Chez Marx, dans Le capital, une marchandise possède une valeur d’usage et une valeur d’échange.
La valeur d’usage
La valeur d’usage représente l’utilité de l’objet par rapport à la satisfaction d’un besoin. Ces besoins peuvent être physiologiques ou moins essentiels, peu importe. La chaise sert à s’asseoir, la nourriture à survivre, un diamant à marquer sa distinction sociale. La valeur d’usage positionne la marchandise au regard du besoin qu’elle comble.
La valeur d’échange selon Marx
Pour Marx, contrairement à la valeur d’usage, la valeur d’échange place la marchandise dans son rapport aux autres marchandises. X kilos de farine ont la même valeur que Y kilos de fer. Mais dans ce cas, qu’est-ce qui détermine cette valeur d’échange ? Il ne peut s’agir que d’une chose que les deux marchandises possèdent en commun. Cet étalon est la quantité de travail humain qu’elles contiennent, c’est-à-dire qui a permis leur création.
Le travail humain au cœur de la valeur d’échange
Ce travail humain est mesuré en temps. Plus le temps nécessaire pour fabriquer une marchandise se révèle important, plus sa valeur d’échange est élevée. L’introduction d’une force productive supérieure, par exemple grâce à la mécanisation, entraîne par conséquent une baisse de la valeur d’échange.
Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les prix (c’est un raccourci, la valeur d’échange n’est pas tout à fait synonyme de prix) des marchandises produites industriellement avec le coût de celles fabriquées par des artisans. C’est donc le temps de travail socialement nécessaire à sa réalisation qui détermine la valeur d’échange d’une marchandise.
NDA Valeur d’usage et valeur d’échange n’ont pas de lien direct. Cependant, la valeur d’usage ressurgit parfois dans les prix, lors de crises, pénuries ou épidémies, comme l’indique la courbe des prix du gel hydroalcoolique entre 2020 et 2021.
Enfin, une chose peut ne demander aucun travail humain, mais posséder une valeur d’usage. Il en va ainsi de l’air, ou le sol. De même, un objet peut contenir du travail humain sans pour autant détenir une valeur d’échange, par exemple s’il répond à un besoin strictement personnel. Dans les deux cas, les objets considérés ne sont pas stricto sensu des marchandises.
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Valeur d’usage et valeur d’échange sont deux notions clef dans le Capital. La valeur d’usage représente donc l’utilité d’un objet au regard de la satisfaction d’un besoin. La valeur d’échange positionne la marchandise par rapport aux autres marchandises. C’est la quantité de travail humain socialement nécessaire pour produire une marchandise qui détermine sa valeur d’échange. Cette quantité de travail se mesure en temps.
Mémoriser un livre relève souvent du défi. Rien de plus insupportable que de se rendre compte que l’on a tout oublié d’un livre à peine refermé !
Voici une petite méthode tout à fait empirique pour retenir ce qu’on lit. Elle présente une alternative un peu plus ludique aux fiches classiques. Évidemment, on ne mémorisera pas tout le livre, mais on assimilera ce qui nous parait valoir la peine d’être su.
Le principe est d’utiliser des techniques qui vont faciliter la compréhension des informations, puis leur mémorisation. Enfin, il s’agira de graver ces informations dans notre mémoire sur le plus long terme.
Lire le livre (et le comprendre)
Lire le livre un carnet à la main (ou son téléphone). Noter et reformuler avec ses mots à soi les idées que l’on souhaite retenir. Faire de même pour l’idée principale de chaque chapitre ou partie.
C’est une lecture active. La reformulation permet de mieux comprendre ce qu’on lit, et de commencer le travail de mémorisation. En effet, on n’assimile pas ce que l’on ne comprend pas, ou que l’on ne cherche pas à retenir.
Le défi est ensuite de mémoriser le livre. Quelques jours après la fin de la lecture, revenir sur ses notes. Pour chaque idée, imaginer une question dont la réponse sera l’idée à retenir. Il est possible de répertorier ces questions dans un fichier de traitement de texte.
Reprenons notre exemple de Clausewitz :
Q : quelle est l’idée la plus riche de De la guerre ?
R : la guerre est soumise à la politique.
Pour approfondir la mémorisation, la réponse peut aussi devenir une question.
Q : pourquoi la guerre est-elle soumise à la politique ?
R : parce qu’elle a pour fin un but politique décidé par le pouvoir politique.
L’objectif de ces questions est de pouvoir se les reposer à intervalles réguliers. Ainsi, l’information se gravera dans la mémoire de long terme.
On peut les réviser toutes les semaines ou tous les mois. Cependant, le plus pratique reste d’utiliser un logiciel prévu à cet effet.
Utiliser un logiciel de mémorisation pour mémoriser un livre
Les logiciels de mémorisation sont des applications qui ont pour but de faciliter la rétention des informations. Ceux qui vont nous intéresser fonctionnent grâce à un système de questions-réponses, comme Anki ou Quizlet.
Leur principal atout est qu’ils sont téléchargeables sur smartphone. Donc exit la programmation des séances de révision, que l’on tient une semaine avant de les reléguer aux oubliettes avec tout ce que l’on avait cru apprendre. À la place, on reçoit des notifications. On n’a rien à faire, et c’est pour ça que ça marche !
Ainsi, il est plus facile de consentir un effort de prise de notes lors de la lecture du livre. On sait qu’elles ne seront pas perdues.
Comment fonctionne un logiciel de mémorisation ?
Il suffit d’enregistrer ses questions et leurs réponses dans le système. Ensuite, le programme gère lui-même le rythme de révision. Il choisit l’intervalle dans lequel il va vous présenter à nouveau une question. Cet intervalle s’étend si la réponse s’avère systématiquement bonne, se rétracte si elle se montre dure à mémoriser.
Chaque paquet Anki est composé de Flashcards. Ces Flashcards servent simplement de support à vos questions-réponses. L’application pose une question, et vous évaluez si votre réponse est correcte, facile ou difficile, ou si vous souhaitez que le logiciel vous repropose la carte rapidement.
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Le but de notre méthode est de positionner l’effort sur la compréhension des informations et non sur la mise en place de révisions rébarbatives.
Nous combinons la mise en forme des informations à retenir sous la forme de questions et l’utilisation d’un logiciel de mémorisation. Cela permet de mieux comprendre et de mieux retenir sur le long terme, avec moins d’efforts à fournir sur la partie qui pèche toujours, la révision.
Chars T14 sur la place rouge, 2016. ® Ministère russe de la Défense, licence creative commons
VIe siècle, Karkemish, dans le sud de l’actuelle Turquie. Sur la route qui le mène jusqu’au camp de Bélisaire, l’émissaire sassanide jauge l’avant-garde des forces du Byzantin. Dans la plaine, des feux et des bivouacs à perte de vue : des dizaines de milliers de soldats, qui ne sont assurément qu’une petite partie d’une immense armée. Sous sa tente, le général byzantin possède le calme assuré de celui qui se sait le plus fort. L’entrevue sera courte.
De retour auprès de son souverain, l’envoyé ne peut que lui recommander de renoncer à ses projets d’invasion. L’armée à laquelle il fait face est sans doute la plus formidable que l’on ait vue de mémoire d’homme. La rage au ventre, le Perse fait demi-tour.
En réalité, l’armée byzantine ne comptait que quelques milliers de soldats. De faux bivouacs, des forces simulées, des gesticulations trompeuses ont contraint une armée peut-être dix fois plus nombreuse à se retirer.
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La réflexion qui permet à la ruse de Bélisaire de réussir est la suivante : l’ennemi peut reculer devant le coût qui lui sera imposé pour réaliser ses desseins. Il s’agit simplement de dissuasion. Selon Lucien Poirier, la dissuasion est un « mode préventif de la stratégie d’interdiction, se donnant pour but de détourner un adversaire d’une initiative en lui faisant prendre conscience que l’entreprise qu’il projette est irrationnelle[1] ».
En France, la dissuasion nucléaire demeure la clef de voûte de la stratégie de défense. Les forces conventionnelles la complètent, mais elles peuvent aussi produire un effet de dissuasion autonome. On parle alors d’intimidation stratégique. Toutefois, des forces conventionnelles ne sont pas par nature dissuasives. Dès lors, comment obtenir cet effet de dissuasion par l’intimidation ?
Complémentarité des forces conventionnelles et nucléaires
En France, les forces nucléaires et conventionnelles s’épaulent en permanence. Ces dernières participent à la fonction stratégique « dissuasion ».
Comme l’indique le Concept d’emploi des forces terrestres[2], les forces nucléaires permettent d’écarter tout chantage atomique, garantissant ainsi la liberté d’action des unités conventionnelles. En retour, « les forces conventionnelles permettent d’éviter l’impasse du “tout ou rien” qu’induirait une configuration dans laquelle la France ne disposerait que de moyens nucléaires pour défendre ses intérêts stratégiques[3] ». Forces nucléaires et conventionnelles fonctionnent donc en système.
Dissuasion et intimidation
Mais les forces conventionnelles peuvent aussi produire, de façon autonome, un effet dissuasif. Cependant, contrairement aux armes nucléaires, leur aptitude à la dissuasion peut être « contestée »[4]. En effet, aucun agresseur rationnel ne peut envisager de « risquer le coup » face à un arsenal atomique. En revanche, en présence de moyens conventionnels, même très puissants, il peut toujours espérer obtenir la faveur des armes. L’intimidation stratégique doit donc instiller chez l’adversaire la certitude que son coup sera paré, à l’inverse de la dissuasion nucléaire, qui se sert de l’ambiguïté pour que chaque pas en avant soit un pari sur la vie.
Les unités conventionnelles doivent se tenir prêtes à passer très rapidement d’une posture d’intimidation à une posture d’emploi de la violence. C’est la raison pour laquelle il est convenu de distinguer la dissuasion (incontestable, réservé aux armes atomiques et à leur système) de l’intimidation (contestable, utilisé pour qualifier l’action des forces conventionnelles sur l’esprit du décideur adverse).
Toutefois, tout comme la dissuasion nucléaire, l’intimidation stratégique se fonde sur un calcul coût/bénéfice. L’adversaire doit conclure que les pertes causées par la réalisation de son projet excèderaient par trop les gains qu’il compte en retirer[5]. Mais contrairement à la dissuasion nucléaire, dont le potentiel de destruction permet d’empêcher presque tous les types d’agression grâce au même moyen, l’intimidation conventionnelle ne peut pas espérer créer des coûts exorbitants dans toutes les directions. Elle doit déterminer qui intimider et que décourager, puis adapter son mode d’action.
En effet, on n’intimide pas n’importe quel adversaire avec n’importe quels moyens. Par exemple, la Russie investit énormément dans la technologie de défense sol-air. La raison en est que ces équipements se montrent très dissuasifs pour des armées occidentales qui s’appuient largement sur la puissance aérienne. À l’inverse, savoir que ces systèmes peuvent être rendus inopérants sera bien plus paralysant pour elle que tout autre défi.
Quand mettre en œuvre l’intimidation stratégique ?
Pour identifier qui et quoi intimider, il est nécessaire de déterminer les menaces qui peuvent « contourner la dissuasion[6] » nucléaire. La stratégie de dissuasion française repose sur un petit nombre de principes. Ce sont la défense des intérêts vitaux, l’usage contre des États uniquement, et le fait que l’arme atomique ne saurait apporter une supériorité opérationnelle (elle n’est pas une arme de bataille)[7].
