La Chine représente-t-elle une menace ?

La loi du 1er aout 2019 sur la préservation des intérêts de la France en matière de réseaux de téléphonie mobile a provoqué le bannissement des antennes relais du géant chinois Huawei de l’hexagone. À la libre concurrence, la France a opposé le respect de sa souveraineté. Cette prise de conscience montre que l’empire du Milieu est désormais traité avec moins d’irénisme. Mais peut-on pour autant considérer la Chine comme une menace ?

La Chine est-elle une menace ? Les armes et la toge

La menace se caractérise par la présence d’une intention hostile manifestée. Elle se différencie ainsi d’un risque.

La Chine est-elle une menace ? 
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La Chine ne constitue certes pas une menace militaire directe pour la France. Toutefois, à y regarder de plus près, elle représente effectivement une menace pour ses voisins et pour un ordre international dominé par l’Occident.

Un poids économique qui confère à la Chine un fort pouvoir de nuisance

La Chine est la deuxième économie de la planète. Son PIB correspond à 17 % du PIB mondial. Elle concurrence déjà largement les États-Unis. Or, Pékin utilise son poids économique pour influencer la politique et la diplomatie de ses partenaires. C’est la « coercition économique ». Par exemple, les contrats qu’elle a signés dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » peuvent être assortis de clauses d’annulation en cas d’action contraires aux intérêts du pays. La Chine a ainsi pris des mesures de rétorsion contre la Lituanie après son rapprochement avec Taïwan.

C’est également par l’économie que la Chine force la captation de certaines ressources ou informations. La taille de son marché incite à accepter des transferts de technologie afin d’y avoir accès, comme dans le domaine aéronautique. De plus, le bannissement d’Huawei d’une partie des pays occidentaux a mis en évidence que le savoir-faire chinois en matière de télécommunication pouvait être utilisé à des fins d’espionnage. En effet, l’entreprise conserve des liens étroits avec le gouvernement de Pékin.

Ce pouvoir de nuisance devrait se renforcer dans l’avenir. Sous l’impulsion du plan made in China 2025, l’empire du Milieu possède de l’avance dans les technologies de production d’énergie renouvelable. De plus, il domine l’exploitation des terres rares. De quoi pérenniser une dépendance ciblée du reste du monde, même si elle demeure limitée à certains secteurs. Pékin reste en effet en retard dans de nombreux autres domaines.

La Chine détient donc une importante capacité de nuisance fondée sur la puissance économique. Elle se double d’une forte agressivité à ses frontières.

La Chine représente une menace directe pour ses voisins

Pour beaucoup de ses voisins, la Chine représente clairement une menace majeure, y compris militaire.

L’essor de l’armée chinoise s’appuie sur la puissance économique du pays. Le budget de la défense chinois, estimé à 252 milliards de dollars annuels, est considéré comme le deuxième du monde. Il a quasiment doublé en dix ans. Pékin développe ainsi des armements modernes, comme des chasseurs nouvelle génération ou des missiles hypersoniques.

Forte de cet outil militaire, la Chine n’hésite pas à remettre en question le tracé de ses frontières. Ce dernier reste récent et l’objet de nombreux contentieux. En mer de Chine, elle étend sa zone d’influence en occupant de nombreux îlots, et en les transformant en bases militaires. Elle recourt également à des flottes de « pêcheurs » pour exercer des pressions sur ses voisins, comme les Philippines. Par le passé, elle n’a pas hésité à user de la force. Par exemple, en 1962, dans l’Himalaya, elle s’est emparée de l’Aksaï Chin aux dépens de l’Inde. Aujourd’hui, des affrontements réguliers ont lieu le long de cette frontière.

Dans ce contexte, la question de Taïwan cristallise les tensions et fait figure de menace majeure pour la paix mondiale. Depuis la fin de la guerre civile chinoise en 1949, l’île de Taïwan et la Chine continentale possèdent deux systèmes politiques différents. D’un côté, la République populaire de Chine considère l’île comme partie intégrante de son territoire. Pékin a d’ailleurs annoncé qu’il n’hésiterait pas à employer la force pour provoquer la « réunification », certes en « dernier recours ».

De l’autre, la République de Chine (Taïwan) bénéficie d’une souveraineté de fait, mais toute déclaration d’indépendance constituerait un casus belli. Les États-Unis, sans reconnaître l’indépendance de l’île, soutiennent son régime. Ils mènent une politique fondée sur l’ambiguïté sur leur volonté de s’engager militairement en cas d’attaque chinoise.

Outre son importance géopolitique, l’île de Taïwan est de loin le principal producteur mondial de semi-conducteurs. Il s’agit par conséquent d’un enjeu vital pour les États-Unis… comme pour la Chine. Ainsi que le dit Thomas Gomart dans Entre concentration et dispersion : le bel avenir de la puissance : « À l’horizon de 10 ans, Taïwan pourrait être le test de la dialectique des volontés sino-américaine ».

Pékin représente donc une menace militaire directe pour ses voisins. Mais si elle menace l’Occident, c’est bien dans sa volonté de remodeler l’ordre international conformément à ses intérêts.


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La Chine : une menace pour un ordre du monde favorable à l’Occident

Pour la gouvernance mondiale issue de la chute du mur de Berlin et dominée par les pays occidentaux, la Chine représente une menace. Elle souhaite en effet remettre en question les hiérarchies internationales.

La Chine possède la volonté de restructurer l’ordre international à son profit. Elle cherche à tisser ses propres réseaux économiques et financiers, ainsi qu’à renforcer sa légitimité. Pékin a par exemple créé la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, qui pourrait à terme devenir le concurrent du FMI. De même, son projet de « nouvelles routes de la soie » peut être lu comme une tentative de proposer une autre forme de mondialisation, centrée autour de la Chine. Ainsi, les voies ferrées kenyanes utilisent les normes chinoises. Elle mène en outre une lutte de long terme pour gagner en influence au sein de l’ONU afin de sécuriser ses intérêts et son récit.

Le rang de la Chine sur la scène internationale constitue un élément important de légitimation pour le parti communiste. Parti qui pourrait bien se retrouver pris au piège de ses positions dures sur les questions territoriales.

Dans un autre champ, la Chine représente aussi une menace pour l’expansion de la démocratie libérale et de ses valeurs, car elle propose son système d’« autoritarisme numérique » à l’export. Son modèle se fonde sur la séparation absolue entre liberté politique et liberté économique. Le savoir-faire acquis en matière de digitale est mis à profit dans le contrôle social. Par exemple, le pouvoir chinois utilise les QR codes des passes sanitaires pour restreindre la liberté de mouvement d’individus en bonne santé, sur une base discrétionnaire. Des technologies de reconnaissance faciale, ou de traçage de la population sont ainsi exportées. Elle a par exemple aidé les dirigeants de l’Ouganda et de la Zambie à espionner leurs opposants. En présentant un visage moderne d’un pays sorti de la pauvreté, la Chine propose son modèle à l’étranger, en concurrence avec celui de l’Occident.

En effet, la montée de la Chine met à nu le rapport de force qui existe entre l’Ouest et le reste du monde. C’est en ce sens que la Chine constitue une menace pour les intérêts des États occidentaux. En proposant une offre concurrente, le géant chinois se pose en pôle alternatif aux États-Unis. Depuis la disparition de l’Union soviétique, le modèle occidental de démocratie libérale n’avait guère de concurrents.

Pékin se sert de pressions économiques, mais tente aussi de diffuser un récit favorable à ses intérêts, comme dans le cadre des débats à l’ONU sur sa répression des Ouïgours. La Chine propose une nouvelle approche des relations internationales basées autour du « consensus de Pékin », par opposition au consensus de Washington. Toutefois, le modèle chinois joue aujourd’hui davantage sur la contrainte que sur l’attraction. L’avenir dira si la le rêve chinois saura séduire autant que le rêve américain.

*

La Chine constitue donc bien une menace sur plusieurs plans. Pour ses voisins, elle représente une menace militaire. Vis-à-vis du reste de monde, sa puissance économique lui octroie un pouvoir de nuisance important. Mais par-dessus tout, elle menace l’ordre international dominé par l’Occident en proposant un contre-modèle. Cependant, ce dernier fonctionne davantage par la contrainte que par l’attraction.

Mais les jeux savants des chancelleries pourraient bien s’écraser sur la question taïwanaise, véritable détonateur et menace existentielle sur la paix mondiale, tant ni les États-Unis ni la Chine populaire ne peuvent y céder un pouce de terrain. Le piège de Thucydide pourrait bien se refermer sur l’île.

