations. Son déclenchement n’est donc pas automatiquement synonyme de guerre. La France pourrait très bien choisir de ne pas s’engager. Toutefois, force est de reconnaître que l’activation de l’article cinq pourrait pousser un éventuel adversaire à employer immédiatement tous les moyens à sa disposition, y compris nucléaires, contre l’Alliance.

La France contre l’OTAN ?

Par-dessus tout, il pourrait n’être pas opportun de quitter l’Alliance alors que la Turquie, l’un des principaux compétiteurs de la France, en resterait membre. Le rapport de force ainsi créé serait très défavorable à Paris, qui ne pourrait défendre au mieux ses intérêts.

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Il n’apparaît donc pas opportun pour la France de quitter l’OTAN, ni de se retirer du commandement intégré. Certes, faire partie de l’Alliance atlantique impose un certain nombre de contraintes. Mais in fine, le rapport de force créé par l’OTAN est le garant du maintien de la liberté d’action de Paris, dans un monde ou le recours à la force paraît de plus en plus décomplexé.

Toutefois, face à la tendance de long terme qu’est le désengagement américain d’Europe, il n’apparaît pas pour autant sage de confier la sécurité du continent à Washington. La participation à l’OTAN ne saurait se substituer à la volonté politique de défendre ses intérêts par la force. Or, cette éventualité pourrait être à moyen terme imposée aux vieilles nations d’Europe.  

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Voir aussi Qu’est-ce que la guerre hybride ?

Qu’est-ce qu’une civilisation ?

Qu'est-ce qu'une civilisation ? Réponse de Fernand Braudel.

Dans Grammaire des civilisations (1987), le grand historien Fernand Braudel (1902 – 1985) approfondit les concepts de culture et de civilisation.

Qu'est-ce qu'une civilisation ? Réponse de Fernand Braudel.

Civilisation et sciences sociales

Pour Fernand Braudel, une civilisation, c’est un espace, une société, une économie et une mentalité collective.

« Les civilisations sont des espaces »

L’espace est la « scène » de la pièce de théâtre. Une civilisation acquiert certaines de ses caractéristiques par sa réponse au défi posé par la nature. Elle choisit les meilleures solutions pour se loger, se vêtir, se nourrir. Par exemple, exploiter des rizières ou des champs de blé crée un certain nombre de contraintes qui façonnent les civilisations.

Cet espace est par conséquent aménagé. « Le milieu à la fois naturel et fabriqué pour l’homme n’emprisonne pas tout à l’avance dans un déterminisme étroit ». Le milieu, c’est donc des avantages donnés, mais aussi acquis.

« Les civilisations sont des sociétés »

Les notions de société et de civilisation sont entremêlées, et presque identiques. Toutefois, cette dernière suppose des « espaces chronologiques » plus vastes.

Ainsi, une des caractéristiques de la civilisation occidentale aujourd’hui est sa société industrielle. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans cette optique sociologique, la relation ville/campagne est une des clefs de lecture des civilisations. Par exemple, le monde musulman a très tôt produit des villes brillantes, mais peu connectées avec les campagnes.

De plus, toute civilisation possède une vision du monde ; or, celle-ci est directement liée à la société, puisqu’elle est le fruit des tensions sociales dominantes.

« Les civilisations sont des économies »

Braudel comprend « économie » au sens d’économie politique. Il y inclut les enjeux technologiques et démographiques.

En effet, le rapport à la technique d’une civilisation pourrait être le produit de sa démographie. Ainsi, après la peste noire en Europe, le manque d’homme aurait stimulé l’inventivité technique. À l’inverse, la Chine, qui a toujours bénéficié d’une population très nombreuse, ou la Grèce antique, qui recourrait à l’esclavage, n’ont pas connu ces progrès des techniques malgré des civilisations brillantes.

En outre, une civilisation s’exprime dans la façon dont elle valorise ses surplus économiques, par l’art ou le luxe. Une économie, c’est une certaine manière de redistribuer les richesses, et donc une diffusion plus ou moins large de l’art, de la culture, de la philosophie et de la science. L’étendue de cette diffusion influera sur les aspects que prendra l’esthétique ou la philosophie. Par exemple au XVIIe siècle, l’art se concentrait autour des grandes cours ; au XIXe, il s’est répandu dans la bourgeoisie qui en a adapté les formes.

D’une façon plus générale, Braudel considère que c’est dans la vie intellectuelle de ses classes les plus pauvres qu’une civilisation se laisse lire le plus. « Le rez-de-chaussée d’une civilisation, c’est souvent son plan de vérité ».

« Les civilisations sont des mentalités collectives »

Cette notion de mentalité collective caractérise tout ce qui pour un peuple va de soi.

C’est la psychologie collective dominante qui « dicte les attitudes, oriente les choix, enracine les préjugés ». Elle est « le fruit d’un héritage lointain ».

À cet égard, la religion possède une importance clef, en définissant une éthique, en réglant les rapports à la vie et à la mort, mais aussi en assignant à chacun un rôle dans la société.

Il n’existe aucune frontière entre civilisations qui soit réellement imperméable. Les biens culturels s’échangent au même titre que les marchandises. Mais ces mentalités collectives sont « ce que les civilisations ont de moins communicable les unes à l’égard des autres ».  

Cependant, à y regarder de plus près, la notion de civilisation n’est pas statique.


Lire aussi Les peuples ont-ils encore le droit de disposer d’eux-mêmes ?

La civilisation, une notion historique

Premièrement, le mot « civilisation » possède une histoire.