Il est dès lors possible d’isoler au moins trois scénarios dans lesquels cette dissuasion pourrait être contournée « par le bas »[8]. Il s’agirait, d’abord, d’un fait accompli d’occupation militaire (ou de la déstabilisation politique) sur un territoire ultramarin inhabité ou peu protégé. La deuxième hypothèse serait une attaque contre un allié de la France, probablement sous le seuil de l’agression armée. Enfin, le troisième scénario : une attaque menée par un adversaire non étatique, par exemple de type terroriste, contre des intérêts français.
Une fois la cible identifiée, l’intimidation stratégique repose sur le triptyque capacité, volonté, communication.
Capacité
L’adversaire doit tout d’abord être persuadé que lui font face des moyens qui peuvent faire échouer son entreprise. C’est le rôle des parades et des défilés militaires menés dans de nombreux pays, comme la France ou la Russie. Il s’agit de montrer sa force. Toutefois, la frontière entre perception et réalité ne doit pas se révéler trop large, car l’intimidation conventionnelle possède une probabilité d’échec non négligeable.
Volonté
Ensuite, la capacité d’action d’un État peut s’avérer peu crédible si l’adversaire ne lui prête pas la volonté de mettre en œuvre ses moyens. En 1990, Saddam Hussein, avec une intention évidente, déclarait à l’ambassadrice américaine qu’il ne pensait pas les États-Unis suffisamment résolus pour perdre dix-mille hommes au combat[9]. La détermination d’une entité politique de faire face aux pertes envisagées demeure primordiale. Il n’est pas question que de pertes humaines ; certains des équipements servis par les armées occidentales, comme les porte-avions, représentent des investissements importants. Elles pourraient se montrer réticentes à les exposer.
Communication
Signifier à un adversaire sa capacité et sa volonté de se défendre passe par une communication adaptée. Le maniement des forces conventionnelles se révèle un excellent moyen de communiquer. Elles rendent audible la stratégie déclarative[10]. En effet, elles peuvent transmettre des messages à la fois clairs et ciblés, parce qu’elles sont visibles et utilisables à un faible coût politique. Doubler les unités présentes sur un territoire ultramarin ou positionner des chars chez un allié envoie un signal très lisible. C’est par exemple ce qu’ont fait les Occidentaux dans les pays baltes. Ce procédé s’avère de plus beaucoup plus simple à assumer que le déploiement de capacités nucléaires.
Interdictions et représailles
Enfin, les forces conventionnelles disposent de deux modes d’action pour communiquer à l’adversaire leur volonté et leur capacité à rendre son intention irrationnelle. Ce sont l’interdiction et les représailles.
L’interdiction consiste à le convaincre que son projet n’a aucune chance d’aboutir, que la résistance se révèlera trop importante ou qu’il ne pourra pas profiter de son succès.
Les représailles cherchent à le persuader que s’il mène son action, quel qu’en soit le résultat, les mesures qui seront prises contre lui feront par trop s’élever le prix à payer et qu’il ne pourra pas conserver ses gains.
Dialogue stratégique et emploi de la force
L’emploi de moyens conventionnels à des fins d’intimidation facilite donc le dialogue stratégique avec l’adversaire. En dernière analyse, il permet aussi, si nécessaire, de poursuivre ce dialogue par la violence. Ainsi, lorsque le 25 février 2021, l’armée américaine bombarde le poste d’une milice pro-iranienne à la frontière entre la Syrie et l’Irak[11], son intention n’est pas de causer des pertes à un ennemi. Elle souhaite montrer sa détermination et signifier à l’Iran que les milices qui lui étaient affiliées avaient atteint la ligne rouge en attaquant à plusieurs reprises les intérêts américains.
Emploi de la violence et dissuasion
Une difficulté théorique se fait jour dans ce dialogue par la violence. L’emploi de la force ne marque-t-il pas l’échec de la dissuasion ? C’est le cas si on la borne à la première utilisation des armes[12]. Il n’apparait donc pas tout à fait opportun d’identifier intimidation et dissuasion. En effet, la nature « contestable » de l’intimidation ne garantit pas l’absence de violence physique. Rien n’interdit aux parties en présence de se tester. Mais l’acte de violence possède toujours un objectif. En l’occurrence, celui de faire comprendre une intention n’entre pas dans la même logique que l’imposition par les armes d’un projet politique.
Il est enfin tout à fait possible d’intimider un grand nombre d’acteurs grâce à l’emploi complet de ses forces armées. Ainsi, avec l’opération Desert Storm en 1991, les États-Unis ont prouvé à la fois leur capacité et leur volonté de s’ériger en régulateur incontournable des relations internationales. Cela a durablement marqué certains États, qui ont conclu que les actions conventionnelles leur étaient désormais interdites[13].
Violence et nature de l’intimidation stratégique
Comme il est beaucoup plus difficile de mesurer une volonté qu’une capacité[14], de telles démonstrations peuvent aider l’adversaire à comprendre que son entreprise est vaine. La violence armée doit s’appliquer au bon endroit, au bon moment, avec la puissance de destruction juste suffisante. Il faut l’adapter et la calibrer pour que l’ennemi entende le message. L’emploi de la force n’est pas synonyme d’échec de l’intimidation stratégique. Elle fait partie de sa nature.
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À l’image de l’ensemble du champ de la conflictualité, l’intimidation stratégique se construit donc à l’aide d’une grammaire propre. Le parti qui cherche à intimider un adversaire doit déterminer comment il va communiquer à l’autre qu’il a la capacité et la volonté d’empêcher une entreprise précisément identifiée. Il aura ensuite deux modes d’action possibles, l’interdiction et les représailles. Il est enfin impératif qu’il se tienne prêt à passer de l’intimidation à la coercition. À l’inverse de la dissuasion, l’intimidation stratégique ne peut écarter l’emploi de la force.
Loin de signifier un échec de la diplomatie et du dialogue, la violence physique peut en représenter l’ultime extrémité ; levant les malentendus, elle est l’indispensable mesure de la volonté et permettra, peut-être, d’éviter des maux plus grands.
U.S. Air Force photo by Staff Sgt. Joe Laws, Public domain, via Wikimedia Commons.
A l’heure où la guerre fait à nouveau irruption en Europe, plusieurs candidats à l’élection présidentielle française proposent une sortie de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
L’OTAN est une organisation politique et militaire qui regroupe de nombreux pays de l’hémisphère Nord. Elle est une alliance défensive dont le cœur est l’article cinq de son traité fondateur, par lequel les membres se promettent assistance mutuelle en cas d’attaque armée de leur territoire. La participation de Paris à l’Alliance atlantique est souvent accusée de porter le risque d’entraîner la France vers des conflits non choisis.
Alors, la France gagnerait-elle en liberté d’action hors de l’OTAN ?
Les contraintes du statut d’allié
Il est vrai que la participation de la France à l’Alliance atlantique s’accompagne de contraintes. Elle bride en partie la liberté d’action diplomatique et militaire de Paris. Cela explique que certains souhaitent voir la France quitter l’OTAN.
Un alliance inutile ?
Pour commencer, l’OTAN serait peu utile à la France. L’Alliance est certes d’une importance vitale pour des pays qui possèdent une frontière avec la Russie. Mais ce n’est pas le cas de la France. En effet, elle ne fait face à aucune menace existentielle. De plus, elle dispose en dernier recours de l’arme nucléaire. Le pays est donc capable de se défendre seul. En outre, l’un de ses principaux compétiteurs, la Turquie, est aussi membre de l’OTAN. Or, l’incident du Courbet en 2020 a montré les limites du soutien que l’organisation est prête à apporter à Paris.
Une alliance dangereuse ?
Ensuite, le statut d’allié pourrait entraîner la France dans des conflits non choisis. En effet, des pays membres de l’OTAN, comme la Pologne ou les pays baltes, pourraient choisir d’instrumentaliser leur contentieux historique avec la Russie. Membres de l’Alliance, ils pourraient utiliser leur rapport de force favorable dans une lutte d’intérêt avec Moscou, quitte à la faire dégénérer. De l’autre côté du miroir, la Russie perçoit l’Alliance comme une menace existentielle. La marche inexorable de l’OTAN vers les frontières russes fait partie des causes invoquées par Moscou pour justifier son invasion de l’Ukraine.
OTAN et souveraineté
Enfin, la participation à l’OTAN s’accompagne nécessairement d’une limitation de souveraineté diplomatique et militaire. L’OTAN est certes une alliance militaire, mais elle possède une portée politique. Or, il n’est pas possible pour la diplomatie française de se détacher complètement des prises de position du secrétaire général. D’autre part, la nécessaire « interopérabilité » des forces de l’OTAN passe par une américanisation des procédures de l’armée française. Cependant, ces façons de faire, telles que le « kill contract » (destruction d’une partie des moyens adverses avant l’engagement) sont adaptées à l’armée américaine. Les importer dans une armée à la doctrine, à la mentalité et aux aux équipements différents pourrait mener à catastrophes opérationnelles.
Il existe donc bien des raisons de vouloir prendre ses distances par rapport à l’OTAN. Cependant, les avantages du statut de membre restent importants.
De l’utilité de l’Alliance
Même s’il n’existe aujourd’hui aucune menace aux frontières françaises, être membre de l’OTAN reste pertinent.
Une tribune pour la France
Tout d’abord, la participation à l’OTAN permet de renforcer l’influence française. L’organisation constitue une tribune et un forum qui fournit à la France des moyens supplémentaires pour faire valoir ses positions. En effet, le poste de Supreme Allied Commander Transformation(SACT), l’un des deux Supreme Allied Command, est réservé à un général Français. De plus, imposer sa présence dans les organes de décision permet de peser sur les choix de l’Alliance. Conserver sa place à l’OTAN, c’est aussi conserver sa place dans le concert des nations.
Conserver un rapport de force favorable
En outre, les grands compétiteurs de l’Occident n’hésitent plus à recourir à la force. Il apparaît pertinent de rester membre d’une alliance défensive qui dispose de la puissance des États-Unis comme argument principal. Les interventions russes en Ukraine et turques en Syrie ont montré que le tabou de la conquête n’était plus opérant. À ce titre, la France possède des faiblesses, notamment dans la défense de ses territoires ultramarins comme la Guyane ou la Nouvelle Calédonie. Qui plus est, avec l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, la guerre a atteint les frontières de l’Union Européenne. Il apparaît donc sage de conserver un rapport de force favorable face au voisin russe pour lui éviter des tentations.
Rester membre de l’OTAN conserve donc sa pertinence, malgré des contraintes réelles. En dernière analyse, se retirer de l’Alliance ferait même perdre à la France bien plus de liberté d’action qu’elle n’en gagnerait.
Alliance atlantique et liberté d’action
Finalement, la véritable question est le maintien de la liberté d’action de la France. Or, renoncer à l’Alliance serait synonyme d’une perte considérable de cette liberté.
Quitter le commandement intégré ?
Quitter le commandement intégré de l’OTAN n’aurait guère de sens. Certes, cela garantirait que l’organisation des armées françaises réponde à leurs besoins propres, et non à ceux de l’OTAN. Mais la recherche de l’interopérabilité avec l’armée américaine se poursuivrait, voire se renforcerait. Et par-dessus tout, en tant que membre de l’Alliance, la France se verrait imposer des décisions prises par le commandement intégré, sur lesquelles elle n’aurait aucun doit de regard.