LES « EFFETS DANS LES CHAMPS IMMATÉRIELS » : UNE APPROCHE FRANÇAISE DE LA GUERRE DE L’INFORMATION

Les « effets dans les champs immatériels » sont un concept récent utilisé par l’armée de terre française. Parfois accusé d’entretenir le fou et la confusion sur son objet, il nécessite une explication de texte.

Effets dans les champs immatériels
Mise en œuvre de matériel cyber tactique à l’entraînement, Fort Irwin.
Photo by Steve Stover

« Pour réduire l’adversaire à l’obéissance, il nous faut le placer dans une position telle qu’il y trouve plus de désavantages que n’en comporterait sa soumission au sacrifice que nous voulons lui imposer […]. Les modifications que la continuation de l’action militaire apportera dans cette situation devront donc contribuer, ou du moins avoir l’apparence de contribuer à l’empirer[1]. »

Carl von Clausewitz, De la guerre.

À rebours de toutes les idées reçues, la finalité de l’action militaire n’est pas physique, mais immatérielle. À travers la destruction de ses forces, c’est la volonté de l’adversaire que l’on vise. Il s’agit de lui démontrer qu’il sera plus avantageux d’accepter la défaite que de poursuivre le combat.

Les armées se montrent naturellement à l’aise avec les actions dans le domaine physique. S’emparer d’un objectif ou neutraliser des unités ennemies restent des savoir-faire qu’elles entretiennent avec soin. En revanche, la prise en compte des effets qu’elles produisent dans l’esprit de leur adversaire leur pose davantage de difficultés.

Or, ces dernières années ont vu se développer considérablement des outils permettant de produire des effets sur la volonté de l’adversaire. Le cyberespace et l’environnement électromagnétique se révèlent des moyens d’accès à l’environnement informationnel que l’action militaire ne peut ignorer.

Pour s’assurer la maîtrise de ces champs et milieux « non physiques », l’armée de terre française a forgé le concept d’« effets dans les champs immatériels », ou ECIm. Elle définit les champs immatériels comme « la convergence de l’environnement informationnel, du cyberespace, et l’environnement électromagnétique[2] ».

Pourtant, ces champs lient de façon intime les dimensions matérielles et immatérielles des opérations. De même, la France dispose déjà d’un cadre conceptuel qui lui permet d’agir sur la volonté de l’adversaire.

Dès lors, en quoi résident l’originalité et l’utilité du concept d’effets dans les champs immatériels ?

Les effets dans les champs immatériels : un processus de définition doctrinale récent

La dimension « immatérielle » de la guerre existe depuis la nuit des temps. L’action sur les perceptions de l’adversaire se trouve au cœur de nombreux procédés tactiques dès l’antiquité. La notion de champs immatériels apparaît, elle, progressivement dans la doctrine militaire française à partir de 2008[3]. Elle connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, ce qui suscite un processus de clarification.

Un environnement doctrinal en cours de clarification

Publié en 2020, le Concept d’emploi des forces, de niveau interarmées, identifiait « deux catégories d’espaces de manœuvre et de confrontation, les milieux et les champs. Les milieux renvoient aux espaces terrestre, maritime, aérien, exo-atmosphérique et cyber ; les champs recouvrent les espaces informationnel et électromagnétique[4] ».

L’armée de terre, avec son Concept d’emploi des forces terrestres, est ensuite venue préciser la notion de champs immatériels : « Les champs immatériels sont définis comme la convergence de l’environnement informationnel, du cyberespace, de l’environnement électromagnétique[5] ».

Cyberespace, environnement électromagnétique et informationnel

La doctrine militaire française établit précisément les termes clefs d’« environnement informationnel », de « cyberespace » et d’« environnement électromagnétique ».

Les armées emploient la définition du cyberespace telle que l’a fixée l’Agence Nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Il est un « espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numériques[6] ».

Les systèmes de commandement reposent sur l’utilisation de réseaux et de moyens informatiques. Leur « surface numérique » se révèle par conséquent une cible légitime de haute valeur.

La Doctrine d’emploi des forces française reprend la définition otanienne de l’espace informationnel. Il « comprend l’information elle-même, les individus, organisations et systèmes qui la reçoivent, la traitent et la transmettent, et l’espace cognitif, virtuel et physique dans lequel cela se produit[7] ».

Du point de vue strictement militaire, la structure de commandement adverse est un acteur clef du champ informationnel. Il est possible de modifier sa volonté ou sa perception de la réalité de façon à ce qu’il agisse contre ses propres intérêts, qu’il ne puisse plus prendre de décisions ou qu’il arrive à la conclusion que toute poursuite de la lutte est vaine. 

Enfin, l’environnement électromagnétique fait référence aux émissions électromagnétiques au sein desquelles opère une force militaire[8]. Du fait des élongations qui caractérisent les déploiements des armées, la quasi-totalité des informations indispensables au combat transitent dans l’environnement électromagnétique. Maîtriser cet espace apporte donc une supériorité certaine.

Les différents éléments qui composent les champs immatériels sont bien définis et cadrés. Mais si la pertinence d’intervenir dans chacun de ces champs n’est pas à démontrer, s’avère-t-il nécessaire de regrouper environnement informationnel, électromagnétique et cyberespace en un unique concept ?


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Un objet problématique

La notion de « champs immatériels » ne s’impose pas comme une évidence, tant elle semble séparer artificiellement les champs physiques et immatériels. Pourtant, un travail de mise en perspective en fait apparaître tout l’intérêt.

Matériel, immatériel

La notion de champs immatériels entraîne le classement des effets et actions dans deux mondes artificiellement séparés, le physique et l’immatériel. Les opérations menées dans le cyberespace, l’environnement électromagnétique ou dans le champ informationnel peuvent très bien avoir des conséquences tangibles.

En effet, les moyens de commandement peuvent être rendus inutilisables et provoquer la paralysie tactique d’unités qui ne peuvent plus se venir en aide. Le moral de l’ennemi peut être dégradé au point de conduire à sa reddition. Enfin, de fausses informations distillées sur les réseaux radio de l’adversaire peuvent le pousser à commettre des erreurs.

À l’inverse, les actions physiques auront quasiment systématiquement des répercussions dans les champs immatériels. Un coup de canon engendre des effets à la fois physiques et immatériels. Tout d’abord, il transmet des informations, comme la localisation et l’intention de l’unité qui tire. Ensuite, le projectile cause certes des dégâts tangibles, mais il possède aussi un effet sur le moral des troupes prises pour cible, surtout si le pilonnage dure.

En outre, le cyberespace comme l’environnement électromagnétique et informationnel reposent sur une couche physique. Ce sont les ordinateurs, les serveurs, les postes radio… La démolition d’une antenne relais réduira les possibilités d’action dans le champ informationnel. De même, la destruction physique des moyens numériques d’un état-major le rendra incapable de commander.

Les champs physiques et immatériels sont donc intimement mêlés. Pourquoi dans ce cas se focaliser sur les champs immatériels ?

 L’information, dénominateur commun

Les champs immatériels possèdent un dénominateur commun, mais il ne réside pas dans leur « évanescence ». En réalité, ils regroupent l’ensemble des points d’accès à l’infrastructure physique du champ informationnel[9] que l’armée de terre peut prendre en compte.

Ainsi, les actions dans le cyberespace et le champ électromagnétique permettent d’atteindre le réseau de commandement et l’espace cognitif des décideurs politiques et militaires. Elles n’ont pas d’autre raison d’être que de paralyser, transformer ou exploiter l’information utilisée par l’adversaire. 

Le champ informationnel dispose lui aussi d’une infrastructure physique. Ce sont les individus qui communiquent. Avant de parvenir au niveau cognitif, un message doit être créé, prendre une forme compréhensible, transiter entre les acteurs (particuliers ou organisations) pour produire ses effets. Atteindre un espace cognitif requiert un point d’entrée physique.

Maîtriser les champs immatériels, c’est donc maîtriser l’infrastructure d’accès au champ informationnel.

 Les effets

Cependant, la notion de champs immatériels doit impérativement être complétée par celle d’effets. Elle est définie par la Doctrine interarmées Anticipation et planification stratégiques comme la « suite, résultat ou conséquence d’une ou plusieurs actions sur l’état physique ou comportemental d’un système ou d’un élément constitutif d’un système[10] ».

Incontestablement, se contenter d’« opérations » dans les champs immatériels s’avèrerait insuffisant. Cela laisserait de côté toutes les actions physiques qui peuvent entraîner des modifications du champ informationnel, du cyberespace ou de l’environnement électromagnétique.

