Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Charles de Gaulle, auteurdu fil de l'épée, et de la phrase « La véritable école du commandement est donc la Culture Générale ».

Dans Vers l’armée de métier (1934), Charles de Gaulle explique, par une formule restée célèbre, que la culture générale est la véritable école du commandement. Selon lui, elle est nécessaire pour former la « puissance de l’esprit », et les « réflexes intellectuels et moraux des chefs ». Mais dans cet ouvrage, il ne construit guère sa pensée que sur quelques pages.

Il avait été beaucoup plus prolixe dans Le fil de l’épée (1932). Nous nous servirons de ces développements comprendre cette idée. Nous expliquerons également quelles qualités devrait selon lui posséder un chef militaire.

Intelligence, instinct, culture générale

Pour Charles de Gaulle, l’intelligence, et l’instinct sont tous deux nécessaires à la conception de l’action.

La guerre est un domaine si complexe, qui fait intervenir tant de forces immatérielles, qu’il est difficile de la saisir entièrement par l’intelligence. Toutefois, même si elle n’apporte pas de certitude, l’intelligence réduit le champ de l’erreur. Elle apporte le renseignement, la connaissance du terrain, l’organisation, la connaissance de sa force et de sa faiblesse. Elle « prépare la conception de l’action mais ne l’enfante pas ».

L’intelligence est complétée par l’instinct. C’est par lui que l’homme « perçoit la réalité des conditions qui l’entourent et qu’il éprouve l’impulsion correspondante ». L’instinct est un raccourci entre le monde sensible et l’action. « Les grands hommes de guerre ont toujours eu, d’ailleurs, conscience du rôle et de la valeur de l’instinct. »

Or, c’est grâce à la culture générale que l’intelligence et l’instinct se forment. Elle permet de structurer sa pensée et de préparer son esprit à la décision, en défrichant le champ des possibles. Pis aller à l’expérience, elle est aussi beaucoup plus vaste. C’est pour cette raison que selon de Gaulle, « la véritable école du commandement est donc la Culture Générale », et que « au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote ». La même réflexion apparaît chez Clausewitz.

Toutefois, la culture générale ne fait pas tout. Il faut bien d’autres qualités au chef militaire.

L’autorité

Après le temps de la conception, celui de la décision. L’autorité et le courage, qualités morales, viennent compléter l’intelligence et l’instinct, qualités intellectuelles, chez le grand chef.

La prise de décision est un processus d’ordre moral et non intellectuel qui nécessite du courage. Ce dernier n’est pas donné à tout le monde, en raison des graves conséquences que décision à prendre pourra entrainer. L’esprit apte à la décision doit en outre s’accompagner d’autorité, qui est la faculté d’avoir « prise sur les âmes ».

L’autorité elle-même suppose le prestige. Le prestige (qui ressemble ici au charisme ; il n’est pas dans l’ouvrage synonyme de « réputation ») est un don inné, mais qui possède certains aspects pouvant être développés.

Pour travailler son prestige, le chef doit rester mystérieux, ce qui impose de prendre de la distance par rapport au subordonné. Mais ce prestige n’est pas l’inaccessibilité, il est la réserve de l’âme, des gestes et des mots, la sobriété de l’attitude et du discours. On doit sentir dans le silence du chef l’ardeur contenue. C’est une attitude de roi en exil.

Mais pour conserver ce qu’il faut bien appeler une « majesté » (le terme ne figure pas dans l’ouvrage), il faut au chef un but qui le relie à la grandeur. Or, cette grandeur représente un poids qui ne peut être supporté par tous.

Enfin, aux vertus d’intelligence, d’instinct et de prestige, le grand chef doit joindre le caractère.

Le caractère

Le caractère, « vertu des temps difficiles », est la capacité d’imprimer sa marque aux faits.

L’homme de caractère inspire, décide et assume. Il a la « passion de vouloir ». Il est ferme, mais bienveillant, assume les échecs et redistribue la gloire. En temps de paix, un tel homme sera perçu comme orgueilleux et indiscipliné, et il en pâtira. Mais que les difficultés surviennent, et elles le pousseront naturellement au premier plan.

Et force est de constater qu’il n’a pas eu complètement tort.

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Si « la véritable école du commandement est donc la Culture Générale », c’est donc qu’elle prépare le chef à une prise de décision rapide et juste face à une situation imprévisible. Elle développe l’instinct qui, seul, permet de ressentir la direction à donner à ses choix. Mais si la culture générale forme l’instinct du chef militaire, ce dernier doit être accompagné d’autres qualités telles que l’intelligence ou l’autorité, tant morales qu’intellectuelles.

« Tous les grands hommes d’action furent des méditatifs »

Charles de Gaulle, le fil de l’épée.

« La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »

Charles de gaulle, Vers l’armée de metier

Nicolas Blanchard Farce

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En parlant d’Aristote… Voir aussi Les cinq formes de courage chez Aristote.

Deux thèses majeures de L’art de la guerre de Sun Tzu en cinq minutes

Ceci n'est pas SunTzu, auteur de L'art de la guerre.

L’art de la guerre de Sun Tzu est un recueil de préceptes de stratégie qui tire sa force de sa simplicité et de sa grande concision. Contentons-nous de préciser qu’il fut rédigé à l’époque des royaumes combattants (Ve au IIIe siècles av. J.-C.) et qu’un halo de légende entoure ce texte et son auteur. Nous nous bornerons ici à expliquer deux des thèses qui nous paraissent centrales dans cette œuvre, qui passe pour le plus grand traité de stratégie jamais écrit.

L’édition utilisée pour cet article est Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Champs, 2008.

La victoire au prix le plus bas possible

Sun Tzu commence son traité en mettant en évidence l’importance de la guerre : « La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’État, la province de la vie et de la mort, la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement » (p. 91), mais aussi son coût exorbitant : « Lorsque l’armée s’engagera dans des campagnes prolongées, les ressources de l’État ne suffiront pas » (p. 102).

En effet, tant les conséquences économiques d’un conflit prolongé, comme la désorganisation de la société, les famines, que celles d’une bataille sanglante, où les morts pouvaient à l’époque se compter par centaines de milliers, sont des facteurs d’appauvrissement et d’affaiblissement de l’État. Or, « le général est le protecteur de l’État » (p. 112). Trouver le moyen de contourner le recours au choc meurtrier est par conséquent une priorité pour Sun Tzu.

La victoire doit donc être remportée au moindre coût, si possible sans même livrer bataille : « Ceux qui sont experts dans l’art de la guerre soumettent une armée sans combat. Ils prennent les villes sans donner l’assaut et renversent un état sans opérations prolongées » (p. 110).

Toutefois, Sun Tzu ne repousse pas toute idée de bataille. Il se peut que ce soit le moyen le plus économique de remporter la victoire, ou qu’elle soit nécessaire. Il faut alors s’attacher à créer les conditions pour « vainc[re] un ennemi déjà défait » (p.120).

Attaquer la stratégie et l’esprit du chef adverse

Tout l’art du général va donc être de créer les conditions d’une victoire à moindre coût, en attaquant la stratégie adverse et l’esprit du chef ennemi avant d’attaquer ses troupes. « Ce qui est (…) de la plus haute importance dans la guerre, c’est de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi » (p. 108).

Un général accompli mettra en œuvre plusieurs techniques pour atteindre ce but.

La première est d’attaquer la cohésion morale de l’ennemi, non pas entendue comme le moral des troupes, mais comme l’« harmonie » unissant le souverain et son peuple. Il faut user d’influence sur les dirigeants adverses, de corruption, d’agents secrets, de trahisons pour mettre à bas cette cohésion morale. La victoire est alors acquise depuis le palais du souverain ennemi et son État s’effondre sans avoir à livrer bataille. « Généralement dans la guerre, la meilleure politique, c’est de prendre l’État intact ; anéantir celui-ci n’est qu’un pis aller » (p. 108).