Par-dessus tout, il pourrait n’être pas opportun de quitter l’Alliance alors que la Turquie, l’un des principaux compétiteurs de la France, en resterait membre. Le rapport de force ainsi créé serait très défavorable à Paris, qui ne pourrait défendre au mieux ses intérêts.
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Il n’apparaît donc pas opportun pour la France de quitter l’OTAN, ni de se retirer du commandement intégré. Certes, faire partie de l’Alliance atlantique impose un certain nombre de contraintes. Mais in fine, le rapport de force créé par l’OTAN est le garant du maintien de la liberté d’action de Paris, dans un monde ou le recours à la force paraît de plus en plus décomplexé.
Toutefois, face à la tendance de long terme qu’est le désengagement américain d’Europe, il n’apparaît pas pour autant sage de confier la sécurité du continent à Washington. La participation à l’OTAN ne saurait se substituer à la volonté politique de défendre ses intérêts par la force. Or, cette éventualité pourrait être à moyen terme imposée aux vieilles nations d’Europe.
Dans Grammaire des civilisations (1987), le grand historien Fernand Braudel (1902 – 1985) approfondit les concepts de culture et de civilisation.
Civilisation et sciences sociales
Pour Fernand Braudel, une civilisation, c’est un espace, une société, une économie et une mentalité collective.
« Les civilisations sont des espaces »
L’espace est la « scène » de la pièce de théâtre. Une civilisation acquiert certaines de ses caractéristiques par sa réponse au défi posé par la nature. Elle choisit les meilleures solutions pour se loger, se vêtir, se nourrir. Par exemple, exploiter des rizières ou des champs de blé crée un certain nombre de contraintes qui façonnent les civilisations.
Cet espace est par conséquent aménagé. « Le milieu à la fois naturel et fabriqué pour l’homme n’emprisonne pas tout à l’avance dans un déterminisme étroit ». Le milieu, c’est donc des avantages donnés, mais aussi acquis.
« Les civilisations sont des sociétés »
Les notions de société et de civilisation sont entremêlées, et presque identiques. Toutefois, cette dernière suppose des « espaces chronologiques » plus vastes.
Ainsi, une des caractéristiques de la civilisation occidentale aujourd’hui est sa société industrielle. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans cette optique sociologique, la relation ville/campagne est une des clefs de lecture des civilisations. Par exemple, le monde musulman a très tôt produit des villes brillantes, mais peu connectées avec les campagnes.
De plus, toute civilisation possède une vision du monde ; or, celle-ci est directement liée à la société, puisqu’elle est le fruit des tensions sociales dominantes.
« Les civilisations sont des économies »
Braudel comprend « économie » au sens d’économie politique. Il y inclut les enjeux technologiques et démographiques.
En effet, le rapport à la technique d’une civilisation pourrait être le produit de sa démographie. Ainsi, après la peste noire en Europe, le manque d’homme aurait stimulé l’inventivité technique. À l’inverse, la Chine, qui a toujours bénéficié d’une population très nombreuse, ou la Grèce antique, qui recourrait à l’esclavage, n’ont pas connu ces progrès des techniques malgré des civilisations brillantes.
En outre, une civilisation s’exprime dans la façon dont elle valorise ses surplus économiques, par l’art ou le luxe. Une économie, c’est une certaine manière de redistribuer les richesses, et donc une diffusion plus ou moins large de l’art, de la culture, de la philosophie et de la science. L’étendue de cette diffusion influera sur les aspects que prendra l’esthétique ou la philosophie. Par exemple au XVIIe siècle, l’art se concentrait autour des grandes cours ; au XIXe, il s’est répandu dans la bourgeoisie qui en a adapté les formes.
D’une façon plus générale, Braudel considère que c’est dans la vie intellectuelle de ses classes les plus pauvres qu’une civilisation se laisse lire le plus. « Le rez-de-chaussée d’une civilisation, c’est souvent son plan de vérité ».
« Les civilisations sont des mentalités collectives »
Cette notion de mentalité collective caractérise tout ce qui pour un peuple va de soi.
C’est la psychologie collective dominante qui « dicte les attitudes, oriente les choix, enracine les préjugés ». Elle est « le fruit d’un héritage lointain ».
À cet égard, la religion possède une importance clef, en définissant une éthique, en réglant les rapports à la vie et à la mort, mais aussi en assignant à chacun un rôle dans la société.
Il n’existe aucune frontière entre civilisations qui soit réellement imperméable. Les biens culturels s’échangent au même titre que les marchandises. Mais ces mentalités collectives sont « ce que les civilisations ont de moins communicable les unes à l’égard des autres ».
Cependant, à y regarder de plus près, la notion de civilisation n’est pas statique.
Premièrement, le mot « civilisation » possède une histoire.
Au singulier
Dans son sens contemporain, il apparaît au XVIIIe siècle. Il désigne l’opposé de la barbarie.
Mais cette notion de civilisation possède deux étages : les œuvres de l’esprit, mais aussi les accomplissements concrets. « Apporter la civilisation », c’était à la fois imposer la vision du monde occidental et ses réalisations techniques, le christianisme comme les chemins de fer. Le besoin d’un autre mot s’est donc fait sentir. Ce fut la « culture ».
En France, le terme « culture » évoque essentiellement une forme personnelle de vie de l’esprit, tandis que la « civilisation » renvoie aux valeurs collectives. En Allemagne, Kultur se réfère à des idéaux, des valeurs, alors que Zivilisation se comprend comme un ensemble de techniques et de pratiques.
Au pluriel
Mais au XIXe siècle, le terme de civilisation passe au pluriel. La civilisation s’efface au profit des civilisations, des ensembles humains, comme la civilisation occidentale ou chinoise. Nous avons déjà expliqué sur quels critères s’identifient les civilisations. Mais elles se définissent aussi en sous-ensembles. Chaque dénominateur commun peut encore se décliner. Il existe au sein de la civilisation occidentale une civilisation française, américaine, espagnole, des toits de briques aux toits d’ardoises, du blé, du riz…
Les civilisations sont des continuités historiques
Ensuite, une civilisation n’est pas qu’un espace, une société, une économie et une mentalité collective prise à un moment particulier. On ne peut véritablement saisir son essence que dans sa dynamique historique.
Selon Braudel, c’est même là que l’on va pouvoir s’approcher au plus près de l’âme d’une civilisation. « L’histoire d’une civilisation […] est la recherche, parmi les coordonnées anciennes, de celles qui restent valables aujourd’hui encore ». Elles se manifestent à travers des faits de civilisation : le succès d’un livre, un progrès technique, une mode… Ces « faits » sont souvent éphémères, mais certains noms semblent défier l’histoire : Aristote, Descartes, Marx, Bouddha, Jésus, Mahomet… Ce sont eux qui peuvent nous guider vers les coordonnées toujours actives, vers ce qui ne varie pas, ou peu.
Outre ces « faits de civilisation » qui bravent le temps, ce sont leurs « refus d’emprunter » qui mènent au cœur des civilisations. Dans la longue durée, elles partagent entre elles de nombreuses caractéristiques : l’occident a diffusé sa société industrielle au monde entier ; en Asie, le bouddhisme s’est répandu dans des régions à la culture bien différente. Mais parfois, certaines greffes ne prennent pas. Elles sont rejetées après un processus plus ou moins long. Il en est ainsi de la Réforme dans les pays latins, ou du marxisme chez les Anglo-saxons. Ces refus demeurent rares, mais révélateurs, car ce qu’ils repoussent remet en question leurs structures profondes.
Ces rejets peuvent aussi être internes, lorsqu’une civilisation se débarrasse de ce qui ne lui correspond plus. Ainsi, si la folie avait droit de cité au moyen âge, les progrès du rationalisme conduisent peu à peu à l’enfermement des fous.
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Pour Fernand Braudel, une civilisation c’est donc un espace, une société, une économie, une mentalité collective considérées dans leur continuité historique. Son essence se trouve dans ce qu’elle a de permanent sur le temps long, et elle se révèle dans ce qu’elle refuse d’emprunter aux autres civilisations.
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« Une civilisation donnée, ce n’est donc ni une économie donnée, ni une société donnée, mais ce qui, à travers des séries d’économies, des séries de sociétés, persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir ».
Depuis 2014, on voit fleurir les mots de « guerre hybride » un peu partout pour qualifier… un peu n’importe quoi ; enfin, du moment que ça vient d’en face.
Cette notion est l’exemple même du concept fourre-tout, à qui l’on fait dire beaucoup de choses. Mais ça tombe bien, parce qu’au niveau politique, c’est à cela qu’il sert.
Alors, la guerre hybride, c’est quoi ?
Aux origines de la guerre hybride
Les inventeurs de la guerre hybride
Le concept de guerre hybride est popularisé par un article du général Mattis et du lieutenant-colonel Hoffman en 2005, « Future Warfare : The Rise of Hybrid Wars »[1]. S’ils ne sont pas les premiers à parler de « guerre hybride »[2], ce sont bien eux qui vont porter ce thème dans le débat stratégique.
L’article initial, rédigé en pleine guerre d’Irak, vise à peser dans les réflexions en cours sur la « Quadriennal Defense Review » de 2006[3], et possède donc déjà une portée très politique. Le Pentagone avait identifié plusieurs types de menaces pour les États-Unis : traditionnelle, irrégulière, catastrophique et disruptive. Les auteurs font remarquer qu’il est très probable que les futurs adversaires des États-Unis emprunteront leurs procédés aux différentes catégories édictées, plutôt que de se fondre dans une identification complète à un type de menace. Ils font également remarquer que la dimension informationnelle prendra une place tout à fait essentielle dans les conflits de demain.
De la guerre hybride aux menaces hybrides
Peu à peu, la communauté stratégique s’est saisie du concept et a qualifié plusieurs conflits pourtant très différents d’« hybrides ». La guerre du Liban en 2006 a montré qu’un belligérant non étatique et irrégulier pouvait tout à fait utiliser des matériels jusque-là a priori réservés aux armées nationales[4].
Puis, en 2014, les opérations menées par la Russie en Ukraine ainsi que son soutien aux séparatistes du Donbass et de Lougansk sont l’occasion d’un glissement du concept de guerre hybride. Il est cette fois caractérisé par la combinaison de moyens militaires et non militaires dans le but d’agir pour déstabiliser un État tout en restant sous le seuil de la guerre.
La définition de la guerre hybride a donc varié avec le temps[5]. Mentionnons tout de même celle proposée par Guillaume Lasconjarias, particulièrement complète :
« le conflit hybride est avant tout une combinaison entre des moyens conventionnels, irréguliers et asymétriques, jouant sur les champs idéologiques et politiques comme informationnels pour manipuler en permanence les perceptions, et combinant forces spéciales et forces conventionnelles, agents de renseignement et provocateurs politiques, médias et acteurs économiques, cyberactivistes et criminels, paramilitaires et terroristes. L’objectif est donc de mener un effort offensif et global contre un pays, un état ou une institution, en l’affaiblissant via une crise permanente, une insurrection, une crise humanitaire ou politique grave, voire une guerre civile[6]. »
La guerre hybride, un concept militairement peu utile
La guerre hybride, c’est… la guerre
Si l’on doit reconnaitre que ce concept peut être tout à fait valide, par exemple lorsqu’il décrit tout l’éventail des actions possibles entre la guerre régulière et la guerre irrégulière[7], il faut tout de même conclure qu’il n’amène rien de nouveau.