Par exemple, la destruction physique des moyens de commandement peut conduire à la paralysie tactique. De même, l’anéantissement d’un bataillon provoquera des effets moraux dans le reste de sa brigade, tels que la sidération ou l’abattement. Elle engendrera aussi un effet direct sur la perception des chefs de leur capacité à manœuvrer et à poursuivre le combat.

L’enjeu conceptuel consistait donc à trouver une formule susceptible d’exprimer la synthèse des effets produits dans le champ informationnel par les actions menées dans les champs physiques et immatériels. La notion d’effets vient compléter celle de champs immatériels pour aboutir au concept cohérent d’effets dans les champs immatériels.

Les effets dans les champs immatériels : un concept à visée praxéologique 

Les ECIm forment donc une représentation cohérente forgée pour rendre compte des conséquences dans le champ informationnel de toute la palette des opérations militaires possibles. Mais dans quel but ?

Ils se révèlent un concept à visée praxéologique qui doit permettre l’action à plusieurs niveaux.

 Effets dans les champs immatériels ou Info Ops ?

Le recours au concept d’ECIm peut sembler intrigant, d’autant plus que les armées françaises disposent déjà d’une doctrine d’opération dans l’environnement informationnel. Son intérêt réside peut-être justement dans le fait qu’il permet d’éviter d’employer au terme d’information.

En effet, la réception par le public du vocable de « guerre de l’information » ou « opérations d’information » pourrait poser problème, tant ils paraissent synonymes de désinformation et de diffusion de fakes news. Associer les termes « opérations » et « information » pourrait donc se montrer contre-productif. Cela contribuerait à saper la confiance de la population envers son armée. Les ECIm possèdent une charge sémantique plus neutre.

Une approche par les effets adaptée aux méthodes de planification françaises

En termes opérationnels, le concept d’ECIm vient donner de la cohérence aux actions entreprises au regard des effets souhaités. L’approche par les effets fournit une grille de lecture particulièrement efficace pour planifier et conduire les opérations. En se focalisant sur les effets produits et non sur les actions elles-mêmes, elle permet de mieux déterminer les engagements nécessaires.

Elle est en outre adaptée à la méthode française de planification tactique. Cette dernière est en effet centrée sur l’« effet majeur » et sur la synchronisation dans le temps des effets à obtenir par les unités subordonnées. Les effets dans les champs immatériels s’insèrent donc parfaitement dans les canevas de réflexion des états-majors français.

Le concept d’ECIm vient enfin enrichir les analyses tactiques de ces états-majors. Ces derniers peuvent intégrer de façon structurelle les actions et les effets dans les champs immatériels aux manœuvres qu’ils conçoivent.

 Accompagner la transformation de l’armée de terre

Au niveau de l’organisation des forces ensuite, le développement du concept d’ECIm s’inscrit dans une transformation de l’armée de terre française sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.

Elle remplace aujourd’hui son segment médian grâce au programme Scorpion, et conçoit le projet Titan, qui renouvellera son segment de décision à partir de 2035.

Cette réinvention capacitaire s’accompagne de réflexions doctrinales novatrices, quant au format et à l’emploi des unités tactiques. Le concept ECIm vient s’insérer dans ce cadre. Il permet une meilleure prise en compte de la guerre électronique et de l’action dans le cyberespace comme dans le champ de l’information. Il s’agit d’une approche fonctionnelle[11], utile tant dans l’acquisition de matériels que dans l’intégration de ces capacités au processus opérationnel de décision.

Les ECIm possèdent ainsi la vertu de rendre plus visibles les différentes capacités qui les composent. Cependant, cette approche se trouve rapidement confrontée à une limite importante. En effet, les ECIm ne sont pas un concept structurant. Ils n’ont pas vocation à faire émerger une nouvelle organisation des forces terrestres qui viserait à mieux intervenir dans le champ informationnel. Dès lors, certaines logiques de « propriétaires » devraient perdurer. Le commandement du renseignement devrait garder la main sur l’environnement électromagnétique, et le Commandement de la cyberdéfense[12] sur le cyberespace. Cependant, cette limite se fait aussi vertu : en renonçant à se doter d’un concept structurant, l’armée de terre se donne les moyens d’agir en évitant une réorganisation supplémentaire. Encore faudra-t-il convaincre les « propriétaires » des espaces et des champs qu’ils ont intérêt à travailler ensemble.  

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Le concept d’effets dans les champs immatériels synthétise donc les effets que produisent au sein du champ informationnel les actions menées dans les milieux physiques et les champs immatériels. C’est lui qui relie physique et immatériel dans l’unicité de l’objectif opérationnel. Son développement constitue un des axes d’efforts de l’armée de terre française.

Concept praxéologique, il possède pour raison d’être la construction de la cohérence globale des effets réalisés par des actions de nature très différente. Cette intégration devrait représenter un des enjeux des conflits à venir.

Le cadre intellectuel de l’engagement militaire demeure une donnée majeure dans la capacité d’une nation à promouvoir ses intérêts. Loin de s’ériger en doxa paralysante, il doit permettre de disposer de l’agilité nécessaire pour faire face aux surprises de demain.


[1] Von Clausewitz, Carl, De la Guerre, Paris, Ivrea, 2000, p. 30.

[2] Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement, Concept d’emploi des forces terrestres (CEFT) 2020 – 2035, Ministère des armées, 2021, p. 59.

[3] Armée de terre, FT-02, Tactique générale, 2008, p. 37.

[4] État-major des armées, CIA 01 concept d’emploi des forces, Paris, 2020, p. 12.

[5] Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement, op. cit., p. 59.

[6] Glossaire de l’ANSSI, consultable sur https://www.ssi.gouv.fr/entreprise/glossaire/

[7] Centre Interarmées de Concepts, Doctrines et Expérimentations, Doctrine d’emploi des forces, Ministère de la Défense, 2014, p. 60.

[8] La doctrine française définit bien le terme d’environnement électromagnétique. Cependant, elle le fait dans des publications qui ne sont pas communicables au grand public. Nous nous sommes donc appuyés sur la doctrine américaine : « The EME refers to the resulting product of the power and time distribution, in various frequency ranges, of the radiated or conducted EM emission levels that may be encountered by a military force, system, or platform when performing its assigned mission in its intended operational environment. It is the sum of electromagnetic interference (EMI); EM pulse; hazards of EM radiation to personnel, ordnance, and volatile materials; and natural phenomena effects of lightning and precipitation static ». Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Joint Publication 3-13.1, Electronic Warfare, 2007.

[9] Gojon, Céline, « Champs immatériels, un combat de l’information », Note de recherche et de prospective, CDEC, Septembre 2021.

[10] Centre Interarmées de Concepts, Doctrines et Expérimentations, Anticipation et planification stratégiques, Ministère des armées, 2020, p. 81.

[11] Faubladier, Franck, « L’influence, ou l’introuvable doctrine », Conflits, Septembre 2021, pp. 56 – 59.

[12] Le Commandement de la cyberdéfense, ou COMCYBER, dépend de l’état-major des armées. Il est donc par nature interarmées.

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Faut-il donner des chars Leclerc à l’Ukraine ?

Le ministère des Armées étudie la cession de chars Leclerc à l’Ukraine. Un char Leclerc coûte environ 8 millions d’euros. Faut-il donner des chars Leclerc à l’Ukraine ?

Faut-il donner des chars Leclerc à l'Ukraine?
@Ministère des Armées

Céder des chars Leclerc à l’Ukraine, la fausse bonne idée.

Une cession de chars Leclerc n’apporterait aux Ukrainiens qu’un avantage localisé. Or, la France ne peut céder ses chars Leclerc sans diminuer considérablement les capacités de son armée. Dans un environnement international conflictuel, la sagesse plaide donc contre la cession de chars Leclerc à l’Ukraine.


Pour :

  • Le char Leclerc possède des performances bien plus élevées que ses homologues soviétiques alignés par la Russie en Ukraine. Il utilise une conduite de tir parmi les plus efficaces au monde.
  • De plus, la France relèverait son statut international au sein du bloc occidental avec une telle cession.