Le général avisé doit également s’attaquer à l’esprit du chef adverse, ou à son plan, en jouant sur ses perceptions. « Tout l’art de la guerre est basé sur des duperies » (p. 95). Il peut tromper l’ennemi grâce à des stratagèmes visant à l’induire en erreur sur l’état de ses forces, sur ses capacités, pour l’inciter à attaquer alors qu’il devrait se retirer, ou à se retirer alors qu’il devrait attaquer. Bref, à agir contre ses propres intérêts.

Le chef sage doit également savoir manœuvrer habilement pour pousser l’adversaire à la faute. Par exemple, il peut utiliser le terrain pour forcer l’ennemi à disperser ses forces, puis l’attirer sur un point précis pour l’attaquer. Il peut aussi le prendre de vitesse pour le frapper sur un point qu’il pensait hors d’atteinte.

Sur le champ de bataille

Enfin, sur le champ de bataille la victoire doit s’acquérir en usant d’actions « Cheng » et « Ch’i ». La force « Cheng » est celle qui mène une attaque traditionnelle, qui fixe ou qui distrait l’ennemi, tandis que la force « Ch’i » conduit des actions imprévues, indirectes et décisives. « Utiliser la force Cheng pour engager le combat, utiliser la force Ch’i pour remporter la victoire » (p. 125). La force et la ruse, les techniques conventionnelles et non conventionnelles, les apparences et la réalité, loin de s’opposer, se complètent.

Pour terminer, la constance essentielle dans la pensée de Sun Tzu et qu’il faut éviter l’ennemi là où il est fort. « Une armée peut être comparée exactement à de l’eau car, de même que le flot qui coule évite les hauteurs et se presse vers les terres basses, de même une armée évite la force et frappe la faiblesse » (p. 137).

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Pour résumer, Sun Tzu considère le coût humain et économique de la guerre comme une source de danger pour l’État. De là, il décrit une façon de combattre dont le but est de limiter le prix à payer. Il faut agir d’abord sur l’esprit du chef adverse, et sur sa stratégie, avant d’entreprendre des actions contre ses forces, afin de pouvoir s’emparer de ses armées et de son État avec un coût économique et humain réduit.

« Connaissez l’ennemi et connaissez-vous vous-même ; en cent batailles vous ne courrez jamais aucun danger »

Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Champs, 2008, p. 116.

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Voir aussi Quand le général Poirier théorisait la guerre hybride avant la guerre hybride.

La friction chez Clausewitz

La friction, c’est ce qui fait qu’à la guerre les choses les plus simples sont compliquées.

Et revoici ce bon vieux Clausewitz ! Aujourd’hui, il nous parle de friction.

Au livre Un de De la guerre, Carl von Clausewitz introduit un concept resté fameux : la friction.

Explication de la friction chez Clausewitz

La friction chez Clausewitz : petits riens, mais grandes contrariétés

La friction chez Clausewitz, c’est ce qui fait qu’à la guerre les choses les plus simples sont difficiles. À la guerre, les opérations font entrer en ligne de compte énormément de petites actions individuelles. Or, les problèmes rencontrés lors de la réalisation de chacune d’entre elles tendent à s’accumuler et à produire des réactions en chaîne.

Ces dernières sont à leur tour renforcées par des phénomènes extérieurs tels que le hasard ou la météo, mais aussi par des contraintes intrinsèques à la guerre, telles que l’effort physique ou la peur. Une arme qui s’enraye, un subordonné qui comprend mal les ordres, un véhicule qui tombe en panne, un terrain qui ne correspond pas aux renseignements… Multiplié par le nombre d’hommes et de matériels de l’armée, c’est la friction.

La conséquence de cette friction est la difficulté de calculer ses propres actions. Les résultats pourraient être toujours en deçà des espérances, s’il n’existait des moyens de conduire l’action malgré la friction. 


Lire aussi Le centre de gravité chez Clausewitz

Quand la réalité dépasse la friction

A la guerre, l’expérience et la volonté permettent de compenser en partie la friction.

L’inexpérience de la guerre conduit à méconnaître le phénomène de friction : « il faut avoir fait campagne pour comprendre en quoi consistent les difficultés dont il est sans cesse question à la guerre » (De la guerre, p. 93). C’est en s’appuyant sur son expérience que le général en chef sera capable de prendre en compte la friction, afin de pouvoir estimer justement les résultats qu’il lui est possible d’atteindre.

Mais l’expérience peut aussi rendre irrésolu face aux difficultés. Elle n’est rien sans une volonté d’airain. « Sous l’impulsion d’une volonté de fer, la machine parvient à surmonter toutes les difficultés et à briser tous les obstacles ». Mais attention, c’est « seulement au prix de sa propre usure » (De la guerre, p. 93).

En effet, passer outre le phénomène de friction exige un effort considérable, qu’une armée ne peut soutenir longtemps. Ainsi, pour réaliser une progression plus importante que celle qui paraîtrait médiocre à un non initié, une troupe devait à l’époque affaiblir ses hommes en leur imposant des marches forcées. Aujourd’hui, il lui faudrait abandonner ses véhicules en panne pour conserver son rythme. L’effort ne peut être que temporaire. Au chef d’en le fixer au bon moment et l’étendue.

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En dernière analyse, l’action militaire ne peut se comprendre qu’à l’aune de ce phénomène de friction. L’ignorer est une erreur ; espérer la supprimer une illusion. Elle est consubstantielle à l’affrontement armé.

« Bien que tout soit simple à la guerre, les choses les plus simples y sont difficiles »

Carl von Clausewitz, De la guerre, Livre I, Chap.7, p.93.

Nicolas Blanchard Farce

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L’édition utilisée pour cet article est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000.

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz.

Le centre de gravité.

Restrictions alimentaires et modèle républicain

Les restrictions alimentaires sont-elles solubles dans le modèle républicain ?

Il est désormais tout à fait courant de s’imposer des restrictions alimentaires. Or, comme en témoigne la crispation autour des « menus confessionnels », ces choix individuels ne sont plus tout à fait anodins lorsqu’il s’agit de faire société. Les restrictions alimentaires sont-elles solubles dans le modèle républicain ?

Si elles sont des choix individuels légitimes, force est de constater que certaines exigences sociétales comme les restrictions alimentaires menacent le modèle républicain en raison de l’évolution philosophique de notre société.

NDA : nous utilisons cet enjeu simple pour montrer tout l’intérêt qu’il y a à identifier une question derrière la question, afin de donner de la profondeur au développement.

Restrictions alimentaires : il ne s’agira pas de traiter de la problématique des allergies alimentaires ou des goûts, mais bien des pratiques sociales choisies, d’origine culturelle, religieuse ou individuelle.

I. Les restrictions alimentaires sont des choix individuels toujours plus légitimes.

Une restriction alimentaire est toujours un choix. Ce type de choix est perçu comme légitime, tant il exprime la liberté de se définir soi-même une identité.

Les restrictions alimentaires sont toujours des choix. Même les interdits alimentaires religieux ou culturels sont des choix individuels. Par exemple, on peut très bien se revendiquer musulman et manger du porc ou boire de l’alcool, ou juif et ne pas manger kasher. En effet, si en France beaucoup de musulmans souhaitent manger hallal et ne songeraient pas à pratiquer leur religion sans cette prescription, rappelons-nous que c’était peu le cas il y a encore dix ans. Les choix individuels sont sujets à une pression sociale plus ou moins forte, mais il n’y a pas de relation de nécessité entre religion ou culture et interdit alimentaire.

Ces choix sont parfaitement légitimes au niveau individuel. Ces restrictions sont des enjeux de liberté et d’identité. Chaque individu est libre de choisir et de construire son identité, ou son rapport à la religion. Il n’est pas possible de hiérarchiser les différents types de restrictions sur le plan de la légitimité.

Il s’agit d’un phénomène sociétal contemporain explicable. Gilles Dorronsoro remarquait que le capitalisme provoque des revendications identitaires. Comme les alternatives sociales et économiques au capitalisme dérégulé sont de moins en moins présentées comme légitimes, le seul espace de différenciation politique est celui de l’identité. Ces phénomènes de crispation identitaires se cristallisent autour des restrictions alimentaires, comme en témoignent les polémiques sur les menus confessionnels dans les cantines scolaires.