En effet, les actions régulières et irrégulières sont combinées depuis l’antiquité[8] ; quant à la combinaison des moyens militaires et non militaires, elle est incluse dans la stratégie intégrale du général Poirier[9] (lien poirier) ; enfin, les stratégies de déstabilisation sont aussi vieilles que la politique. Concernant l’emploi des matériels les plus modernes ou des technologies duales par des acteurs non étatiques, la « techno-guérilla », pense-t-on que les guérillas d’hier se contentaient d’armes démodées capables seulement de faire un peu de bruit ?
La guerre hybride, la mise en boîte de trop ?
Qui plus est, cette notion floue pourrait aussi bien être contre-productive. En effet, l’engouement pour la notion de guerre hybride est certainement imputable à la nécessité structurelle pour l’analyste de classer et de catégoriser. Analyse est par définition identifier les parties d’un tout et leurs relations.
Or, si l’analyse théorique est un préalable indispensable pour former l’instinct des chefs[10], ces classifications dans des classifications pourraient s’avérer contre-productives pour des praticiens qui ont à faire à chaque fois à un conflit nouveau, unique, à une nouvelle couleur du caméléon clausewitzien, et qui doivent à tout prix résister à la tentation d’exhumer une liste d’actions à mener en fonction de tel ou tel type de conflit[11]. Une multiplication des concepts et des cadres d’analyse, aussi satisfaisante qu’elle soit sur le plan intellectuel, pourrait mener à des erreurs d’appréciation par l’application de grilles de lecture préformées. Paradoxalement, peut-être était-ce là l’enseignement de l’article du général Mattis et de lieutenant-colonel Hoffman…
Aussi aujourd’hui le thème de l’hybridité est-il abordé avec circonspection. Par exemple, le Pentagone a renoncé à en rédiger une doctrine[12], quant à la France, si elle emploie le terme de « menace hybride », on ne le retrouve mentionné que dans un seul document de doctrine militaire[13], rédigé en 2015 alors que la mode de l’hybridité faisait fureur. Il ne fait pas l’objet d’un document de doctrine particulier. Le Revue stratégique quant à elle ne l’emploie qu’une fois[14], ce qui montre que ce terme n’a pas véritablement réussi à s’imposer dans l’hexagone.
La guerre hybride, une ressource politique[15] de grande valeur
En revanche, au niveau politique, le concept fait figure de pépite. Né dans des publications américaines, le terme a vite été repris notamment par l’Union européenne et l’OTAN.
Caractériser l’agression
D’une part, l’Alliance montre qu’elle est plus que jamais nécessaire, puisque les frontières européennes peuvent à nouveau être l’enjeu d’un conflit. D’autre part, le concept de guerre hybride, en mêlant menaces non militaires et militaires, crée un continuum de la conflictualité en temps de paix. Cela permet à l’Alliance de se mettre en capacité de répondre avec ses moyens militaires aux défis posés en Europe de l’Est.
Le terme de guerre hybride a le mérite de mettre les Occidentaux, et spécialement les Européens, face à la réalité qui est la leur et qu’ils n’ont pas toujours voulu voir. Tout le monde ne conçoit pas la paix comme une coexistence irénique. Or l’Union européenne s’est construite sur la promesse de la fin de la guerre en Europe ; elle a le plus grand mal à concevoir les relations extérieures sous le prisme des rapports de puissance. Il en va de même pour un certain nombre de nations européennes qui n’ont plus connu de conflit armé depuis la Seconde Guerre mondiale. Mettre un nom sur des tentatives indéniables de déstabilisation ou de prise de contrôle est un pas en avant significatif vers une compréhension du monde adéquate pour pouvoir dialoguer de façon réaliste avec ses voisins.
En effet, « hybride » n’est pas un mot neutre. Il est porteur d’une forte charge négative. L’hybride est ici une recomposition, presque contre nature, de plusieurs ensembles qui n’étaient pas destinés à se côtoyer ; il s’agit presque d’un objet mutant, si indéfinissable qu’il en est incontrôlable. En effet, étymologiquement le mot proviendrait d’un rapprochement entre le latin hy̆brida (« de sang mêlé ») et le grec υ ́ϐρις « violence ».
La charge d’angoisse que « l’hybridité » véhicule est un facteur qui délégitime celui qui la met en œuvre. L’Occident ne pratique donc pas ce type de guerre, mais l’« approche globale », dont la guerre hybride a quasiment été définie comme le « double maléfique » par Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN :
« [la guerre] hybride est le pendant obscur de notre approche globale. Nous employons une combinaison de moyens militaires et non militaires pour stabiliser des pays. D’autres s’en servent pour les déstabiliser »[16].
Jens SToltenberg, secrétaire général de l’OTAN, 2015
Le terme « hybride » possède donc indéniablement une charge morale forte qui favorise le rassemblement contre les auteurs d’actes « hybrides ».
La guerre hybride, la guerre des autres
La guerre hybride, c’est la guerre des autres. Personne ne se réclame d’une doctrine de guerre hybride. Les opérations militaires occidentales, qui allient forces conventionnelles, forces spéciales, partenariat militaire opérationnel (former et employer les troupes locales au combat), soutien à des groupes paramilitaires, guerre de l’information, investissement économique, parfois appui des ONG, et quelquefois même mensonge d’État, comme lors de la guerre d’Irak de 2003, possèdent pourtant toutes les caractéristiques de la guerre hybride.
Sans revenir sur tous les travaux et les controverses à son sujet, nous conclurons que l’hybridité est un concept peu utile militairement. Tout en restant flou, il tente de décrire comme révolutionnaire une réalité aussi vieille que la guerre. Considérons donc l’hybridité comme une notion plus que comme un véritable concept, une notion évoquant une forme de conflictualité marquée par l’ambiguïté.
En revanche au niveau politique c’est une notion particulièrement utile, ce qui peut contribuer à expliquer son succès.
[1] Mattis, J. N., & Hoffman, F., « Future Warfare: The Rise of Hybrid Wars », Proceedings, vol. 131, n° 11, novembre 2005.
[2] Walker, R. H., SPEC FI., « The United States Marine Corps and Special Operations », Monterey, Naval Postgraduate School, 1998.
[3] Barbin, J., « La guerre hybride, un concept stratégique flou aux conséquences politiques réelles », Les champs de mars, 2018/1, 30, p. 109, et Alchus, T., « L’adaptation de l’OTAN aux menaces de « guerres hybrides » russes » [en ligne], CSFRS, 2019, disponible sur <https://www.geostrategia.fr/ladaptation-de-lotan-aux-menaces-de-guerres-hybrides-russes/>, (consulté le 19 avril 2020).
[4] Tenenbaum, E, « Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique », Revue de Défense Nationale, mars 2016, p. 32.
[5] Hoorickx, E., « Quelle stratégie euro-atlantique face aux « menaces hybrides »? », Revue de Défense Nationale, novembre 2017, pp. 118 – 122.
[13] Armée de Terre, DFT 3.2, t. 1 (FT-03), L’Emploi des forces terrestres dans les opérations interarmées, Paris, CDEF, 2015
[14] Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, Paris, Dicod, Bureau des Éditions, 2017, p. 47.
[15] ALCHUS, T., « L’adaptation de l’OTAN aux menaces de « guerres hybrides » russes » [en ligne], CSFRS, 2019, disponible sur <https://www.geostrategia.fr/ladaptation-de-lotan-aux-menaces-de-guerres-hybrides-russes/>, (consulté le 19 avril 2020).
[16] « Hybrid is the dark reflection of our comprehensive approach. We use a combination of military and non-military means to stabilize countries. Others use it to destabilize them. », Jens Stoltenberg, 25 mars 2015, disponible sur https://www.nato.int/cps/en/natohq/opinions_118435.htm?selectedLocale=fr>, (consulté le 25 avril 2020). C’est nous qui soulignons.
La guerre asymétrique, tout le monde sait ce que c’est… à peu près. Mais curieusement, il est assez difficile de trouver des articles de vulgarisation de qualité qui en traitent. Il n’y a qu’à regarder la page Wikipédia sur le sujet… Pourtant, ce concept a donné naissance à une littérature particulièrement abondante chez les spécialistes. D’autant que les forces armées occidentales, depuis 2001, se montraient incapables de s’imposer dans ce type de conflits.
Alors, la guerre asymétrique, c’est quoi ?
Une asymétrie, des asymétries
Commençons par un peu de vocabulaire. Un conflit est dit « symétrique » lorsqu’il oppose deux armées de même nature et dont les moyens sont à peu près du même niveau. Par exemple, la France et l’Allemagne en 1914 ou 1939. Il est dissymétrique quand les forces en présence utilisent des systèmes de combat plus ou moins identiques, mais ont des moyens très inégaux, comme pendant de la guerre du Golfe ou celle de Géorgie en 2008.
Une guerre est asymétrique lorsque les différences entre les parties au conflit sont de trois ordres : moyens, procédés, volonté.
Asymétrie de moyens et de procédés
Elle oppose deux adversaires aux moyens particulièrement déséquilibrés. L’un a la capacité de se projeter pour détruire l’adversaire chez lui, ce que l’autre n’a pas les moyens de faire. Le meilleur exemple est bien sûr la guerre d’Afghanistan. La première armée du monde, dotée d’une supériorité technologique écrasante, affronte des bandes de talibans très légèrement équipés. Ces derniers sont incapables s’opposer de vive force à la coalition et doivent recourir à des tactiques de guérilla.
Cette asymétrie des moyens provoque en effet une asymétrie de procédés tactiques. Face à un ennemi très supérieur en nombre et en moyens, qui recherche le contact et la destruction, le combattant asymétrique n’a pas d’autre choix que d’employer les procédés tactiques de la guerre irrégulière : l’évitement, la guérilla, le terrorisme. Il tente simplement de survivre. Pour lui, ne pas être anéanti représente déjà une victoire.
Il se sert de sa connaissance du terrain et de la population pour poser un insoluble dilemme de sureté à son adversaire. Partout il porte des petits coups, sur des cibles peu défendues, puis se dissout dans la population. Il fait donc durer la guerre en usant la volonté de combattre de son adversaire. C’est la « manœuvre par lassitude » décrite par le général Beaufre.
Asymétrie des volontés
C’est là la dernière asymétrie, et la plus importante : l’asymétrie des volontés. Dans Why big nations loose small wars, qui est le texte qui introduit le concept d’asymétrie en 1975, Andrew Mack ne parle pas d’asymétrie de moyens ou de procédés, mais d’asymétrie des volontés. En effet, Mack tente de tirer les leçons de la guerre du Vietnam et des conflits de décolonisation. Il note que la volonté du camp qui lutte dans une opération étrangère, loin de chez lui, dans une guerre choisie à laquelle il peut mettre fin à tout moment, mais qui lui coûte économiquement et politiquement, s’effritera plus vite que celle de celui qui combat pour sa survie. Comme le cœur de l’affrontement guerrier est la dialectique des volontés, le plus faible n’est pas celui que l’on croit…
Cette asymétrie des enjeux ou des volontés est au centre de la guerre asymétrique. Nul ne songe à parler de guerre asymétrique pour évoquer, par exemple, les conflits en Tchétchénie. En effet pour les Russes la défaite n’était pas une option.