Contre :

  • Contrairement au canon Caesar, l’industrie de défense française ne produit plus de chars Leclerc. La Base Industrielle et Technologique de Défense ne dispose plus des capacités nécessaires. La France dispose d’environs 200 exemplaire. C’est très peu. Un char cédé ne pourrait donc pas être remplacé.
  • On ne peut donc pas comparer chars Leclerc et Leopard. En effet le char Leopard est disponible à plus de 2000 exemplaires en Europe. Les ukrainiens pourront donc uniformiser les formations de leurs équipages et de leurs maintenanciers. Ils ne devraient en outre pas connaître de problèmes de maintenance ou de pièces de rechange.
  • En outre, à l’inverse de l’AMX 10RC qui est en train d’être remplacé par le Jaguar, le successeur du Leclerc n’est pas attendu avant 2040, au mieux. Or, nul ne peut aujourd’hui garantir que la France n’aura pas besoin de ses unités blindées dans un avenir proche.
  • Les stocks de pièces détachées à mettre à disposition posent aussi problème. Il est probable que le niveau d’entraînement des équipages français chute en cas de cessions d’engins et de pièces.
  • Enfin, la conception et le niveau de technicité du Leclerc diffèrent grandement des matériels mis en oeuvre par les Ukrainiens. Or, les matériels militaires sont conçus pour fonctionner en système. Le char Leclerc est donc associé à des matériels comme le VBCI ou le Tigre avec lesquels il peut facilement communiquer. Sa plus-value serait donc, au mieux, tactique et ponctuelle.

Faut-il donner des chars Leclerc à l’Ukraine ? Donner des chars Leclerc à l’Ukraine apparaît donc comme une fausse bonne idée.

Fabrice d’Arsenault

Lire aussi La France doit-elle quitter l’OTAN ?

À quoi sert la culture ? La culture dans Fahrenheit 451

Fahrenheit 451, œuvre phare de Ray Bradbury, prend place dans un monde d’où les livres sont bannis. Le personnage principal, Guy Montag, est pompier. Mais dans ce futur proche, les pompiers n’éteignent plus les incendies : ils brûlent les livres, pour le bien commun. Mais un jour, Montag va rencontrer Clarisse, une jeune femme différente, qui va lui ouvrir les portes d’un nouvel univers. La culture est donc un thème central du roman. Quelle est sa place selon Ray Bradbury ? A quoi sert la culture ?

Fahrenheit 451, à quoi sert la culture

Pour le résumé complet, c’est ici (à venir). Ceux qui auront parcouru l’ouvrage apprécieront l’ironie d’en proposer une synthèse. Attention, l’intégralité de l’intrigue est révélée. Vous pouvez aussi visionner l’adaptation de François Truffaut.

Pourquoi brûle-t-on les livres ?

Après une intervention particulièrement éprouvante, Montag sent naître en lui des doutes sur sa mission. Il reçoit alors la visite de son supérieur, le capitaine Beatty. Celui-ci lui avoue à demi-mot avoir lu, beaucoup lu. Il lui explique pourquoi la société a interdit les livres.

Au commencement, nul oukase, nul ordre venu d’en haut. Un mouvement beaucoup plus complexe a mené au bannissement.

Massification de la culture

Tout débute avec le phénomène de massification de la culture, qui provoque un nivellement par le bas, une simplification des productions. La recherche de la distraction, faible succédané de bonheur, a de plus imposé un rythme toujours plus dense, des sensations toujours plus fortes. Les œuvres de l’esprit en arrivent à ressembler à une « vaste soupe », faite d’impression vagues et de spectacle.

Ne pas blesser

Une littérature élitiste aurait pu survivre, mais c’était sans compter sur la forme socio-économique qu’avait prise le monde de la production intellectuelle. La fin de l’écriture a commencé le jour où l’on a porté trop d’attention aux sentiments des différents groupes qui composent la société. Afin de ne pas se priver d’une partie du marché, les acteurs économiques de la culture ont « lissé » les publications pour n’offenser personne. Les livres qui dérangeaient ont tout simplement perdu droit de cité.

Il en a résulté que les œuvres de l’esprit étaient devenues « un aimable salmigondis de tapioca à la vanille », qui n’avait plus rien à dire. Et qui n’a plus rien dit. C’est donc la place centrale de la recherche du profit qui a tué les livres, trop complexes, trop blessants pour continuer à faire de l’argent. Étonnante description de la cancel culture avant l’heure. Toute ressemblance avec une situation contemporaine ne serait que pure coïncidence…

C’est seulement ensuite que le pouvoir politique s’est engouffré dans la brèche. Il a reconverti les pompiers, au chômage technique parce que toutes les maisons étaient désormais ignifugées, et leur a demandé d’assurer à la société la tranquillité de l’esprit, et de brûler ces livres porteurs de querelles. Il facilitait par là le contrôle de la population.

Qu’y a-t-il dans les livres ?

Les pompiers brûlent les livres, soit. Mais les ouvrages de papiers ne sont qu’un symbole brandi par Bradbury. Faber, un ancien professeur d’anglais, aide Montag à dépasser l’objet-livre.

« Ce n’est pas de livres que vous avez besoin, mais de ce qu’il y avait autrefois dans les livres. […] Cela, prenez-le ou vous pouvez le trouver, dans les vieux disques, les vieux films, les vieux amis ; cherchez-le dans la nature et dans vous-même. » 

Pour que la magie opère, le support importe peu. Mais à quelles conditions l’objet de culture se différencie-t-il de la « vaste soupe » servie sur les « murs écrans » du pavillon de Montag ?

Il a besoin de trois ingrédients : « Un, […] la qualité de l’information. Deux : le loisir de l’assimiler. Et trois : le droit d’accomplir des actions fondées sur ce que nous apprend de l’interaction des deux autres éléments. »

Les trois ingrédients de la culture

Un livre n’atteint pas nécessairement son objectif parce qu’il est un livre. Il doit révéler le réel, le rendre visible, même lorsqu’il prend la forme du roman, de l’œuvre d’art.

« Les bons écrivains touchent la vie du doigt. Les médiocres ne font que l’effleurer. Les mauvais la violent et l’abandonnent aux mouches. »

Ce contenu dépend donc directement du talent de l’auteur, mais également, comme expliqué par Beatty un peu plus haut, des conditions socio-économiques de réception de l’œuvre.

Ensuite, pour produire son effet, le bon livre a besoin d’un lecteur qui ait le loisir d’assimiler son contenu. Le temps de le lire, bien sûr, mais aussi la disposition d’esprit nécessaire pour passer du temps dans l’ouvrage et discuter avec lui.

Enfin, la culture est inutile sans la liberté politique d’agir. La culture n’est pas que connaissance théorique. Elle fonde l’action. Or, ni Montag ni Faber ne possèdent de prise sur leur vie.

À quoi sert la culture

Mais à quoi sert donc cette culture ? Les personnages mettent plusieurs fois en avant son inutilité. Le fait que les livres ne sont jamais d’accord entre eux. Qu’ils présentent des héros et des péripéties qui n’ont jamais existé. Ces ouvrages ne racontent « rien que l’on puisse enseigner ou croire ». La culture est par conséquent le lieu de l’imagination, du débat et du doute. De l’inutilité immédiate. Tout le contraire des connaissances utilitaires que les enfants du monde de Montag reçoivent à l’école.

Beatty révèle que leur société valorise certains savoirs, mais uniquement des connaissances factuelles. Maîtriser une masse de faits donne alors aux gens « l’impression de savoir penser ». Mais en réalité, ils en sont devenus incapables. Tous les personnages semblent aussi vides que leur conversation, interchangeables, ni morts, ni vivants, à l’image du limier, chien robot programmé pour tuer. Ils ignorent tout du monde, jusqu’à la guerre qui va éclater et ravager leur cité. 

Quête de sens

Clarisse est l’un des seuls protagonistes vraiment vivants que l’on rencontre au début du roman. Elle parvient à observer le monde autour d’elle, dans le détail. Elle tranche avec ses concitoyens, qui, comme nous, en ont perdu l’aptitude. Où réside son secret ? Elle se place dans une perspective opposée à celle du reste de la société. Elle cherche à comprendre le pourquoi et non le comment.

Cette quête du pourquoi permet de relier les choses entre elles, de leur donner du sens. C’est ce sens qui manque cruellement dans le monde de Montag. Le contenu des livres « cousent les pièces et les morceaux de l’univers pour nous en faire un vêtement ». Ils mettent les faits en perspective et les agencent les uns par rapport aux autres. Le réel reprend de l’intérêt, et la vie toute sa saveur.

« Je ne parle pas des choses, avait dit Faber. Je parle du sens des choses. La, je sais que je suis vivant ».

Connaissance du monde

Plus prosaïquement, les livres servent aussi à obtenir la connaissance du monde. Aucun des protagonistes n’est capable d’expliquer pourquoi la guerre menace, ni même à quoi ressemble ce qui se trouve au-delà des murs de la cité. La culture permet d’aller plus loin que de l’expérience individuelle instantanée. Elle aide à « sortir de la caverne » et à développer une pensée personnelle.

La culture ne se veut pas immédiatement utile. Elle ne sert qu’à mieux comprendre le monde en donnant de la profondeur à ses perceptions.


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Le sable et le tamis

Très vite, Montag se retrouve cependant confronté à un problème. Il se trouve incapable de retenir ce qu’il lit. Les mots ressemblent à du sable qui se déverse dans le tamis de son cerveau. Sans doute n’a-t-il pas consulté notre article… Cette interrogation est loin d’être anodine. Qui peut dire ce qu’il reste de ses lectures ? Les réflexions de Montag posent la question de la méthode, de l’état d’esprit avec lequel aborder la culture. La culture, comment ça marche ?

À la fin du roman, Montag rejoint un groupe de marginaux qui s’efforcent de sauvegarder les acquis de l’humanité en retenant un livre ou une partie d’une œuvre par cœur. Il y gagne un peu de sagesse et commence à percevoir le « mode d’emploi » de la culture.

Culture, vie et observation

Finalement, le contenu précis d’un livre importe peu. Ce qui compte, c’est la façon dont il nourrit la vie, dont il permet l’observation, la conscience du monde. Dans l’ouvrage, observation, vie et culture se trouvent inextricablement mêlées.

« Montag considéra le fleuve. Nous nous laisserons guider par le fleuve. Il considéra l’ancienne voie ferrée. Ou nous suivrons les rails. Ou nous marcherons sur les autoroutes maintenant, et nous aurons le temps d’emmagasiner des choses. Et un jour, quand elles seront décantées en nous, elles ressurgiront par nos mains et nos bouches. Et bon nombre d’entre elles seront erronées, mais il y en aura toujours assez de valables. Nous allons nous mettre en marche aujourd’hui et voir le monde, voir comment il va et parle autour de nous, à quoi il ressemble vraiment. Désormais, je veux tout voir. Et même si rien ne sera moi au moment où je l’intérioriserai, au bout d’un certain temps tout s’amalgamera en moi et sera moi. »

Observation du monde et « lente fermentation des mots » se nourrissent l’une l’autre, dans le temps long. Le seul effort nécessaire est de commencer à lire.

Mais comme pour un concours il faut bien citer les œuvres, vous trouverez notre article ici.

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À quoi sert la culture ? Une société qui bannit les livres est donc une société qui perd la capacité à observer et comprendre le monde dans sa complexité. Elle cesse de vivre pour se contenter d’exister, redoutant l’inactivité qui révèlerait son vide profond, craignant de sentir passer le temps.

Mais la culture s’avère-t-elle un bouclier suffisant contre la barbarie ? Loin de là. L’humanité qui disposait des livres les a laissés brûler. Le professeur Faber, qui possède une grande sagesse, fait aussi preuve d’une grande lâcheté. La culture est nécessaire à la vie, mais seule elle ne préserve pas de l’abîme.

« Les livres sont faits pour nous rappeler quels ânes, quels imbéciles nous sommes ».


Lire aussi Fernand Braudel, qu’est ce qu’une civilisation ?

Le néolibéralisme progressiste selon Nancy Fraser

Dans un article de 2017, Nancy Fraser, philosophe américaine, développe le concept de « néolibéralisme progressiste ».

Le néolibéralisme progressiste, Nancy Fraser

Sa thèse pourrait se résumer ainsi. Pour faire accepter les inégalités sociales qu’il provoque, le néolibéralisme a besoin d’une façade séduisante. Les luttes sociétales, indolores pour son modèle de répartition de la richesse, la lui fournissent. Toutefois, ces avancées ne bénéficient en réalités qu’aux membres des minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante.

L’article ci-dessous est une synthèse de la première partie du texte de Nancy Fraser que vous retrouverez ici.

Reconnaissance et répartition

Depuis le XXe siècle, le capitalisme a assis son autorité sur deux aspects complémentaires de la justice : la répartition et la reconnaissance.

La répartition consiste en la manière dont la société va redistribuer la richesse et les biens qu’elle produit. Elle entraîne une structure spécifique de la communauté humaine. Elle possède donc une incidence sur la division de la société en classes sociales.

La reconnaissance, quant à elle, organise les statuts sociaux. Elle détermine à qui doivent aller les marques de respect, les sentiments d’inclusion ou de fierté.

Le néolibéralisme progressiste

Le néolibéralisme progressiste est l’alliance improbable de courants sociétaux libéraux, tels que le féminisme, l’antiracisme ou le combat pour les droits des LGBTQIA+, avec les forces du capitalisme financiarisé.

Il combine donc un programme économique (répartition) fondé sur davantage de concentration de richesse entre les mains d’une élite déjà établie, au détriment des classes moyennes et populaires, avec une extension des droits des minorités.

Le progressisme sociétal (reconnaissance) rend acceptable un renforcement de la domination des élites économique. Il la légitime. La manœuvre consiste à donner à cette politique économique brutale une apparence qui suscite l’adhésion, voire avant-gardiste. 

Cependant, cette promesse d’émancipation sociétale demeure superficielle. Les injonctions environnementales ne mènent qu’au marché du carbone. En France, on pourrait dire que le féminisme n’aboutit qu’à l’écriture inclusive. Ne peuvent briser le « plafond de verre » que les membres des minorités qui possèdent un important capital culturel, social et économique. Bref, ceux qui appartiennent déjà à la classe dominante. Et « tous les autres se retrouvent coincés à la cave ».


Pour comprendre comment les élites économiques sont gagnées par le progressisme sociétal, lire notre article, La Cancel Culture.

Hégémonie du néolibéralisme progressiste

La répartition s’opère donc selon le paradigme néolibéral, et la reconnaissance se fonde sur le progressisme sociétal. Cette composition permet au néolibéralisme progressiste d’accéder à l’hégémonie.

L’hégémonie est un concept introduit par le philosophe italien Antonio Gramsci. La classe dominante assoit son pouvoir en faisant passer sa vision du monde comme la seule raisonnable. Elle détermine ainsi ce qui relève du « bon sens ».

Elle va de pair avec l’organisation d’un « bloc hégémonique ». Il s’agit d’une coalition disparate de forces sociales à travers laquelle la classe dominante exerce son pouvoir.

De cette façon, les détracteurs du néolibéralisme progressiste se retrouvent tout naturellement délégitimés de deux façons. S’ils combattent le néolibéralisme, ils se voient taxés de populisme. S’ils s’opposent au progressisme sociétal, les tenants du néolibéralisme peuvent les qualifier de racistes. Et du fait de la proximité des deux courants, la critique du néolibéralisme devient une critique du progressisme. La boucle est bouclée et les adversaires du néolibéralisme muselés, renvoyés aux marges du débat public.

Cependant, cette hégémonie n’aura qu’un temps. En effet, le néolibéralisme progressiste convient bien aux élites urbaines éduquées et bien intégrées aux flux économiques. En revanche, elle laisse sur le carreau le reste de la population, victime des politiques d’austérité ou mal connectées aux métropoles. Les succès de Trump aux États-Unis ou de l’extrême droite en Europe montrent que ce modèle se lézarde déjà.


Sur ce sujet, lire aussi La France périphérique

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Le néolibéralisme progressiste constitue donc un paradigme selon lequel l’aggravation des inégalités économiques est masquée derrière le paravent des luttes sociétales. Ces dernières demeurent indolores pour les élites financières, et donnent sa légitimité à un système de redistribution qui sans cela se révèlerait inacceptable.

On commettrait néanmoins un contresens en concluant que Nancy Fraser rejette la nécessité des débats sociétaux. Elle est elle-même engagée dans le courant féministe. Elle déplore que ces luttes, sous leur forme « néolibéraliste progressiste », ne bénéficient qu’aux minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante. En effet, selon elle, les inégalités de reconnaissance trouvent leur source dans l’organisation économique capitaliste. Elle prône donc en réalité une alliance entre progressistes et anticapitalisme (qu’elle nomme « populisme ») afin de limiter les inégalités sociales tout en faisant progresser les combats sociétaux.

La fin de l’hégémonie « néolibérale progressiste » s’avère peut-être finalement la cause profonde de la mutation politique qui affecte l’Occident. La question n’est pas seulement de savoir quel système de répartition – distribution remplacera le néolibéralisme progressiste, et à quel horizon. Il s’agit surtout de pouvoir faire face aux « monstres » qui naîtront dans la transition.

« L’ancien monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »

Antonio Gramsci

Pour une thèse proche, lire notre article Lutte des classes ou lutte des races.

Cette courte synthèse n’a pour but que de vous inciter à lire l’article complet, ici. Il développe ces concepts et les applique à la politique américaine pour mieux la comprendre.

L’ONU, l’impossible réforme

L’Organisation des Nations Unies (ONU) possède une légitimité incontestée sur la scène internationale. Toutefois, le blocage de ses institutions appelle une réforme depuis maintenant plusieurs années. Aucun changement majeur ne parvient cependant à s’imposer. L’ONU peut-elle se réformer ?

ONU réforme
Les armes et la toge

Il est inutile d’attendre une modification majeure du fonctionnement des Nations Unies à court terme. Le Conseil de sécurité en détient les clefs. Or, ses membres ne devraient pas facilement accepter une réforme qui réduit leur pouvoir.

Partie 1. Le blocage de l’ONU.

Partie 3. À quoi sert vraiment l’ONU ? (à venir)

L’ONU, une réforme nécessaire

Depuis plusieurs années, des voix s’élèvent pour réclamer la réforme des Nations Unies. L’organisation fait parfois figure de mastodonte paralysé qui grave dans le marbre des rapports de force et des manières de penser anachroniques.

Dans sa mission de police internationale, l’ONU fait face à un blocage structurel. Ses institutions ne lui permettent pas d’agir quand les membres permanents du Conseil de sécurité s’opposent. Ainsi, elle n’a pas su empêcher les conflits irakien, syrien ou ukrainien. 

En l’état, son institution phare, le Conseil de sécurité, a figé les rapports de force au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Certes, c’est une logique d’efficacité, et non de représentativité, qui a présidé à la création du conseil. Il regroupait les pays les plus capables d’agir à l’époque. Mais cette représentation du monde est devenue anachronique. Par exemple, elle ne prend pas en compte le poids de certains géants économiques comme le Japon, ou le statut de puissance nucléaire de l’Inde ou du Pakistan. La contribution au fonctionnement de l’institution, financière, diplomatique ou militaire, n’est pas non plus considérée. Cela réduit la légitimité des résolutions du conseil, et donc diminue son autorité.

En outre, des contradictions subsistent au sein de l’organisation. Alors que le respect des droits de l’homme figure à l’article 1 de la charte des Nations unies, démocraties et dictatures s’y trouvent mises sur le même pied. La Chine et la Russie, comme le Soudan et le Venezuela, sont ainsi membres du Conseil des droits de l’homme, ce qui entache la crédibilité de ses décisions. C’est d’ailleurs au prétexte d’un conseil « hypocrite » que les États-Unis l’ont quitté en 2018. Ils l’ont réintégré depuis. Nul doute cependant que sans ces « contradictions » l’ONU cesserait tout simplement d’exister.

Les raisons ne manquent donc pas pour procéder à une réforme de l’ONU. Plusieurs propositions sont faites en ce sens.

Des propositions pour réformer l’ONU et le Conseil de sécurité

Les idées ne manquent pas pour réformer l’ONU.

Des réformes ont bien été menées depuis 1945, mais elles sont demeurées de portée réduite, ou très techniques. Par exemple, en 1965, le nombre de membres non permanents au Conseil de sécurité est passé de 6 à 10. En 2006, la commission des droits de l’homme, complètement discréditée, est devenue le Conseil des droits de l’homme, plus restreint.

Des propositions existent pour élargir le Conseil de sécurité. Ainsi, le « G4 », composé de l’Allemagne, du Brésil, de l’Inde et du Japon, suggère la création de six nouveaux sièges de membres permanents avec droit de veto. Ils s’en attribueraient quatre, et réserveraient les deux restants pour les pays africains. D’autres souhaitent intégrer des membres permanents sans droit de veto, ou créer des sièges semi-permanents (pour un mandat de quatre ans).

Certains espèrent également la suppression du droit de veto. De façon plus réaliste, sa limitation, par exemple dans des situations de crime de masse, est aussi envisagée.

Les états membres explorent aussi d’autres pistes pour modifier les institutions de l’organisation. Les États-Unis ont ainsi proposé la création d’un « comité des démocraties ». Des groupes de travail sont régulièrement formés pour tenter d’arriver à un consensus sur les réformes à adopter. En 2004, plusieurs personnalités éminentes avaient remis un rapport sur le sujet.

Des propositions existent donc pour réformer l’ONU, et particulièrement le Conseil de sécurité. Toutefois, c’est bien lui qui détient le dernier mot.


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Le Conseil de sécurité de l’ONU, pierre d’achoppement de la réforme

C’est le Conseil de sécurité qui détient les clefs de la réforme. Et il n’est pas prêt à abandonner une partie de son pouvoir.

Augmenter le nombre de sièges ou accepter la limitation du droit de veto reviendrait à affaiblir considérablement les membres permanents du conseil sur la scène internationale. C’est particulièrement le cas de la France et du Royaume-Uni dont la stature de grande puissance repose en partie sur leur siège de membre permanent.

Les rivalités géopolitiques freinent également la réforme du Conseil de sécurité. L’élargissement s’avère un sujet épineux. Jamais la Chine ne tolèrera l’entrée au Conseil de l’Inde ou du Japon. Les pays qui ne sont pas membres permanents craignent aussi de voir l’équilibre rompu en leur défaveur. Le Bangladesh s’opposera par tous les moyens à l’accession de l’Inde à un siège de membre permanent. L’Afrique quant à elle peine à désigner ses candidats.

In fine, c’est le Conseil de sécurité qui détient les clefs de sa propre réforme. En effet, son élargissement ou sa refonte nécessitent d’amender la charte des Nations Unies. Et pour ce faire, il faut un vote à la majorité des deux tiers de l’assemblée générale… et l’accord du Conseil de sécurité. Et il ne devrait pas volontairement diminuer le pouvoir de ses membres.

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Les raisons qui imposent une réforme de l’ONU sont celles-là mêmes qui l’empêchent : la prééminence du Conseil de sécurité et les intérêts de ses membres permanents. La réforme de l’ONU fait donc figure de véritable « serpent de mer », qui a toutes les chances de ne jamais voir le jour.

Cependant, si l’organisation connaît des blocages, elle n’en demeure pas moins l’un des pivots des relations internationales. Ces difficultés ne doivent pas masquer le rôle clef des Nations Unies dans le fonctionnement de la vie internationale.

Partie 3. À quoi sert vraiment l’ONU ?

Partie 1. Le blocage de l’ONU

Le blocage de l’ONU

L’incapacité des Nations Unies à s’opposer aux drames syrien et ukrainien pose la question du blocage dont souffre l’organisation, même si elle demeure le centre de gravité de la communauté internationale.

Blocage ONU
Les armes et la toge

Pourquoi l’ONU paraît-elle ne pas fonctionner comme elle le devrait ?

Le blocage de l’ONU est réel. Qui plus est, il est structurel. Cela entraîne des stratégies de contournement qui peuvent se révéler dévastatrices.

L’ONU en mort cérébrale ?

L’ONU s’avère véritablement incapable d’accomplir une partie de ses missions.

Les mécanismes de police internationale fonctionnent mal. L’organisation ne peut pas à empêcher les conflits quand les intérêts des membres permanents du conseil de sécurité sont en jeu. Elle n’a pu faire échec à l’invasion de l’Irak par les États-Unis, ou à celle de l’Ukraine par la Russie. Elle ne semble pas non plus capable d’infléchir la politique d’Israël en Palestine malgré de nombreuses condamnations. L’organisation paraît donc parfois réduite au rôle de super agence humanitaire.

Même lorsqu’elle parvient à intervenir, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous. Le modèle de ses opérations de maintien de la paix est remis en question. La MONUSCO, en République démocratique du Congo, dure depuis douze ans et a coûté plus de 10 milliards de dollars. Au Mali, la MINUSMA se débat, empêtrée dans des règles d’engagement qui lui interdisent toute efficacité. La MINUSCA en République centrafricaine fait l’objet de nombreuses critiques. Pourtant, l’ONU déploie en permanence 75 000 Casques bleus et policiers dans 22 missions. Mais la volonté politique reste déficiente, les mandats manquent de clarté et la crédibilité fait défaut. Enfin, les abus sexuels commis par les collaborateurs de l’ONU font figure de problème récurrent.

Outre le maintien de la paix, l’action de l’ONU dans la lutte contre le changement climatique peine à changer le monde. Les engagements pris dans les COP, qui dépendent de l’organisation, apparaissent tout à fait insuffisants et ne sont pas respectés. L’enjeu est pourtant vital pour de nombreux pays.

L’échec de l’ONU dans un certain nombre de dossiers est patent. On peut qualifier ces difficultés de structurelles.


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ONU : un blocage structurel ?

Le blocage de l’ONU est dû à des raisons structurelles.

En raison du droit de veto que possèdent ses membres permanents, le conseil de sécurité ne peut pas fonctionner si les intérêts des Cinq entrent en contradiction. Or, c’est le seul organe des Nations Unies qui possède le pouvoir de voter des résolutions contraignantes. La guerre en Ukraine en est l’exemple le plus évident. En effet, les opérations militaires majeures de l’ONU, comme la guerre de Corée ou celle du Golfe, ont été permises par une absence transitoire de contre-pouvoir sur la scène internationale ou au sein du conseil.

Le droit de veto est pourtant vital pour l’organisation. Il constitue la condition demandée par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale pour que l’ONU puisse disposer de pouvoirs contraignants et de troupes. Sans droit de veto, la présence des grandes puissances au sein de l’organisation pourrait se voir remise en cause. Ce droit reste pour elles la garantie de voir leurs intérêts respectés, et donc l’assurance de leur participation pérenne.

Le blocage du conseil de sécurité bloque toute l’organisation. Les résolutions de l’assemblée générale ne sont en effet pas contraignantes. Elle ne peut compter que sur la crainte d’une perte de crédibilité chez les États qui ne respecteraient pas ses jugements. L’organisation ne peut pas prétendre au rôle de gendarme du monde si les Cinq sont en désaccord.

Le blocage que connaît l’ONU aujourd’hui est donc structurel. Les membres de la communauté internationale mettent par conséquent en œuvre un certain nombre de stratégies de contournement.

Stratégies de contournement du blocage de l’ONU

Pour agir, certains États cherchent à contourner l’organisation.

Ils mettent parfois sur pieds des organisations concurrentes, qu’ils présentent comme « complémentaires ». Il en va ainsi du Forum de Paris pour la paix, qui reprend un certain nombre des attributs de l’ONU. Autres exemples, le G7 et le G20, organisations à l’origine purement économiques, ont pu servir de plate-forme politique à la disposition de leurs créateurs. Ils s’autorisent aujourd’hui à traiter d’enjeux sociétaux ou écologiques.

Les grandes puissances essaient également de contourner les règles de l’ONU en inventant leurs propres normes. Les États occidentaux ont ainsi développé entre 1991 et 2011 le « droit d’ingérence », mis en œuvre en 1999 dans la guerre au Kosovo. Il est ensuite rentré dans les textes de l’ONU en 2005 sous la terminologie de « responsabilité de protéger ». Cette notion précise en substance que chaque État doit protéger sa population, sans quoi la communauté internationale recevra la légitimité pour s’en charger. L’intervention prendra si nécessaire la forme d’une opération armée sous chapitre VII.

En dernier recours, les grandes puissances agissent de façon unilatérale. L’invasion américaine de l’Irak ne possédait aucun fondement légal. De même, l’attaque russe contre l’Ukraine est complètement hors la loi. Les puissances peuvent également se servir de la légitimité offerte par l’ONU pour poursuivre leurs propres objectifs. Ainsi, Français et Britanniques ont outrepassé les droits que leur octroyait la résolution de l’ONU qui encadrait leur intervention en Libye.

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L’ONU se trouve donc confrontée à un blocage structurel. Il provient des principes mêmes du fonctionnement de l’organisation. Pour s’en prémunir, les grandes puissances mettent en place des stratégies de contournement. Il en résulte une importante perte de crédibilité.

La réflexion sur la nécessaire réforme de l’ONU prend une partie de ses racines dans cette paralysie.

Les peuples ont-ils encore le droit de disposer d’eux-mêmes ?

Avec l’organisation probable de referendums d’autodétermination dans les territoires occupés par l’armée russe en Ukraine, les enjeux liés au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes devraient ressurgir dans les prochains mois. Mais bien au-delà, que ce soit en Catalogne, en Irlande du Nord ou en Écosse, des sentiments nationaux se consolident. Ils pourraient à moyen terme peser sur la politique européenne.

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mahatma Gandhi. les armes et la toge.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes peut se comprendre comme le droit d’un peuple à l’autodétermination. Il faut entendre par là le choix de son statut politique. L’indépendance, l’intégration, l’association avec un État indépendant, ou l’acquisition de tout autre statut politique librement choisi réalisent l’exercice de ce droit.

Malgré sa légitimité incontestable, l’aspiration d’un peuple à se gouverner lui-même heurte directement le principe d’unicité des États. Ces derniers ne peuvent, au fond, encourager les velléités d’indépendance sans risquer le démembrement.

Mais peut-on réduire l’équation à une alternative entre balkanisation et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Le problème est-il aussi insoluble que cela ?

Au-delà de la philosophie, des accords internationaux encadrent ce droit. Ils ne reconnaissent pas le droit de sécession. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne concerne en effet que les peuples colonisés. Toutefois, l’ambiguïté persiste puisqu’aucun texte ne définit la notion de « peuple ». De ce fait, les prises de position autour des aspirations à l’indépendance devraient rester des outils stratégiques.   

Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : que dit le droit international ?

Selon les déclarations de l’ONU, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne s’applique en réalité qu’aux peuples colonisés.

L’ONU reconnaît le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dès l’article un de sa charte :

« Les buts des Nations Unies sont les suivants :

[…]Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde. »

C’est donc en apparence un principe de droit incontestable. Il trouve ses origines dans la philosophie des lumières. Il a commencé à se voir considéré comme une réalité politique après la Première Guerre mondiale.

Toutefois, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’applique en réalité aux seuls peuples colonisés. C’est un des objets des résolutions 1541 du 15 décembre 1960 et 2625 du 24 octobre 1970. Cette dernière demande aux États de :

« Mettre rapidement fin au colonialisme en tenant dûment compte de la volonté librement exprimée des peuples intéressés ; et en ayant présent à l’esprit que soumettre des peuples à la subjugation, à la domination ou à l’exploitation étrangère constitue une violation de ce principe ainsi qu’un déni des droits fondamentaux de l’homme, et est contraire à la Charte. »

Cette même résolution exclut le droit à la sécession :

« Rien dans les paragraphes précédents ne sera interprété comme autorisant ou encourageant une action, quelle qu’elle soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partiellement, l’intégrité territoriale ou l’unité politique de tout État souverain et indépendant se conduisant conformément au principe de l’égalité de droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes énoncé ci-dessus et doté ainsi d’un gouvernement représentant l’ensemble du peuple appartenant au territoire sans distinction de race, de croyance ou de couleur. »

Or, c’est l’ONU qui définit qui est colonisé et qui ne l’est pas. Elle publie une liste des territoires à décoloniser. La présence de la Nouvelle-Calédonie ainsi que de la Polynésie française sur cette liste porte un poids politique important. L’ONU reste donc encore une arène de combat pour la légitimité des aspirations à l’indépendance.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est donc reconnu et porté par l’ONU. Mais les textes qui l’encadrent datent de la période de la décolonisation. Or, le contexte contemporain est radicalement différent.

Tensions contemporaines et ambiguïtés du droit

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a donc été par le passé relié au droit des colonisés à l’émancipation. Mais aujourd’hui, il possède une tout autre portée.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se trouve désormais associé à l’accession au statut d’État souverain par des minorités au sein d’États déjà existants. Or, l’intégrité des frontières, ou principe uti possidetis reste une règle fondatrice du droit. Le droit international ne reconnaît pas le droit à la sécession. Certaines législations nationales l’admettent néanmoins. La Serbie avait inscrit noir sur blanc dans sa constitution la perspective de l’indépendance du Monténégro. En France, l’article 53 de la constitution précise : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées. »

Hors circonstances de discrimination d’une minorité, le détachement d’une partie d’un État n’est donc possible en droit que sur la base d’un agrément mutuel. Ce consentement peut très bien représenter la conséquence d’une guerre, comme ce fut le cas au Soudan du Sud. Il peut même s’avérer recevable en l’absence de validation par un referendum, par exemple dans le cas de la séparation entre la République tchèque et la Slovaquie.

Une partie du cœur de l’ambiguïté du concept de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est que la notion de « peuple » n’a jamais reçu de définition précise. Une entité politique qui souhaite réclamer son propre État pourrait donc, en théorie, espérer parvenir à ses fins. Cette absence de définition maintient le droit dans une certaine ambiguïté.

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Simon Bolivar. Les armes et la toge.

Chaque revendication ou situation pouvant mener à une modification de la carte doit donc être gérée au cas par cas. Ainsi, lors de la dissolution de la Yougoslavie, la conférence européenne de la paix sur la Yougoslavie s’était dotée d’une commission d’arbitrage. Cette commission avait pour tâche de rendre un avis sur les dimensions légales de la création des États neufs issus du processus de dissolution. Il s’agissait notamment de déterminer si les la reconnaissance des nouveaux pays possédait bien une base légale.