Les restrictions alimentaires sont donc le produit de notre époque, mais sont légitimes au niveau individuel. Les ennuis commencent quand elles s’exportent dans la collectivité. D’autant plus qu’en France, le repas possède une dimension sociale non négligeable.

II. Les restrictions alimentaires sont-elles adaptables à la collectivité ?

Le problème peut être analysé au niveau sociétal, économique et politique.

Dans la société, elles représentent la mise en évidence et le retournement de la violence symbolique. La violence symbolique est un concept forgé par Pierre Bourdieu, selon lequel le groupe dominant impose ses normes au groupe dominé en les présentant comme légitimes. Ainsi, lorsqu’une personne ne suivant pas de restriction (dominant) reçoit quelqu’un qui s’en impose (dominé), de deux choses l’une. Soit, par méconnaissance ou sciemment, elle ne prend pas en compte ce choix. Elle révèle alors la violence symbolique en privant son hôte de certains plats. Soit elle prend la restriction en compte et change ses habitudes pour cuisiner un plat à par. La minorité prend alors le rôle de prescripteur culturel. Le paradigme est le même si le dominé reçoit. Exiger de la viande alors qu’il n’en mange pas c’est dévoiler la violence symbolique. Mais in fine, il ne s’agit guère que de politesse entre hôte et invités.

Dans la sphère économique, ces restrictions ne posent pas de problème, au contraire. Dans une économie de type capitaliste comme la nôtre, les entreprises cherchent à maximiser leur profit. Il est légitime qu’elles exploitent ou créent de nouveaux marchés. Les restaurants ou les entreprises agroalimentaires ne sont pas tenus à la neutralité. On ne peut donc les contraindre à renoncer aux juteux profits que représentent ces clientèles captives.

C’est dans la sphère politique que le problème se pose véritablement. Dans les structures chargées de la restauration collective qui font partie des organes de la République, quel modèle adopter ? Postulant qu’aucun groupe n’est plus légitime que l’autre pour imposer ses préférences, mais qu’il n’est pas possible de n’en tenir pas compte (pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer un gestionnaire de restauration collective proposant un menu composé uniquement de cochon), le choix des menus proposés se révèle être un casse-tête sociétal. Le menu végétarien ne réglerait rien puisqu’il suit la même logique d’exclusion. Il serait illégitime d’imposer le choix végétarien au détriment des autres.

Dans la sphère politique, et en ce qui concerne les restrictions alimentaires, la neutralité de l’État signifie de fait l’oppression des groupes minoritaires. Finalement, pour l’État le dilemme est le suivant. S’il choisit de prendre en compte les souhaits d’un groupe, il doit tous les prendre en compte. S’il choisit de ne pas les prendre en compte, alors il les empêche ces groupes de vivre selon leur vision du monde. Or, rappelons-le, ce choix est légitime. L’État devient alors oppresseur. En effet, dans ses services, il empêche sciemment ses minorités de se nourrir.

NDA : jusqu’ici la réflexion est basique, voire basse de plafond. Toutefois, cette dernière idée met le doigt sur la vraie problématique. Elle va nous permettre de prendre de la hauteur.

III. Droits culturels et modèle républicain

Le casse-tête des interdits alimentaires dans les organes dépendant de l’État révèle la véritable question : l’tat (dans le sens des organes de la République) doit-il prendre en charge de manière active la réalisation des exigences sociétales des groupes qui le composent, dans le respect des lois ?

La réponse est aujourd’hui, non, demain, probablement oui (hélas, et qu’on le veuille ou non). Le conseil d’État a récemment estimé que proposer des menus sans porc dans les cantines n’était pas une obligation. Mais nous l’avons vu, la simple neutralité mène à l’oppression illégitime de groupes spécifiques. Dans La démocratie providentielle, Dominique Schnapper montre que les sociétés démocratiques se caractérisent par une extension sans fin du corps politique (droits des étrangers, des animaux), et par un mouvement de l’égalité vers l’équité, de l’universel au particulier (libertés formelles, libertés réelles, multiplication des catégorisations) qui aboutit à la reconnaissance des droits « culturels », ou plutôt « ethniques ». On le voit dès aujourd’hui : comment expliquer à un groupe que ses choix culturels qui respectent les lois sont illégitimes ?

La tâche est impossible à accomplir. Dans le domaine alimentaire, les cantines des écoles, des administrations ou des armées devraient en toute bonne logique proposer des menus convenant à l’intégralité des restrictions suivies par les groupes qui les composent. Or, l’imagination humaine est sans limites. Le coût et la complexité d’une telle doctrine la rendent impossible à mettre en œuvre sur tout le territoire.

L’obsession sociétale ne peut donc mener qu’à la perte de légitimité du modèle républicain et de la présence de l’État. Entravant ses citoyens dans la réalisation de leur modèle propre, incapable d’en prescrire un soi-même, le modèle républicain deviendra de plus en plus illégitime. La solution toute trouvée pour éviter les discriminations dans les points de restauration collective des organes de la République est que l’État renonce à les gérer et les abandonne. Cela reviendrait à accentuer les inégalités sociales.

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La question des restrictions alimentaires est en fait celle des « droits culturels ». Elle montre que le modèle républicain, fondé sur la tolérance passive et sans distinction des pratiques culturelles qui respectent ses lois, mène de fait à priver certains citoyens des moyens de réaliser leur vision sociétale et identitaire, horizon politique rendu légitime par un monde ou les choix économiques et sociaux sont de moins en moins dans la main des gouvernements car de plus en plus soumis au marché.

L’intérêt porté aux restrictions alimentaires est donc à replacer dans le mouvement de démantèlement de l’État social en cours depuis les années 70. Dans la lutte des classes, le sociétal est une arme contre le social.

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Voir aussi Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes.

Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité ». Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel Culture ».

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité » (nous assumons cet horrible néologisme. Il fait mieux ressortir l’idée de système que « culture de la victime »). Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel culture » et de la culture « woke » .

Trois cultures morales

Selon les auteurs il existe trois types de cultures morales.

La culture de l’honneur

Dans ce paradigme, le statut social est basé sur la réputation. L’insulte, si elle est endurée fait diminuer le prestige personnel. La réponse à l’injure est donc individuelle et agressive. Ce type de culture se développe lorsque l’autorité légale ou la confiance en la loi est faible. C’était celle de la noblesse, qui a progressivement disparu depuis le XVIIIe siècle.

La culture de la dignité

Elle valorise le contrôle de soi, et dévalorise l’agressivité. L’insulte doit être endurée, le conflit résolu par la négociation. A défaut, mais uniquement si nécessaire, il peut être tranché par le recours à l’autorité extérieure des tribunaux. Elle peut se développer quand la loi et l’ordre sont bien établis. Son apparition a été favorisée par l’extension du commerce. C’est la culture de la bourgeoisie, qui domine aujourd’hui.

La culture de la victimité

La culture de la victimité valorise l’appel à l’aide et le besoin de soutien. Le statut de victime est le statut social le plus élevé. Cette culture identifie violence verbale et violence physique. L’individu ne supporte pas l’insulte, même minime et involontaire. Cependant, il recourt à l’autorité établie pour gérer ses conflits.

Pour émerger, la culture de la victimité nécessite la possibilité du recours à une autorité établie, mais lointaine, pour gérer ses conflits. Il faut forcer cette autorité à agir en gagnant la sympathie de parties tierces, qui doivent être convaincues par de véritables campagnes de demande de soutien.

Mais surtout, elle se déploie dans des environnements qui disposent d’un haut degré d’homogénéité sociale, combiné à une grande diversité culturelle, comme dans les universités américaines, où se regroupent des gens très aisés de tous horizons. Toute atteinte à l’égalité des cultures est perçue comme insupportable ; les enjeux politiques et sociaux sont marginalisés. La diversité valorisée par la culture de la victimité est culturelle, pas intellectuelle ni politique.