Au singulier

Dans son sens contemporain, il apparaît au XVIIIe siècle. Il désigne l’opposé de la barbarie.

Mais cette notion de civilisation possède deux étages : les œuvres de l’esprit, mais aussi les accomplissements concrets. « Apporter la civilisation », c’était à la fois imposer la vision du monde occidental et ses réalisations techniques, le christianisme comme les chemins de fer. Le besoin d’un autre mot s’est donc fait sentir. Ce fut la « culture ».

En France, le terme « culture » évoque essentiellement une forme personnelle de vie de l’esprit, tandis que la « civilisation » renvoie aux valeurs collectives. En Allemagne, Kultur se réfère à des idéaux, des valeurs, alors que Zivilisation se comprend comme un ensemble de techniques et de pratiques.

Au pluriel

Mais au XIXe siècle, le terme de civilisation passe au pluriel. La civilisation s’efface au profit des civilisations, des ensembles humains, comme la civilisation occidentale ou chinoise. Nous avons déjà expliqué sur quels critères s’identifient les civilisations. Mais elles se définissent aussi en sous-ensembles. Chaque dénominateur commun peut encore se décliner. Il existe au sein de la civilisation occidentale une civilisation française, américaine, espagnole, des toits de briques aux toits d’ardoises, du blé, du riz…

Les civilisations sont des continuités historiques

Ensuite, une civilisation n’est pas qu’un espace, une société, une économie et une mentalité collective prise à un moment particulier. On ne peut véritablement saisir son essence que dans sa dynamique historique.

Selon Braudel, c’est même là que l’on va pouvoir s’approcher au plus près de l’âme d’une civilisation. « L’histoire d’une civilisation […] est la recherche, parmi les coordonnées anciennes, de celles qui restent valables aujourd’hui encore ». Elles se manifestent à travers des faits de civilisation : le succès d’un livre, un progrès technique, une mode… Ces « faits » sont souvent éphémères, mais certains noms semblent défier l’histoire : Aristote, Descartes, Marx, Bouddha, Jésus, Mahomet… Ce sont eux qui peuvent nous guider vers les coordonnées toujours actives, vers ce qui ne varie pas, ou peu.

Outre ces « faits de civilisation » qui bravent le temps, ce sont leurs « refus d’emprunter » qui mènent au cœur des civilisations. Dans la longue durée, elles partagent entre elles de nombreuses caractéristiques : l’occident a diffusé sa société industrielle au monde entier ; en Asie, le bouddhisme s’est répandu dans des régions à la culture bien différente. Mais parfois, certaines greffes ne prennent pas. Elles sont rejetées après un processus plus ou moins long. Il en est ainsi de la Réforme dans les pays latins, ou du marxisme chez les Anglo-saxons. Ces refus demeurent rares, mais révélateurs, car ce qu’ils repoussent remet en question leurs structures profondes.

Ces rejets peuvent aussi être internes, lorsqu’une civilisation se débarrasse de ce qui ne lui correspond plus. Ainsi, si la folie avait droit de cité au moyen âge, les progrès du rationalisme conduisent peu à peu à l’enfermement des fous.

*

Pour Fernand Braudel, une civilisation c’est donc un espace, une société, une économie, une mentalité collective considérées dans leur continuité historique. Son essence se trouve dans ce qu’elle a de permanent sur le temps long, et elle se révèle dans ce qu’elle refuse d’emprunter aux autres civilisations.

*

« Une civilisation donnée, ce n’est donc ni une économie donnée, ni une société donnée, mais ce qui, à travers des séries d’économies, des séries de sociétés, persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir ».

Fernand braudel, grammaire des civilisations

Qu’est-ce que la guerre hybride ?

Etymologiquement le mot "Hybride" proviendrait d’un rapprochement entre le latin hy̆brida (« de sang mêlé ») et le grec υ ϐρις « violence ».

Depuis 2014, on voit fleurir les mots de « guerre hybride » un peu partout pour qualifier… un peu n’importe quoi ; enfin, du moment que ça vient d’en face. 

Cette notion est l’exemple même du concept fourre-tout, à qui l’on fait dire beaucoup de choses. Mais ça tombe bien, parce qu’au niveau politique, c’est à cela qu’il sert.

Alors, la guerre hybride, c’est quoi ?

Aux origines de la guerre hybride

Les inventeurs de la guerre hybride

Le concept de guerre hybride est popularisé par un article du général Mattis et du lieutenant-colonel Hoffman en 2005, « Future Warfare : The Rise of Hybrid Wars »[1]. S’ils ne sont pas les premiers à parler de « guerre hybride »[2], ce sont bien eux qui vont porter ce thème dans le débat stratégique.

L’article initial, rédigé en pleine guerre d’Irak, vise à peser dans les réflexions en cours sur la « Quadriennal Defense Review » de 2006[3], et possède donc déjà une portée très politique. Le Pentagone avait identifié plusieurs types de menaces pour les États-Unis : traditionnelle, irrégulière, catastrophique et disruptive. Les auteurs font remarquer qu’il est très probable que les futurs adversaires des États-Unis emprunteront leurs procédés aux différentes catégories édictées, plutôt que de se fondre dans une identification complète à un type de menace. Ils font également remarquer que la dimension informationnelle prendra une place tout à fait essentielle dans les conflits de demain.

De la guerre hybride aux menaces hybrides

Peu à peu, la communauté stratégique s’est saisie du concept et a qualifié plusieurs conflits pourtant très différents d’« hybrides ». La guerre du Liban en 2006 a montré qu’un belligérant non étatique et irrégulier pouvait tout à fait utiliser des matériels jusque-là a priori réservés aux armées nationales[4].