Attention aussi à l’anachronisme, qui voudrait voir dans n’importe quel emploi de troupes légères ou de tactiques de guérilla dans l’histoire un conflit asymétrique… Andrew Mack introduit ce concept au milieu des années 70 pour faire référence à un type de conflit bien particulier, qui s’est ensuite trouvé « enrichi », quoique l’on puisse légitimement dire « dévoyé », au début du XXIe siècle, mais toujours en rapport avec une certaine synthèse contemporaine de l’art de combattre occidental.
Une guerre asymétrique est donc caractérisée par une asymétrie de moyens, qui mène à une asymétrie de procédés, dans le cadre d’un affrontement des volontés aux enjeux asymétriques.
Guerre asymétrique ou guerre irrégulière ?
L’asymétrie utilise les procédés tactiques de la « guerre irrégulière » .
Le modèle de l’« irrégularité » se comprend par rapport au modèle « régulier », dont il serait la quasi-antithèse. Ce modèle « régulier » est bien sûr le modèle occidental de la guerre, qui est aujourd’hui partagé par bien des nations non occidentales.
NDA : précisons qu’il ne s’agit pas ici de déterminer si ce modèle est justement analysé ou s’il est une construction artificielle contre-productive.
Le modèle occidental serait celui de la bataille, de la recherche de la destruction dans le choc de masses de manœuvre équipées d’armement lourd et sophistiqué. L’anéantissement des forces armées est, dans ce paradigme, nécessaire et suffisante pour créer un nouveau rapport de forces politique qui mettra fin à la guerre. Ce type d’affrontement particulièrement violent est tout de même borné par un certain nombre de règles, le droit de la guerre. La première de ses lois est la distinction entre combattants et non-combattants.
L’irrégulier défie ce modèle point par point. Refusant la bataille, il pratique l’esquive, et évite par-dessus tout les combats d’anéantissement. Légèrement équipé, il réfute l’opposition entre combattants et non-combattants, en se fondant dans la population et s’en prenant à elle si nécessaire. Comme il est déjà dans la clandestinité, la destruction de ses unités n’influe que peu sur le rapport de force politique. Bref, s’il joue selon les règles de la guerre fixées par le camp le plus puissant, il perd. Il lui faut donc en inventer d’autres.
Distinction guerre asymétrique – guerre irrégulière
Mais alors, quelle différence entre guerre asymétrique et guerre irrégulière ? Si l’on peut dire que le concept de guerre irrégulière est plutôt centré autour de procédés tactiques, et de son lien avec un art de la guerre dit « classique », celui d’asymétrie porte d’abord sur la caractérisation des parties au conflit. Toutefois, ces deux concepts sont très proches, car l’asymétrique est contraint d’employer exclusivement les procédés de la guerre irrégulière à cause de son rapport de forces très défavorable.
Pourquoi perd-on ces guerres asymétriques ?
À l’heure de la chute de Kaboul, pourquoi perd-on ces guerres ? Pour Mack, la réponse serait claire : les enjeux n’étant pas du même niveau, la volonté du camp expéditionnaire s’avère rapidement insuffisante pour mener la guerre aussi longtemps et aussi durement qu’il le faudrait. Il finit par se lasser et se retire. Mais développons un peu, pour les guerres expéditionnaires conduites par les démocraties occidentales après 2001.
Dépolitisation de la guerre
La première raison de ces échecs, et sans aucun doute la principale, est la dépolitisation de la guerre. En considérant de l’ennemi comme un terroriste, donc un criminel, on nie la dimension politique de son combat. Nous recherchons donc son anéantissement total et refusons de négocier avec lui pendant qu’il en est encore temps. Par voie de conséquence, la victoire militaire ne peut pas produire d’effet politique. Cela d’autant plus que les objectifs politiques des occidentaux, quand ils existent, sont peu clairs ou irréalistes. Comment croire en effet que l’on peut démocratiser l’Afghanistan en quelques années ? Entre la Révolution française et un régime démocratique stable en France, il s’est passé près d’un siècle et plusieurs guerres qui ont enflammé l’Europe. Si la contre-insurrection est incapable de couper la guérilla de ses soutiens extérieurs, la guerre se poursuit donc indéfiniment, tendue vers un impossible anéantissement.
Face à un blocage militaire — la destruction des forces ennemies ne provoque pas de victoire politique —, les armées cherchent alors d’autres moyens de créer ce nouveau rapport de forces politique. Elles vont s’adapter au style de combat adverse, et tenter de « gagner les cœurs et les esprits » de la population.
Gagner les cœurs et les esprits, mais perdre les corps
Évidemment, des armées professionnelles aux effectifs réduits ne peuvent contrôler cette population ; il faut donc mettre en avant les troupes locales, formées, entraînées et équipées à l’occidentale. Mais leur combativité, peut-être de ce fait même, s’avère souvent questionnable. Or, quand bien même le peuple plébisciterait le projet politique porté par ces troupes (ce qui est déjà assez improbable), cette bataille des cœurs et des esprits est, elle aussi, asymétrique. Quand le camp soutenu par l’Occident va rechercher l’adhésion de la population, l’adversaire asymétrique utilisera lui un mélange d’adhésion et de terreur. Qui dénoncerait des combattants cachés dans son village au risque de voir sa famille massacrée ?
Enfin, lorsqu’au bout de plusieurs années, de guerre lasse, les nations occidentales acceptent de négocier, elles ne sont plus en position de force. Elles doivent se retirer sans lauriers.
*
La guerre asymétrique, c’est donc la rencontre entre des belligérants dont les forces sont si inégales que le plus faible ne peut accepter un combat direct. Il doit recourir des modes d’action alternatifs, tels que la guérilla ou le terrorisme. Mais une asymétrie des enjeux vient compenser cette asymétrie de moyens.L’un lutte pour sa survie, l’autre dans un conflit choisi qu’il peut abandonner à tout moment. La dialectique des volontés étant au cœur de la guerre, le rapport de forces s’inverse peu à peu.
*
C’est dans cette asymétrie des volontés que réside en réalité l’essence de la guerre asymétrique. Loin de représenter un quelconque changement dans la nature de la guerre, cela confirme son caractère politique.
On se sent toujours un peu idiot quand on découvre un nouveau concept dans une publication anglo-saxonne. Il va de soi pour l’auteur (mais oui, enfin, la 4rth generation warfare !), mais nous, on n’en a jamais entendu parler… La guerre en boîte est une nouvelle série d’articles consacrée à des concepts stratégiques et militaires qui tentent, parfois à leur corps défendant, de caractériser la guerre, de la mettre en boîte.
Au livre premier de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse (lien rémunéré par Amazon), Thucydide décrit la formation de l’empire athénien et met en lumière les fondements de ce que l’on pourrait appeler son système thalassocratique. Malgré ses 2000 ans, son analyse s’avère encore pertinente aujourd’hui.
Notons que Thucydide n’emploie pas le mot de thalassocratie ; et pour cause, le terme vient du grec Thalassokrator (« le maître de la mer »), forgé par Strabon au 1er siècle, soit 400 après la mort de notre auteur.
L’édition utilisée pour cet article est Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Robert Laffont, 1990.
Thucydide, l’Histoire de la guerre du Péloponnèse : aux origines de la cité
Les premiers chapitres de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse sont connus sous le nom d’« Archéologie ». Thucydide y explique sa méthode, et il y revient sur les origines de la puissance des cités grecques, et particulièrement celle d’Athènes.
Au commencement était une géographie défavorable. Ce qui n’est pas encore le monde grec est composé, du Péloponnèse à l’Asie Mineure, d’un chapelet d’îles et de territoires montagneux, peu fertiles. Les meilleures terres sont convoitées par tous, ce qui provoque des mouvements de populations. Les plus forts chassent les précédents occupants avant d’être chassés à leur tour. Athènes, dont le sol est aride, n’excite en revanche pas l’appétit des conquérants. Paradoxalement cela la favorise, puisqu’elle en tire une certaine stabilité, et voit croître sa population de celles qui ont dû abandonner leurs terres.
Cependant, en ces âges obscurs il est impossible pour les cités de stocker des réserves de vivres ou des richesses. En effet, la piraterie règne sur les eaux, et les villes côtières sont victimes de raids incessants. Faute de revenus suffisants pour construire des remparts ou de sécurité pour commercer, les cités grecques doivent se résoudre à devenir la proie des pirates ou à se développer à l’intérieur des terres.
Ce cercle vicieux n’est brisé qu’avec la mise sur pied par le roi Minos d’une flotte capable de mettre fin à la piraterie. Ces nouvelles conditions politiques autorisent le développement du commerce, qui lui-même permet enfin la construction de remparts. Les villes grecques peuvent dès lors amasser des richesses, équiper des flottes et aller soumettre d’autres territoires pour qu’ils leur paient tribut. C’est l’origine du système thalassocratique. Une organisation politique a permis de mettre à profit une géographie défavorable pour accumuler du capital et le transformer en puissance.
Les fondements de la puissance : le système thalassocratique
La thalassocratie athénienne telle que décrite par Thucydide dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse repose sur quatre éléments qui agissent en système : la flotte, l’argent, les remparts et les alliés.
Flotte
La flotte est l’élément le plus important. Dans la géographie du monde grec, fait de zones montagneuses et de nombreuses îles de petite taille, c’est elle qui permet le contrôle de la terre. C’est aussi elle qui protège les relations commerciales et donc les approvisionnements des cités. Elle est la puissance projetée qui soumet les ennemis et attire les alliés.
Remparts
Les remparts ont également une importance capitale. Ils défendent les flottes au mouillage, mais surtout ils sanctuarisent les points d’appui sur la côte, empêchent les raids, et de ce fait autorisent le stockage de la richesse et le développement du négoce.
Posséder des murailles constitue aussi un symbole tout à fait nécessaire pour exister en tant qu’entité politique dans la Grèce antique. Relever les remparts de la cité est la première chose qu’entreprend Thémistocle après les guerres médiques, « car il n’était pas possible, sans des moyens de combat équivalent, de participer aux délibérations communes dans des conditions semblables et justes ». Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p. 217.
Argent et alliés
Les échanges apportent le troisième élément clef, l’argent, sans qui il n’est pas possible de construire ou d’entretenir flotte et murailles.
En plus du commerce, les alliés — ou territoires soumis — sont les grands pourvoyeurs d’argent. Ils versent un tribut annuel à Athènes et lui procurent trières et troupes. De ce fait, ils augmentent sa capacité à s’étendre, tout en réduisant leurs propres possibilités d’armer une flotte et donc de se poser un jour en concurrents d’Athènes.
« cette répugnance à faire campagne avait amené la plupart [des alliés d’Athènes], afin de ne pas s’éloigner de chez eux, à se faire assigner en argent pour une somme représentant les navires à fournir : aussi Athènes voyait-elle croître sa flotte, grâce aux frais qu’ils assumaient, tandis qu’eux-mêmes, en cas de défection, entraient en guerre sans armement ni expérience ».
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p. 220.
Symbole de l’importance de ces quatre éléments, quand peu avant le début de la guerre du Péloponnèse les athéniens soumettent les îles de Thassos ou d’Égine, ils leur font mettre à bas leurs remparts, céder leur flotte et payer des réparations pour le conflit ainsi qu’un tribut annuel.
« Les Éginètes, après cela, traitèrent aussi avec Athènes, acceptant de raser leurs fortifications, de livrer leur flotte et de se faire fixer un tribut pour l’avenir ».
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p.224.
« Les Thasiens, à leur troisième année de siège, traitèrent avec les Athéniens : ils abattaient leurs remparts et livraient leur flotte ; une taxation fixait pour eux les sommes à acquitter aussitôt et à verser régulièrement dans la suite ».
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, pp. 220 – 221.
Troupes terrestres et territoires
Les troupes terrestres ainsi que les territoires contrôlés par les cités ne sont pas sans importance, mais viennent seulement compléter le système. Ainsi, Périclès accepte dès le début des hostilités de voir les terres d’Athènes ravagées. En effet, grâce à ses remparts, la cité peut protéger les hommes. De surcroît, grâce à ses alliés et aux îles qu’elle gouverne, ses approvisionnements sont assurés tant qu’elle a la maîtrise de la mer.
« Il faut nous désintéresser de la terre et des maisons [qui sont à la campagne], pour ne veiller que sur la mer et la ville […]. Et, si je croyais devoir vous convaincre, je vous dirais d’aller vous-même les mettre au pillage ».
Discours de Périclès aux Athéniens, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p.243.
De même, les troupes terrestres sont indispensables pour protéger les villes ou s’assurer de la loyauté de ses alliés, toutefois sans la flotte leurs déplacements lointains sont longs et difficiles. Enfin, les remparts permettent à peu d’hommes de défendre des cités entières.
Le modèle thalassocratique chez Thucydide
La stratégie lacédémonienne : briser le cercle
Lorsque les Lacédémoniens se proposent de rentrer en guerre par crainte de l’extension irrésistible d’Athènes, ils examinent la stratégie à mettre en œuvre. Les Corinthiens, leurs alliés, leur conseillent de s’attaquer au système de puissance adverse et de briser le cercle. Ils suggèrent deux mesures, à savoir remédier à la principale faiblesse de Sparte, l’absence de flotte, puis cibler le point le plus fragile du système athénien : ses alliés.
« Pour la marine, qui fait leur force, nous en équiperons une avec nos ressources à chacun, et avec l’argent de Delphes et d’Olympie : en faisant un emprunt, nous pouvons, grâce à une solde supérieure, débaucher les marins étrangers qu’ils emploient ; car la puissance d’Athènes est affaire de dépense, plus qu’elle ne lui est propre […]. Nous avons encore à notre disposition d’autres procédés de guerre : la défection provoquée de leurs alliés — la meilleure façon de supprimer les revenus qui font leur force —, le contrôle de leur pays au moyen d’ouvrages fortifiés, et bien d’autres possibilités ».
Discours des corinthiens au congrès de Sparte, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, pp, 229 — 230.
En effet, ses alliés procurent à Athènes richesse, navires, troupes, et vivres. Et sans flotte, pas d’action possible sur eux. Or, ce lien avec ses alliés est justement le point faible du système athénien. Son impérialisme agace et inquiète ; la distinction entre cité alliée et cité soumise est ténue : le ressentiment envers Athènes est fort. C’est précisément la réussite de cette stratégie de désolidarisation qui permettra la victoire de Sparte.
Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse : un système encore valide ?
Si le système thalassocratique décrit par Thucydide ne suffit plus à expliquer les fondements des thalassocraties modernes, force est de constater qu’elles se glissent tout de même remarquablement bien dans son modèle.
N.B. : il ne s’agit pas ici de démontrer que des systèmes politiques ultérieurs sont explicables par le système de Thucydide. Cela serait méthodologiquement condamnable. Notre intention est simplement de montrer la profondeur de son analyse.
Prenons, pour s’en convaincre, deux exemples de thalassocraties occidentales proches de nous, l’Empire britannique du XIXe siècle et la domination américaine contemporaine.
Au préalable, un petit exercice de conceptualisation permet de rattacher la flotte à la puissance militaire maritime, l’argent à la puissance économique et commerciale, les remparts à des points d’appui sanctuarisés et les alliés à l’accès aux ressources de territoires ultramarins.
L’Empire britannique
La domination britannique était fondée sur une flotte redoutable, un réseau de points d’appui, sa puissance commerciale et la profondeur économique de son empire.
L’empire produisait des ressources recherchées, utiles au développement de l’économie britannique. Ces ressources étaient écoulées par un système de points d’appui défendus à la pointe du canon. Ces points d’appui avaient aussi pour fonction de ravitailler la flotte et protéger le négoce. En retour, le commerce permettait le renforcement de la puissance maritime.
Thucydide appliqué à l’Empire britannique
Les États-Unis, le Thalassokrator
Quant aux États-Unis d’Amérique, leur puissance repose en partie sur la maîtrise de la mer, grâce à leurs forces aéronavales, qui garantissent un système d’alliances militaires et la sûreté des communications ; ces alliés et ces communications fournissent matières premières et marchandises dans le cadre de l’idéologie libre-échangiste. Enfin, l’indispensable réseau de points d’appui est défendu à la fois par la force et le droit. Ce système contribue à la domination économique américaine, qui lui permet de maintenir sa puissance maritime.
La puissance maritime américaine au prisme de Thucydide
Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins troublant de constater à quel point le modèle identifié par Thucydide il y a plus de 2000 ans est encore, dans une certaine mesure, utile pour comprendre le monde d’aujourd’hui.
Flotte, remparts, argent et alliés ont donc été les fondements de la thalassocratie athénienne. C’est uniquement en s’attaquant au maillon le plus faible de ce système de puissance, les alliés, que Sparte a finalement pu briser le cercle vertueux et défaire son adversaire.
METTRE FIN AU RACISME SYSTÉMIQUE SANS CHANGER LE SYSTÈME ?
La question « raciale » (entendue au sens de l’enfermement des individus dans une identité correspondant à leur couleur de peau) n’a pas attendu le meurtre de George Floyd aux États-Unis, pour s’importer dans le débat français. Cependant, avec le mouvement « Black lives Matter » des expressions comme « privilège blanc » ou « racisme systémique » ont surgi dans le discours médiatique, en même temps qu’augmentait la visibilité des organisations et de la pensée indigéniste ou décolonialiste. Ces expressions peuvent — et c’est leur but — choquer dans un pays qui revendique ne reconnaître que des citoyens sans notion d’origine ou d’appartenance culturelle. Cette thématique fortement mobilisatrice arrive à une époque où l’étude de la lutte des classes s’essouffle. Elle semble même sur le point de l’éclipser.
Alors, la lutte des races est-elle la nouvelle lutte des classes ?
Le remplacement de la thématique de la lutte des classes par celle de la lutte des races est une réalité. Cependant, ces nouvelles luttes ne permettront pas seules de réduire de façon pérenne les inégalités en France. En effet, elles méconnaissent leur structure profonde, qui est principalement liée à l’appartenance à une classe sociale.
Le racisme systémique en France est une réalité
Le racisme systémique est une réalité indéniable et de plus en plus étudiée. Mais cela ne signifie pas que la France soit un pays raciste.
Le racisme en France
Le racisme en France est une réalité bien documentée. De nombreuses études scientifiques et campagnes de testing attestent de sa réalité. Il ne se limite pas au « contrôle au faciès ». Il s’étend en réalité à tous les domaines de la société : accès au logement, aux loisirs, à l’emploi.
Racisme systémique
Ce racisme est dit systémique, mais ce n’est pas parce que la France possède une politique raciste. L’expression racisme systémique, tirée du monde universitaire vers le champ médiatique sans explication est sujette à tous les fantasmes. Elle signifie simplement que même si les individus rejettent massivement le racisme, les discriminations subsistent au niveau collectif, quelle que soit l’intention des acteurs individuels. Le racisme systémique se trouve à la croisée du système de domination basé sur les rapports de production (économie capitaliste dérégulée) et des schémas de représentations sociales (image négative des classes populaires) ou héritées de la période coloniale (stéréotypes racistes).
La lutte des classes concurrencée
La lutte des classes n’est plus la grille de lecture dominante des rapports sociaux. Les mondes universitaires et médiatiques décrivent d’autres types de domination, tout aussi réels que la lutte des classes, mais plus visibles. La multiplication des études dites « intersectionnelles », sur le genre ou « postcoloniales », tend à prouver que la lutte des classes n’est plus la grille d’analyse dominantedes rapports sociaux aujourd’hui. Considérer que la lutte sociale doit primer sur les luttes sociétales peut même être considéré comme l’expression de la continuation de la domination raciste par d’autres moyens.
Le racisme en France est donc une réalité scientifiquement établie. Et pourtant, lutter contre ces phénomènes systémiques ne peut passer que par la compréhension de la structure des rapports de domination. Or, cette structure reste dominée par l’appartenance à une classe sociale.
L’appartenance à une classe sociale reste le déterminant principal des inégalités
Même si les discriminations de genre ou liées à l’origine sont bien réelles, elles sont moins structurantes que celles liées aux classes sociales.
Structure des inégalités
Sans nier l’existence d’autres types de domination et d’inégalités, le principal ressort des inégalités est l’appartenance à une classe sociale. Par exemple, la trajectoire sociale d’une femme noire, vivant en région parisienne, d’origine sénégalaise dont les parents sont diplomates sera plus favorisée que celle d’un homme blanc vivant à Alès dont les parents sont ouvriers. Cela ne veut pas dire que cette femme noire ne sera pas victime de racisme et de sexisme, même de la part de membre de classes sociales dominées ; simplement qu’elle fait partie d’une catégorie socialement dominante.
Capitalisme et racisme systémique
Or, le système capitaliste dérégulé qui structure en grande partie les rapports sociaux est responsable d’une part importante du racisme systémique. La majorité des populations d’origine immigrée fait partie des classes populaires. La difficulté pour ces populations de gravir les échelons des classes sociales est de plus en plus importante. Mais cela est dû prioritairement à la structure des rapports de domination dans une société capitaliste, et secondairement à l’existence d’un racisme (et d’un sexisme) systémique. D’où une association pérenne des populations d’origine immigrée aux caractéristiques et stéréotypes associés aux classes populaires : classe dangereuse, capital financier, scolaire et culturel faible, capital symbolique négatif…
La lutte des classes occultée par l’obsession identitaire
L’obsession identitaire peut occulter ce ressort structurel. Les inégalités de genre, ou liées à la couleur de peau, peuvent être ressenties plus vivement que celles liées au milieu social. Elle sont aussi davantage visibles, parce qu’elles sont moins structurelles, moins intégrées que les inégalités sociales. Qui plus est, les personnes qui en sont victimes manquent « pour des raisons socio-économiques, des ressources qui leur permettraient de diversifier leurs appartenances et leurs affiliations. C’est ce qui explique qu’ils puissent se représenter le monde social de manière binaire et ethnicisée : le “nous” […] versus le “eux” […]. Si l’on veut pousser la lutte contre le racisme jusqu’au bout, il faut aussi combattre cet enfermement identitaire, car il empêche ces jeunes révoltés d’apercevoir que leur existence sociale est profondément déterminée par leur appartenance aux classes populaires » (S. Beaud, G. Noiriel).
Or, si « toutes les enquêtes sociologiques, statistiques ou ethnographiques montrent pourtant que les variables sociales et ethniques agissent toujours de concert et avec des intensités différentes […], on ne peut rien comprendre au monde dans lequel nous vivons si l’on oublie que la classe sociale d’appartenance (mesurée par le volume de capital économique et de capital culturel) reste, quoi qu’on en dise, le facteur déterminant autour duquel s’arriment les autres dimensions de l’identité des personnes. »(S. Beaud, G. Noiriel).
Faire de la couleur de peau ou de l’origine la variable essentielle dans l’organisation sociale et politique, ou la mettre sur le même plan que l’appartenance à une classe sociale revient à lutter contre une conséquence plus que contre la cause structurante des discriminations. Lutter contre le racisme, c’est donc aussi combattre l’enfermement identitaire, car il empêche de saisir les ressorts profonds des inégalités.
Compatibilité entre lutte des classes et luttes des races
Ces deux formes de lutte sont bien sûr loin d’être exclusives, à condition de comprendre la hiérarchisation des dominations. Cela ne signifie pas qu’il ne soit pas nécessaire de lutter contre le racisme, ou que ce combat doive être secondaire, encore moins qu’il faille délaisser un combat au profit d’un autre. Cela signifie qu’il faut reconnaître que le système capitaliste est à l’origine du racisme systémique. La hiérarchisation des dominations n’impose pas la hiérarchisation des luttes. Au contraire, sur le plan pratique, la construction d’un rapport de force un peu moins défavorable contre les structures de pouvoir acquises aux intérêts du capital impose aux mouvements sociaux et antiracistes de s’unir.
On lutte donc aussi contre le racisme en luttant pour l’égalité sociale — encore qu’une société non capitaliste ne soit pas nécessairement préservée du racisme. En revanche, toute lutte isolée contre le racisme systémique pourrait se révéler vaine si le capitalisme est encore debout dans sa forme actuelle. Un capitalisme antiraciste est un mythe puisqu’il accentue les inégalités sociales, qui défavorisent les populations issues de l’immigration. A l’inverse, les partis de gauche et les organisations syndicales ne peuvent pas passer sous silence les combats antiracistes. Mais comment croire que l’on peut mettre fin au racisme systémique sans changer le système ?
C’est parce qu’elle ne représente pas une véritable menace pour le système de domination capitaliste que la lutte antiraciste peut s’étendre si aisément dans le discours médiatique dominant.
Mettre en scène la lutte des races contre la lutte des classes sert la classe dominante
Paradoxalement, le remplacement de la centralité de l’oppression de classe par la non-hiérarchisation des dominations favorise les intérêts de la classe dominante.
Capitalisme et obsessions identitaires
L’émergence de ces obsessions identitaires n’est pas sans lien avec la fermeture du champ des possibles politique. En effet, une fois le terrain social fermé à la contestation par une politique qui prétend qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme dérégulé, et si aucune opposition n’est capable de proposer un système alternatif crédible, le seul champ de revendication resté ouvert est celui de l’identité. C’est aux prémices de cette révolution que nous assistons aujourd’hui. La lutte sociale étant impossible, elle se transfère sur le champ sociétal.
La lutte des classes dans la lutte des races
Cette bascule est favorable à la classe dominante parce qu’elle divise les classes populaires. Les classes populaires blanches, décrites dans La France périphérique par Christophe Guilluy, sont renvoyées à un statut de privilégiées. Or, dans le pays de la nuit du 4 août et de la Terreur, ce terme de privilège porte une charge de violence considérable. Ce statut est sans rapport avec l’exclusion politique, économique et médiatique qu’elles vivent au jour le jour. Comment pourraient-elles ne pas, dès lors, se redéfinir en opposition de leurs accusateurs, selon les nouveaux termes de débat ?
Bradley Campbell et Jason Mannings ont analysé ce phénomène dans The rise of victimhood culture. Selon eux, la force de la « culture de la victime », dont procède une bonne partie du vocabulaire emblématique du mouvement antiraciste, est de créer une opposition entre bourreaux et victimes. Cette opposition est surtout centrée autour de la couleur de peau. Elle a aussi pour caractéristique de forcer ses opposants à adopter la terminologie victimaire, ou bien à s’inscrire dans les catégories utilisées par leurs accusateurs. Les blancs ne pouvant être, selon ce paradigme, victimes des blancs, il ne leur reste que la place de bourreau. Classes populaires blanches et immigrées sont dans cette logique incapables de s’unir.
Dissolution de la lutte des classes dans la lutte des races
Enfin, c’est le discours médiatique dominantqui forme les esprits et les consciences à accepter cette racialisation des rapports sociaux. En relayant les outils conceptuels qui remplacent la lutte des classes, ou bien en affichant une forme de soutien à la transformation des luttes sociales en luttes sociétales, il impose cette nouvelle norme. Rappelons avec Noam Chomsky que le discours médiatique est intrinsèquement lié à la défense des intérêts de la classe dominante. Il encourage une lutte indolore pour le système de domination capitaliste dérégulé, qui est pourtant à l’origine d’une bonne partie du racisme systémique. Il peut ainsi perdurer grâce à la transformation des luttes sociales en luttes sociétales.
Les thématiques antiracistes et décolonialistes semblent bien parties pour remplacer la lutte des classes dans les combats contre les inégalités. Loin d’être une américanisation de la société, cette prise de pouvoir représente la neutralisation encouragée par la classe dominante du seul corpus intellectuel capable de déconstruire les dominations produites par le système capitaliste, celle de la lutte des classe.
Néanmoins, force est de constater que les luttes sociales, ou l’étude et la démonstration de l’existence de la lutte des classes par les universitaires dans les années 60 et 70 n’ont pas empêché le capital d’écraser toute opposition par son internationalisation.
Peut-être un autre type de lutte, écologique cette fois, pourra-t-elle, par son urgence, fragiliser les murailles de la forteresse capitaliste et supprimer l’une des causes principales du racisme systémique.
Lire aussi cet excellent article du Monde. Il explique les « 3 mutations du racisme » : biologique, culturel, systémique.
« [La dissuasion nucléaire française] repose sur trois principes fondamentaux : un principe d’adaptation à l’état de la menace (stricte suffisance), un principe d’opérabilité des moyens en toutes circonstances (permanence), et un principe d’autonomie stratégique (indépendance). » SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017
Pour garantir l’application de ces trois principes, la dissuasion nucléaire française est conçue comme ensemble complexe de fonctions militaires, industrielles et technologiques qui forment un « système de systèmes ».
Les moyens de la dissuasion (c) Marine nationale.
Deux composantes, trois forces
La dissuasion nucléaire française est organisée en deux composantes : la composante océanique et la composante aéroportée, qui sont complémentaires.
N. B. : la France n’a plus de composante terrestre depuis 1997.
Stratégie générale
La dissuasion nucléaire est une responsabilité du président de la République. Il est conseillé par le « conseil des armements nucléaires », format spécialisé du conseil de défense et de sécurité nationale, qui définit les orientations stratégiques et s’assure de l’avancement des programmes en matière de dissuasion nucléaire.
Composante océanique
La composante océanique se caractérise par son invulnérabilité et donne à la France la capacité de frappe en second. Elle est assurée par la Force Océanique Stratégique (FOST). Les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) sont le cœur de la FOST. L’un d’entre eux est en permanence en patrouille à la mer pour parer à toute éventualité. Grâce à la portée de leurs missiles M51 et à l’invulnérabilitéque leur confère leur très grande discrétion, ils sont capables d’atteindre n’importe quelle cible, quand bien même la France aurait subi une attaque nucléaire.
La composante océanique, par la permanence à la mer de nos sous-marins, leur invulnérabilité, la portée des missiles, constitue un élément clé de la manœuvre dissuasive. Puisqu’un agresseur potentiel, tenté d’exercer un chantage contre la France, doit avoir la certitude qu’une capacité de riposte sera toujours opérationnelle et qu’il ne pourra, ni la détecter, ni la détruire. C’est l’intérêt, l’utilité de la composante océanique.
François Hollande, discours du 19 février 2015.
Les frappes des SNLE peuvent avoir un effet de masse, puisque chaque SNLE embarque 16 missiles M51 qui peuvent emporter chacun jusqu’à 10 têtes nucléaires océaniques de 100 kt.
La FOST comprend également les 6 sous-marins nucléaires d’attaque, un état-major, un centre opérationnel et un système de transmissions nucléaires protégé.
Composante aéroportée
La seconde composante, aéroportée, est la partie visible et réversible de la dissuasion. Elle bénéficie d’une précision supérieure à la composante océanique.
« La composante aéroportée donne, en cas de crise majeure, une visibilité à notre détermination à nous défendre, évitant ainsi un engrenage vers des solutions extrêmes. Voilà l’intérêt des deux composantes, si je puis dire : une qui ne se voit pas et une autre qui se voit »
François Hollande, discours du 19 février 2015.
La visibilité s’accompagne de la réversibilité. Le président peut annuler un raid aéroporté jusqu’au tir des missiles. Cette capacité est essentielle dans le cadre du dialogue dissuasif.
Elle est armée 24h sur 24 par les FAS, Forces aériennes stratégiques, et sur décision du président de la République par la FANu, Force Aéronavale Nucléaire. La FANu est composée du groupe aéronaval articulé autour du Charles de Gaulle qui peut emporter des charges nucléaires. Faire porter des armes nucléaires par un porte-avion est une spécificité française.
Le GAN (c) Marine nationale
Quant aux FAS, elles comprennent essentiellement 48 rafales de l’Armée de l’air et des avions ravitailleurs.
Les missiles Air-sol moyenne portée améliorés (ASMP-A) des rafales sont beaucoup plus précis que les M51 des SNLE. Chaque année, un exercice de grande ampleur, dénommé « poker », permet de tester la capacité des FAS à pénétrer un dispositif de défense adverse.
Des moyens d’évaluation de situation et d’alerte, notamment dans l’espace, ainsi que des systèmes de transmissions nucléaires complètent le dispositif.
La notion de stricte suffisance
Ces forces sont maintenues au niveau de « stricte suffisance » correspondant à la doctrine de dissuasion nucléaire française. Il s’agit de s’adapter au niveau de menace. In fine, la notion de stricte suffisance ne correspond pas au chiffre minimum des armes et des vecteurs pour garantir une dissuasion permanente et indépendante, mais à la combinaison des capacités minimales pour garantir cette dissuasion exemplaire.
L’arsenal français est à un niveau historiquement bas. Aujourd’hui, la France ne dispose plus que de 300 têtes nucléaires, contre plus de 6000 pour les États-Unis ou la Russie. Le nombre de SNLE, réduit de 6 à 4 entre la fin des années 90 et 2010, est à un niveau plancher si l’on veut bénéficier d’une permanence à la mer.
En effet, lorsque l’un est en mer, celui qui va le remplacer est prêt à partir, le troisième est en entretien de courte durée (« arrêt technique »), et le dernier subit un entretien beaucoup plus lourd (« arrêt technique majeur »).
Les deux composantes sont indispensables à une dissuasion crédible. Elles combinent dissuasion visible et invisible, frappes massives et de précision. En supprimer une mettrait en outre la France à la merci d’une rupture technologique dans le domaine de l’interdiction aérienne ou de la détection sous-marine.
Disposer de deux composantes présente en outre un avantage militaire important : les trajectoires des vecteurs océaniques et aéroportés ne sont pas de même nature, ce qui rend leur interception complète beaucoup plus complexe… et chère. À l’époque où les technologies permettent d’envisager des systèmes de défense antimissile, cet atout n’est pas négligeable.
Enfin, il faut noter qu’à l’exclusion des SNLE, la plus grande partie des forces nucléaires remplit également des missions conventionnelles. Par exemple, le porte-avion Charles de Gaulle, les satellites de renseignement et les Rafales servent lors des opérations extérieures ou dans les missions de police du ciel. Cela permet de limiter le coût de la dissuasion nucléaire à environ 4 milliards d’euros par an.
La notion de stricte suffisante ne fait pas de la dissuasion une défense au rabais, mais est au contraire une garantie d’adéquation entre les fins de l’arme nucléaire et ses moyens, tout en évitant toute course aux armements.
« le principe de stricte suffisance invite à une modernisation constante des capacités, voire l’acquisition de nouvelles capacités si l’évolution de l’état de la menace le justifiait. »
SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017
La modernisation attendue de la dissuasion nucléaire française
Face à de nouvelles technologies comme la défense antimissile et l’hypervélocité, tout comme face à la remise en question du multilatéralisme dans le règlement des crises, renoncer à la modernisation de la dissuasion nucléaire revient à l’abandonner de fait.
La LPM 2025 – 2031 devrait être consacrée à la modernisation des capacités de dissuasion nucléaire françaises. L’effort financier devrait considérablement augmenter, pour passer de 4 à 6 milliards d’euros par an. Les réalisations amorcées devraient voir le jour en 2033 – 2035.
Modernisation de la FOST
La modernisation de la FOST est la priorité de la modernisation à venir.
Le SNLE de troisième génération devrait conserver le même tonnage que les navires actuels, afin de n’avoir pas à modifier en profondeur les infrastructures existantes. Il sera équipé de missiles M51 qui vont continuer à évoluer. 4 navires devraient être construits. Le premier devrait être mis en service vers 2030. En 2048 le parc aura été complètement renouvelé, et le dernier de ces sous-marins retiré du service vers 2080.
Cependant, les chantiers des sous-marins Barracudas vendus à l’Australie accusent deux ans de retard. Or, les infrastructures de production, propriété de DCNS, sont les mêmes que celles devant accueillir les chantiers des SNLE. La durée de vie des SNLE actuels pourrait donc devoir être prolongée.
La modernisation du missile M51 a pour objet de faire face à la problématique majeure à laquelle est confrontée la dissuasion nucléaire française : le développement des capacités de défense antimissile balistique. Le missile actuellement en service est le M51.2. Pour des raisons budgétaires, un choix a dû être fait entre le développement de nouveaux SNLE et le missile M6. Le M51 continuera donc à être amélioré. Une version M51.3 est en cours de développement et devrait être mise en service vers 2025. Le M51.4 devrait quant à lui entrer en service vers 2030. Les capacités améliorées sont la portée et la capacité de pénétration.
Un missile M51. (c) Marine nationale
Le renouvellement des SNA a déjà débuté avec la mise en service du premier sous-marin de classe Suffren.
Modernisation de la composante aéroportée
La composante aéroportée a connu une modernisation constante depuis le début des années 2010 (ASMP-A, retrait des Mirages 2000-N). En conséquence, les efforts consentis pour cette composante devraient être moindres que pour la FOST.
La transition entamée au niveau des avions de combat et ravitailleurs se poursuivra. Le Rafale sera porté au standard F4, avec une augmentation pour 2024 des performances de son armement, de ses capteurs et l’intégration de la maintenance prédictive.
Le renouvellement de la flotte des avions ravitailleurs C135 se poursuivra avec l’arrivée des MRTT Phénix jusqu’en 2025, comblant par là l’une des rares lacunes de l’autonomie stratégique française en matière de dissuasion.
Le missile ASMPA connaîtra lui aussi une rénovation (ASMPA-R) afin de maintenir ses capacités à niveau jusqu’en 2035. Le programme d’ensemble air-sol nucléaire de 4e génération (ASN4G) devait alors prendre le relais jusqu’en 2070. Cet armement devrait rester un missile, aux capacités accrues, probablement hypersonique (Mach 5) plus qu’hypervéloce (Mach 8).
En effet, à partir de 2035 – 2040, la composante aéroportée devrait entrer dans une nouvelle ère. Le Porte-avion Nouvelle Génération (PANG) devait succéder au Charles de Gaulle. Il aura la capacité de faire voler le SCAF, Système de combat aérien du futur.
Enfin, la « troisième composante », les transmissions nucléaires devraient elles aussi connaître une amélioration de leurs performances.
Modernisation des armes nucléaires fondée sur la simulation
Depuis l’arrêt des essais nucléaires en 1996, les nouvelles têtes nucléaires sont conçues grâce au programme « Simulation ». Concrètement, les dernières campagnes d’essais ont permis de collecter assez de données pour n’avoir plus besoin de valider la fiabilité des nouvelles armes par des explosions. Ce dispositif se base sur des supercalculateurs, l’installation radiographique ÉPURE, sur le laser Mégajoule et sur les compétences scientifiques associées.
Le rôle des supercalculateurs est de reproduire par le calcul chaque étape de fonctionnement d’une arme nucléaire. Le système utilisé par le CEA porte le nom de Tera 1000. Il permet d’effectuer 25 millions de milliards d’opérations par seconde (des pétaflops, ça ne s’invente pas). Il devrait être remplacé par Exa 1, capable d’atteindre 1 milliard de milliards d’opérations par seconde (un exaflop).
Afin de s’assurer de leur fiabilité, les résultats de Tera 1000 sont confrontés à ceux d’ÉPURE et du laser Mégajoule.
L’installation radiographique ÉPURE sert à effectuer des expériences d’hydrodynamique afin d’étudier les déformations de la matière, particulièrement au moment de l’implosion qui amorce la réaction nucléaire. Elle a pour fonction de vérifier et d’enrichir les données du supercalculateur Tera 1000. Elle est déjà considérée comme opérationnelle, même si la troisième et dernière machine radiographique ne devrait être installée qu’en 2022.
Le laser Mégajoule installé en Aquitaine sert lui à valider expérimentalement les phénomènes physiques qui ont lieu au moment du fonctionnement de l’arme nucléaire.
Enfin, notons que la France ne produit plus de matière fissile pour ses armes nucléaires et recycle celle de ses anciennes têtes.
Les moyens de la dissuasion nucléaire française devraient donc en grande partie être renouvelés lors de la prochaine LPM. C’est à la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) que reviendra de concevoir et produire les nouveaux matériels.
Dissuasion nucléaire française et BITD
L’aspect industriel de la dissuasion est fondamental. Pouvoir produire les moyens de sa dissuasion garantit son autonomie stratégique. Les technologies à maitriser et les savoir-faire à obtenir sont si pointus que l’état de la BITD française est un point d’attention fort des politiques de défense.
Une BITD forte est indispensable pour l’autonomie stratégique française
Une BITD capable de concevoir, produire et soutenir les armes et les vecteurs utilisés par la dissuasion nucléaire est indispensable à l’autonomie stratégique française. C’est le cas aujourd’hui, à l’exception près d’ArcelorMittal, qui produit l’acier de la coque des sous-marins, et de Thermodyn, qui fabrique des turbines de propulsion. Toutes deux sont passées sous contrôle de capitaux étrangers. En revanche, la dernière lacune capacitaire, la production d’avions ravitailleurs, est en passe d’être comblée avec la mise en service des MRTT Phénix. Sans cela, la dissuasion, qui fonctionne comme un système de système, serait dépendante d’une ou plusieurs puissances étrangères.
C’est pourquoi tout un chapelet d’entreprises françaises participe à la conception, la production et le maintien en condition opérationnelle des matériels servis dans le cadre de la dissuasion. Ainsi, le M51 est conçu et produit par ArianeGroup, mais concerne 450 entreprises à un moment ou à un autre de son cycle industriel. DCNS et AREVA produisent les SNLE et les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). MBDA réalise le missile ASMPA, Dassault le Rafale. Thalès est quant à lui chargé des équipements de communications.
La conservation des savoir-faire nécessaires à production de matériels nucléaires est donc un point clef pour les entreprises de la BITD. Sans cela, des incidents comme ceux survenus sur le chantier de l’EPR pourraient survenir. L’État peut les y aider en étalant ses commandes, néanmoins la durée de vie des équipements permet de réaliser un tuilage entre entretien et démantèlement des matériels vieillissants d’un côté et conception et production de la nouvelle génération de l’autre.
Sans BITD forte, point de dissuasion donc. Mais on peut renverser la proposition, sans dissuasion, pas de BITD forte, tant la demande provoquée par la dissuasion nucléaire a un effet structurant sur la BITD française.
Le nucléaire possède un effet structurant sur la BITD
Les commandes liées à la dissuasion nucléaire sont essentielles à la BITD française, par leur volume, leur technicité et leur besoin d’excellence.
La dissuasion nucléaire a un effet structurant sur la physionomie de la BITD. Par exemple, le format de la marine et, dans une moindre mesure, celui de l’armée de l’air, est largement pensé autour de la dissuasion. Presque tous leurs matériels majeurs y concourent. En conséquence, les commandes liées à la dissuasion donnent sa physionomie à la BITD dans ces deux domaines. Elles sont ainsi responsables des performances de DCNS.
De plus, la dissuasion provoque un effet d’entraînement sur le reste de la BITD. Par exemple, les technologies développées pour les SNLE bénéficient aux SNA, mais aussi aux sous-marins conventionnels, comme le barracuda, que produit DCNS.
« le succès remporté par DCNS, en avril 2016, avec l’attribution du marché australien de 12 de sous-marins Shortfin Barracuda1 — “contrat du siècle” d’un montant de 34 milliards d’euros — n’est pas sans dette envers la dissuasion… »
SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017
Ainsi, pour M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre National d’Études Spatiales, « Ariane est un missile et un missile est Ariane. »
En outre, les passerelles entre les applications militaires et civiles des technologies nécessaires à la dissuasion sont nombreuses. Ainsi, les installations de simulation comme le laser Mégajoule peuvent posséder des applications civiles. Une véritable zone industrielle, la « route des lasers » s’est d’ailleurs créée autour du site du Laser, qui travaille au profit du Commissariat à l’Énergie Atomique et bénéficie du fruit de ses recherches. La firme Atos, qui produit le supercalculateur Tera 1000, doit aussi sa bonne santé à sa participation au programme de simulation.
Chaque euro investi dans la dissuasion n’est donc pas une dépense… mais un investissement.
Enfin, même si ce n’est pas le cœur du sujet, ces investissements de l’État permettent le maintien sur le territoire d’un grand nombre d’emplois industriels. Ainsi, un rapport de l’Assemblée nationale considère que les seules commandes liées à la dissuasion nucléaire permettent à DCNS, Areva TA et ArianeGroup de maintenir plus de 10 000 emplois sur le territoire, et que 90 % de la valeur ajoutée liée à la dissuasion est créée en France.
L’effet de la dissuasion nucléaire est donc structurant sur la BITD française.
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Les moyens de la dissuasion nucléaire française sont donc organisés en deux composantes complémentaires, océanique et aéroportée. Ces deux composantes correspondent au niveau de « stricte suffisance » rendue nécessaire par le contexte international. Elles sont en cours de modernisation, et cette modernisation devrait s’accélérer avec la prochaine LPM. L’aspect industriel est en effet indissociable de l’aspect opérationnel : seule une BITD puissante et complète permet une dissuasion autonome et crédible.