La relation dominant-dominé au cœur de la Cancel Culture

Au cœur de la culture de la victimité se trouve le rapport de domination de genre et de culture. La société (ici, américaine) est dominée par la figure de l’homme blanc. Ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie dominante seraient par essence dominés, quelles que soient les intentions individuelles des dominants.

Cette culture de la victime se développe autour du concept de « microagression ». Une « microagression » est une interaction apparemment anodine qui trahit en fait un rapport dominant-dominé. Par exemple, dire à une femme qu’elle a de belles chaussures revient à lui expliquer qu’elle ne peut être que superficielle. Demander « de quelle origine êtes-vous ? » à une personne de couleur lui fait ressentir qu’elle ne correspond pas à l’idéal type dominant. C’est donc une microagression.

En outre, le terme de racisme est pris dans sa signification la plus large. Il ne s’agit plus d’une idéologie qui établit une hiérarchie entre les « races », identifiées par la couleur de peau, mais de toute pratique qui crée de fait a des différences entre groupes ethniques. On est proche du « racisme systémique » parfois évoqué au sujet de la France. Les auteurs citent un professeur d’université américaine : « Être blanc, c’est être raciste. Point. », puisque c’est bénéficier d’un système qui favorise les blancs sans en avoir conscience.

Dans cette acception, un processus de sélection comme un test ou un concours est raciste si ses résultats ne reflètent pas exactement la diversité ethnique des candidats. Considérer qu’un poste doit revenir « au plus qualifié » revient à exclure les minorités qui n’ont pas eu la possibilité d’obtenir lesdites qualifications ; cette idée est donc raciste.

précision de l’auteur :

Dans cette optique, le dominé ne peut pas agresser le dominant ni faire preuve de racisme, puisque ce racisme ou ces agressions sont le résultat d’un rapport de domination structuré en système qui dépasse les intentions individuelles.

Ainsi, si « sale blanc » est bien une agression à caractère racial, ce n’est pas du racisme, puisque le racisme est un système de domination des Blancs sur les autres.

Pour les tenants de la Cancel culture, les origines sociales, pourtant au fond des problèmes de discrimination systémique (identification des minorités aux « classes dangereuses »), n’entrent en ligne de compte que de manière périphérique.

La fin de la liberté d’expression ?

Ce processus est à sens unique. Appartenir à un groupe dominé (comme une minorité de couleur ou de genre) signifie se faire reconnaître comme victime, et fournit un statut moral fort. Cela donne le droit à la parole.

À l’inverse, faire partie d’un groupe dominant (hommes, blancs) signifie être nécessairement un agresseur. Son discours, s’il est dirigé vers les dominés, est donc par nature irrecevable.

La liberté de parole est donc remise en cause. Les agresseurs n’ont pas le droit à la parole, puisque leur discours est nécessairement reçu comme violent, qu’ils le veuillent ou non. Or la culture de la victimité identifie violence verbale ou psychologique et violence physique. Il faut donc protéger les dominés de tout discours qui leur rappellerait leur statut de victime. Par exemple, des universités américaines ont créé des « safe spaces ». Ce sont des espaces ou tout propos non conforme est interdits. Comme violence symbolique et violence physique sont mises sur un pied d’égalité, il devient légitime d’empêcher tout discours susceptible de constituer un acte de « violence » envers les dominés.

Cancel culture

D’où le terme de Cancel culture. (N. B. : Le terme « Cancel Culture » ne figure pas dans The rise of victimhood culture. Toutefois, la Victimhood Culture donne une clef de compréhension de la Cancel Culture). Lors de conférences données dans certaines universités américaines, et même plus récemment en France, les orateurs défendant des points de vue ne correspondant pas à la vision du monde des groupes mus par la culture de la victmité ont pu être empêchés d’accéder à l’estrade. Les interventions ont été annulées (cancelled). Ces agissements sont tolérés aux États-Unis parce que les universités dépendent des frais d’inscription astronomiques payés par des parents très influents.

L’autre mode d’action de ces groupes est la pression mise sur les employeurs sur les réseaux sociaux. Ils déclenchent de véritables campagnes en ligne demandant le renvoi de personnes ayant tenu des propos non conformes, qui pourraient être interprêtés comme blessants par les dominés. Les récents déboires de J.K. Rowlings en sont un exemple. Des termes maladroits choisis dans un e-mail professionnel peuvent ainsi mener au licenciement de professeurs sous la pression des étudiants.  

La Cancel culture : une oppression de classe ?

Cette culture se diffuse à partir des campus américains, ou les étudiants issus des classes sociales dominantes ont un rapport de force favorable face aux universités qui ont besoin de l’argent de leurs parents. Elle se diffuse ensuite par le haut du spectre social, quand ces étudiants atteignent des postes de journalistes, de juges, de professeurs. Elle devient un code à maitriser pour pouvoir progresser dans l’échelle sociale. C’est le sens des « formations » de sensibilisations au genre ou au racisme menées dans les grandes entreprises ou à l’ONU. Plus que jamais elle met en opposition le peuple, prétendument raciste, aux élites soi-disant ouvertes.  

L’émergence de cette nouvelle culture est difficile à combattre. L’opposition à la culture de la victimité tend à se placer elle-même sur le terrain de la concurrence victimaire (« moi aussi je suis une minorité, j’ai donc le droit à la parole autant que vous »). Elle renforce donc ce qu’elle est censée combattre. Et malheureusement, l’apparition de la culture de la victimité pourrait mener à une surenchère dans les oppositions ethniques, et à un débat public polarisé autour de groupes essentialisés par leurs origines.

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Selon Bradley Campbell et Jason Mannings, notre époque est celle du remplacement de la culture de la dignité par la culture de la victimité. Les personnes issues de la culture de la dignité pourraient avoir du mal à comprendre la légitimité de la victimhood culture, et s’effrayer à juste titre de la menace que ce changement culturel fait peser sur nos systèmes politiques. D’autres, peut-être plus jeunes, s’étonneront de ce que cette culture ne soit pas ressentie comme une évidence par tous.

Entre le XIX et le XXsiècle, l’interdiction des duels et la pénalisation du meurtre en combat singulier avaient donné lieu aux mêmes incompréhensions chez la noblesse. La culture de l’honneur se heurtait à la culture de la dignité. Elle n’avait pas encore pris conscience de sa disparition programmée.

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Pour une réflexion sur la cause juridique de la Cancel culture, voir cet article du Monde.

Le monde diplomatique a récemment abordé le sujet des microagressions dans ce court article.

L’édition utilisée pour cet articles est B. Campbell et J. Manning, The rise of victimhood culture, Camden, Palgrave Macmillan, 2018. Il n’a pas, à notre connaissance, encore été traduit en Français.

Voir aussi La PMA pour toutes, une révolution sociétale ?

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L’auteur remercie Anna B. pour sa relecture patiente.

La PMA pour toutes, une révolution sociétale ?

La « PMA pour toute » est un choix politique légitime, puisqu’il résorbe une discrimination liée à l’orientation sexuelle dans l’application d’un droit d’accès à une technique. Cette décision ne crée pas de droit à l’enfant : elle ne risque pas de mener à la GPA.

À l’inverse du « mariage pour tous », l’adoption par l’Assemblée nationale de la loi bioéthique, dont la mesure phare est la Procréation Médicalement Assistée (PMA) pour toutes les femmes (sous condition d’âge) n’a pas suscité d’opposition durable dans la rue (enfin, c’est vrai qu’avec la COVID, c’est plus compliqué). Pourtant, on a pu entendre dire que l’extension de cette pratique médicale pourrait ouvrir à des changements de société profonds, par exemple mener à l’autorisation de la gestation pour autrui (GPA), voire au transhumanisme. La PMA pour toutes conduit-elle nécessairement à une impasse éthique ?

La « PMA pour toute » est un choix politique légitime, puisqu’il résorbe une discrimination liée à l’orientation sexuelle dans l’application d’un droit d’accès à une technique médicale. Cette décision ne crée pas de droit à l’enfant : elle ne risque pas de mener à la GPA.