Puis, en 2014, les opérations menées par la Russie en Ukraine ainsi que son soutien aux séparatistes du Donbass et de Lougansk sont l’occasion d’un glissement du concept de guerre hybride. Il est cette fois caractérisé par la combinaison de moyens militaires et non militaires dans le but d’agir pour déstabiliser un État tout en restant sous le seuil de la guerre.

La définition de la guerre hybride a donc varié avec le temps[5]. Mentionnons tout de même celle proposée par Guillaume Lasconjarias, particulièrement complète :

« le conflit hybride est avant tout une combinaison entre des moyens conventionnels, irréguliers et asymétriques, jouant sur les champs idéologiques et politiques comme informationnels pour manipuler en permanence les perceptions, et combinant forces spéciales et forces conventionnelles, agents de renseignement et provocateurs politiques, médias et acteurs économiques, cyberactivistes et criminels, paramilitaires et terroristes. L’objectif est donc de mener un effort offensif et global contre un pays, un état ou une institution, en l’affaiblissant via une crise permanente, une insurrection, une crise humanitaire ou politique grave, voire une guerre civile[6]. »

La guerre hybride, un concept militairement peu utile

La guerre hybride, c’est… la guerre

Si l’on doit reconnaitre que ce concept peut être tout à fait valide, par exemple lorsqu’il décrit tout l’éventail des actions possibles entre la guerre régulière et la guerre irrégulière[7], il faut tout de même conclure qu’il n’amène rien de nouveau.

En effet, les actions régulières et irrégulières sont combinées depuis l’antiquité[8] ; quant à la combinaison des moyens militaires et non militaires, elle est incluse dans la stratégie intégrale du général Poirier[9] (lien poirier) ; enfin, les stratégies de déstabilisation sont aussi vieilles que la politique. Concernant l’emploi des matériels les plus modernes ou des technologies duales par des acteurs non étatiques, la « techno-guérilla », pense-t-on que les guérillas d’hier se contentaient d’armes démodées capables seulement de faire un peu de bruit ?

La guerre hybride, la mise en boîte de trop ?

Qui plus est, cette notion floue pourrait aussi bien être contre-productive. En effet, l’engouement pour la notion de guerre hybride est certainement imputable à la nécessité structurelle pour l’analyste de classer et de catégoriser. Analyse est par définition identifier les parties d’un tout et leurs relations.

Or, si l’analyse théorique est un préalable indispensable pour former l’instinct des chefs[10], ces classifications dans des classifications pourraient s’avérer contre-productives pour des praticiens qui ont à faire à chaque fois à un conflit nouveau, unique, à une nouvelle couleur du caméléon clausewitzien, et qui doivent à tout prix résister à la tentation d’exhumer une liste d’actions à mener en fonction de tel ou tel type de conflit[11]. Une multiplication des concepts et des cadres d’analyse, aussi satisfaisante qu’elle soit sur le plan intellectuel, pourrait mener à des erreurs d’appréciation par l’application de grilles de lecture préformées. Paradoxalement, peut-être était-ce là l’enseignement de l’article du général Mattis et de lieutenant-colonel Hoffman…

Aussi aujourd’hui le thème de l’hybridité est-il abordé avec circonspection. Par exemple, le Pentagone a renoncé à en rédiger une doctrine[12], quant à la France, si elle emploie le terme de « menace hybride », on ne le retrouve mentionné que dans un seul document de doctrine militaire[13], rédigé en 2015 alors que la mode de l’hybridité faisait fureur. Il ne fait pas l’objet d’un document de doctrine particulier. Le Revue stratégique quant à elle ne l’emploie qu’une fois[14], ce qui montre que ce terme n’a pas véritablement réussi à s’imposer dans l’hexagone.

La guerre hybride, une ressource politique[15] de grande valeur

En revanche, au niveau politique, le concept fait figure de pépite. Né dans des publications américaines, le terme a vite été repris notamment par l’Union européenne et l’OTAN.

Caractériser l’agression

D’une part, l’Alliance montre qu’elle est plus que jamais nécessaire, puisque les frontières européennes peuvent à nouveau être l’enjeu d’un conflit. D’autre part, le concept de guerre hybride, en mêlant menaces non militaires et militaires, crée un continuum de la conflictualité en temps de paix. Cela permet à l’Alliance de se mettre en capacité de répondre avec ses moyens militaires aux défis posés en Europe de l’Est.

Le terme de guerre hybride a le mérite de mettre les Occidentaux, et spécialement les Européens, face à la réalité qui est la leur et qu’ils n’ont pas toujours voulu voir. Tout le monde ne conçoit pas la paix comme une coexistence irénique. Or l’Union européenne s’est construite sur la promesse de la fin de la guerre en Europe ; elle a le plus grand mal à concevoir les relations extérieures sous le prisme des rapports de puissance. Il en va de même pour un certain nombre de nations européennes qui n’ont plus connu de conflit armé depuis la Seconde Guerre mondiale. Mettre un nom sur des tentatives indéniables de déstabilisation ou de prise de contrôle est un pas en avant significatif vers une compréhension du monde adéquate pour pouvoir dialoguer de façon réaliste avec ses voisins.