Pour l’ex-Yougoslavie, seules les Républiques fédérales constituantes, comme la Serbie ou la Macédoine, ont été autorisées à fonder de nouveaux États. Au sein de la Yougoslavie, elles avaient la possibilité constitutionnelle de réclamer leur indépendance. Ce n’était pas le cas des « régions », comme celle du Kosovo. Cette dernière s’est à l’époque vue dénier le droit à l’indépendance malgré un referendum d’autodétermination, en vertu du principe uti possidetis. Toutefois, la règle appliquée dans le cas d’un État fédéral demeure difficilement universalisable. Elle a d’ailleurs été remise en question, de facto, depuis…

En raison de l’ambiguïté du droit international et son inadéquation aux enjeux contemporains, manier le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes devrait rester un outil géopolitique.


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Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, un outil géopolitique

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, faute d’une adéquation entre les textes de droit international et les enjeux contemporains, devrait donc demeurer un outil géopolitique.

La reconnaissance d’un nouvel État reste un processus à la discrétion des membres de la communauté internationale. Elle transforme le fait en droit. Il s’agit de marquer sa position politique par une reconnaissance ou non du nouvel État. L’intérêt national prime. C’est ainsi qu’il faut comprendre la bataille pour la reconnaissance du Kosovo.

Pour des pays qui s’opposent sur la scène internationale, la reconnaissance d’un nouvel État représente donc un moyen de faire bouger les lignes géopolitiques. D’autant plus que les proclamations d’indépendance s’accompagnent le plus souvent de referendums démocratiques. S’ils s’avèrent inconsistants en droit, il est difficile de les ignorer politiquement. Cela explique que leur adhésion au droit international demeure à géométrie variable et empreinte de cynisme. Moscou et une partie de l’Occident s’affrontent sur les indépendances du Kosovo et le rattachement de la Crimée à la Russie. Pourtant, le processus d’autodétermination reste un état de fait et non de droit dans ces deux cas.

La situation interne d’un pays peut enfin lui dicter son comportement vis-à-vis de l’autodétermination des peuples. L’enjeu peut en effet s’avérer vital pour un État possédant en son sein des minorités qui aspirent à l’indépendance. Il en va ainsi de l’Espagne, qui doit gérer la question catalane. Madrid est l’une des rares capitales européennes à ne pas reconnaître l’indépendance du Kosovo. Et pour cause, cela créerait une jurisprudence dans laquelle pourraient s’engager les indépendantistes catalans.

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La confusion qui tourne autour du droit des peuples à disposer d’eux même se fonde sur un décalage entre ce qui est perçu comme légitime et ce qui est légal en droit international. Incontestable du point de vue moral ou philosophique, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes fait l’objet d’un traitement ambigu et dépassé en droit international. Cette situation devrait perdurer tant la remise en cause potentielle des frontières des États s’avère une menace pour le système politique existant. Le maniement du droit à l’autodétermination devrait donc rester un outil géopolitique à l’usage des puissants, faiblement relié au droit ou à la morale.

Les referendums à venir à l’est de l’Ukraine se révèleront ainsi infondés en droit, quoi qu’on pense de la volonté effective des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk de quitter le giron de Kiev. Le sort des armes sera alors décisif.   

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Déclaration d'indépendance américaine. Les armes et la toge.

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Qu’est-ce que l’identité ? Amin Maalouf, les identités meurtrières

Qu’est-ce que l’identité ? Amin Maalouf, les identités meurtrières.
Les armes et la toge.

Qu’est-ce que l’identité ? Dans Les identités meurtrières (lien rémunéré par Amazon), le romancier Amin Maalouf nous livre son analyse. Il s’emploie à comprendre pourquoi, partout dans le monde, des gens tuent au nom de leur identité. 

Qu'est-ce que l'identité ? Amin Maalouf les identités meurtrières. Les armes et la toge.

L’identité comme somme des sentiments d’appartenance

Alors, qu’est-ce que l’identité ? C’est ce qui fait que je ne suis identique à personne d’autre. Elle est constituée de différents sentiments d’appartenance dont la combinaison est unique. Ce sont par exemple la classe, la couleur de peau, la religion, la langue, la nationalité, le pays de naissance… L’individu ressent ces sentiments d’appartenance distincts comme un tout.

Nous devons en outre composer avec un héritage double. L’héritage vertical est celui de nos aïeux. Nos familles, nos proches, nous transmettent des habitudes, des traditions. L’héritage horizontal est celui de nos contemporains. Nous vivons dans une époque qui possède son mode de vie et sa vision du monde propre. C’est cet héritage qui s’avère le plus significatif dans nos comportements.

L’identité n’est pas innée, mais acquise. Elle « se construit et se transforme tout au long de l’existence ». Par exemple, naître noir n’a pas le même sens en Zambie ou aux États-Unis. La religion n’aura pas la même importance dans son identité si l’on grandit en France, en Irak ou en Inde. L’influence d’autrui revêt donc une importance clef dans le développement de l’identité.

Cette influence s’avère en effet au fondement de la perception des sentiments d’appartenance et de leur hiérarchisation. Leur origine se trouve dans les blessures causées par les différences soulignées par autrui. On a tendance à se reconnaître dans la plus attaquée de ses appartenances.

Néanmoins, la hiérarchie des sentiments d’appartenance peut évoluer dans le temps. Celui qui dans les années 80 se disait avant tout Yougoslave a pu dans les années 90 se sentir d’abord musulman. De nos jours, il se réclamerait davantage de la nation bosniaque.


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Religion et identité

Aujourd’hui, sur la planète entière, et particulièrement dans le monde arabe, hommes et femmes se focalisent sur leur appartenance religieuse.

La religion comble en réalité deux besoins : le besoin de spiritualité et le besoin d’appartenance. Mais, pour beaucoup la foi constitue le cœur de l’identité.

Cela s’explique par la fin des modèles communistes en Europe et nationalistes dans le monde arabe, mais aussi par le fait que l’Occident doute de lui-même.

Le paradigme religieux reste donc aujourd’hui la seule offre politique crédible dans le monde arabe. De là, la confession devient comme une évidence le composant clef de l’identité. Ce retour du religieux est pourtant un phénomène historiquement borné, causé par des facteurs essentiellement politiques.

Conception « tribale » de l’identité et identités meurtrières

Il peut être tentant de considérer qu’une appartenance domine toutes les autres et s’impose comme l’identité. Cependant, ramener un individu à une identité essentielle réduit les relations avec les autres au « nous » face au « eux ». Ceux qui souhaitent tenir compte de tous les sentiments d’appartenance sont alors considérés comme des traîtres ou des tièdes.

Lorsque cette identité « tribale » est attaquée, la solidarité s’installe parmi ceux qui partagent ce sentiment d’appartenance. La conviction de se trouver en légitime défense s’implante alors dans des communautés où seuls les chefs les plus déterminés peuvent se faire entendre. C’est le mécanisme qui mène à la violence identitaire, aux identités meurtrières.

Mondialisation et identité

Ces rapports identitaires sont exacerbés par la mondialisation. Elle se caractérise par une circulation des connaissances plus rapide que leur création. L’humanité se dirige donc vers une société globalisée de moins en moins différenciée. Nous avons de plus en plus de choses en commun : cela nous pousse à affirmer notre diversité.

De plus, elle s’accompagne d’une angoisse face aux changements brusques. Le recours à la valorisation de l’identité est une réponse à cette angoisse. En somme, plus une société aura confiance en soi et sera dynamique, plus elle se montrera capable de s’ouvrir à l’autre. Plus elle se sentira en danger, plus elle se protègera grâce au réflexe identitaire.

Dans ce cadre, le rapport au progrès des sociétés non occidentales favorise un tel réflexe de repli. En effet, la modernité est associée à l’Occident conquérant. L’accepter revient à abandonner un peu de son identité, comme les savoir-faire ancestraux. Quand la modernité porte la marque de l’autre, l’archaïsme devient un étendard.

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Finalement, qu’est-ce que l’identité ? L’identité d’un individu réside dans la somme de ses sentiments d’appartenance. Ces sentiments sont acquis et non innés. La mondialisation les exacerbe, en réaction à une uniformisation sociétale et au rythme soutenu de la diffusion de nouvelles connaissances.

Réduire l’identité à une appartenance essentielle est un mécanisme qui apporte des gains politiques forts, mais qui se révèle particulièrement dangereux. Seule l’acceptation de l’autre dans toutes les dimensions de son identité permettra le dialogue, et par là la critique.

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