PMA (ou assistance médicale à la procréation) : procréation médicalement assistée. Ensemble des pratiques médicales intervenant dans la procréation. Elle repose sur l’insémination artificielle et la fécondation in vitro. Elle est aujourd’hui autorisée uniquement pour les couples hétérosexuels dont l’un des deux partenaires était stérile ou gravement malade.

GPA : gestation pour autrui. Une femme porte et met au monde un enfant pour une autre personne. Cette pratique comporte le danger de la marchandisation du corps.

Transhumanisme : mouvement ou ensemble de techniques visant à améliorer l’être humain et ses capacités grâce à la science.

NDLR : à l’heure nous publions l’article, le projet de loi bioéthique a été adopté par l’Assemblée nationale. Il doit encore passer devant le sénat.

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I. La PMA pour toutes, un choix de société

Elle vise à établir l’égalité dans l’accès à un droit, mais elle est aussi un choix de société.

La PMA existe déjà. 3 % des naissances ont lieu grâce à la PMA. Le questionnement ne porte donc pas sur la PMA en elle-même sur son extension à des femmes seules ou lesbiennes.

La PMA pour toutes est la suite logique du mariage pour tous. Il s’agit d’étendre le droit à l’accès aux techniques de PMA, quelle que soit l’orientation sexuelle, donc sans discrimination, à toutes les femmes.

Le coût de la PMA pour toutes reste modeste. La « PMA pour toutes » devrait être remboursée par la sécurité sociale, mais son coût devrait rester modeste. Il passerait de 200 millions d’euros (coût des PMA en 2019) à 215 millions d’euros.

La question centrale est celle du modèle familial. La PMA pour toutes va permettre aux couples lesbiens ou aux femmes seules d’avoir des enfants autrement que par une adoption toujours difficile. C’est donc le modèle de la famille traditionnelle qui est remis en cause. Nous sommes face à un choix de société.

Si l’extension d’un droit et la résorption des discriminations sont légitimes, certains avancent que la PMA pour toutes est une pente menant nécessairement à la GPA.

II. La PMA pour toutes, un engrenage vers la GPA ?

La PMA pour toutes ne conduit pas nécessairement à la GPA. C’est faire un raccourci illégitime que de lier les deux.

L’argument d’égalité. Il est avancé qu’autoriser la PMA induirait nécessairement qu’à terme, les hommes homosexuels pourraient revendiquer le droit d’avoir des enfants par voie naturelle, donc en ayant recours à la GPA. Or la PMA pour toutes n’introduit pas un « droit à l’enfant ». Elle supprime simplement une discrimination d’accès à des techniques existantes (celle d’aider une femme à concevoir un enfant). On ne peut donc pas se référer au principe d’égalité pour dire que si l’on généralise la PMA, on crée un droit universel à l’enfant.

L’argument juridique. La marchandisation du corps est une limite morale qui risquerait d’être franchie avec la GPA, comme le montre le développement d’un « business des corps » en Ukraine. Or, l’un des principes essentiels du droit français est le principe d’« indisponibilité du corps humain ». Le corps ne peut pas faire l’objet d’une transaction ou d’une convention (donc même en dehors d’un système marchand). Ainsi ce principe fondamental du droit empêche de légaliser la GPA.

Des avancées techniques bien plus problématiques. Aucun de ces 2 arguments ne pourra jouer si les chercheurs mettent au point l’utérus artificiel. Ce type de découverte introduirait une rupture dans les processus biologiques à l’œuvre dans la procréation, mais cela relève d’une autre logique que celle de la PMA qui amorce artificiellement un processus naturel. Dans une moindre mesure, il est déjà possible dans certaines cliniques des États-Unis pratiquant la fécondation in vitro de choisir le sexe de son enfant.

 La PMA pour toutes ne mène donc pas à la GPA. Cependant, si cette pratique interroge, c’est aussi parce qu’elle est une action médicale sur un corps sain.

III. L’action médicale sur les corps sains

La PMA pour toutes pose la question de l’action médicale sur les corps sains. C’est donc la place et le rôle de la médecine dans notre société qu’elle interroge réellement (note méthodologique : toujours chercher la question derrière la question).

La PMA pour toutes change la perspective de la médecine. Le rôle traditionnel de la médecine est de restaurer la santé, ou au moins limiter la souffrance et les symptômes des maladies. La PMA telle qu’elle existe encore respecte cette logique. Pour en bénéficier, l’un des deux membres du couple doit être stérile ou gravement malade. Avec la « PMA pour toutes », on passe au-delà de ce paradigme. On traiterait des corps sains, en provoquant artificiellement un processus biologique qui peut toujours être amorcé naturellement. Cependant, on voit que ce problème se pose tout de même dans une certaine mesure lors du recours à la PMA dans son modèle actuel, lorsque c’est l’homme qui est stérile ou malade.

Dans le cas de la PMA au profit de femmes fertiles, l’intervention médicale pallie en fait un interdit sociétal. Il s’agit simplement d’évacuer la contradiction entre exclusivité sexuelle, désir d’enfant et impossibilité de procréer sans géniteur extérieur au couple. C’est donc un interdit sociétal qu’il s’agit de contourner, et non pas une impossibilité biologique. On peut se demander si c’est le rôle de la médecine que de permettre de contourner de tels interdits.

Si l’action médicale sur les corps sains pose des problèmes philosophiques, la PMA pour toutes a pu être accusée d’être le cheval de troie du transhumanisme.

IV. Vers le transhumanisme ?

La PMA n’a rien à voir avec les transhumanisme, contrairement à d’autres pratiques médicales pourtant bien acceptées.

Dans ces conditions, la PMA, l’action médicale sur les corps sains ne peut en aucun cas être considérée comme le premier pas vers le transhumanisme. Il ne s’agit pas d’améliorer l’homme, ni même de le libérer de ses contraintes biologiques (on ne remet pas en cause le principe de fécondation – gestation), mais de trouver une solution à un problème sociétal.

À bien réfléchir, cette problématique du transhumanisme est pourtant déjà une réalité, mais pas où on l’attendrait. Un autre type d’action sur un corps sain, la chirurgie esthétique, vise, elle, bien à améliorer l’Homme, même si ce n’est que dans son apparence. Elle relève donc déjà du transhumanisme (NDLR : ceci n’est pas une position communément admise). Est-ce là encore de la médecine ? La science doit-elle avoir pour but de libérer l’homme de ses contraintes biologiques ? Telles sont les questions posées.

Si on laisse faire le marché, et que ces procédés sont — comme aujourd’hui — autorisés et réservés par leur coût aux classes dominantes, cela mènerait à une société cauchemardesque dans laquelle des surhommes (des humains améliorés) domineraient « naturellement » les autres. La fin d’un monde. Mais on le voit, plus qu’une question technique, c’est une question politique, dont nous pouvons encore nous emparer. Cela dit, la chirurgie esthétique, elle, ne fait pas débat.

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In fine, la loi sur la « PMA pour toutes » est parfaitement légitime, et ne mène ni à la GPA ni au transhumanisme. La question relève en réalité de trois aspects.

Un aspect sociétal : accepte-t-on de nouveaux types de familles ? Il semble difficile de s’y opposer, en droit comme en fait.

Un aspect éthique : l’action médicale sur un corps sain est-elle acceptable ?

Un aspect philosophique : la médecine doit-elle servir à concilier désir individuel et interdits sociaux ?

Les avancées techniques pourraient mettre d’autres questionnements, beaucoup plus profonds, au centre du débat public lorsqu’elles permettront de mener une grossesse de manière complètement artificielle ou de sélectionner les caractères futurs chez les fœtus.

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Voir aussi La crise de l’autorité.

Pourquoi les hommes combattent selon Martin Van Creveld, en moins de cinq minutes

Pourquoi les hommes se battent-ils ? Dans la transformation de la guerre Martin Van Creveld explique leurs motivations.

Dans La transformation de la guerre, Martin Van Creveld aborde les motivations qui poussent les hommes à se jeter dans la guerre. Ce n’est pas la thèse centrale de l’ouvrage, qui est que les conflits de basse intensité sont l’avenir de la guerre et que la conception occidentale de la guerre, basée sur le modèle trinitaire clausewitzien, est erronée, mais elle m’a paru davantage digne d’intérêt.