Enfin, les « menaces hybrides » sont en fait une ressource politique qui offre la possibilité d’unifier les visions stratégiques des Européens. Elles permettent d’unir les menaces auxquelles font face les nations européennes, que ce soit à l’est avec des tentatives de déstabilisation russes ou le terrorisme islamiste. Cette unification des points de vue, si difficile à obtenir en Europe, permet la mise en place de politiques de résilience.

Un terme lourd de sens

En effet, « hybride » n’est pas un mot neutre. Il est porteur d’une forte charge négative. L’hybride est ici une recomposition, presque contre nature, de plusieurs ensembles qui n’étaient pas destinés à se côtoyer ; il s’agit presque d’un objet mutant, si indéfinissable qu’il en est incontrôlable. En effet, étymologiquement le mot proviendrait d’un rapprochement entre le latin hy̆brida (« de sang mêlé ») et le grec υ ́ϐρις « violence ».

La charge d’angoisse que « l’hybridité » véhicule est un facteur qui délégitime celui qui la met en œuvre. L’Occident ne pratique donc pas ce type de guerre, mais l’« approche globale », dont la guerre hybride a quasiment été définie comme le « double maléfique » par Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN :

« [la guerre] hybride est le pendant obscur de notre approche globale. Nous employons une combinaison de moyens militaires et non militaires pour stabiliser des pays. D’autres s’en servent pour les déstabiliser »[16].

Jens SToltenberg, secrétaire général de l’OTAN, 2015

Le terme « hybride » possède donc indéniablement une charge morale forte qui favorise le rassemblement contre les auteurs d’actes « hybrides ».

La guerre hybride, la guerre des autres

La guerre hybride, c’est la guerre des autres. Personne ne se réclame d’une doctrine de guerre hybride. Les opérations militaires occidentales, qui allient forces conventionnelles, forces spéciales, partenariat militaire opérationnel (former et employer les troupes locales au combat), soutien à des groupes paramilitaires, guerre de l’information, investissement économique, parfois appui des ONG, et quelquefois même mensonge d’État, comme lors de la guerre d’Irak de 2003, possèdent pourtant toutes les caractéristiques de la guerre hybride.

Les Russes, eux, n’emploient pas le terme de guerre hybride, mais de guerre de nouvelle génération (ou guerre non linéaire).

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Sans revenir sur tous les travaux et les controverses à son sujet, nous conclurons que l’hybridité est un concept peu utile militairement. Tout en restant flou, il tente de décrire comme révolutionnaire une réalité aussi vieille que la guerre. Considérons donc l’hybridité comme une notion plus que comme un véritable concept, une notion évoquant une forme de conflictualité marquée par l’ambiguïté.

En revanche au niveau politique c’est une notion particulièrement utile, ce qui peut contribuer à expliquer son succès.

Voir aussi qu’est-ce que la guerre asymétrique.

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[1] Mattis, J. N., & Hoffman, F., « Future Warfare: The Rise of Hybrid Wars », Proceedings, vol. 131, n° 11, novembre 2005.

[2] Walker, R. H., SPEC FI., « The United States Marine Corps and Special Operations », Monterey, Naval Postgraduate School, 1998.

[3] Barbin, J., « La guerre hybride, un concept stratégique flou aux conséquences politiques réelles », Les champs de mars, 2018/1, 30, p. 109, et Alchus, T., « L’adaptation de l’OTAN aux menaces de « guerres hybrides » russes » [en ligne], CSFRS, 2019, disponible sur <https://www.geostrategia.fr/ladaptation-de-lotan-aux-menaces-de-guerres-hybrides-russes/>, (consulté le 19 avril 2020).

[4] Tenenbaum, E, « Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique », Revue de Défense Nationale, mars 2016, p. 32.

[5] Hoorickx, E., « Quelle stratégie euro-atlantique face aux « menaces hybrides »? », Revue de Défense Nationale, novembre 2017, pp. 118 – 122.

[6] Lasconjarias, G., « Qu’est-ce que la guerre hybride » [en ligne] disponible sur <https://www.anoraa.org/articles/20995-quest-ce-que-la-guerre-hybride>, (consulte le 25 avril 2020).

[7] Tenenbaum, E., Le piège de la guerre hybride, Focus Startégique, n°63, octobre 2015.

[8] Henninger, L., « La guerre hybride : escroquerie intellectuelle ou réinvention de la roue ? », Revue de Défense Nationale, mars 2016, pp 51– 55.

[9] Poirier, L., Stratégie théorique II, Paris, Economica, 2015, pp. 113 – 120.

[10] De Gaulle, C., Le fil de l’épée, Paris, Perrin, 2015 ; Von Clausewitz, C, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000, pp. 131 – 132.

[11] Henninger, L.,« La guerre hybride… », op.cit., p. 54.

[12] Henninger, L., loc. cit.

[13] Armée de Terre, DFT 3.2, t. 1 (FT-03), L’Emploi des forces terrestres dans les opérations interarmées, Paris, CDEF, 2015

[14] Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, Paris, Dicod, Bureau des Éditions, 2017, p. 47.

[15] ALCHUS, T., « L’adaptation de l’OTAN aux menaces de « guerres hybrides » russes » [en ligne], CSFRS, 2019, disponible sur <https://www.geostrategia.fr/ladaptation-de-lotan-aux-menaces-de-guerres-hybrides-russes/>, (consulté le 19 avril 2020).

[16] « Hybrid is the dark reflection of our comprehensive approach.  We use a combination of military and non-military means to stabilize countries.  Others use it to destabilize them. », Jens Stoltenberg, 25 mars 2015, disponible sur https://www.nato.int/cps/en/natohq/opinions_118435.htm?selectedLocale=fr>, (consulté le 25 avril 2020). C’est nous qui soulignons.