Les hommes et la guerre

Les hommes se battent pour quatre raisons principales.

Par amour du danger. Il exerce depuis toujours une grande fascination sur l’homme, qu’il transcende et grandit en le confrontant à sa propre mort.

« Le caractère unique de la guerre réside précisément dans le fait qu’elle a toujours été, et demeure encore la seule activité créatrice qui non seulement permet mais exige l’engagement total de toutes les facultés humaines contre un adversaire aussi fort que soi-même ».

Martin Van Creveld, La transformation de la guerre, p. 214.

La guerre est un jeu avec la mort, le plus fort des jeux. La guerre serait donc… la continuation du sport, compris comme une situation de prise de risque volontaire, par d’autres moyens.

Pour une noble cause. Cette cause peut être mythique ou idéalisée, comme la liberté, la justice, ou une région rendue symbolique par les conflits passés. Cette cause est coupée de la raison, et n’a d’existence que dans l’esprit des hommes.

Pour l’honneur, qui est la seule chose que l’on emporte dans la tombe. Ce sentiment de l’honneur est renforcé par des rites, mais aussi par la symbolique de certaines armes, tenues ou d’objets. On ne compte plus les soldats qui se sont sacrifiés pour sauver leur étendard.

Pour la survie, dans le cadre d’une guerre d’extermination. C’est un des rares cas dans lesquels les motifs individuels et collectifs de la guerre sont identiques.

Les motivations individuelles sont les véritables raisons des guerres

Sans ces motivations individuelles, point de guerre. Selon Van Creveld, ce qui pousse individuellement les hommes à se battre est aussi la cause des guerres.

Le péché originel des stratèges occidentaux est de croire que la guerre permet d’atteindre un but politique abstrait, et de ne pas prendre en compte les motifs de ceux qui se battent. Or, pour ceux-ci la guerre est une fin en soi. Les hommes font aussi la guerre… parce qu’ils aiment ça.

Pourquoi les femmes ne combattent pas

Les hommes, oui, mais les femmes ? Hormis certaines exceptions très locales dans des situations désespérées, la guerre est un exercice presque spécifiquement masculin.

Or, l’absence des femmes ne s’explique ni par la peur du viol ni par une prétendue infériorité physique. Selon Martin Van Creveld, la cause réelle en est la dévalorisation systématique aux yeux des hommes des activités auxquelles les femmes participent. Les hommes donneraient de l’importance à ce qu’ils réalisent, pour sublimer le fait de ne pas pouvoir enfanter : la guerre en est l’exemple par excellence : ils en privent donc les femmes. Si les femmes combattaient sur un pied d’égalité avec les hommes… les jours de la guerre seraient comptés ! Dans ces conditions, la féminisation des armées occidentales s’expliquerait par le fait que ces armées auraient entériné qu’elles ne partiraient plus véritablement en guerre.

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« La guerre est la vie écrite en majuscules »

Martin Van Creveld, La transformation de la guerre

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L’édition utilisée pour cet article est Martin van Creveld, La transformation de la guerre, Monaco, éditions du rocher, 1998.

Voir aussi l’étonnante trinité chez Clausewitz.

Comprendre l’étonnante trinité chez Clausewitz. Et aussi pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon

Selon Clausewitz, la guerre est un caméléon, parce qu'elle procède de l'étonnante trinité.

Dans le premier chapitre du livre Un de De la Guerre, Carl von Clausewitz analyse la guerre pour en élaborer une théorie unique, qui parviendrait à expliquer la diversité de ses formes au sein d’une nature immuable. Dans la pensée de Clausewitz, la nature même de la guerre est de revêtir des formes changeantes, en raison de sa soumission à la politique et parce qu’elle procède de l’étonnante trinité. Si bien qu’il la compare à un caméléon, qui voit son apparence se modifier en fonction de son environnement.

Clausewitz, l'étonnante trinité.

La guerre est l’instrument de la politique

Le premier facteur qui provoque le changement perpétuel de la forme de la guerre est sa soumission à la politique. Elle est la « continuation de la politique par d’autres moyens », comme le veut la formule immortelle.

En effet, si elle est l’instrument de la politique, la forme de la guerre dépendra d’abord du motif du conflit. En fonction de son importance, il sera plus ou moins à même d’exciter ou d’apaiser les passions des deux camps.

Ensuite, la forme que prend la guerre dépend des conditions préexistantes dans lesquelles elle s’insère. Les deux adversaires ne surgissent pas ex nihilo. Ils possèdent déjà des relations politiques, qui vont influencer leurs perceptions mutuelles et donc la forme de la guerre à venir.  

« les guerres doivent être aussi différentes les unes des autres que les motifs qui les font entreprendre et les rapports qui les précèdent »

Carl von Clausewitz, De la guerre, livre I, §27, p. 47.

C’est en analysant ce caractère politique singulier d’une guerre singulière que l’on peut déterminer quelle forme elle prendra. Mais on ne peut y parvenir sans comprendre que la guerre procède également de l’étonnante trinité.

Lire aussi La Friction chez Clausewitz

L’étonnante trinité

Le second facteur de changement dans la forme de la guerre est l’« étonnante trinité », sur l’évocation de laquelle Clausewitz conclut le chapitre I de De la guerre.

La guerre procède à la fois des trois parties distinctes d’une trinité : « instinct naturel aveugle », « libre activité de l’âme » et « acte de raison ».

Elle est la manifestation de « l’instinct naturel aveugle », des sentiments de haine, des passions qu’elle est prompte à embraser. Ces caractéristiques sont associées au peuple.

Mais elle est aussi « libre activité de l’âme », parce qu’elle est soumise au « jeu des probabilités et du hasard », au sein duquel peuvent s’exprimer à divers degrés les vertus guerrières de l’armée et le talent du général.

Enfin, la guerre est un « acte de raison », puisqu’elle est dirigée par la politique. Le gouvernement en détermine rationnellement (enfin, de son point de vue) le but.

Instinct, âme, raison ; peuple, armée, gouvernement ; passions, vertus, intelligence : voici l’étonnante trinité dont procède la guerre chez Clausewitz.

Influence de la trinité sur la forme de la guerre

La guerre doit sa forme aux rapports que possèdent entre eux les éléments de la trinité. Or, chacune de ces variables possède une autorité et une intensité propres à chaque conflit. L’aspect de la guerre se révèle donc perpétuellement changeant.

Prenons l’exemple d’une guerre de cabinet. Son objectif est de se saisir de gages territoriaux lointains afin de les échanger. Elle est menée au moyen d’une armée professionnelle. Elle ne devrait donc pas provoquer d’enthousiasme chez peuple, ni de haine de l’adversaire. En revanche, laver un affront ou reconquérir un territoire perdu au moyen d’une armée de conscrits devrait déchaîner les passions et la violence.

Lettre et esprit de l’« étonnante trinité »

Les trois parties de la trinité ne devraient pas être prises pour strictement séparées dans les faits. Le peuple peut très bien être en armes, ou le général être aussi le gouvernement. Mais leur séparation permet d’identifier la source des ressorts qui vont donner sa forme spécifique à la guerre. C’est là l’intérêt de cette étonnante trinité.

En toute hypothèse, avec nos outils théoriques, nous pourrions aujourd’hui tenter de caractériser l’aspect d’un conflit en analysant la sociologie, la culture et la politique des acteurs. Et cela, même si le peuple et l’armée se confondent, que l’« armée » est irrégulière où que les buts de guerre sont objectivement irrationnels.

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Salutaire rappel sur la réalité de la guerre

C’est la nature de la guerre que d’être toujours changeante dans ses formes. Cela, parce qu’elle obéit à un but politique, prend place dans un contexte spécifique et est conduite sous les auspices d’une combinaison singulière de l’étonnante trinité.

Nous aurions pu nous arrêter là. Cependant, cette simple conclusion, selon laquelle la nature de la guerre est de posséder une forme toujours changeante, amène à une réflexion supplémentaire pour les praticiens.

La guerre que nous conduirons ne sera jamais celle que nous avons étudiée, pour laquelle nous nous sommes préparés et entraînés. Si l’on peut tenter de prévoir la forme qu’elle prendra, ou mieux, inventer cette forme future, cet exercice ne pourra jamais aboutir à conduire la guerre que nous aurons préparée.

De là, la formation des chefs militaires ne doit pas viser à faire appliquer une doctrine, mais bien à être en mesure d’adapter cette doctrine aux conditions réelles, toujours prévues, mais chaque fois inattendues. Pour cela, une seule solution : former son instinct ; et un impératif : disposer de chefs jeunes, dotés de la plasticité intellectuelle nécessaire pour remettre en question leurs certitudes lorsqu’elles se fracasseront sur la réalité. Ce qu’elles ne manqueront pas de faire.

« Nous serons perdus, si nous nous replions sur nous-mêmes ; sauvés, seulement, à condition de travailler durement nos cerveaux, pour mieux savoir et imaginer plus vite. »

Marc Bloch, l’étrange défaite

L’imagination serait-elle la qualité la plus nécessaire à un chef militaire ?

Nicolas Blanchard Farce

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Voir aussi : notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz.

Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Carnage et culture. Comprendre les raisons de la supériorité militaire occidentale selon V. D. Hanson en cinq minutes

Selon Victor Davis Hanson dans Carnage et culture, la supériorité militaire occidentale serait d’origine culturelle.

Dans Carnage et culture, Victor Davis Hanson estime que la supériorité militaire occidentale est d’origine culturelle.

Il ne s’agit pas de démontrer une hypothétique supériorité culturelle occidentale, mais d’expliquer que les raisons de la suprématie militaire de l’Occident se trouvent dans les éléments constitutifs de sa culture.

Nous reprenons ci-dessous ces différents éléments illustrés par les exemples historiques sélectionnés par V.D. Hanson.

Liberté

Les combattants occidentaux sont des hommes libres, et non pas des esclaves. Cette liberté amène une supériorité dans le domaine du moral des troupes, comme pour les Grecs à Salamine en 480 av. J.-C. De plus, elle permet de questionner le chef et de prendre des décisions collégialement. Elle favorise enfin la prise d’initiative.

Bataille décisive

Selon V.D. Hanson, la bataille décisive est apparue au VIIIe siècle av. J.-C., en Grèce, pour régler les conflits entre groupes de petits propriétaires terriens rapidement et à moindre coût. En effet, l’alternative à la bataille est un enchaînement de campagnes de destruction des moyens de subsistance adverses, qui, s’ils se prolongent, empêchent les hommes de retourner à temps aux champs.

Cette recherche de la bataille rangée, frontale et décisive est un facteur de supériorité face à des cultures qui privilégient l’escarmouche, le raid, le pillage et la mobilité, comme à Gaugamelès en 331 av. J.-C. En effet, alors que les Perses ont réussi à percer le dispositif macédonien, ils n’encerclent pas les phalanges pour les détruire, mais se ruent vers le camp ennemi pour le piller. En revanche, une fois Darius hors d’atteinte, et alors même qu’il est déjà vainqueur, Alexandre se retourne contre la cavalerie perse pour l’anéantir.

La recherche occidentale de la bataille rangée conduit cependant à une impasse : au XXe siècle, personne ne souhaite plus affronter les armées occidentales en face, à part d’autres européens, et dans un cas comme dans l’autre la décision n’est ni rapide ni peu coûteuse.

Militarisme civique

Le militarisme civique, avec le modèle du soldat-citoyen, donne une grande résilience à l’Occident, qui peut perdre des armées entières et en lever de nouvelles très rapidement. Par exemple, à Cannes, en 216 av. J.-C., les Carthaginois infligent aux Romains une défaite écrasante. Mais ces derniers réussissent à lever une nouvelle armée grâce à l’extension de l’attribution de la citoyenneté à tous ceux qui servent dans la légion et à la mise en place d’un service militaire.

C’est Rome qui fixe le modèle occidental du citoyen-soldat possédant le droit de vote. La condition du légionnaire est codifiée par écrit dans le droit, dans les domaines de la solde, de la retraite, ou des sanctions.

Note de l’auteur : il est curieux de noter que la bataille de Cannes, idéal-type de la bataille décisive… n’a pas été décisive du tout.

Infanterie

L’Occident donne la primauté donnée à l’infanterie lourde d’hommes libres inspirée de la tradition antique, à la discipline et au collectif. La bataille de Poitiers en 732 illustre son efficacité face au nombre, à la cavalerie et aux prouesses individuelles des musulmans. Elle sera plus tard renforcée par l’usage des armes à feu.

Technologie

Les Occidentaux bénéficient d’une domination technologique qui est rendue possible par leur culture. En effet, si la poudre à canon a été inventée en Chine, ce sont bien les Européens qui ont développé les armes à feu à grande échelle. Ce sont l’organisation économique (capitalisme), politique (liberté) et la tradition intellectuelle (rationalisme) qui autorisent l’adoption et le développement d’une technique.

C’est cette domination technique qui permet à Cortès de s’emparer de Tenochtitlan en 1520-1521 malgré sa très nette infériorité numérique.

Capitalisme

Le capitalisme permet à l’occident de produire des armes très efficacement.

Les Occidentaux remportent la bataille de Lépante en 1571 parce que le capitalisme a permis à Venise de produire à profusion des armes efficaces, en l’occurrence des navires, sans que sa puissance soit tributaire de ses ressources, de la taille de son territoire ou de sa population. Le capitalisme lui-même n’existe que grâce à la liberté politique et au rationalisme.

Discipline

La discipline, qui n’est pas l’obéissance aveugle, est ce qui permet aux hommes de combattre en ordre et de tenir les rangs. Elle n’existe que parce que les relations entre le soldat et le pouvoir politique sont codifiées et acceptées. Pour l’Occident, la discipline est plus importante que la force ou la bravoure personnelle.

À Rorke’s drift, en 1879, c’est leur discipline qui donne la victoire à des Anglais largement en sous nombre.

Individualisme

La foi de l’Occident dans l’individu autorise des adaptations rapides à tous les niveaux. À la bataille de Midway en 1942, la chaîne de commandement américaine fut souple, capable de s’adapter et de faire preuve d’hétérodoxie, alors que les Japonais avaient un plan de conception et d’exécution rigide.

La puissance militaire du Japon, et sa technologie copiée sur l’Occident s’accordait mal avec sa culture, qui ne comprenait ni rationalisme ni liberté, et qui lui rendait difficile toute adaptation rapide.

Autocritique

Les opérations militaires occidentales sont soumises à un audit politique et à un examen public. Cela entretient un sentiment de responsabilité et permet une amélioration perpétuelle, même si paradoxalement ils gênent la conduite de la guerre en cours. Si l’offensive du Têt, en 1968, est repoussée par les Américains qui infligent de fortes pertes au Viêt-Cong, elle montre surtout à l’opinion publique états-unienne que les objectifs fixés sont loin d’être atteints. L’autocritique met à jour une impasse stratégique.  

Et finalement, si l’Amérique perd la guerre, son modèle en sort renforcé dans le monde. Grâce à la culture de la liberté et de l’acceptation de la contradiction, l’Occident conserve le monopole du récit.

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Selon V. D. Hanson dans Carnage et culture, la guerre à l’occidentale ne se fonde donc pas que sur la suprématie technique, mais sur tout un éventail d’institutions sociales, politiques, culturelles, responsables, en système, d’avantages militaires qui vont bien au-delà de la possession d’armes sophistiquées. Le paradigme occidental de la guerre mis en place depuis l’antiquité se caractérise aussi par sa létalité et son absence de rituels.

Finalement, la culture occidentale donne à notre manière de faire la guerre une plus grande résilience et une plus grande capacité de destruction. Elle ne s’accompagne d’aucun avantage sur le plan de la conduite stratégique des opérations. Nous tuons mieux, mais cela ne suffit pas aujourd’hui plus qu’hier pour gagner les guerres.