Qu’est-ce que la guerre asymétrique ?

Qu’est-ce que la guerre asymétrique ?Soldats américains en Afghanistan

La guerre asymétrique, tout le monde sait ce que c’est… à peu près. Mais curieusement, il est assez difficile de trouver des articles de vulgarisation de qualité qui en traitent. Il n’y a qu’à regarder la page Wikipédia sur le sujet… Pourtant, ce concept a donné naissance à une littérature particulièrement abondante chez les spécialistes. D’autant que les forces armées occidentales, depuis 2001, se montraient incapables de s’imposer dans ce type de conflits.

Alors, la guerre asymétrique, c’est quoi ?

Une asymétrie, des asymétries

Commençons par un peu de vocabulaire. Un conflit est dit « symétrique » lorsqu’il oppose deux armées de même nature et dont les moyens sont à peu près du même niveau. Par exemple, la France et l’Allemagne en 1914 ou 1939. Il est dissymétrique quand les forces en présence utilisent des systèmes de combat plus ou moins identiques, mais ont des moyens très inégaux, comme pendant de la guerre du Golfe ou celle de Géorgie en 2008. 

Une guerre est asymétrique lorsque les différences entre les parties au conflit sont de trois ordres : moyens, procédés, volonté.

Asymétrie de moyens et de procédés

Elle oppose deux adversaires aux moyens particulièrement déséquilibrés. L’un a la capacité de se projeter pour détruire l’adversaire chez lui, ce que l’autre n’a pas les moyens de faire. Le meilleur exemple est bien sûr la guerre d’Afghanistan. La première armée du monde, dotée d’une supériorité technologique écrasante, affronte des bandes de talibans très légèrement équipés. Ces derniers sont incapables s’opposer de vive force à la coalition et doivent recourir à des tactiques de guérilla.

Cette asymétrie des moyens provoque en effet une asymétrie de procédés tactiques. Face à un ennemi très supérieur en nombre et en moyens, qui recherche le contact et la destruction, le combattant asymétrique n’a pas d’autre choix que d’employer les procédés tactiques de la guerre irrégulière : l’évitement, la guérilla, le terrorisme. Il tente simplement de survivre. Pour lui, ne pas être anéanti représente déjà une victoire.

Il se sert de sa connaissance du terrain et de la population pour poser un insoluble dilemme de sureté à son adversaire. Partout il porte des petits coups, sur des cibles peu défendues, puis se dissout dans la population. Il fait donc durer la guerre en usant la volonté de combattre de son adversaire. C’est la « manœuvre par lassitude » décrite par le général Beaufre.

Asymétrie des volontés

C’est là la dernière asymétrie, et la plus importante : l’asymétrie des volontés. Dans Why big nations loose small wars, qui est le texte qui introduit le concept d’asymétrie en 1975, Andrew Mack ne parle pas d’asymétrie de moyens ou de procédés, mais d’asymétrie des volontés. En effet, Mack tente de tirer les leçons de la guerre du Vietnam et des conflits de décolonisation. Il note que la volonté du camp qui lutte dans une opération étrangère, loin de chez lui, dans une guerre choisie à laquelle il peut mettre fin à tout moment, mais qui lui coûte économiquement et politiquement, s’effritera plus vite que celle de celui qui combat pour sa survie. Comme le cœur de l’affrontement guerrier est la dialectique des volontés, le plus faible n’est pas celui que l’on croit…

Qu’est-ce que la guerre asymétrique ?
Asymétrie des volontés au Vietnam.

Cette asymétrie des enjeux ou des volontés est au centre de la guerre asymétrique. Nul ne songe à parler de guerre asymétrique pour évoquer, par exemple, les conflits en Tchétchénie. En effet pour les Russes la défaite n’était pas une option.

Attention aussi à l’anachronisme, qui voudrait voir dans n’importe quel emploi de troupes légères ou de tactiques de guérilla dans l’histoire un conflit asymétrique… Andrew Mack introduit ce concept au milieu des années 70 pour faire référence à un type de conflit bien particulier, qui s’est ensuite trouvé « enrichi », quoique l’on puisse légitimement dire « dévoyé », au début du XXIe siècle, mais toujours en rapport avec une certaine synthèse contemporaine de l’art de combattre occidental.

Une guerre asymétrique est donc caractérisée par une asymétrie de moyens, qui mène à une asymétrie de procédés, dans le cadre d’un affrontement des volontés aux enjeux asymétriques.

Guerre asymétrique ou guerre irrégulière ?

L’asymétrie utilise les procédés tactiques de la « guerre irrégulière » .

Le modèle de l’« irrégularité » se comprend par rapport au modèle « régulier », dont il serait la quasi-antithèse. Ce modèle « régulier » est bien sûr le modèle occidental de la guerre, qui est aujourd’hui partagé par bien des nations non occidentales.

NDA : précisons qu’il ne s’agit pas ici de déterminer si ce modèle est justement analysé ou s’il est une construction artificielle contre-productive.

Le modèle occidental serait celui de la bataille, de la recherche de la destruction dans le choc de masses de manœuvre équipées d’armement lourd et sophistiqué. L’anéantissement des forces armées est, dans ce paradigme, nécessaire et suffisante pour créer un nouveau rapport de forces politique qui mettra fin à la guerre. Ce type d’affrontement particulièrement violent est tout de même borné par un certain nombre de règles, le droit de la guerre. La première de ses lois est la distinction entre combattants et non-combattants.

L’irrégulier défie ce modèle point par point. Refusant la bataille, il pratique l’esquive, et évite par-dessus tout les combats d’anéantissement. Légèrement équipé, il réfute l’opposition entre combattants et non-combattants, en se fondant dans la population et s’en prenant à elle si nécessaire. Comme il est déjà dans la clandestinité, la destruction de ses unités n’influe que peu sur le rapport de force politique. Bref, s’il joue selon les règles de la guerre fixées par le camp le plus puissant, il perd. Il lui faut donc en inventer d’autres.

Distinction guerre asymétrique – guerre irrégulière

Mais alors, quelle différence entre guerre asymétrique et guerre irrégulière ? Si l’on peut dire que le concept de guerre irrégulière est plutôt centré autour de procédés tactiques, et de son lien avec un art de la guerre dit « classique », celui d’asymétrie porte d’abord sur la caractérisation des parties au conflit. Toutefois, ces deux concepts sont très proches, car l’asymétrique est contraint d’employer exclusivement les procédés de la guerre irrégulière à cause de son rapport de forces très défavorable.

Pourquoi perd-on ces guerres asymétriques ?

Qu’est-ce que la guerre asymétrique ?

À l’heure de la chute de Kaboul, pourquoi perd-on ces guerres ? Pour Mack, la réponse serait claire : les enjeux n’étant pas du même niveau, la volonté du camp expéditionnaire s’avère rapidement insuffisante pour mener la guerre aussi longtemps et aussi durement qu’il le faudrait. Il finit par se lasser et se retire. Mais développons un peu, pour les guerres expéditionnaires conduites par les démocraties occidentales après 2001.

Dépolitisation de la guerre

La première raison de ces échecs, et sans aucun doute la principale, est la dépolitisation de la guerre. En considérant de l’ennemi comme un terroriste, donc un criminel, on nie la dimension politique de son combat. Nous recherchons donc son anéantissement total et refusons de négocier avec lui pendant qu’il en est encore temps. Par voie de conséquence, la victoire militaire ne peut pas produire d’effet politique. Cela d’autant plus que les objectifs politiques des occidentaux, quand ils existent, sont peu clairs ou irréalistes. Comment croire en effet que l’on peut démocratiser l’Afghanistan en quelques années ? Entre la Révolution française et un régime démocratique stable en France, il s’est passé près d’un siècle et plusieurs guerres qui ont enflammé l’Europe. Si la contre-insurrection est incapable de couper la guérilla de ses soutiens extérieurs, la guerre se poursuit donc indéfiniment, tendue vers un impossible anéantissement.

Face à un blocage militaire — la destruction des forces ennemies ne provoque pas de victoire politique —, les armées cherchent alors d’autres moyens de créer ce nouveau rapport de forces politique. Elles vont s’adapter au style de combat adverse, et tenter de « gagner les cœurs et les esprits » de la population.

Gagner les cœurs et les esprits, mais perdre les corps

Évidemment, des armées professionnelles aux effectifs réduits ne peuvent contrôler cette population ; il faut donc mettre en avant les troupes locales, formées, entraînées et équipées à l’occidentale. Mais leur combativité, peut-être de ce fait même, s’avère souvent questionnable. Or, quand bien même le peuple plébisciterait le projet politique porté par ces troupes (ce qui est déjà assez improbable), cette bataille des cœurs et des esprits est, elle aussi, asymétrique. Quand le camp soutenu par l’Occident va rechercher l’adhésion de la population, l’adversaire asymétrique utilisera lui un mélange d’adhésion et de terreur. Qui dénoncerait des combattants cachés dans son village au risque de voir sa famille massacrée ?

Enfin, lorsqu’au bout de plusieurs années, de guerre lasse, les nations occidentales acceptent de négocier, elles ne sont plus en position de force. Elles doivent se retirer sans lauriers.

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La guerre asymétrique, c’est donc la rencontre entre des belligérants dont les forces sont si inégales que le plus faible ne peut accepter un combat direct. Il doit recourir des modes d’action alternatifs, tels que la guérilla ou le terrorisme. Mais une asymétrie des enjeux vient compenser cette asymétrie de moyens. L’un lutte pour sa survie, l’autre dans un conflit choisi qu’il peut abandonner à tout moment. La dialectique des volontés étant au cœur de la guerre, le rapport de forces s’inverse peu à peu.

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C’est dans cette asymétrie des volontés que réside en réalité l’essence de la guerre asymétrique. Loin de représenter un quelconque changement dans la nature de la guerre, cela confirme son caractère politique.

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On se sent toujours un peu idiot quand on découvre un nouveau concept dans une publication anglo-saxonne. Il va de soi pour l’auteur (mais oui, enfin, la 4rth generation warfare !), mais nous, on n’en a jamais entendu parler… La guerre en boîte est une nouvelle série d’articles consacrée à des concepts stratégiques et militaires qui tentent, parfois à leur corps défendant, de caractériser la guerre, de la mettre en boîte.

Voir aussi le système thalassocratique chez Thucydide.

Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse

Le système thalassocratique chez Thucydide, dans la Guerre du Péloponnèse

Au livre premier de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse (lien rémunéré par Amazon), Thucydide décrit la formation de l’empire athénien et met en lumière les fondements de ce que l’on pourrait appeler son système thalassocratique. Malgré ses 2000 ans, son analyse s’avère encore pertinente aujourd’hui.  

Paul Vidal de la Blache définit une thalassocratie comme un « État dont la puissance réside dans la domination sur les mers ».

Notons que Thucydide n’emploie pas le mot de thalassocratie ; et pour cause, le terme vient du grec Thalassokrator (« le maître de la mer »), forgé par Strabon au 1er siècle, soit 400 après la mort de notre auteur.

L’édition utilisée pour cet article est Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Robert Laffont, 1990.

Thucydide, l’Histoire de la guerre du Péloponnèse : aux origines de la cité

Les premiers chapitres de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse sont connus sous le nom d’« Archéologie ». Thucydide y explique sa méthode, et il y revient sur les origines de la puissance des cités grecques, et particulièrement celle d’Athènes. 

Au commencement était une géographie défavorable. Ce qui n’est pas encore le monde grec est composé, du Péloponnèse à l’Asie Mineure, d’un chapelet d’îles et de territoires montagneux, peu fertiles. Les meilleures terres sont convoitées par tous, ce qui provoque des mouvements de populations. Les plus forts chassent les précédents occupants avant d’être chassés à leur tour. Athènes, dont le sol est aride, n’excite en revanche pas l’appétit des conquérants. Paradoxalement cela la favorise, puisqu’elle en tire une certaine stabilité, et voit croître sa population de celles qui ont dû abandonner leurs terres.

Cependant, en ces âges obscurs il est impossible pour les cités de stocker des réserves de vivres ou des richesses. En effet, la piraterie règne sur les eaux, et les villes côtières sont victimes de raids incessants. Faute de revenus suffisants pour construire des remparts ou de sécurité pour commercer, les cités grecques doivent se résoudre à devenir la proie des pirates ou à se développer à l’intérieur des terres. 

Ce cercle vicieux n’est brisé qu’avec la mise sur pied par le roi Minos d’une flotte capable de mettre fin à la piraterie. Ces nouvelles conditions politiques autorisent le développement du commerce, qui lui-même permet enfin la construction de remparts. Les villes grecques peuvent dès lors amasser des richesses, équiper des flottes et aller soumettre d’autres territoires pour qu’ils leur paient tribut. C’est l’origine du système thalassocratique. Une organisation politique a permis de mettre à profit une géographie défavorable pour accumuler du capital et le transformer en puissance.

Les fondements de la puissance : le système thalassocratique

La thalassocratie athénienne telle que décrite par Thucydide dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse repose sur quatre éléments qui agissent en système : la flotte, l’argent, les remparts et les alliés.

Flotte

La flotte est l’élément le plus important. Dans la géographie du monde grec, fait de zones montagneuses et de nombreuses îles de petite taille, c’est elle qui permet le contrôle de la terre. C’est aussi elle qui protège les relations commerciales et donc les approvisionnements des cités. Elle est la puissance projetée qui soumet les ennemis et attire les alliés.

Remparts

Les remparts ont également une importance capitale. Ils défendent les flottes au mouillage, mais surtout ils sanctuarisent les points d’appui sur la côte, empêchent les raids, et de ce fait autorisent le stockage de la richesse et le développement du négoce.

Posséder des murailles constitue aussi un symbole tout à fait nécessaire pour exister en tant qu’entité politique dans la Grèce antique. Relever les remparts de la cité est la première chose qu’entreprend Thémistocle après les guerres médiques, « car il n’était pas possible, sans des moyens de combat équivalent, de participer aux délibérations communes dans des conditions semblables et justes ». Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p. 217.

Argent et alliés

Les échanges apportent le troisième élément clef, l’argent, sans qui il n’est pas possible de construire ou d’entretenir flotte et murailles.

En plus du commerce, les alliés — ou territoires soumis — sont les grands pourvoyeurs d’argent. Ils versent un tribut annuel à Athènes et lui procurent trières et troupes. De ce fait, ils augmentent sa capacité à s’étendre, tout en réduisant leurs propres possibilités d’armer une flotte et donc de se poser un jour en concurrents d’Athènes.

« cette répugnance à faire campagne avait amené la plupart [des alliés d’Athènes], afin de ne pas s’éloigner de chez eux, à se faire assigner en argent pour une somme représentant les navires à fournir : aussi Athènes voyait-elle croître sa flotte, grâce aux frais qu’ils assumaient, tandis qu’eux-mêmes, en cas de défection, entraient en guerre sans armement ni expérience ».

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p. 220. 

Symbole de l’importance de ces quatre éléments, quand peu avant le début de la guerre du Péloponnèse les athéniens soumettent les îles de Thassos ou d’Égine, ils leur font mettre à bas leurs remparts, céder leur flotte et payer des réparations pour le conflit ainsi qu’un tribut annuel.

« Les Éginètes, après cela, traitèrent aussi avec Athènes, acceptant de raser leurs fortifications, de livrer leur flotte et de se faire fixer un tribut pour l’avenir ».

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p.224.

« Les Thasiens, à leur troisième année de siège, traitèrent avec les Athéniens : ils abattaient leurs remparts et livraient leur flotte ; une taxation fixait pour eux les sommes à acquitter aussitôt et à verser régulièrement dans la suite ».

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, pp. 220 – 221.

Troupes terrestres et territoires

Les troupes terrestres ainsi que les territoires contrôlés par les cités ne sont pas sans importance, mais viennent seulement compléter le système. Ainsi, Périclès accepte dès le début des hostilités de voir les terres d’Athènes ravagées. En effet, grâce à ses remparts, la cité peut protéger les hommes. De surcroît, grâce à ses alliés et aux îles qu’elle gouverne, ses approvisionnements sont assurés tant qu’elle a la maîtrise de la mer.

« Il faut nous désintéresser de la terre et des maisons [qui sont à la campagne], pour ne veiller que sur la mer et la ville […]. Et, si je croyais devoir vous convaincre, je vous dirais d’aller vous-même les mettre au pillage ».

Discours de Périclès aux Athéniens, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p.243.

De même, les troupes terrestres sont indispensables pour protéger les villes ou s’assurer de la loyauté de ses alliés, toutefois sans la flotte leurs déplacements lointains sont longs et difficiles. Enfin, les remparts permettent à peu d’hommes de défendre des cités entières.   

Thucydide Guerre du Péloponnèse
Le modèle thalassocratique chez Thucydide

La stratégie lacédémonienne : briser le cercle

Lorsque les Lacédémoniens se proposent de rentrer en guerre par crainte de l’extension irrésistible d’Athènes, ils examinent la stratégie à mettre en œuvre. Les Corinthiens, leurs alliés, leur conseillent de s’attaquer au système de puissance adverse et de briser le cercle. Ils suggèrent deux mesures, à savoir remédier à la principale faiblesse de Sparte, l’absence de flotte, puis cibler le point le plus fragile du système athénien : ses alliés.

« Pour la marine, qui fait leur force, nous en équiperons une avec nos ressources à chacun, et avec l’argent de Delphes et d’Olympie : en faisant un emprunt, nous pouvons, grâce à une solde supérieure, débaucher les marins étrangers qu’ils emploient ; car la puissance d’Athènes est affaire de dépense, plus qu’elle ne lui est propre […]. Nous avons encore à notre disposition d’autres procédés de guerre : la défection provoquée de leurs alliés — la meilleure façon de supprimer les revenus qui font leur force —, le contrôle de leur pays au moyen d’ouvrages fortifiés, et bien d’autres possibilités ».

Discours des corinthiens au congrès de Sparte, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, pp, 229 — 230.

En effet, ses alliés procurent à Athènes richesse, navires, troupes, et vivres. Et sans flotte, pas d’action possible sur eux. Or, ce lien avec ses alliés est justement le point faible du système athénien. Son impérialisme agace et inquiète ; la distinction entre cité alliée et cité soumise est ténue : le ressentiment envers Athènes est fort. C’est précisément la réussite de cette stratégie de désolidarisation qui permettra la victoire de Sparte. 

Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse : un système encore valide ?

Si le système thalassocratique décrit par Thucydide ne suffit plus à expliquer les fondements des thalassocraties modernes, force est de constater qu’elles se glissent tout de même remarquablement bien dans son modèle.

N.B. : il ne s’agit pas ici de démontrer que des systèmes politiques ultérieurs sont explicables par le système de Thucydide. Cela serait méthodologiquement condamnable. Notre intention est simplement de montrer la profondeur de son analyse.

Prenons, pour s’en convaincre, deux exemples de thalassocraties occidentales proches de nous, l’Empire britannique du XIXe siècle et la domination américaine contemporaine. 

Au préalable, un petit exercice de conceptualisation permet de rattacher la flotte à la puissance militaire maritime, l’argent à la puissance économique et commerciale, les remparts à des points d’appui sanctuarisés et les alliés à l’accès aux ressources de territoires ultramarins. 

L’Empire britannique

La domination britannique était fondée sur une flotte redoutable, un réseau de points d’appui, sa puissance commerciale et la profondeur économique de son empire.

L’empire produisait des ressources recherchées, utiles au développement de l’économie britannique. Ces ressources étaient écoulées par un système de points d’appui défendus à la pointe du canon. Ces points d’appui avaient aussi pour fonction de ravitailler la flotte et protéger le négoce. En retour, le commerce permettait le renforcement de la puissance maritime.

Thucydide appliqué à l'Empire britannique
Thucydide Guerre du Péloponnèse
Thucydide appliqué à l’Empire britannique

Les États-Unis, le Thalassokrator

Quant aux États-Unis d’Amérique, leur puissance repose en partie sur la maîtrise de la mer, grâce à leurs forces aéronavales, qui garantissent un système d’alliances militaires et la sûreté des communications ; ces alliés et ces communications fournissent matières premières et marchandises dans le cadre de l’idéologie libre-échangiste. Enfin, l’indispensable réseau de points d’appui est défendu à la fois par la force et le droit. Ce système contribue à la domination économique américaine, qui lui permet de maintenir sa puissance maritime.

La puissance maritime américaine au prisme de Thucydide
Thucydide Guerre du Péloponnèse
La puissance maritime américaine au prisme de Thucydide

Bien sûr, ces analyses sont simplistes. L’Empire britannique disposait aussi des conditions socio-économiques nécessaires pour produire une flotte techniquement plus avancée que ses concurrents ; les États-Unis ne sont pas véritablement une thalassocratie dans la mesure où ils ne dépendent pas exclusivement de leurs approvisionnements par mer ; la source de leur puissance étant bien plutôt la maîtrise simultanée des espaces maritimes, aériens, extra-atmosphériques et numériques.

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Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins troublant de constater à quel point le modèle identifié par Thucydide il y a plus de 2000 ans est encore, dans une certaine mesure, utile pour comprendre le monde d’aujourd’hui.

Flotte, remparts, argent et alliés ont donc été les fondements de la thalassocratie athénienne. C’est uniquement en s’attaquant au maillon le plus faible de ce système de puissance, les alliés, que Sparte a finalement pu briser le cercle vertueux et défaire son adversaire.

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Voir aussi la France est-elle une puissance maritime ?