Loin d’une glorification de notre manière de faire la guerre, c’est cela qu’il nous faut retenir de Carnage et culture.

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Voir aussi Comprendre la montée aux extrêmes chez Clausewitz en cinq minutes.

Comprendre la montée aux extrêmes chez Clausewitz en cinq minutes

Guerre absolue et guerre réelle

La guerre absolue, royaume de la montée aux extrêmes, n’existe donc qu’en théorie. Dans la guerre réelle, plusieurs principes de modération empêchent cette montée aux extrêmes.

Aux livres I et VIII de De la guerre, Clausewitz développe le concept de montée aux extrêmes.

Cet article est le premier d’une série consacrée aux grands thèmes clausewitziens.

Guerre absolue, guerre théorique

Dès l’abord du livre I, Clausewitz propose une définition de la guerre. Elle est « un acte de la force par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté ». De là, la mise hors d’état de se défendre de l’ennemi devient un but intermédiaire. C’est la condition pour le plier à notre volonté.

Dans une approche purement logique, Clausewitz montre qu’en théorie cet « acte de force » qu’est la guerre ne peut que monter aux extrêmes. C’est la guerre absolue (pour guerre prise dans l’absolu, dans son principe).

Trois « actions réciproques » permettent la montée aux extrêmes selon Clausewitz.

L’emploi réciproque illimité de la force. Celui qui en fait le plus complet usage possède un avantage sur son ennemi. Ce dernier se voit alors forcé d’en faire autant.

La recherche du renversement de l’adversaire. Chacun des deux camps tente de soumettre l’autre à sa volonté. Il va donc tâcher de réduire son ennemi à l’impuissance. Aucun des deux ne se trouve dès lors en sécurité tant que l’autre n’est pas hors d’état de se défendre.

Le calcul des efforts nécessaires et l’escalade. Chacun des deux adversaires calcule les efforts qui seront nécessaires pour surpasser l’autre. Cela ne peut qu’entrainer une gradation perpétuelle conduisant aux extrêmes.

La montée aux extrêmes, c’est donc un emploi illimité de la force. En raison de ces trois « actions réciproques », dans le monde des idées, le mouvement naturel de la guerre conduit à la montée aux extrêmes.

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Guerre réelle

Cependant, le principe théorique de montée aux extrêmes ne s’applique pas dans la guerre réelle. En effet, il existe dans la guerre réelle des freins à cette montée aux extrêmes.

La guerre réelle ne peut pas monter aux extrêmes

Les belligérants ne sont pas des entités abstraites sorties du néant pour une confrontation instantanée. Ils se connaissent, et sont capables d’estimer la volonté de leur adversaire. Cela introduit un premier principe de modération.

De plus, la guerre possède une durée. Une erreur dans l’estimation de la volonté de l’ennemi peut donc être réparée. Cela introduit une seconde possibilité de modération réciproque. Et même en cas de défaite, le résultat n’est jamais définitif.

Il existe d’autres obstacles à la réalisation de la guerre absolue. Il en va ainsi des faiblesses humaines comme l’indécision ou l’imperfection du jugement ; ou bien de la friction dans la conduite de la guerre par les appareils étatiques. Enfin, des enjeux faibles peuvent décourager la montée aux extrêmes.

La guerre réelle possède des bornes

Les bornes de l’emploi de la force dans la guerre réelle ne vont donc pas être positionnées aux extrêmes. Elles seront déterminées par le calcul, le raisonnement et les probabilités.

Ces bornes seront placées en fonction du but politique. Il exigera pour l’un des efforts plus ou moins importants, et provoquera chez l’autre une volonté de combattre plus ou moins grande.

C’est ce but politique qui déterminera le résultat que l’action militaire devra atteindre.

La guerre absolue, royaume de la montée aux extrêmes, n’existe donc qu’en théorie. Dans la guerre réelle, plusieurs principes de modération empêchent cette montée aux extrêmes. Si Clausewitz reconnait qu’essayer d’éviter l’effusion de sang à la guerre irait contre l’essence de celle-ci, il ne recommande pas pour autant d’introduire l’ascension aux extrêmes de la violence dans la guerre réelle. La montée aux extrêmes n’est qu’un objet théorique qui a vocation à le rester.

Cependant, et c’est là l’utilité de la théorie, ce concept doit être conservé à l’esprit comme la direction naturelle de toute guerre.


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Le principe de modération dans la guerre

Ceci nous amène à analyser une citation du maître souvent reprise, mais souvent mal comprise :

« ce sera toujours commettre une absurdité que de vouloir introduire un principe de modération à la guerre ».

De la guerre, p. 28

Prise ainsi, elle serait la profession de foi d’un Clausewitz apôtre de la montée aux extrêmes, qui prônerait un emploi maximal de la force sans tenir compte des lois et coutumes de la guerre ou du contexte politique. Le déchainement aveugle de la violence serait le seul moyen de vaincre.

Rien de plus faux, rien de plus criminel contre la pensée du maître. Remettons la citation dans son contexte :

« Si les guerres des peuples civilisés sont beaucoup moins cruelles et dévastatrices que celles des peuples frustes, cela tient à l’état social des premiers et à leurs relations internationales. La guerre subit l’influence de cet état et de ces relations qui la modifient et la tempèrent, mais ces éléments lui restent étrangers, une simple donnée extérieure, de sorte que ce sera toujours commettre une absurdité que de vouloir introduire un principe de modération à la guerre ».

De la guerre, p. 28. C’est nous qui soulignons.

Si la guerre prise en théorie ne connaît pas de principe modérateur et monte naturellement aux extrêmes, la guerre réelle se trouve de fait modérée. Cependant, l’élément modérateur ne provient pas de la nature de la guerre elle-même, mais de son environnement. Il n’en possède pas moins une influence bien réelle. La maxime qui clôt notre citation ne s’applique donc qu’a la guerre absolue. Elle est tout sauf une négation de la modération dans la réalité de la guerre.

Nous nous rapprochons par là d’un des grands thèmes de De la guerre, qui est que la guerre ne doit pas être considérée comme un phénomène autonome, mais comme un phénomène politique soumis à des décisions d’ordre politique. Mais l’aborder ici nous ferait dépasser les cinq minutes…

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Ainsi, s’il place la violence au cœur de la guerre, absolue comme réelle, Clausewitz ne recommande nullement de laisser libre cours à une violence débridée pour remporter la victoire. La montée aux extrêmes est un objet théorique qui n’a pas vocation à s’incarner dans la guerre réelle. Cette dernière est bel et bien marquée par plusieurs limitations extérieures à sa nature.

« Nous sommes ainsi conduits à considérer la guerre non telle qu’elle devrait être d’après son concept, mais telle qu’elle est dans la réalité, c’est-à-dire avec tous les éléments étrangers qui s’y introduisent et la modifient »

Carl Von Clausewitz, De la guerre, Livre VIII

L’édition utilisée pour les citations est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivrea, 2000.

Note de LA RÉDACTION :

Certains auteurs considèrent que la guerre absolue pourrait advenir dans la réalité, comme dans le cas d’une guerre nucléaire. Au livre VIII, Clausewitz indique lui-même que les guerres napoléoniennes ont fait advenir sur terre la guerre absolue.

Toutefois, il nous semble que même dans le cas d’un déchaînement de violence extrême, un certain nombre de freins subsisteraient. Par exemple, en raison de la friction qui surviendrait dans les unités chargées d’anéantir les cités adverses, comme des mésententes, un mauvais fonctionnement du matériel, des hésitations voire des refus d’obéissance. Le fait qu’une guerre puisse prendre une forme apocalyptique ne signifie pas qu’elle serait sans freins.

L’hypothèse selon laquelle la guerre absolue est un idéal (dans le sens théorique de forme pure et parfaite de la guerre) qui servirait de boussole pour comprendre la direction prise par la guerre réelle nous semble la plus riche. Tout simplement, sans cela le concept de guerre absolue n’aurait pas beaucoup d’intérêt.

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

La guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz