Qu’est-ce qu’une civilisation ?

Qu'est-ce qu'une civilisation ? Réponse de Fernand Braudel.

Dans Grammaire des civilisations (1987), le grand historien Fernand Braudel (1902 – 1985) approfondit les concepts de culture et de civilisation.

Qu'est-ce qu'une civilisation ? Réponse de Fernand Braudel.

Civilisation et sciences sociales

Pour Fernand Braudel, une civilisation, c’est un espace, une société, une économie et une mentalité collective.

« Les civilisations sont des espaces »

L’espace est la « scène » de la pièce de théâtre. Une civilisation acquiert certaines de ses caractéristiques par sa réponse au défi posé par la nature. Elle choisit les meilleures solutions pour se loger, se vêtir, se nourrir. Par exemple, exploiter des rizières ou des champs de blé crée un certain nombre de contraintes qui façonnent les civilisations.

Cet espace est par conséquent aménagé. « Le milieu à la fois naturel et fabriqué pour l’homme n’emprisonne pas tout à l’avance dans un déterminisme étroit ». Le milieu, c’est donc des avantages donnés, mais aussi acquis.

« Les civilisations sont des sociétés »

Les notions de société et de civilisation sont entremêlées, et presque identiques. Toutefois, cette dernière suppose des « espaces chronologiques » plus vastes.

Ainsi, une des caractéristiques de la civilisation occidentale aujourd’hui est sa société industrielle. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans cette optique sociologique, la relation ville/campagne est une des clefs de lecture des civilisations. Par exemple, le monde musulman a très tôt produit des villes brillantes, mais peu connectées avec les campagnes.

De plus, toute civilisation possède une vision du monde ; or, celle-ci est directement liée à la société, puisqu’elle est le fruit des tensions sociales dominantes.

« Les civilisations sont des économies »

Braudel comprend « économie » au sens d’économie politique. Il y inclut les enjeux technologiques et démographiques.

En effet, le rapport à la technique d’une civilisation pourrait être le produit de sa démographie. Ainsi, après la peste noire en Europe, le manque d’homme aurait stimulé l’inventivité technique. À l’inverse, la Chine, qui a toujours bénéficié d’une population très nombreuse, ou la Grèce antique, qui recourrait à l’esclavage, n’ont pas connu ces progrès des techniques malgré des civilisations brillantes.

En outre, une civilisation s’exprime dans la façon dont elle valorise ses surplus économiques, par l’art ou le luxe. Une économie, c’est une certaine manière de redistribuer les richesses, et donc une diffusion plus ou moins large de l’art, de la culture, de la philosophie et de la science. L’étendue de cette diffusion influera sur les aspects que prendra l’esthétique ou la philosophie. Par exemple au XVIIe siècle, l’art se concentrait autour des grandes cours ; au XIXe, il s’est répandu dans la bourgeoisie qui en a adapté les formes.

D’une façon plus générale, Braudel considère que c’est dans la vie intellectuelle de ses classes les plus pauvres qu’une civilisation se laisse lire le plus. « Le rez-de-chaussée d’une civilisation, c’est souvent son plan de vérité ».

« Les civilisations sont des mentalités collectives »

Cette notion de mentalité collective caractérise tout ce qui pour un peuple va de soi.

C’est la psychologie collective dominante qui « dicte les attitudes, oriente les choix, enracine les préjugés ». Elle est « le fruit d’un héritage lointain ».

À cet égard, la religion possède une importance clef, en définissant une éthique, en réglant les rapports à la vie et à la mort, mais aussi en assignant à chacun un rôle dans la société.

Il n’existe aucune frontière entre civilisations qui soit réellement imperméable. Les biens culturels s’échangent au même titre que les marchandises. Mais ces mentalités collectives sont « ce que les civilisations ont de moins communicable les unes à l’égard des autres ».  

Cependant, à y regarder de plus près, la notion de civilisation n’est pas statique.


Lire aussi Les peuples ont-ils encore le droit de disposer d’eux-mêmes ?

La civilisation, une notion historique

Premièrement, le mot « civilisation » possède une histoire.

Au singulier

Dans son sens contemporain, il apparaît au XVIIIe siècle. Il désigne l’opposé de la barbarie.

Mais cette notion de civilisation possède deux étages : les œuvres de l’esprit, mais aussi les accomplissements concrets. « Apporter la civilisation », c’était à la fois imposer la vision du monde occidental et ses réalisations techniques, le christianisme comme les chemins de fer. Le besoin d’un autre mot s’est donc fait sentir. Ce fut la « culture ».

En France, le terme « culture » évoque essentiellement une forme personnelle de vie de l’esprit, tandis que la « civilisation » renvoie aux valeurs collectives. En Allemagne, Kultur se réfère à des idéaux, des valeurs, alors que Zivilisation se comprend comme un ensemble de techniques et de pratiques.

Au pluriel

Mais au XIXe siècle, le terme de civilisation passe au pluriel. La civilisation s’efface au profit des civilisations, des ensembles humains, comme la civilisation occidentale ou chinoise. Nous avons déjà expliqué sur quels critères s’identifient les civilisations. Mais elles se définissent aussi en sous-ensembles. Chaque dénominateur commun peut encore se décliner. Il existe au sein de la civilisation occidentale une civilisation française, américaine, espagnole, des toits de briques aux toits d’ardoises, du blé, du riz…

Les civilisations sont des continuités historiques

Ensuite, une civilisation n’est pas qu’un espace, une société, une économie et une mentalité collective prise à un moment particulier. On ne peut véritablement saisir son essence que dans sa dynamique historique.

Selon Braudel, c’est même là que l’on va pouvoir s’approcher au plus près de l’âme d’une civilisation. « L’histoire d’une civilisation […] est la recherche, parmi les coordonnées anciennes, de celles qui restent valables aujourd’hui encore ». Elles se manifestent à travers des faits de civilisation : le succès d’un livre, un progrès technique, une mode… Ces « faits » sont souvent éphémères, mais certains noms semblent défier l’histoire : Aristote, Descartes, Marx, Bouddha, Jésus, Mahomet… Ce sont eux qui peuvent nous guider vers les coordonnées toujours actives, vers ce qui ne varie pas, ou peu.

Outre ces « faits de civilisation » qui bravent le temps, ce sont leurs « refus d’emprunter » qui mènent au cœur des civilisations. Dans la longue durée, elles partagent entre elles de nombreuses caractéristiques : l’occident a diffusé sa société industrielle au monde entier ; en Asie, le bouddhisme s’est répandu dans des régions à la culture bien différente. Mais parfois, certaines greffes ne prennent pas. Elles sont rejetées après un processus plus ou moins long. Il en est ainsi de la Réforme dans les pays latins, ou du marxisme chez les Anglo-saxons. Ces refus demeurent rares, mais révélateurs, car ce qu’ils repoussent remet en question leurs structures profondes.

Ces rejets peuvent aussi être internes, lorsqu’une civilisation se débarrasse de ce qui ne lui correspond plus. Ainsi, si la folie avait droit de cité au moyen âge, les progrès du rationalisme conduisent peu à peu à l’enfermement des fous.

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Pour Fernand Braudel, une civilisation c’est donc un espace, une société, une économie, une mentalité collective considérées dans leur continuité historique. Son essence se trouve dans ce qu’elle a de permanent sur le temps long, et elle se révèle dans ce qu’elle refuse d’emprunter aux autres civilisations.

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« Une civilisation donnée, ce n’est donc ni une économie donnée, ni une société donnée, mais ce qui, à travers des séries d’économies, des séries de sociétés, persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir ».

Fernand braudel, grammaire des civilisations

Qu’est-ce que la guerre hybride ?

Etymologiquement le mot "Hybride" proviendrait d’un rapprochement entre le latin hy̆brida (« de sang mêlé ») et le grec υ ϐρις « violence ».

Depuis 2014, on voit fleurir les mots de « guerre hybride » un peu partout pour qualifier… un peu n’importe quoi ; enfin, du moment que ça vient d’en face. 

Cette notion est l’exemple même du concept fourre-tout, à qui l’on fait dire beaucoup de choses. Mais ça tombe bien, parce qu’au niveau politique, c’est à cela qu’il sert.

Alors, la guerre hybride, c’est quoi ?

Aux origines de la guerre hybride

Les inventeurs de la guerre hybride

Le concept de guerre hybride est popularisé par un article du général Mattis et du lieutenant-colonel Hoffman en 2005, « Future Warfare : The Rise of Hybrid Wars »[1]. S’ils ne sont pas les premiers à parler de « guerre hybride »[2], ce sont bien eux qui vont porter ce thème dans le débat stratégique.

L’article initial, rédigé en pleine guerre d’Irak, vise à peser dans les réflexions en cours sur la « Quadriennal Defense Review » de 2006[3], et possède donc déjà une portée très politique. Le Pentagone avait identifié plusieurs types de menaces pour les États-Unis : traditionnelle, irrégulière, catastrophique et disruptive. Les auteurs font remarquer qu’il est très probable que les futurs adversaires des États-Unis emprunteront leurs procédés aux différentes catégories édictées, plutôt que de se fondre dans une identification complète à un type de menace. Ils font également remarquer que la dimension informationnelle prendra une place tout à fait essentielle dans les conflits de demain.

De la guerre hybride aux menaces hybrides

Peu à peu, la communauté stratégique s’est saisie du concept et a qualifié plusieurs conflits pourtant très différents d’« hybrides ». La guerre du Liban en 2006 a montré qu’un belligérant non étatique et irrégulier pouvait tout à fait utiliser des matériels jusque-là a priori réservés aux armées nationales[4].

Puis, en 2014, les opérations menées par la Russie en Ukraine ainsi que son soutien aux séparatistes du Donbass et de Lougansk sont l’occasion d’un glissement du concept de guerre hybride. Il est cette fois caractérisé par la combinaison de moyens militaires et non militaires dans le but d’agir pour déstabiliser un État tout en restant sous le seuil de la guerre.

La définition de la guerre hybride a donc varié avec le temps[5]. Mentionnons tout de même celle proposée par Guillaume Lasconjarias, particulièrement complète :

« le conflit hybride est avant tout une combinaison entre des moyens conventionnels, irréguliers et asymétriques, jouant sur les champs idéologiques et politiques comme informationnels pour manipuler en permanence les perceptions, et combinant forces spéciales et forces conventionnelles, agents de renseignement et provocateurs politiques, médias et acteurs économiques, cyberactivistes et criminels, paramilitaires et terroristes. L’objectif est donc de mener un effort offensif et global contre un pays, un état ou une institution, en l’affaiblissant via une crise permanente, une insurrection, une crise humanitaire ou politique grave, voire une guerre civile[6]. »

La guerre hybride, un concept militairement peu utile

La guerre hybride, c’est… la guerre

Si l’on doit reconnaitre que ce concept peut être tout à fait valide, par exemple lorsqu’il décrit tout l’éventail des actions possibles entre la guerre régulière et la guerre irrégulière[7], il faut tout de même conclure qu’il n’amène rien de nouveau.

En effet, les actions régulières et irrégulières sont combinées depuis l’antiquité[8] ; quant à la combinaison des moyens militaires et non militaires, elle est incluse dans la stratégie intégrale du général Poirier[9] (lien poirier) ; enfin, les stratégies de déstabilisation sont aussi vieilles que la politique. Concernant l’emploi des matériels les plus modernes ou des technologies duales par des acteurs non étatiques, la « techno-guérilla », pense-t-on que les guérillas d’hier se contentaient d’armes démodées capables seulement de faire un peu de bruit ?

La guerre hybride, la mise en boîte de trop ?

Qui plus est, cette notion floue pourrait aussi bien être contre-productive. En effet, l’engouement pour la notion de guerre hybride est certainement imputable à la nécessité structurelle pour l’analyste de classer et de catégoriser. Analyse est par définition identifier les parties d’un tout et leurs relations.

Or, si l’analyse théorique est un préalable indispensable pour former l’instinct des chefs[10], ces classifications dans des classifications pourraient s’avérer contre-productives pour des praticiens qui ont à faire à chaque fois à un conflit nouveau, unique, à une nouvelle couleur du caméléon clausewitzien, et qui doivent à tout prix résister à la tentation d’exhumer une liste d’actions à mener en fonction de tel ou tel type de conflit[11]. Une multiplication des concepts et des cadres d’analyse, aussi satisfaisante qu’elle soit sur le plan intellectuel, pourrait mener à des erreurs d’appréciation par l’application de grilles de lecture préformées. Paradoxalement, peut-être était-ce là l’enseignement de l’article du général Mattis et de lieutenant-colonel Hoffman…

Aussi aujourd’hui le thème de l’hybridité est-il abordé avec circonspection. Par exemple, le Pentagone a renoncé à en rédiger une doctrine[12], quant à la France, si elle emploie le terme de « menace hybride », on ne le retrouve mentionné que dans un seul document de doctrine militaire[13], rédigé en 2015 alors que la mode de l’hybridité faisait fureur. Il ne fait pas l’objet d’un document de doctrine particulier. Le Revue stratégique quant à elle ne l’emploie qu’une fois[14], ce qui montre que ce terme n’a pas véritablement réussi à s’imposer dans l’hexagone.

La guerre hybride, une ressource politique[15] de grande valeur

En revanche, au niveau politique, le concept fait figure de pépite. Né dans des publications américaines, le terme a vite été repris notamment par l’Union européenne et l’OTAN.

Caractériser l’agression

D’une part, l’Alliance montre qu’elle est plus que jamais nécessaire, puisque les frontières européennes peuvent à nouveau être l’enjeu d’un conflit. D’autre part, le concept de guerre hybride, en mêlant menaces non militaires et militaires, crée un continuum de la conflictualité en temps de paix. Cela permet à l’Alliance de se mettre en capacité de répondre avec ses moyens militaires aux défis posés en Europe de l’Est.

Le terme de guerre hybride a le mérite de mettre les Occidentaux, et spécialement les Européens, face à la réalité qui est la leur et qu’ils n’ont pas toujours voulu voir. Tout le monde ne conçoit pas la paix comme une coexistence irénique. Or l’Union européenne s’est construite sur la promesse de la fin de la guerre en Europe ; elle a le plus grand mal à concevoir les relations extérieures sous le prisme des rapports de puissance. Il en va de même pour un certain nombre de nations européennes qui n’ont plus connu de conflit armé depuis la Seconde Guerre mondiale. Mettre un nom sur des tentatives indéniables de déstabilisation ou de prise de contrôle est un pas en avant significatif vers une compréhension du monde adéquate pour pouvoir dialoguer de façon réaliste avec ses voisins.

Enfin, les « menaces hybrides » sont en fait une ressource politique qui offre la possibilité d’unifier les visions stratégiques des Européens. Elles permettent d’unir les menaces auxquelles font face les nations européennes, que ce soit à l’est avec des tentatives de déstabilisation russes ou le terrorisme islamiste. Cette unification des points de vue, si difficile à obtenir en Europe, permet la mise en place de politiques de résilience.

Un terme lourd de sens

En effet, « hybride » n’est pas un mot neutre. Il est porteur d’une forte charge négative. L’hybride est ici une recomposition, presque contre nature, de plusieurs ensembles qui n’étaient pas destinés à se côtoyer ; il s’agit presque d’un objet mutant, si indéfinissable qu’il en est incontrôlable. En effet, étymologiquement le mot proviendrait d’un rapprochement entre le latin hy̆brida (« de sang mêlé ») et le grec υ ́ϐρις « violence ».

La charge d’angoisse que « l’hybridité » véhicule est un facteur qui délégitime celui qui la met en œuvre. L’Occident ne pratique donc pas ce type de guerre, mais l’« approche globale », dont la guerre hybride a quasiment été définie comme le « double maléfique » par Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN :

« [la guerre] hybride est le pendant obscur de notre approche globale. Nous employons une combinaison de moyens militaires et non militaires pour stabiliser des pays. D’autres s’en servent pour les déstabiliser »[16].

Jens SToltenberg, secrétaire général de l’OTAN, 2015

Le terme « hybride » possède donc indéniablement une charge morale forte qui favorise le rassemblement contre les auteurs d’actes « hybrides ».

La guerre hybride, la guerre des autres

La guerre hybride, c’est la guerre des autres. Personne ne se réclame d’une doctrine de guerre hybride. Les opérations militaires occidentales, qui allient forces conventionnelles, forces spéciales, partenariat militaire opérationnel (former et employer les troupes locales au combat), soutien à des groupes paramilitaires, guerre de l’information, investissement économique, parfois appui des ONG, et quelquefois même mensonge d’État, comme lors de la guerre d’Irak de 2003, possèdent pourtant toutes les caractéristiques de la guerre hybride.

Les Russes, eux, n’emploient pas le terme de guerre hybride, mais de guerre de nouvelle génération (ou guerre non linéaire).

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Sans revenir sur tous les travaux et les controverses à son sujet, nous conclurons que l’hybridité est un concept peu utile militairement. Tout en restant flou, il tente de décrire comme révolutionnaire une réalité aussi vieille que la guerre. Considérons donc l’hybridité comme une notion plus que comme un véritable concept, une notion évoquant une forme de conflictualité marquée par l’ambiguïté.

En revanche au niveau politique c’est une notion particulièrement utile, ce qui peut contribuer à expliquer son succès.

Voir aussi qu’est-ce que la guerre asymétrique.

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[1] Mattis, J. N., & Hoffman, F., « Future Warfare: The Rise of Hybrid Wars », Proceedings, vol. 131, n° 11, novembre 2005.

[2] Walker, R. H., SPEC FI., « The United States Marine Corps and Special Operations », Monterey, Naval Postgraduate School, 1998.

[3] Barbin, J., « La guerre hybride, un concept stratégique flou aux conséquences politiques réelles », Les champs de mars, 2018/1, 30, p. 109, et Alchus, T., « L’adaptation de l’OTAN aux menaces de « guerres hybrides » russes » [en ligne], CSFRS, 2019, disponible sur <https://www.geostrategia.fr/ladaptation-de-lotan-aux-menaces-de-guerres-hybrides-russes/>, (consulté le 19 avril 2020).

[4] Tenenbaum, E, « Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique », Revue de Défense Nationale, mars 2016, p. 32.

[5] Hoorickx, E., « Quelle stratégie euro-atlantique face aux « menaces hybrides »? », Revue de Défense Nationale, novembre 2017, pp. 118 – 122.

[6] Lasconjarias, G., « Qu’est-ce que la guerre hybride » [en ligne] disponible sur <https://www.anoraa.org/articles/20995-quest-ce-que-la-guerre-hybride>, (consulte le 25 avril 2020).

[7] Tenenbaum, E., Le piège de la guerre hybride, Focus Startégique, n°63, octobre 2015.

[8] Henninger, L., « La guerre hybride : escroquerie intellectuelle ou réinvention de la roue ? », Revue de Défense Nationale, mars 2016, pp 51– 55.

[9] Poirier, L., Stratégie théorique II, Paris, Economica, 2015, pp. 113 – 120.

[10] De Gaulle, C., Le fil de l’épée, Paris, Perrin, 2015 ; Von Clausewitz, C, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000, pp. 131 – 132.

[11] Henninger, L.,« La guerre hybride… », op.cit., p. 54.

[12] Henninger, L., loc. cit.

[13] Armée de Terre, DFT 3.2, t. 1 (FT-03), L’Emploi des forces terrestres dans les opérations interarmées, Paris, CDEF, 2015

[14] Ministère des Armées, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, Paris, Dicod, Bureau des Éditions, 2017, p. 47.

[15] ALCHUS, T., « L’adaptation de l’OTAN aux menaces de « guerres hybrides » russes » [en ligne], CSFRS, 2019, disponible sur <https://www.geostrategia.fr/ladaptation-de-lotan-aux-menaces-de-guerres-hybrides-russes/>, (consulté le 19 avril 2020).

[16] « Hybrid is the dark reflection of our comprehensive approach.  We use a combination of military and non-military means to stabilize countries.  Others use it to destabilize them. », Jens Stoltenberg, 25 mars 2015, disponible sur https://www.nato.int/cps/en/natohq/opinions_118435.htm?selectedLocale=fr>, (consulté le 25 avril 2020). C’est nous qui soulignons.

Qu’est-ce que la guerre asymétrique ?

Qu’est-ce que la guerre asymétrique ?Soldats américains en Afghanistan

La guerre asymétrique, tout le monde sait ce que c’est… à peu près. Mais curieusement, il est assez difficile de trouver des articles de vulgarisation de qualité qui en traitent. Il n’y a qu’à regarder la page Wikipédia sur le sujet… Pourtant, ce concept a donné naissance à une littérature particulièrement abondante chez les spécialistes. D’autant que les forces armées occidentales, depuis 2001, se montraient incapables de s’imposer dans ce type de conflits.

Alors, la guerre asymétrique, c’est quoi ?

Une asymétrie, des asymétries

Commençons par un peu de vocabulaire. Un conflit est dit « symétrique » lorsqu’il oppose deux armées de même nature et dont les moyens sont à peu près du même niveau. Par exemple, la France et l’Allemagne en 1914 ou 1939. Il est dissymétrique quand les forces en présence utilisent des systèmes de combat plus ou moins identiques, mais ont des moyens très inégaux, comme pendant de la guerre du Golfe ou celle de Géorgie en 2008. 

Une guerre est asymétrique lorsque les différences entre les parties au conflit sont de trois ordres : moyens, procédés, volonté.

Asymétrie de moyens et de procédés

Elle oppose deux adversaires aux moyens particulièrement déséquilibrés. L’un a la capacité de se projeter pour détruire l’adversaire chez lui, ce que l’autre n’a pas les moyens de faire. Le meilleur exemple est bien sûr la guerre d’Afghanistan. La première armée du monde, dotée d’une supériorité technologique écrasante, affronte des bandes de talibans très légèrement équipés. Ces derniers sont incapables s’opposer de vive force à la coalition et doivent recourir à des tactiques de guérilla.

Cette asymétrie des moyens provoque en effet une asymétrie de procédés tactiques. Face à un ennemi très supérieur en nombre et en moyens, qui recherche le contact et la destruction, le combattant asymétrique n’a pas d’autre choix que d’employer les procédés tactiques de la guerre irrégulière : l’évitement, la guérilla, le terrorisme. Il tente simplement de survivre. Pour lui, ne pas être anéanti représente déjà une victoire.

Il se sert de sa connaissance du terrain et de la population pour poser un insoluble dilemme de sureté à son adversaire. Partout il porte des petits coups, sur des cibles peu défendues, puis se dissout dans la population. Il fait donc durer la guerre en usant la volonté de combattre de son adversaire. C’est la « manœuvre par lassitude » décrite par le général Beaufre.

Asymétrie des volontés

C’est là la dernière asymétrie, et la plus importante : l’asymétrie des volontés. Dans Why big nations loose small wars, qui est le texte qui introduit le concept d’asymétrie en 1975, Andrew Mack ne parle pas d’asymétrie de moyens ou de procédés, mais d’asymétrie des volontés. En effet, Mack tente de tirer les leçons de la guerre du Vietnam et des conflits de décolonisation. Il note que la volonté du camp qui lutte dans une opération étrangère, loin de chez lui, dans une guerre choisie à laquelle il peut mettre fin à tout moment, mais qui lui coûte économiquement et politiquement, s’effritera plus vite que celle de celui qui combat pour sa survie. Comme le cœur de l’affrontement guerrier est la dialectique des volontés, le plus faible n’est pas celui que l’on croit…

Qu’est-ce que la guerre asymétrique ?
Asymétrie des volontés au Vietnam.

Cette asymétrie des enjeux ou des volontés est au centre de la guerre asymétrique. Nul ne songe à parler de guerre asymétrique pour évoquer, par exemple, les conflits en Tchétchénie. En effet pour les Russes la défaite n’était pas une option.

Attention aussi à l’anachronisme, qui voudrait voir dans n’importe quel emploi de troupes légères ou de tactiques de guérilla dans l’histoire un conflit asymétrique… Andrew Mack introduit ce concept au milieu des années 70 pour faire référence à un type de conflit bien particulier, qui s’est ensuite trouvé « enrichi », quoique l’on puisse légitimement dire « dévoyé », au début du XXIe siècle, mais toujours en rapport avec une certaine synthèse contemporaine de l’art de combattre occidental.

Une guerre asymétrique est donc caractérisée par une asymétrie de moyens, qui mène à une asymétrie de procédés, dans le cadre d’un affrontement des volontés aux enjeux asymétriques.

Guerre asymétrique ou guerre irrégulière ?

L’asymétrie utilise les procédés tactiques de la « guerre irrégulière » .

Le modèle de l’« irrégularité » se comprend par rapport au modèle « régulier », dont il serait la quasi-antithèse. Ce modèle « régulier » est bien sûr le modèle occidental de la guerre, qui est aujourd’hui partagé par bien des nations non occidentales.

NDA : précisons qu’il ne s’agit pas ici de déterminer si ce modèle est justement analysé ou s’il est une construction artificielle contre-productive.

Le modèle occidental serait celui de la bataille, de la recherche de la destruction dans le choc de masses de manœuvre équipées d’armement lourd et sophistiqué. L’anéantissement des forces armées est, dans ce paradigme, nécessaire et suffisante pour créer un nouveau rapport de forces politique qui mettra fin à la guerre. Ce type d’affrontement particulièrement violent est tout de même borné par un certain nombre de règles, le droit de la guerre. La première de ses lois est la distinction entre combattants et non-combattants.

L’irrégulier défie ce modèle point par point. Refusant la bataille, il pratique l’esquive, et évite par-dessus tout les combats d’anéantissement. Légèrement équipé, il réfute l’opposition entre combattants et non-combattants, en se fondant dans la population et s’en prenant à elle si nécessaire. Comme il est déjà dans la clandestinité, la destruction de ses unités n’influe que peu sur le rapport de force politique. Bref, s’il joue selon les règles de la guerre fixées par le camp le plus puissant, il perd. Il lui faut donc en inventer d’autres.

Distinction guerre asymétrique – guerre irrégulière

Mais alors, quelle différence entre guerre asymétrique et guerre irrégulière ? Si l’on peut dire que le concept de guerre irrégulière est plutôt centré autour de procédés tactiques, et de son lien avec un art de la guerre dit « classique », celui d’asymétrie porte d’abord sur la caractérisation des parties au conflit. Toutefois, ces deux concepts sont très proches, car l’asymétrique est contraint d’employer exclusivement les procédés de la guerre irrégulière à cause de son rapport de forces très défavorable.

Pourquoi perd-on ces guerres asymétriques ?

Qu’est-ce que la guerre asymétrique ?

À l’heure de la chute de Kaboul, pourquoi perd-on ces guerres ? Pour Mack, la réponse serait claire : les enjeux n’étant pas du même niveau, la volonté du camp expéditionnaire s’avère rapidement insuffisante pour mener la guerre aussi longtemps et aussi durement qu’il le faudrait. Il finit par se lasser et se retire. Mais développons un peu, pour les guerres expéditionnaires conduites par les démocraties occidentales après 2001.

Dépolitisation de la guerre

La première raison de ces échecs, et sans aucun doute la principale, est la dépolitisation de la guerre. En considérant de l’ennemi comme un terroriste, donc un criminel, on nie la dimension politique de son combat. Nous recherchons donc son anéantissement total et refusons de négocier avec lui pendant qu’il en est encore temps. Par voie de conséquence, la victoire militaire ne peut pas produire d’effet politique. Cela d’autant plus que les objectifs politiques des occidentaux, quand ils existent, sont peu clairs ou irréalistes. Comment croire en effet que l’on peut démocratiser l’Afghanistan en quelques années ? Entre la Révolution française et un régime démocratique stable en France, il s’est passé près d’un siècle et plusieurs guerres qui ont enflammé l’Europe. Si la contre-insurrection est incapable de couper la guérilla de ses soutiens extérieurs, la guerre se poursuit donc indéfiniment, tendue vers un impossible anéantissement.

Face à un blocage militaire — la destruction des forces ennemies ne provoque pas de victoire politique —, les armées cherchent alors d’autres moyens de créer ce nouveau rapport de forces politique. Elles vont s’adapter au style de combat adverse, et tenter de « gagner les cœurs et les esprits » de la population.

Gagner les cœurs et les esprits, mais perdre les corps

Évidemment, des armées professionnelles aux effectifs réduits ne peuvent contrôler cette population ; il faut donc mettre en avant les troupes locales, formées, entraînées et équipées à l’occidentale. Mais leur combativité, peut-être de ce fait même, s’avère souvent questionnable. Or, quand bien même le peuple plébisciterait le projet politique porté par ces troupes (ce qui est déjà assez improbable), cette bataille des cœurs et des esprits est, elle aussi, asymétrique. Quand le camp soutenu par l’Occident va rechercher l’adhésion de la population, l’adversaire asymétrique utilisera lui un mélange d’adhésion et de terreur. Qui dénoncerait des combattants cachés dans son village au risque de voir sa famille massacrée ?

Enfin, lorsqu’au bout de plusieurs années, de guerre lasse, les nations occidentales acceptent de négocier, elles ne sont plus en position de force. Elles doivent se retirer sans lauriers.

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La guerre asymétrique, c’est donc la rencontre entre des belligérants dont les forces sont si inégales que le plus faible ne peut accepter un combat direct. Il doit recourir des modes d’action alternatifs, tels que la guérilla ou le terrorisme. Mais une asymétrie des enjeux vient compenser cette asymétrie de moyens. L’un lutte pour sa survie, l’autre dans un conflit choisi qu’il peut abandonner à tout moment. La dialectique des volontés étant au cœur de la guerre, le rapport de forces s’inverse peu à peu.

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C’est dans cette asymétrie des volontés que réside en réalité l’essence de la guerre asymétrique. Loin de représenter un quelconque changement dans la nature de la guerre, cela confirme son caractère politique.

Tipez ici !

On se sent toujours un peu idiot quand on découvre un nouveau concept dans une publication anglo-saxonne. Il va de soi pour l’auteur (mais oui, enfin, la 4rth generation warfare !), mais nous, on n’en a jamais entendu parler… La guerre en boîte est une nouvelle série d’articles consacrée à des concepts stratégiques et militaires qui tentent, parfois à leur corps défendant, de caractériser la guerre, de la mettre en boîte.

Voir aussi le système thalassocratique chez Thucydide.

Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse

Le système thalassocratique chez Thucydide, dans la Guerre du Péloponnèse

Au livre premier de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide décrit la formation de l’empire athénien et met en lumière les fondements de ce que l’on pourrait appeler son système thalassocratique. Malgré ses 2000 ans, son analyse s’avère encore pertinente aujourd’hui.  

Paul Vidal de la Blache définit une thalassocratie comme un « État dont la puissance réside dans la domination sur les mers ».

Notons que Thucydide n’emploie pas le mot de thalassocratie ; et pour cause, le terme vient du grec Thalassokrator (« le maître de la mer »), forgé par Strabon au 1er siècle, soit 400 après la mort de notre auteur.

L’édition utilisée pour cet article est Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Robert Laffont, 1990.

Thucydide, l’Histoire de la guerre du Péloponnèse : aux origines de la cité

Les premiers chapitres de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse sont connus sous le nom d’« Archéologie ». Thucydide y explique sa méthode, et il y revient sur les origines de la puissance des cités grecques, et particulièrement celle d’Athènes. 

Au commencement était une géographie défavorable. Ce qui n’est pas encore le monde grec est composé, du Péloponnèse à l’Asie Mineure, d’un chapelet d’îles et de territoires montagneux, peu fertiles. Les meilleures terres sont convoitées par tous, ce qui provoque des mouvements de populations. Les plus forts chassent les précédents occupants avant d’être chassés à leur tour. Athènes, dont le sol est aride, n’excite en revanche pas l’appétit des conquérants. Paradoxalement cela la favorise, puisqu’elle en tire une certaine stabilité, et voit croître sa population de celles qui ont dû abandonner leurs terres.

Cependant, en ces âges obscurs il est impossible pour les cités de stocker des réserves de vivres ou des richesses. En effet, la piraterie règne sur les eaux, et les villes côtières sont victimes de raids incessants. Faute de revenus suffisants pour construire des remparts ou de sécurité pour commercer, les cités grecques doivent se résoudre à devenir la proie des pirates ou à se développer à l’intérieur des terres. 

Ce cercle vicieux n’est brisé qu’avec la mise sur pied par le roi Minos d’une flotte capable de mettre fin à la piraterie. Ces nouvelles conditions politiques autorisent le développement du commerce, qui lui-même permet enfin la construction de remparts. Les villes grecques peuvent dès lors amasser des richesses, équiper des flottes et aller soumettre d’autres territoires pour qu’ils leur paient tribut. C’est l’origine du système thalassocratique. Une organisation politique a permis de mettre à profit une géographie défavorable pour accumuler du capital et le transformer en puissance.

Les fondements de la puissance : le système thalassocratique

La thalassocratie athénienne telle que décrite par Thucydide dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse repose sur quatre éléments qui agissent en système : la flotte, l’argent, les remparts et les alliés.

Flotte

La flotte est l’élément le plus important. Dans la géographie du monde grec, fait de zones montagneuses et de nombreuses îles de petite taille, c’est elle qui permet le contrôle de la terre. C’est aussi elle qui protège les relations commerciales et donc les approvisionnements des cités. Elle est la puissance projetée qui soumet les ennemis et attire les alliés.

Remparts

Les remparts ont également une importance capitale. Ils défendent les flottes au mouillage, mais surtout ils sanctuarisent les points d’appui sur la côte, empêchent les raids, et de ce fait autorisent le stockage de la richesse et le développement du négoce.

Posséder des murailles constitue aussi un symbole tout à fait nécessaire pour exister en tant qu’entité politique dans la Grèce antique. Relever les remparts de la cité est la première chose qu’entreprend Thémistocle après les guerres médiques, « car il n’était pas possible, sans des moyens de combat équivalent, de participer aux délibérations communes dans des conditions semblables et justes ». Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p. 217.

Argent et alliés

Les échanges apportent le troisième élément clef, l’argent, sans qui il n’est pas possible de construire ou d’entretenir flotte et murailles.

En plus du commerce, les alliés — ou territoires soumis — sont les grands pourvoyeurs d’argent. Ils versent un tribut annuel à Athènes et lui procurent trières et troupes. De ce fait, ils augmentent sa capacité à s’étendre, tout en réduisant leurs propres possibilités d’armer une flotte et donc de se poser un jour en concurrents d’Athènes.

« cette répugnance à faire campagne avait amené la plupart [des alliés d’Athènes], afin de ne pas s’éloigner de chez eux, à se faire assigner en argent pour une somme représentant les navires à fournir : aussi Athènes voyait-elle croître sa flotte, grâce aux frais qu’ils assumaient, tandis qu’eux-mêmes, en cas de défection, entraient en guerre sans armement ni expérience ».

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p. 220. 

Symbole de l’importance de ces quatre éléments, quand peu avant le début de la guerre du Péloponnèse les athéniens soumettent les îles de Thassos ou d’Égine, ils leur font mettre à bas leurs remparts, céder leur flotte et payer des réparations pour le conflit ainsi qu’un tribut annuel.

« Les Éginètes, après cela, traitèrent aussi avec Athènes, acceptant de raser leurs fortifications, de livrer leur flotte et de se faire fixer un tribut pour l’avenir ».

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p.224.

« Les Thasiens, à leur troisième année de siège, traitèrent avec les Athéniens : ils abattaient leurs remparts et livraient leur flotte ; une taxation fixait pour eux les sommes à acquitter aussitôt et à verser régulièrement dans la suite ».

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, pp. 220 – 221.

Troupes terrestres et territoires

Les troupes terrestres ainsi que les territoires contrôlés par les cités ne sont pas sans importance, mais viennent seulement compléter le système. Ainsi, Périclès accepte dès le début des hostilités de voir les terres d’Athènes ravagées. En effet, grâce à ses remparts, la cité peut protéger les hommes. De surcroît, grâce à ses alliés et aux îles qu’elle gouverne, ses approvisionnements sont assurés tant qu’elle a la maîtrise de la mer.

« Il faut nous désintéresser de la terre et des maisons [qui sont à la campagne], pour ne veiller que sur la mer et la ville […]. Et, si je croyais devoir vous convaincre, je vous dirais d’aller vous-même les mettre au pillage ».

Discours de Périclès aux Athéniens, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, p.243.

De même, les troupes terrestres sont indispensables pour protéger les villes ou s’assurer de la loyauté de ses alliés, toutefois sans la flotte leurs déplacements lointains sont longs et difficiles. Enfin, les remparts permettent à peu d’hommes de défendre des cités entières.   

Thucydide Guerre du Péloponnèse
Le modèle thalassocratique chez Thucydide

La stratégie lacédémonienne : briser le cercle

Lorsque les Lacédémoniens se proposent de rentrer en guerre par crainte de l’extension irrésistible d’Athènes, ils examinent la stratégie à mettre en œuvre. Les Corinthiens, leurs alliés, leur conseillent de s’attaquer au système de puissance adverse et de briser le cercle. Ils suggèrent deux mesures, à savoir remédier à la principale faiblesse de Sparte, l’absence de flotte, puis cibler le point le plus fragile du système athénien : ses alliés.

« Pour la marine, qui fait leur force, nous en équiperons une avec nos ressources à chacun, et avec l’argent de Delphes et d’Olympie : en faisant un emprunt, nous pouvons, grâce à une solde supérieure, débaucher les marins étrangers qu’ils emploient ; car la puissance d’Athènes est affaire de dépense, plus qu’elle ne lui est propre […]. Nous avons encore à notre disposition d’autres procédés de guerre : la défection provoquée de leurs alliés — la meilleure façon de supprimer les revenus qui font leur force —, le contrôle de leur pays au moyen d’ouvrages fortifiés, et bien d’autres possibilités ».

Discours des corinthiens au congrès de Sparte, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, pp, 229 — 230.

En effet, ses alliés procurent à Athènes richesse, navires, troupes, et vivres. Et sans flotte, pas d’action possible sur eux. Or, ce lien avec ses alliés est justement le point faible du système athénien. Son impérialisme agace et inquiète ; la distinction entre cité alliée et cité soumise est ténue : le ressentiment envers Athènes est fort. C’est précisément la réussite de cette stratégie de désolidarisation qui permettra la victoire de Sparte. 

Le système thalassocratique chez Thucydide, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse : un système encore valide ?

Si le système thalassocratique décrit par Thucydide ne suffit plus à expliquer les fondements des thalassocraties modernes, force est de constater qu’elles se glissent tout de même remarquablement bien dans son modèle.

N.B. : il ne s’agit pas ici de démontrer que des systèmes politiques ultérieurs sont explicables par le système de Thucydide. Cela serait méthodologiquement condamnable. Notre intention est simplement de montrer la profondeur de son analyse.

Prenons, pour s’en convaincre, deux exemples de thalassocraties occidentales proches de nous, l’Empire britannique du XIXe siècle et la domination américaine contemporaine. 

Au préalable, un petit exercice de conceptualisation permet de rattacher la flotte à la puissance militaire maritime, l’argent à la puissance économique et commerciale, les remparts à des points d’appui sanctuarisés et les alliés à l’accès aux ressources de territoires ultramarins. 

L’Empire britannique

La domination britannique était fondée sur une flotte redoutable, un réseau de points d’appui, sa puissance commerciale et la profondeur économique de son empire.

L’empire produisait des ressources recherchées, utiles au développement de l’économie britannique. Ces ressources étaient écoulées par un système de points d’appui défendus à la pointe du canon. Ces points d’appui avaient aussi pour fonction de ravitailler la flotte et protéger le négoce. En retour, le commerce permettait le renforcement de la puissance maritime.

Thucydide appliqué à l'Empire britannique
Thucydide Guerre du Péloponnèse
Thucydide appliqué à l’Empire britannique

Les États-Unis, le Thalassokrator

Quant aux États-Unis d’Amérique, leur puissance repose en partie sur la maîtrise de la mer, grâce à leurs forces aéronavales, qui garantissent un système d’alliances militaires et la sûreté des communications ; ces alliés et ces communications fournissent matières premières et marchandises dans le cadre de l’idéologie libre-échangiste. Enfin, l’indispensable réseau de points d’appui est défendu à la fois par la force et le droit. Ce système contribue à la domination économique américaine, qui lui permet de maintenir sa puissance maritime.

La puissance maritime américaine au prisme de Thucydide
Thucydide Guerre du Péloponnèse
La puissance maritime américaine au prisme de Thucydide

Bien sûr, ces analyses sont simplistes. L’Empire britannique disposait aussi des conditions socio-économiques nécessaires pour produire une flotte techniquement plus avancée que ses concurrents ; les États-Unis ne sont pas véritablement une thalassocratie dans la mesure où ils ne dépendent pas exclusivement de leurs approvisionnements par mer ; la source de leur puissance étant bien plutôt la maîtrise simultanée des espaces maritimes, aériens, extra-atmosphériques et numériques.

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Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins troublant de constater à quel point le modèle identifié par Thucydide il y a plus de 2000 ans est encore, dans une certaine mesure, utile pour comprendre le monde d’aujourd’hui.

Flotte, remparts, argent et alliés ont donc été les fondements de la thalassocratie athénienne. C’est uniquement en s’attaquant au maillon le plus faible de ce système de puissance, les alliés, que Sparte a finalement pu briser le cercle vertueux et défaire son adversaire.

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Voir aussi la France est-elle une puissance maritime ?

LUTTE DES RACES OU LUTTE DES CLASSES ?

METTRE FIN AU RACISME SYSTÉMIQUE SANS CHANGER LE SYSTÈME ?

Les luttes sociales se transforment-elles en luttes sociétales ? Lutte des races ou lutte des classes ? Comment mettre fin au racisme systémique

La question « raciale » (entendue au sens de l’enfermement des individus dans une identité correspondant à leur couleur de peau) n’a pas attendu le meurtre de George Floyd aux États-Unis, pour s’importer dans le débat français. Cependant, avec le mouvement « Black lives Matter » des expressions comme « privilège blanc » ou « racisme systémique » ont surgi dans le discours médiatique, en même temps qu’augmentait la visibilité des organisations et de la pensée indigéniste ou décolonialiste. Ces expressions peuvent — et c’est leur but — choquer dans un pays qui revendique ne reconnaître que des citoyens sans notion d’origine ou d’appartenance culturelle. Cette thématique fortement mobilisatrice arrive à une époque où l’étude de la lutte des classes s’essouffle. Elle semble même sur le point de l’éclipser.

Alors, la lutte des races est-elle la nouvelle lutte des classes ?

Le remplacement de la thématique de la lutte des classes par celle de la lutte des races est une réalité. Cependant, ces nouvelles luttes ne permettront pas seules de réduire de façon pérenne les inégalités en France. En effet, elles méconnaissent leur structure profonde, qui est principalement liée à l’appartenance à une classe sociale.

Le racisme systémique en France est une réalité

Le racisme systémique est une réalité indéniable et de plus en plus étudiée. Mais cela ne signifie pas que la France soit un pays raciste.

Le racisme en France

Le racisme en France est une réalité bien documentée. De nombreuses études scientifiques et campagnes de testing attestent de sa réalité. Il ne se limite pas au « contrôle au faciès ». Il s’étend en réalité à tous les domaines de la société : accès au logement, aux loisirs, à l’emploi.

Racisme systémique

Ce racisme est dit systémique, mais ce n’est pas parce que la France possède une politique raciste. L’expression racisme systémique, tirée du monde universitaire vers le champ médiatique sans explication est sujette à tous les fantasmes. Elle signifie simplement que même si les individus rejettent massivement le racisme, les discriminations subsistent au niveau collectif, quelle que soit l’intention des acteurs individuels. Le racisme systémique se trouve à la croisée du système de domination basé sur les rapports de production (économie capitaliste dérégulée) et des schémas de représentations sociales (image négative des classes populaires) ou héritées de la période coloniale (stéréotypes racistes).

La lutte des classes concurrencée

La lutte des classes n’est plus la grille de lecture dominante des rapports sociaux. Les mondes universitaires et médiatiques décrivent d’autres types de domination, tout aussi réels que la lutte des classes, mais plus visibles. La multiplication des études dites « intersectionnelles », sur le genre ou « postcoloniales », tend à prouver que la lutte des classes n’est plus la grille d’analyse dominante des rapports sociaux aujourd’hui. Considérer que la lutte sociale doit primer sur les luttes sociétales peut même être considéré comme l’expression de la continuation de la domination raciste par d’autres moyens.

Le racisme en France est donc une réalité scientifiquement établie. Et pourtant, lutter contre ces phénomènes systémiques ne peut passer que par la compréhension de la structure des rapports de domination. Or, cette structure reste dominée par l’appartenance à une classe sociale.


Lire aussi La lutte des classes en France

L’appartenance à une classe sociale reste le déterminant principal des inégalités

Même si les discriminations de genre ou liées à l’origine sont bien réelles, elles sont moins structurantes que celles liées aux classes sociales.

Structure des inégalités

Sans nier l’existence d’autres types de domination et d’inégalités, le principal ressort des inégalités est l’appartenance à une classe sociale. Par exemple, la trajectoire sociale d’une femme noire, vivant en région parisienne, d’origine sénégalaise dont les parents sont diplomates sera plus favorisée que celle d’un homme blanc vivant à Alès dont les parents sont ouvriers. Cela ne veut pas dire que cette femme noire ne sera pas victime de racisme et de sexisme, même de la part de membre de classes sociales dominées ; simplement qu’elle fait partie d’une catégorie socialement dominante.

Capitalisme et racisme systémique

Or, le système capitaliste dérégulé qui structure en grande partie les rapports sociaux est responsable d’une part importante du racisme systémique. La majorité des populations d’origine immigrée fait partie des classes populaires. La difficulté pour ces populations de gravir les échelons des classes sociales est de plus en plus importante. Mais cela est dû prioritairement à la structure des rapports de domination dans une société capitaliste, et secondairement à l’existence d’un racisme (et d’un sexisme) systémique. D’où une association pérenne des populations d’origine immigrée aux caractéristiques et stéréotypes associés aux classes populaires : classe dangereuse, capital financier, scolaire et culturel faible, capital symbolique négatif…

La lutte des classes occultée par l’obsession identitaire

L’obsession identitaire peut occulter ce ressort structurel. Les inégalités de genre, ou liées à la couleur de peau, peuvent être ressenties plus vivement que celles liées au milieu social. Elle sont aussi davantage visibles, parce qu’elles sont moins structurelles, moins intégrées que les inégalités sociales. Qui plus est, les personnes qui en sont victimes manquent « pour des raisons socio-économiques, des ressources qui leur permettraient de diversifier leurs appartenances et leurs affiliations. C’est ce qui explique qu’ils puissent se représenter le monde social de manière binaire et ethnicisée : le “nous” […] versus le “eux” […]. Si l’on veut pousser la lutte contre le racisme jusqu’au bout, il faut aussi combattre cet enfermement identitaire, car il empêche ces jeunes révoltés d’apercevoir que leur existence sociale est profondément déterminée par leur appartenance aux classes populaires » (S. Beaud, G. Noiriel).

Or, si « toutes les enquêtes sociologiques, statistiques ou ethnographiques montrent pourtant que les variables sociales et ethniques agissent toujours de concert et avec des intensités différentes […], on ne peut rien comprendre au monde dans lequel nous vivons si l’on oublie que la classe sociale d’appartenance (mesurée par le volume de capital économique et de capital culturel) reste, quoi qu’on en dise, le facteur déterminant autour duquel s’arriment les autres dimensions de l’identité des personnes. » (S. Beaud, G. Noiriel).

Faire de la couleur de peau ou de l’origine la variable essentielle dans l’organisation sociale et politique, ou la mettre sur le même plan que l’appartenance à une classe sociale revient à lutter contre une conséquence plus que contre la cause structurante des discriminations. Lutter contre le racisme, c’est donc aussi combattre l’enfermement identitaire, car il empêche de saisir les ressorts profonds des inégalités.

Compatibilité entre lutte des classes et luttes des races

Ces deux formes de lutte sont bien sûr loin d’être exclusives, à condition de comprendre la hiérarchisation des dominations. Cela ne signifie pas qu’il ne soit pas nécessaire de lutter contre le racisme, ou que ce combat doive être secondaire, encore moins qu’il faille délaisser un combat au profit d’un autre. Cela signifie qu’il faut reconnaître que le système capitaliste est à l’origine du racisme systémique. La hiérarchisation des dominations n’impose pas la hiérarchisation des luttes. Au contraire, sur le plan pratique, la construction d’un rapport de force un peu moins défavorable contre les structures de pouvoir acquises aux intérêts du capital impose aux mouvements sociaux et antiracistes de s’unir.

On lutte donc aussi contre le racisme en luttant pour l’égalité sociale — encore qu’une société non capitaliste ne soit pas nécessairement préservée du racisme. En revanche, toute lutte isolée contre le racisme systémique pourrait se révéler vaine si le capitalisme est encore debout dans sa forme actuelle. Un capitalisme antiraciste est un mythe puisqu’il accentue les inégalités sociales, qui défavorisent les populations issues de l’immigration. A l’inverse, les partis de gauche et les organisations syndicales ne peuvent pas passer sous silence les combats antiracistes. Mais comment croire que l’on peut mettre fin au racisme systémique sans changer le système ?

C’est parce qu’elle ne représente pas une véritable menace pour le système de domination capitaliste que la lutte antiraciste peut s’étendre si aisément dans le discours médiatique dominant.

Mettre en scène la lutte des races contre la lutte des classes sert la classe dominante

Paradoxalement, le remplacement de la centralité de l’oppression de classe par la non-hiérarchisation des dominations favorise les intérêts de la classe dominante.

Capitalisme et obsessions identitaires

L’émergence de ces obsessions identitaires n’est pas sans lien avec la fermeture du champ des possibles politique. En effet, une fois le terrain social fermé à la contestation par une politique qui prétend qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme dérégulé, et si aucune opposition n’est capable de proposer un système alternatif crédible, le seul champ de revendication resté ouvert est celui de l’identité. C’est aux prémices de cette révolution que nous assistons aujourd’hui. La lutte sociale étant impossible, elle se transfère sur le champ sociétal.

La lutte des classes dans la lutte des races

Cette bascule est favorable à la classe dominante parce qu’elle divise les classes populaires. Les classes populaires blanches, décrites dans La France périphérique par Christophe Guilluy, sont renvoyées à un statut de privilégiées. Or, dans le pays de la nuit du 4 août et de la Terreur, ce terme de privilège porte une charge de violence considérable. Ce statut est sans rapport avec l’exclusion politique, économique et médiatique qu’elles vivent au jour le jour. Comment pourraient-elles ne pas, dès lors, se redéfinir en opposition de leurs accusateurs, selon les nouveaux termes de débat ?

Bradley Campbell et Jason Mannings ont analysé ce phénomène dans The rise of victimhood culture. Selon eux, la force de la « culture de la victime », dont procède une bonne partie du vocabulaire emblématique du mouvement antiraciste, est de créer une opposition entre bourreaux et victimes. Cette opposition est surtout centrée autour de la couleur de peau. Elle a aussi pour caractéristique de forcer ses opposants à adopter la terminologie victimaire, ou bien à s’inscrire dans les catégories utilisées par leurs accusateurs. Les blancs ne pouvant être, selon ce paradigme, victimes des blancs, il ne leur reste que la place de bourreau. Classes populaires blanches et immigrées sont dans cette logique incapables de s’unir.

Dissolution de la lutte des classes dans la lutte des races

Enfin, c’est le discours médiatique dominant qui forme les esprits et les consciences à accepter cette racialisation des rapports sociaux. En relayant les outils conceptuels qui remplacent la lutte des classes, ou bien en affichant une forme de soutien à la transformation des luttes sociales en luttes sociétales, il impose cette nouvelle norme. Rappelons avec Noam Chomsky que le discours médiatique est intrinsèquement lié à la défense des intérêts de la classe dominante. Il encourage une lutte indolore pour le système de domination capitaliste dérégulé, qui est pourtant à l’origine d’une bonne partie du racisme systémique. Il peut ainsi perdurer grâce à la transformation des luttes sociales en luttes sociétales.

Lire aussi Christophe Guilluy, La France périphérique.

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Les thématiques antiracistes et décolonialistes semblent bien parties pour remplacer la lutte des classes dans les combats contre les inégalités. Loin d’être une américanisation de la société, cette prise de pouvoir représente la neutralisation encouragée par la classe dominante du seul corpus intellectuel capable de déconstruire les dominations produites par le système capitaliste, celle de la lutte des classe.

Néanmoins, force est de constater que les luttes sociales, ou l’étude et la démonstration de l’existence de la lutte des classes par les universitaires dans les années 60 et 70 n’ont pas empêché le capital d’écraser toute opposition par son internationalisation.

Peut-être un autre type de lutte, écologique cette fois, pourra-t-elle, par son urgence, fragiliser les murailles de la forteresse capitaliste et supprimer l’une des causes principales du racisme systémique.

Lire aussi cet excellent article du Monde. Il explique les « 3 mutations du racisme » : biologique, culturel, systémique.

Les moyens de la dissuasion nucléaire française – composantes et enjeux industriels

« [La dissuasion nucléaire française] repose sur trois principes fondamentaux : un principe d’adaptation à l’état de la menace (stricte suffisance), un principe d’opérabilité des moyens en toutes circonstances (permanence), et un principe d’autonomie stratégique (indépendance). » SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

Pour garantir l’application de ces trois principes, la dissuasion nucléaire française est conçue comme ensemble complexe de fonctions militaires, industrielles et technologiques qui forment un « système de systèmes ».

SNLE, pilier d ela dissuasion nucléaire française
Les moyens de la dissuasion (c) Marine nationale.

Deux composantes, trois forces

La dissuasion nucléaire française est organisée en deux composantes : la composante océanique et la composante aéroportée, qui sont complémentaires.

N. B. : la France n’a plus de composante terrestre depuis 1997.

Stratégie générale

La dissuasion nucléaire est une responsabilité du président de la République. Il est conseillé par le « conseil des armements nucléaires », format spécialisé du conseil de défense et de sécurité nationale, qui définit les orientations stratégiques et s’assure de l’avancement des programmes en matière de dissuasion nucléaire.

Composante océanique

La composante océanique se caractérise par son invulnérabilité et donne à la France la capacité de frappe en second. Elle est assurée par la Force Océanique Stratégique (FOST). Les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) sont le cœur de la FOST. L’un d’entre eux est en permanence en patrouille à la mer pour parer à toute éventualité. Grâce à la portée de leurs missiles M51 et à l’invulnérabilité que leur confère leur très grande discrétion, ils sont capables d’atteindre n’importe quelle cible, quand bien même la France aurait subi une attaque nucléaire.

La composante océanique, par la permanence à la mer de nos sous-marins, leur invulnérabilité, la portée des missiles, constitue un élément clé de la manœuvre dissuasive. Puisqu’un agresseur potentiel, tenté d’exercer un chantage contre la France, doit avoir la certitude qu’une capacité de riposte sera toujours opérationnelle et qu’il ne pourra, ni la détecter, ni la détruire. C’est l’intérêt, l’utilité de la composante océanique.

François Hollande, discours du 19 février 2015.

Les frappes des SNLE peuvent avoir un effet de masse, puisque chaque SNLE embarque 16 missiles M51 qui peuvent emporter chacun jusqu’à 10 têtes nucléaires océaniques de 100 kt.

La FOST comprend également les 6 sous-marins nucléaires d’attaque, un état-major, un centre opérationnel et un système de transmissions nucléaires protégé.

Composante aéroportée

La seconde composante, aéroportée, est la partie visible et réversible de la dissuasion. Elle bénéficie d’une précision supérieure à la composante océanique.

C’est une capacité visible, qui permet de « faire comprendre à l’adversaire éventuel que les choses deviennent sérieuses ». Elle permet de peser sur le dialogue politico-diplomatique en signifiant clairement la détermination française.

« La composante aéroportée donne, en cas de crise majeure, une visibilité à notre détermination à nous défendre, évitant ainsi un engrenage vers des solutions extrêmes. Voilà l’intérêt des deux composantes, si je puis dire : une qui ne se voit pas et une autre qui se voit »

François Hollande, discours du 19 février 2015.

La visibilité s’accompagne de la réversibilité. Le président peut annuler un raid aéroporté jusqu’au tir des missiles. Cette capacité est essentielle dans le cadre du dialogue dissuasif.

Elle est armée 24h sur 24 par les FAS, Forces aériennes stratégiques, et sur décision du président de la République par la FANu, Force Aéronavale Nucléaire. La FANu est composée du groupe aéronaval articulé autour du Charles de Gaulle qui peut emporter des charges nucléaires. Faire porter des armes nucléaires par un porte-avion est une spécificité française.

Le groupe aéronaval, cœur de la Force Aéronavale Nucléaire
Le GAN (c) Marine nationale

Quant aux FAS, elles comprennent essentiellement 48 rafales de l’Armée de l’air et des avions ravitailleurs.

Les missiles Air-sol moyenne portée améliorés (ASMP-A) des rafales sont beaucoup plus précis que les M51 des SNLE. Chaque année, un exercice de grande ampleur, dénommé « poker », permet de tester la capacité des FAS à pénétrer un dispositif de défense adverse.

Contrairement à ce que l’on peut parfois entendre, la composante aéroportée n’est pas strictement chargée de conduire les frappes « d’ultime avertissement ». Les SNLE peuvent tout à fait mener ces frappes.

Des moyens d’évaluation de situation et d’alerte, notamment dans l’espace, ainsi que des systèmes de transmissions nucléaires complètent le dispositif.

La notion de stricte suffisance

Ces forces sont maintenues au niveau de « stricte suffisance » correspondant à la doctrine de dissuasion nucléaire française. Il s’agit de s’adapter au niveau de menace. In fine, la notion de stricte suffisance ne correspond pas au chiffre minimum des armes et des vecteurs pour garantir une dissuasion permanente et indépendante, mais à la combinaison des capacités minimales pour garantir cette dissuasion exemplaire.

L’arsenal français est à un niveau historiquement bas. Aujourd’hui, la France ne dispose plus que de 300 têtes nucléaires, contre plus de 6000 pour les États-Unis ou la Russie. Le nombre de SNLE, réduit de 6 à 4 entre la fin des années 90 et 2010, est à un niveau plancher si l’on veut bénéficier d’une permanence à la mer.

En effet, lorsque l’un est en mer, celui qui va le remplacer est prêt à partir, le troisième est en entretien de courte durée (« arrêt technique »), et le dernier subit un entretien beaucoup plus lourd (« arrêt technique majeur »).

Les deux composantes sont indispensables à une dissuasion crédible. Elles combinent dissuasion visible et invisible, frappes massives et de précision. En supprimer une mettrait en outre la France à la merci d’une rupture technologique dans le domaine de l’interdiction aérienne ou de la détection sous-marine.

Disposer de deux composantes présente en outre un avantage militaire important : les trajectoires des vecteurs océaniques et aéroportés ne sont pas de même nature, ce qui rend leur interception complète beaucoup plus complexe… et chère. À l’époque où les technologies permettent d’envisager des systèmes de défense antimissile, cet atout n’est pas négligeable.

Enfin, il faut noter qu’à l’exclusion des SNLE, la plus grande partie des forces nucléaires remplit également des missions conventionnelles. Par exemple, le porte-avion Charles de Gaulle, les satellites de renseignement et les Rafales servent lors des opérations extérieures ou dans les missions de police du ciel. Cela permet de limiter le coût de la dissuasion nucléaire à environ 4 milliards d’euros par an.

La notion de stricte suffisante ne fait pas de la dissuasion une défense au rabais, mais est au contraire une garantie d’adéquation entre les fins de l’arme nucléaire et ses moyens, tout en évitant toute course aux armements.

« le principe de stricte suffisance invite à une modernisation constante des capacités, voire l’acquisition de nouvelles capacités si l’évolution de l’état de la menace le justifiait. »

SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

La modernisation attendue de la dissuasion nucléaire française

Face à de nouvelles technologies comme la défense antimissile et l’hypervélocité, tout comme face à la remise en question du multilatéralisme dans le règlement des crises, renoncer à la modernisation de la dissuasion nucléaire revient à l’abandonner de fait.

La LPM 2025 – 2031 devrait être consacrée à la modernisation des capacités de dissuasion nucléaire françaises. L’effort financier devrait considérablement augmenter, pour passer de 4 à 6 milliards d’euros par an. Les réalisations amorcées devraient voir le jour en 2033 – 2035.

Modernisation de la FOST

La modernisation de la FOST est la priorité de la modernisation à venir.

Le SNLE de troisième génération devrait conserver le même tonnage que les navires actuels, afin de n’avoir pas à modifier en profondeur les infrastructures existantes. Il sera équipé de missiles M51 qui vont continuer à évoluer. 4 navires devraient être construits. Le premier devrait être mis en service vers 2030. En 2048 le parc aura été complètement renouvelé, et le dernier de ces sous-marins retiré du service vers 2080.

Cependant, les chantiers des sous-marins Barracudas vendus à l’Australie accusent deux ans de retard. Or, les infrastructures de production, propriété de DCNS, sont les mêmes que celles devant accueillir les chantiers des SNLE. La durée de vie des SNLE actuels pourrait donc devoir être prolongée.

La modernisation du missile M51 a pour objet de faire face à la problématique majeure à laquelle est confrontée la dissuasion nucléaire française : le développement des capacités de défense antimissile balistique. Le missile actuellement en service est le M51.2. Pour des raisons budgétaires, un choix a dû être fait entre le développement de nouveaux SNLE et le missile M6. Le M51 continuera donc à être amélioré. Une version M51.3 est en cours de développement et devrait être mise en service vers 2025. Le M51.4 devrait quant à lui entrer en service vers 2030. Les capacités améliorées sont la portée et la capacité de pénétration.

Missile M51.
Un missile M51. (c) Marine nationale

Le renouvellement des SNA a déjà débuté avec la mise en service du premier sous-marin de classe Suffren.

Modernisation de la composante aéroportée

La composante aéroportée a connu une modernisation constante depuis le début des années 2010 (ASMP-A, retrait des Mirages 2000-N). En conséquence, les efforts consentis pour cette composante devraient être moindres que pour la FOST.

La transition entamée au niveau des avions de combat et ravitailleurs se poursuivra. Le Rafale sera porté au standard F4, avec une augmentation pour 2024 des performances de son armement, de ses capteurs et l’intégration de la maintenance prédictive.      

Le renouvellement de la flotte des avions ravitailleurs C135 se poursuivra avec l’arrivée des MRTT Phénix jusqu’en 2025, comblant par là l’une des rares lacunes de l’autonomie stratégique française en matière de dissuasion.

Le missile ASMPA connaîtra lui aussi une rénovation (ASMPA-R) afin de maintenir ses capacités à niveau jusqu’en 2035. Le programme d’ensemble air-sol nucléaire de 4e génération (ASN4G) devait alors prendre le relais jusqu’en 2070. Cet armement devrait rester un missile, aux capacités accrues, probablement hypersonique (Mach 5) plus qu’hypervéloce (Mach 8).

En effet, à partir de 2035 – 2040, la composante aéroportée devrait entrer dans une nouvelle ère. Le Porte-avion Nouvelle Génération (PANG) devait succéder au Charles de Gaulle. Il aura la capacité de faire voler le SCAF, Système de combat aérien du futur.

Enfin, la « troisième composante », les transmissions nucléaires devraient elles aussi connaître une amélioration de leurs performances.

Modernisation des armes nucléaires fondée sur la simulation

Depuis l’arrêt des essais nucléaires en 1996, les nouvelles têtes nucléaires sont conçues grâce au programme « Simulation ». Concrètement, les dernières campagnes d’essais ont permis de collecter assez de données pour n’avoir plus besoin de valider la fiabilité des nouvelles armes par des explosions. Ce dispositif se base sur des supercalculateurs, l’installation radiographique ÉPURE, sur le laser Mégajoule et sur les compétences scientifiques associées.

Le rôle des supercalculateurs est de reproduire par le calcul chaque étape de fonctionnement d’une arme nucléaire. Le système utilisé par le CEA porte le nom de Tera 1000. Il permet d’effectuer 25 millions de milliards d’opérations par seconde (des pétaflops, ça ne s’invente pas). Il devrait être remplacé par Exa 1, capable d’atteindre 1 milliard de milliards d’opérations par seconde (un exaflop).

Afin de s’assurer de leur fiabilité, les résultats de Tera 1000 sont confrontés à ceux d’ÉPURE et du laser Mégajoule.

L’installation radiographique ÉPURE sert à effectuer des expériences d’hydrodynamique afin d’étudier les déformations de la matière, particulièrement au moment de l’implosion qui amorce la réaction nucléaire. Elle a pour fonction de vérifier et d’enrichir les données du supercalculateur Tera 1000. Elle est déjà considérée comme opérationnelle, même si la troisième et dernière machine radiographique ne devrait être installée qu’en 2022.

Le laser Mégajoule installé en Aquitaine sert lui à valider expérimentalement les phénomènes physiques qui ont lieu au moment du fonctionnement de l’arme nucléaire. 

Enfin, notons que la France ne produit plus de matière fissile pour ses armes nucléaires et recycle celle de ses anciennes têtes.

Les moyens de la dissuasion nucléaire française devraient donc en grande partie être renouvelés lors de la prochaine LPM. C’est à la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) que reviendra de concevoir et produire les nouveaux matériels. 

Dissuasion nucléaire française et BITD

L’aspect industriel de la dissuasion est fondamental. Pouvoir produire les moyens de sa dissuasion garantit son autonomie stratégique. Les technologies à maitriser et les savoir-faire à obtenir sont si pointus que l’état de la BITD française est un point d’attention fort des politiques de défense. 

Une BITD forte est indispensable pour l’autonomie stratégique française

Une BITD capable de concevoir, produire et soutenir les armes et les vecteurs utilisés par la dissuasion nucléaire est indispensable à l’autonomie stratégique française. C’est le cas aujourd’hui, à l’exception près d’ArcelorMittal, qui produit l’acier de la coque des sous-marins, et de Thermodyn, qui fabrique des turbines de propulsion. Toutes deux sont passées sous contrôle de capitaux étrangers. En revanche, la dernière lacune capacitaire, la production d’avions ravitailleurs, est en passe d’être comblée avec la mise en service des MRTT Phénix. Sans cela, la dissuasion, qui fonctionne comme un système de système, serait dépendante d’une ou plusieurs puissances étrangères.

C’est pourquoi tout un chapelet d’entreprises françaises participe à la conception, la production et le maintien en condition opérationnelle des matériels servis dans le cadre de la dissuasion. Ainsi, le M51 est conçu et produit par ArianeGroup, mais concerne 450 entreprises à un moment ou à un autre de son cycle industriel. DCNS et AREVA produisent les SNLE et les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). MBDA réalise le missile ASMPA, Dassault le Rafale. Thalès est quant à lui chargé des équipements de communications.

La conservation des savoir-faire nécessaires à production de matériels nucléaires est donc un point clef pour les entreprises de la BITD. Sans cela, des incidents comme ceux survenus sur le chantier de l’EPR pourraient survenir. L’État peut les y aider en étalant ses commandes, néanmoins la durée de vie des équipements permet de réaliser un tuilage entre entretien et démantèlement des matériels vieillissants d’un côté et conception et production de la nouvelle génération de l’autre.

Sans BITD forte, point de dissuasion donc. Mais on peut renverser la proposition, sans dissuasion, pas de BITD forte, tant la demande provoquée par la dissuasion nucléaire a un effet structurant sur la BITD française. 

Le nucléaire possède un effet structurant sur la BITD

Les commandes liées à la dissuasion nucléaire sont essentielles à la BITD française, par leur volume, leur technicité et leur besoin d’excellence.

La dissuasion nucléaire a un effet structurant sur la physionomie de la BITD. Par exemple, le format de la marine et, dans une moindre mesure, celui de l’armée de l’air, est largement pensé autour de la dissuasion. Presque tous leurs matériels majeurs y concourent. En conséquence, les commandes liées à la dissuasion donnent sa physionomie à la BITD dans ces deux domaines. Elles sont ainsi responsables des performances de DCNS.

De plus, la dissuasion provoque un effet d’entraînement sur le reste de la BITD. Par exemple, les technologies développées pour les SNLE bénéficient aux SNA, mais aussi aux sous-marins conventionnels, comme le barracuda, que produit DCNS.

« le succès remporté par DCNS, en avril 2016, avec l’attribution du marché australien de 12 de sous-marins Shortfin Barracuda1 — “contrat du siècle” d’un montant de 34 milliards d’euros — n’est pas sans dette envers la dissuasion… »

SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

De même, le système de propulsion utilisé par les fusées Ariane est très proche de celui du M51. Et pour cause, le bureau d’étude qui produisait Ariane 5 est le celui qui a travaillé sur le M51.

Ainsi, pour M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre National d’Études Spatiales, « Ariane est un missile et un missile est Ariane. »

En outre, les passerelles entre les applications militaires et civiles des technologies nécessaires à la dissuasion sont nombreuses. Ainsi, les installations de simulation comme le laser Mégajoule peuvent posséder des applications civiles. Une véritable zone industrielle, la « route des lasers » s’est d’ailleurs créée autour du site du Laser, qui travaille au profit du Commissariat à l’Énergie Atomique et bénéficie du fruit de ses recherches. La firme Atos, qui produit le supercalculateur Tera 1000, doit aussi sa bonne santé à sa participation au programme de simulation.

Chaque euro investi dans la dissuasion n’est donc pas une dépense… mais un investissement.

Enfin, même si ce n’est pas le cœur du sujet, ces investissements de l’État permettent le maintien sur le territoire d’un grand nombre d’emplois industriels. Ainsi, un rapport de l’Assemblée nationale considère que les seules commandes liées à la dissuasion nucléaire permettent à DCNS, Areva TA et ArianeGroup de maintenir plus de 10 000 emplois sur le territoire, et que 90 % de la valeur ajoutée liée à la dissuasion est créée en France.

L’effet de la dissuasion nucléaire est donc structurant sur la BITD française.

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Les moyens de la dissuasion nucléaire française sont donc organisés en deux composantes complémentaires, océanique et aéroportée. Ces deux composantes correspondent au niveau de « stricte suffisance » rendue nécessaire par le contexte international. Elles sont en cours de modernisation, et cette modernisation devrait s’accélérer avec la prochaine LPM. L’aspect industriel est en effet indissociable de l’aspect opérationnel : seule une BITD puissante et complète permet une dissuasion autonome et crédible.

La doctrine de dissuasion nucléaire française

Deux rafales. La doctrine de dissuasion nucléaire française.

À la différence d’autres pays, la doctrine de la dissuasion nucléaire française n’est pas issue d’un document de référence régulièrement mis à jour. Elle procède de textes clefs, mais aussi des inflexions données par les différents présidents dans leurs discours consacrés à la dissuasion nucléaire.

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Principe de la doctrine française de dissuasion nucléaire

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 (ci-après Livre blanc) fournit le cadre de référence de la stratégie française. Ce cadre est réaffirmé et complété par la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 (Revue stratégique). Il fixe les axes principaux de la doctrine de la dissuasion nucléaire française.

C’est au président de la République, chef des armées, que revient la responsabilité d’exercer la dissuasion, et donc si nécessaire d’ordonner l’emploi de l’armement nucléaire. Il contribue de plus à la mise à jour de la doctrine de dissuasion nucléaire française par le discours sur la dissuasion nucléaire. C’est un passage obligé de son mandat.

La dissuasion nucléaire s’insère dans la fonction « Dissuasion » des cinq grandes fonctions stratégiques définies par le Livre blanc (connaissance et anticipation, dissuasion, protection, prévention, intervention) qui sont complémentaires. Mais si elle en est le volet principal, elle est complétée par des dissuasions complémentaires, dont le volet militaire est aujourd’hui connu sous le nom d’« intimidation stratégique ». Enfin, elle contribue aussi largement aux fonctions intervention et protection.

La dissuasion nucléaire française s’inscrit donc dans la cumulation des effets des cinq fonctions stratégiques.

La doctrine de dissuasion nucléaire française aujourd’hui

Strictement défensive, la dissuasion nucléaire protège la France contre toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme. Elle écarte toute menace de chantage qui paralyserait sa liberté de décision et d’action. En ce sens, elle est directement liée à notre capacité d’intervention. Une force de dissuasion sans capacités conventionnelles verrait par ailleurs sa crédibilité affectée.

Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2013, p. 135.

Une doctrine défensive

Selon les termes du Livre blanc, la dissuasion nucléaire française est strictement défensive et limitée à des cas extrêmes de légitime défense. Elle n’a pas vocation à exercer des menaces ou des pressions sur d’autres États pour obtenir des avantages territoriaux ou diplomatiques.

Pour ce faire, il est indispensable de circonscrire le rôle de la dissuasion aux circonstances extrêmes de légitime défense. Les armes nucléaires ne doivent pas être conçues comme des outils d’intimidation, de coercition ou de déstabilisation. Elles doivent rester des instruments de dissuasion à des fins d’empêchement de la guerre.

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020 sur la stratégie de défense et de dissuasion

Dans cette limite, la dissuasion nucléaire française possède un double but.

Il s’agit d’empêcher toute menace d’origine étatique contre les intérêts vitaux de la nation. C’est la raison d’être de la dissuasion. La perspective de se voir infliger des dommages inacceptables doit dissuader un éventuel assaillant d’entreprendre une action quelconque contre les intérêts vitaux de la France.

La dissuasion nucléaire doit ensuite permettre à la France de conserver sa liberté d’action et sa capacité d’intervention, en la mettant à l’abri de toute menace (nucléaire ou non) contre une action conventionnelle qu’elle pourrait entreprendre afin d’honorer ses « responsabilités internationales ». La mémoire de Suez est toujours vive. La dissuasion nucléaire est donc une garantie de sécurité, mais aussi d’indépendance. Elle contribue à garantir l’autonomie stratégique de la France.

Dommages inacceptables et ultime avertissement

La stratégie retenue n’est plus strictement anti-démographique, elle reste globalement anticités (on parle de stratégie anti-centres de décision, mais ceux-ci sont bien évidemment situés dans les villes). Il s’agit d’infliger à l’adversaire des « dommages inacceptables » dont la perspective doit le dissuader d’agir.

Nicolas Sarkozy et François Hollande ont fait évoluer la doctrine des bombardements massifs des centres urbains vers la destruction des « centres de pouvoir » adverses. La nuance est faible, mais elle est reprise par Emmanuel Macron.

« Si d’aventure un dirigeant d’Etat venait à mésestimer l’attachement viscéral de la France à sa liberté et envisageait de s’en prendre à nos intérêts vitaux, quels qu’ils soient, il doit savoir que nos forces nucléaires sont capables d’infliger des dommages absolument inacceptables sur ses centres de pouvoir, c’est-à-dire sur ses centres névralgiques, politiques, économiques, militaires. »

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020.

N. B. la stratégie antiforces vise la destruction des moyens militaires, nucléaires et conventionnels par le feu nucléaire. La stratégie anticités vise à menacer d’infliger des dommages inacceptables aux centres urbains adverses. 

La France se réserve le droit de procéder à un « ultime avertissement » nucléaire, par exemple une frappe dans une zone vide ou une impulsion électromagnétique dans l’atmosphère, afin de montrer à un éventuel adversaire sa détermination à employer le feu nucléaire. La forme de cet ultime avertissement n’est jamais définie et laissée à l’appréciation du chef des armées.

« En cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux, un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré à un agresseur étatique pour signifier clairement que le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion.»

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020

La notion d’intérêt vital

La notion d’intérêt vital n’est jamais clairement définie. Il s’agit de laisser un adversaire potentiel dans l’incertitude quant à la riposte française à l’agression qu’il projette. Tout au plus est-il admis que le cœur des intérêts vitaux est le territoire français, ainsi que la population du pays. Le reste est laissé à l’appréciation du chef des armées.

« Ces intérêts vitaux ne sont jamais définis avec précision, car il est de la responsabilité ultime et unique du chef de l’Etat d’apprécier en toute circonstance leur éventuelle mise en cause et de décider, au cas par cas, de la nature de la réponse qu’il convient d’y apporter. L’intégrité de notre territoire et la sauvegarde de notre population en constituent le cœur. Quels que soient les moyens employés par l’adversaire étatique, nous devons préserver la capacité de notre nation à vivre. De plus, la définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale, parce que la France ne conçoit pas sa stratégie de défense de manière isolée, même dans le domaine nucléaire.»

Revue stratégique, 2017; p. 54

Des limites à l’emploi du feu nucléaire

La France n’envisage pas de recourir à l’arme nucléaire contre des groupes non étatiques ou des États de facto, quand bien même ils menaceraient les intérêts vitaux du pays. Cela se comprend aisément. D’une part, les dégâts du feu nucléaire ne peuvent être circonscrits aux seuls membres du groupe ciblé. D’autre part, les États de facto, comme l’État islamique, occupent les territoires d’États de jure à la souveraineté reconnue.

En revanche, la France n’exclut pas d’utiliser le feu nucléaire contre des États exerçant sur ses intérêts vitaux des menaces non nucléaires. Si l’emploi de l’arme nucléaire est réservé à un « cas extrême de légitime défense », la doctrine de dissuasion nucléaire française n’est pas le « No first use » (pas d’emploi en premier) ni le « sole purpose » (pas d’emploi contredes menacesnon nucléaires).

En 2015, François Hollande a introduit une limite à ce principe : « Aujourd’hui, je réaffirme solennellement que la France n’utilisera pas d’armes nucléaires contre les Etats non dotés de l’arme nucléaire, qui sont parties au Traité de non-prolifération et qui respectent leurs obligations internationales de non prolifération des armes de destruction massive. » François Hollande, discours du 19 février 2015.

Une manière de désigner en creux ce qui fait figure de comportement inacceptable aux yeux de la France. Toutefois, cette formule n’a pas été reprise par Emmanuel Macron ni dans aucun document postérieur à 2015. On peut donc considérer que cette limite n’est plus d’actualité, mais en matière de dissuasion nucléaire, l’ambiguïté reste la règle.

L’arme atomique n’est pas une arme de bataille

La France perçoit l’arme nucléaire comme une arme de dernier recours, dont l’emploi ne saurait être que décisif. Elle n’est pas une « arme de bataille », ce qui n’est pas synonyme d’une arme de non-emploi. Elle n’a pas vocation à apporter une quelconque supériorité opérationnelle au combat.

« La France a toujours refusé que l’arme nucléaire puisse être considérée comme une arme de bataille. Je réaffirme ici que la France ne s’engagera jamais dans une bataille nucléaire ou une quelconque riposte graduée ».

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020

Dissuasion nucléaire et actions conventionnelles

La dissuasion nucléaire a besoin d’une force conventionnelle pour pouvoir fonctionner. Sans cela, la France n’aurait pas la capacité de faire face à une crise d’importante faible ou moyenne, en dessous du seuil des intérêts vitaux. Elle n’aurait que la réponse nucléaire, disproportionnée, à sa disposition.

Plus encore, le modèle retenu pour nos forces armées tient compte du fait nucléaire. Elles sont dimensionnées pour éviter la « création rapide d’un fait accompli» et non pour défendre le territoire contre une improbable invasion. Forces nucléaires et conventionnelles agissent en système. C’est en ce sens que la dissuasion est une « clef de voute » qui supporte toute la stratégie française de sécurité et de défense.

A cet égard, notre stratégie de défense est un tout cohérent : forces conventionnelles et forces nucléaires s’y épaulent en permanence. Dès lors que nos intérêts vitaux sont susceptibles d’être menacés, la manœuvre militaire conventionnelle peut s’inscrire dans l’exercice de la dissuasion. La présence de forces conventionnelles robustes permet alors d’éviter une surprise stratégique, d’empêcher la création rapide d’un fait accompli ou de tester au plus tôt la détermination de l’adversaire, en le forçant à dévoiler de facto ses véritables intentions. Dans cette stratégie, notre force de dissuasion nucléaire demeure, en ultime recours, la clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux. Aujourd’hui comme hier, elle garantit notre indépendance, notre liberté d’appréciation, de décision et d’action. Elle interdit à l’adversaire de miser sur le succès de l’escalade, de l’intimidation ou du chantage.

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020

Dissuasion nucléaire française et partenaires stratégiques

Ainsi, la dissuasion nucléaire française est pensée pour être la garante en dernier recours de la souveraineté nationale. Il est donc logique qu’elle s’inscrive difficilement dans le réseau d’alliances et de partenariats tissé par la république.

Dissuasion nucléaire française et OTAN

La dissuasion nucléaire française contribue à la sécurité des membres de l’Alliance atlantique, mais de manière indépendante. La France est ainsi le seul membre de l’Alliance à ne pas participer au Groupe des plans nucléaires. Elle n’est donc pas partie aux mécanismes de planification nucléaire de l’OTAN et n’est pas soumise à sa doctrine. Elle souhaite par là préserver l’indépendance de sa dissuasion.

En revanche, elle bénéficie pleinement de la protection établie par la défense antimissile de l’Alliance en Europe. La défense antimissile balistique ne saurait toutefois se substituer à la dissuasion. En effet elle ne permet pas de faire face à tous les types de menace et pourrait n’être pas complètement efficace.

Cette volonté d’indépendance n’empêche pas de tisser des liens avec d’autres puissances nucléaires. Selon le texte des accords de Lancaster House, la France et l’Angleterre « n’envisagent pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’une des Parties pourraient être menacés sans que ceux de l’autre le soient aussi ». Par voie de conséquence, l’un des objectifs du traité est d’engager des coopérations afin d’« assurer la viabilité et la sécurité de leur dissuasion nationale ».

Un parapluie nucléaire français pour l’Europe ?

Il n’est cependant pas question d’étendre le parapluie nucléaire français à l’Europe. L’enjeu est de préserver l’indépendance de la prise de décision dans l’emploi du feu nucléaire.

Toutefois, dans son « discours sur la stratégie de défense et de dissuasion » du 7 février 2020, Emmanuel Macron a souhaité donner une dimension européenne à la capacité de dissuasion française, en ouvrant la porte à une réflexion sur le rôle de la dissuasion française dans la sécurité européenne — en toute indépendance.

« Nos forces nucléaires jouent un rôle dissuasif propre, notamment en Europe. Elles renforcent la sécurité de l’Europe par leur existence même et à cet égard ont une dimension authentiquement européenne. Sur ce point, notre indépendance de décision est pleinement compatible avec une solidarité inébranlable à l’égard de nos partenaires européens. Notre engagement pour leur sécurité et leur inébranlable à l’égard de nos partenaires européens. Notre engagement pour leur sécurité et leur défense est l’expression naturelle de notre solidarité toujours plus étroite. Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne. »

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020

L’enjeu se limite cependant à l’ouverture d’un « dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective », ainsi qu’à la participation d’États tiers à des exercices militaires de dissuasion. Mais même cette timide dimension européenne a pu être fraichement accueillie par nos partenaires européens les plus atlantistes.

Pour beaucoup d’États européens en effet, mieux vaut une tutelle américaine que française, trop proche. Si l’idée du parapluie nucléaire européen français est régulièrement évoquée dans les médias, elle est donc loin de s’imposer, tant en France qu’à l’étranger.

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La doctrine de dissuasion nucléaire française est donc strictement défensive. Ayant pour but d’empêcher toute atteinte aux intérêts vitaux du pays, elle est la garante de la liberté d’action et in fine de l’indépendance nationale de la France. Elle est complétée par une force conventionnelle robuste, faisant ainsi figure de clef de voûte de la stratégie de défense et de sécurité française.

Ainsi définie, la mise en œuvre de la doctrine nucléaire française nécessite des moyens importants en perpétuelle modernisation.

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Bien plus qu’une option stratégique offerte au Président de la République, consistant à pouvoir infliger, en permanence et en toutes circonstances, des dommages inacceptables à tout État qui menacerait de s’en prendre aux intérêts vitaux de la France, elle est un élément central et structurant d’une stratégie politique globale en matière de sécurité et de défense.

SENAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

Voir aussi L’espace, perspectives stratégiques

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La lutte des classes en France aujourd’hui

La lutte des classes est une réalité en France.

Rompant avec le discours dominant, qui fait de la lutte des classes une grille de lecture démodée inapplicable aux sociétés contemporaines, un de mes vénérables professeurs, Légion d’honneur au collet, nous disait un jour, en substance :

« Vous le savez, je suis idéologiquement loin du parti communiste (et il l’était). Et pourtant, la lutte des classes, j’attends toujours qu’on me prouve qu’elle n’existe pas ».

La lutte des classes structure-t-elle encore les inégalités dans les économies capitalistes, et particulièrement en France ?

La lutte des classes est bien une réalité en France. Cependant, le capital constitue aujourd’hui une classe mondialisée. Cela explique les formes nouvelles de la lutte des classes, mais aussi la difficulté d’appliquer cette grille de lecture héritée de la société industrielle nationale à la société contemporaine.  

Quelques définitions

Qu’est-ce qu’une classe sociale ? De nombreuses approches et définitions existent. Examinons la définition de Marc Bloch de la bourgeoisie.

« J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieures aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif. »

Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990, pp.194 — 195.

Nous retiendrons de la classe sociale qu’il s’agit d’un groupe inséré dans une hiérarchie de fait (pas nécessairement de droit), qui s’établit principalement par la place des individus au sein des rapports de production, mais aussi par leur niveau d’instruction et par le comportement qui est attendu d’eux. Elle possède aussi une dimension subjective. Elle prescrit les comportements sociaux.  

Comme elle est une construction visant à représenter un système d’inégalités, la classe sociale est indissociable de la lutte des classes. En fait, ce sont bien davantage les rapports de domination existants qui définissent une classe que des critères comptables.

La lutte des classes en France : la grande disparition

Alors qu’elle continue de représenter une grille de lecture pertinente pour expliquer la dynamique des inégalités en France, la lutte des classes occupe aujourd’hui dans le discours dominant une place marginale. Elle était pourtant conçue comme un phénomène central dans les années 70. Cette disparition possède une signification idéologique.

Une grille de lecture en apparence dépassée

Les classes sociales traditionnelles décrites par Marx, comme la bourgeoisie et la classe ouvrière, étaient pertinentes dans la société industrielle. Aujourd’hui, elles paraissent particulièrement décalées. Comment parler encore de classe ouvrière alors que l’emploi ouvrier ne représente plus que 20 % de la population ? Ou de bourgeoisie alors que le mot fait aujourd’hui référence à une réalité objectivement dépassée ? L’absence de renouvellement de la représentation des classes sociales pourrait laisser penser que cette grille de lecture n’est plus adaptée à une société où le travail est fragmenté.

Le concept de lutte des classes brille par son absence dans le discours légitime

Dans les productions intellectuelles, les médias dominants ou dans le discours politique, le vocabulaire de la lutte des classes disparaît. Cette disparition n’est pas anodine. Supprimer l’outil qui permet de penser les inégalités sociales contribue à faire disparaître la perception de leur caractère systémique. Le contrôle du discours est un moyen d’imposer une idéologie. 

Une répartition des classes pour la société post-industrielle

Pourtant, la lutte des classes reste une grille de lecture pertinente pour expliquer la dynamique des inégalités pour peu qu’on la dépoussière. Dans une note au Manifeste du parti communiste, Marx décrit le prolétariat comme « la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant en propre aucun moyen de production, sont contraints de vendre leur force de travail. » (C’est nous qui soulignons.) 

Nous choisissons de séparer la France en deux grandes classes en utilisant cette notion de la vente de la force de travail contrainte. D’un côté, ceux dont les moyens de subsistance dépendent de la vente de leur force de travail (leurs revenus du capital, s’ils existent, ne sont qu’un revenu annexe). De l’autre, ceux dont la vente de la force de travail n’est pas essentielle aux revenus, mais plutôt un impératif social. Il est évident que l’on ne peut se contenter d’une séparation aussi fruste et arbitraire. De nombreuses situations intermédiaires méritent classification. Mais examinons comment cette simple distinction nous éclaire sur les modalités de la lutte des classes en France comme ailleurs.

Si le vocabulaire de la lutte des classes est en voie d’extinction, elle constitue un outil plus pertinent que jamais pour penser la structure des inégalités, pour peu que l’on prenne la peine d’analyser les mutations contemporaines du capital.


Lire aussi Lutte des classes ou lutte des races ? Mettre fin au racisme systémique sans changer le système.

Capital mondial…

Aujourd’hui le capital est une classe organisée mondialement, ce qui lui donne une liberté d’action très large vis-à-vis des États et de leurs politiques nationales.

Le capital comme classe

Le capital n’est pas qu’une accumulation de moyens de production, c’est aussi une classe très discrète, mais agissante. Les détenteurs ou administrateurs du capital forment une classe sociale que l’on peut qualifier de dominante. S’il n’existe pas de structure d’opérations coordonnées du capital, au sens d’un état-major, les différents acteurs qui composent cette classe sont liés par une idéologie commune. Cela donne une grande cohérence à leurs actions.

La classe du capital est mondialisée

La circulation des capitaux, et donc leur répartition sur le globe, est de plus en plus dérégulée. C’est une grande différence avec la structure du capital telle qu’elle existait après-guerre, lorsqu’il était encore fortement organisé sur la base des territoires nationaux.

Concrètement, aujourd’hui des groupes d’investissement qui possèdent des actifs sur toute la planète détiennent une partie des entreprises ou du patrimoine immobilier français. Le caractère transnational du capital lui permet de s’émanciper des tutelles nationales et de mettre les pays en concurrence, pour réaliser son seul et unique but : la maximisation du profit. Ainsi, le capital peut sanctionner toute décision politique inopportune en regard de cet unique critère, par un arrêt des investissements et une relocalisation des capitaux, évidemment préjudiciables aux États. Le capital encadre donc les politiques nationales. La démocratie en est réduite à l’état de droit et au débat public.

Un nouveau paradigme de la lutte des classes

Dans Du temps acheté, Wolfgang Streeck introduit les concepts « d’État débiteur » et « d’État de consolidation » qui explicitent les rapports entre États-nations et capital. Entre les années 70 et 80, les États occidentaux sont passés du modèle de l’« État fiscal », qui dépend des ressources qu’il prélève sur l’activité économique, à « l’État débiteur », qui dépend de sa capacité d’emprunt.

Ayant réussi à imposer son idéologie et menaçant de s’expatrier, le capital obtient des démocraties des réductions massives d’impôts, qui diminuent d’autant leurs recettes et les obligent à emprunter sur les marchés pour se financer. Ainsi, au lieu de confisquer les ressources superflues des plus riches, l’État les place et les rémunère. Dans les années 1990, les représentants du capital, inquiets devant un endettement des États qui fragilise leur solvabilité, obtiennent des allégements des dépenses publiques, particulièrement sur les dépenses sociales. C’est « l’État de consolidation ». Or que finance l’État ? Les revenus directs et indirects des plus pauvres, c’est-à-dire l’illusion de la croissance que devrait d’entretenir le capitalisme pour obtenir l’adhésion des populations. Aujourd’hui, les peuples s’appauvrissent pour rémunérer le capital.

En France, ce paradigme est aisément visible : réduction des dépenses de la sécurité sociale contre flat tax (prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital) et suppression de l’ISF, pacte de stabilité européen pour garantir la solvabilité des États-débiteurs… La classe dominante, elle, lutte.

Face à la suprématie du capital mondial, les classes dominées, organisées sur une base nationale, ont le plus grand mal à opposer une stratégie cohérente.

… contre classes nationales

En effet, les classes organisées au niveau national manquent de cohérence, de force et de leviers d’action pour renverser le rapport de force avec le capital.

Des classes divisées

Les classes susceptibles de s’opposer au capital sont fragmentées, sans conscience de leurs intérêts communs. Selon Christophe Guilluy dans La France périphérique et Fractures françaises, les classes populaires sont divisées entre banlieues connectées aux métropoles et la France périphérique, la France des pavillons confrontée à la raréfaction de l’emploi industriel et des services publics.

De plus, toujours selon cet auteur, la classe moyenne, dont se réclame une grande majorité de Français, ne serait plus qu’une représentation idéologique refuge, sans véritable réalité sociale. Elle masquerait un appauvrissement généralisé des territoires déconnectés des métropoles. Le mouvement des gilets jaunes illustre à la perfection la tension entre représentations collectives et réalité. Ceux que l’on considérait comme des classes moyennes sans difficulté se révèlent faire bel et bien partie des classes populaires, mais considèrent que leurs intérêts sont structurellement différents de ceux des classes populaires des banlieues en miroir desquelles elles se définissent.

Perte des moyens d’action

Les leviers traditionnels d’action des classes populaires qu’étaient les syndicats et le vote de gauche se révèlent inefficaces, voire en réalité inexistants. Le manque de confiance envers les syndicats, et surtout le faible taux de syndicalisation en France empêchent toute bascule du rapport de force entre ceux qui dépendent de leur salaire et ceux qui dépendent du travail des autres.

Le volet politique de la lutte a lui aussi été neutralisé dans les années 90. Le vote communiste n’est plus une option depuis la chute de l’URSS. De plus, d’une façon générale, les partis qui remettent en cause le consensus néolibéral sont très minoritaires. Et pour cause, si le capital encadre la politique des États, alors les politiques sociales ne sont plus une option réaliste. Le politique n’a plus qu’à gérer des identités. Cela explique le taux d’abstention important des classes populaires. Elles ont, à juste titre, l’impression que leur vote ne sert à rien. Cette abstention renforce mécaniquement la représentation nationale des élites économiques. La domination sans partage de La République En Marche à l’Assemblée nationale en est un bon exemple.

Les classes dominées sont en train de perdre la bataille idéologique.

Enfin, le modèle socioéconomique qui est en train d’émerger en France est celui du capitalisme « diversitaire ». Dans ce modèle, le sociétal prime sur social. Concrètement, la lutte des races prime sur la lutte des classes. Or, à l’inverse des combats sociaux, les combats sociétaux sont indolores pour le capital. En effet, ils ne visent pas à une meilleure répartition des richesses, mais à une meilleure reconnaissance des identités dominées. La lutte des classes serait ainsi neutralisée et la position dominante du capital est garantie pour longtemps. 


Lire aussi Christophe Guilluy, La France périphérique.

*

La lutte des classes est donc une réalité en France, malgré son effacement du discours légitime ou la difficulté à percevoir un phénomène tiraillé entre organisation mondiale du capital et des classes dominées qui ne se comprennent que dans un cadre national. Considérant la mainmise du capital sur la politique économique des États au moyen de la dette, son contrôle du discours dominant qui fait disparaître tout cadre pour penser sa domination, et enfin son invulnérabilité aux éventuelles politiques de correction qui ne peuvent provenir que d’un cadre national, la domination du capital sur les peuples est aujourd’hui si solide et pérenne qu’elle semble aller de soi.

Toute volonté d’infléchir le rapport entre le capital et le travail doit donc se situer dans une perspective de long terme. Il apparaît que, sauf réussite d’un projet de rééducation idéologique des populations par le discours médiatique dominant, le seul levier d’action encore utilisable est la valeur accordée à la démocratie en Occident. En effet, si la stérilisation du processus démocratique par les détenteurs du capital ne s’est jusqu’ici manifestée que par une abstention accrue, les exigences toujours plus importantes du capital et l’impasse du financement des dépenses sociales ne pourront que combiner le mouvement de paupérisation des populations à un divorce de plus en plus visible entre démocratie et capitalisme. Cela pourrait entraîner des réactions plus ou moins violentes au fur et à mesure que les illusions et les espoirs des peuples d’évanouiront.

Le capital, combien de divisions ?

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Voir aussi La crise de l’autorité

Comprendre pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

Ce bon vieux Carl. Selon la formule, selon Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens.

Fétiche, totem, coup de génie, la « formule » de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens » est tantôt portée aux nues, tantôt vouée aux gémonies par les stratégistes.

Nous voici venus au bout de notre voyage clausewitzien. N’hésitez pas à prendre connaissance de nos autres articles sur les concepts introduits par le maître dans De la guerre. Nous conseillons de lire celui sur la guerre absolue avant de poursuivre.

Il est donc temps de nous confronter à ce monument.

La guerre est soumise à la politique

Clausewitz ouvre De la guerre avec l’ambition d’analyser le phénomène guerre. « Nous nous proposons d’examiner d’abord la guerre dans chacun de ses éléments, puis dans chacune de ses parties et enfin dans son entier, c’est-à-dire dans la connexion que ces parties ont entre elles » (p. 27).

C’est donc logiquement avec une proposition de définition que débute la réflexion. « La guerre est donc un acte de force par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté » (p. 27).

Notion de but politique

L’usage de la force — et de la violence — est donc par définition indissociable de la guerre. Mais pour Clausewitz, la force n’est qu’un moyen au service d’un but politique.

Cependant, la seule manière d’atteindre ce but politique, c’est « de mettre l’ennemi hors d’état de se défendre » (p. 28). Le but politique ne peut donc être atteint qu’à travers un objectif militaire.

Si l’emploi de la force armée est le moyen d’atteindre un but politique, alors la guerre est soumise à la politique. C’est une des thèses majeures de l’œuvre. C’est aussi l’un des sens de la formule de Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens.

La guerre est soumise à la politique

La guerre n’impose donc pas sa logique à la politique. « C’est donc le but politique […] qui détermine le résultat à atteindre par l’action militaire ainsi que les efforts à y consacrer ». La seule exigence que puisse avoir la guerre, c’est que l’objectif politique soit compatible avec l’emploi de la force armée. Clausewitz n’est pas le théoricien de la guerre totale, dans laquelle la raison politique devrait s’effacer devant les impératifs de la guerre (ça, c’est Ludendorff).

En revanche, la masse d’efforts à fournir (c’est-à-dire le niveau où l’on fixe le but militaire) pour atteindre le but politique dépend des relations préexistantes entre les belligérants. Par exemple (cet exemple est le nôtre et ne figure pas dans l’œuvre), conquérir une province voisine peut très bien se faire sans coup férir, s’il s’agit juste pour la population concernée de changer de tyran. Mais si les passions des peuples sont déjà exacerbées, cette conquête peut mener à une guerre longue et cruelle. La forme de la guerre change, mais pas l’objectif politique.

Guerre et politique sont donc de même nature. Il n’existe a pas de rupture entre elles, malgré l’introduction de la force. La guerre est le moyen d’atteindre un but politique : elle n’est que sa continuation. La politique ne cesse pas avec l’emploi des armes.

Carl von Clausewitz

Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Le sens de la formule

À proprement parler, la « formule » n’est pas une définition de la guerre. Elle est davantage une caractérisation. C’est la mise en évidence de deux traits dominants de la guerre qui est le point de départ de la démarche analytique de Clausewitz.

Quelle est cette « politique » dont il est question ?

Le point de vue restrictif

Pour Martin Van Creveld, dans La transformation de la guerre, Clausewitz n’entend par politique que les relations entre États fondées sur des intérêts et des calculs rationnels. La formule ne permettrait alors pas de rendre compte de la participation de groupes non étatiques à la guerre ni des conflits ou l’un des camps lutte pour sa survie.

Il est évident qu’elle n’aurait pas eu une telle postérité si le terme « politique » devait se comprendre dans un sens aussi restreint.

Les communautés humaines

Certes, Clausewitz se concentre dans De la guerre sur les guerres entre États, ou en leur sein. Et pour cause, ce sont les seules qu’il connaisse. Cependant, lorsqu’il décrit la guerre dans son essence, dans le livre Un, il semble bien prendre en compte la possibilité de conflits politiques en dehors de l’État. « Entre communautés humaines, et notamment entre nations civilisées, la guerre nait toujours d’une situation politique et poursuit un but politique » (p. 44).

Sans surprise, Clausewitz considère ici la nation — et en l’occurrence l’État — comme une forme « civilisée » d’organisation humaine. Mais il envisage aussi qu’il puisse exister d’autres types d’organisation, d’autres types de « communautés humaines ».

Nous retiendrons donc comme « politique » les modalités de cohabitation entre et au sein de communautés humaines. N.B. : c’est notre définition. Elle ne figure pas dans l’œuvre.  

La lutte pour la survie et disparition du but politique

Clausewitz a également considéré les luttes pour la survie, qui s’opposeraient aux guerres « politiques » menées selon des « intérêts ».

Il constate que les guerres peuvent être d’intensité différente, de la guerre d’extermination à la guerre menée pour de froids intérêts. Il reconnaît que leur rapport à la politique semble, en première analyse, de nature différente en fonction de cette intensité.

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« Plus les motifs qui portent à la guerre ont d’ampleur et de puissance, plus la situation politique qui la précède est tendue, plus l’existence des peuples qui y prennent part s’y trouvent engagée, et plus la guerre elle-même se rapproche de sa forme abstraite […] et semble se soustraire à l’autorité de la politique pour ne suivre que ses propres lois : le but militaire et l’objectif politique deviennent identiques. Mais par contre, plus les motifs qui président à la guerre et les tensions qui la précèdent sont faibles, et plus le but politique s’écarte du déchaînement de violence inhérent à la guerre, de sorte que, obligée de dévier elle-même de la direction qui lui est naturelle pour se conformer à celle qu’on lui impose, celle-ci […] en arrive enfin à ne sembler être exclusivement qu’un instrument de la politique. »

de la guerre, pp. 45 – 46, c’est moi qui souligne.

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Cependant, cette disparition du but politique derrière l’objectif militaire n’est qu’apparente. « Toutes les guerres doivent être considérées comme des actes politiques », affirme-t-il quelques lignes plus loin.

Si les buts politique et militaire viennent à se confondre, l’un n’absorbe pas l’autre. Une guerre d’extermination est aussi un fait politique, bien qu’extrême : elle apparaît comme légitime et nécessaire à au moins un des deux camps.

Ensuite, quels sont ces « autres moyens » ?

La réponse de Clausewitz serait immédiate : la violence, l’effusion de sang. Elle est une des caractéristiques intrinsèques de la guerre. « Pour définir la guerre sans tomber dans la pesanteur, nous nous en tiendrons à ce qui en constitue l’élément primordial, le combat » (p. 27). La violence est donc un moyen extraordinaire de la politique pour arriver à ses fins.

Pour Clausewitz, il est illusoire de concevoir une guerre sans violence ni combat. « Selon certains philanthropes, il existerait quelque méthode artificielle, qui, sans effusion de sang, permettrait de désarmer l’adversaire ou de le réduire. […]. Si généreuse cependant que soit cette idée, elle n’en constitue pas moins une erreur à combattre » (p. 28).

Ces deux éléments nous amènent à recomposer la caractérisation de la guerre introduite par Clausewitz, pour proposer une définition de la guerre qui nous semble en accord avec sa formule. La guerre est un affrontement armé et sanglant entre groupes humains, ayant pour objet la modification par la force de leurs modalités d’existence commune, y compris par l’anéantissement.

Il va désormais s’agir de vérifier si cette définition résiste à la critique, et si elle est d’une quelconque utilité pour agir au sein du phénomène guerrier.

La guerre peut-elle n’être pas de nature politique ?

Soumettons cette définition à un bombardement intellectuel et tentons de l’infirmer.

Motifs de guerre apparemment autres que la politique

Les motifs d’une guerre peuvent être divers : politiques, certes, mais aussi religieux, juridiques, culturels, économiques… Comment de ce fait la guerre ne pourrait-elle pas être d’une autre nature que politique ?

Il est clair que l’on peut qualifier la plupart des conflits de « politiques », au sens de notre définition. Une guerre pour imposer à une autre partie des modalités de commerce, comme les guerres de l’opium (ce n’était bien évidemment pas le seul motif de ces guerres) appartiennent bien à notre définition des modalités de cohabitation.

Il en va de même des guerres menées pour des raisons juridiques ou morales. Les institutions et conceptions juridiques, quelles que soient les époques, gravent dans le marbre les relations que doivent avoir entre elles les communautés. Quant à imposer ses impératifs moraux par la guerre, cela demeure l’imposition d’une norme à l’adversaire.

Les conflits religieux sont aussi politiques

Le conflit religieux est lui aussi un conflit de nature politique, même si cela peut paraître contre-intuitif. Imaginons un conflit dont les motivations sont purement spirituelles. Ce type de conflit est probablement une impossibilité tant les raisons qui sont à l’origine d’une guerre sont nombreuses, diverses et profondes. Mais imaginons une guerre purement religieuse.

Plusieurs belligérants s’affrontent pour faire reconnaître le bien-fondé de leur compréhension d’une doctrine religieuse (ou philosophique). Il s’agit de façon de vivre et de cohabiter au jour le jour. Il s’agit donc déjà de politique. Le camp qui l’emportera aura réussi à imposer par la force aux vaincus sa manière de croire. Il aura redéfini les modalités de cohabitation avec ses adversaires.

On a pu enfin avancer que les guerres menées par les Aztèques à leurs voisins n’étaient pas politiques. Elles auraient été de nature religieuse. En effet, elles ne visaient qu’à faire des captifs afin de les sacrifier aux dieux. Cependant, la véritable question réglée par la guerre était de savoir qui devait fournir les suppliciés. Une fois un village soumis, il devait un certain nombre d’individus à sacrifier en tribut. Si le motif de la guerre était bien religieux (faire des captifs), sa nature, elle, restait politique. Il s’agissait de créer et maintenir un système de domination entre groupes humains.  

Des guerres pour l’honneur ?

Ensuite, qu’en est il de l’honneur ? Un conflit armé entre groupes humains motivé par l’honneur ne serait pas aujourd’hui qualifié de guerre. Il serait considéré comme une vendetta, ou un cycle de violence. Il nous paraît inconcevable que deux entités politiques se fassent la guerre pour une question d’honneur.

Toutefois, dans d’autres sociétés, d’autres cultures, d’autres temps, cette notion est tout à fait envisageable. Deux groupes pourraient s’affronter en raison d’un acte perçu comme inacceptable dans le système de valeur considéré. En toute hypothèse, l’affrontement armé aurait alors lieu, non pas pour définir les modalités de coexistence, mais dans le but de corriger un déséquilibre introduit dans la cohabitation entre les groupes par une des parties. En ce sens, il demeure possible, certes à l’extrême limite, de conclure à la nature politique de cette violence armée.

Cependant, le conflit ne pourrait alors pas avoir d’objectif politique. Il s’agirait de vaincre l’autre dans une mesure qui n’est pas définie, jusqu’au point où l’équilibre sera considéré comme rétabli et acceptable par les parties au conflit.

La guerre comme culture

En dernière analyse, la seule circonstance dans laquelle la guerre pourrait n’être pas de nature politique est si elle est une culture.

Il ne s’agit pas ici de conflit de culture, au sens où une partie essaierait d’imposer sa culture à l’autre par la force. Cela rentrerait dans notre définition de la politique. Nous parlons de la guerre comme culture, comme mode de vie.

Selon John Keegan dans Histoire de la guerre, la force des peuples cavaliers des steppes était d’avoir la guerre comme mode de vie. C’est à dire de ne vivre que pour et par le combat. Cette position doit probablement être nuancée. Cependant, force est de constater que si la guerre peut être un mode de vie pour un peuple entier (à bien différencier d’une simple profession), alors elle n’est pas nécessairement la continuation de la politique. Elle ne redéfinit pas les modalités de cohabitation, car elle est la seule façon possible de cohabiter. Elle est la politique.

Le présupposé clausewitzien

Si la guerre reste alors de nature politique, elle ne sert plus à résoudre un conflit. Cela met au jour le présupposé clausewitzien, qui n’est pas dans le caractère politique de la guerre, mais dans les « autres moyens ». Au fond, Clausewitz conçoit la guerre comme un moyen violent de résoudre un conflit entre deux groupes humains.

En ce sens, si elle ne peut être détachée de la politique, la guerre n’a cependant d’autre finalité que sa propre disparition au profit d’un nouvel ordre politique reconnu. Elle est par nature un état transitoire de la politique. Si au contraire la violence armée organisée n’est pas un moyen, mais une culture, elle cesse d’être un moyen et perd son caractère transitoire pour devenir un état d’équilibre.

Cependant, le fait que la guerre puisse être une culture n’est qu’une hypothèse, une construction intellectuelle. Aujourd’hui, aucun peuple sur terre ne possède cette culture-guerre.

Structurer le traitement de la violence armée organisée

Manifestement, toute violence armée organisée n’est pas de nature politique, et toute violence n’est pas organisée. La formule de Clausewitz permet de délimiter clairement le périmètre de la guerre au sein de celui de la violence. Sans cette dimension politique, n’importe quel affrontement entre bandes pourrait se trouver qualifié de guerre.

La notion de politique permet de distinguer au sein des violences armées organisées ce qui est une guerre et ce qui ne l’est pas.

Criminalité organisée

Considérons des criminels, qui agissent en bande organisée soit contre leurs rivaux, soit contre l’ordre établi. Lorsqu’ils agissent pour des raisons pécuniaires (braquage de fourgons, assassinats de concurrents…), personne ne songerait à parler de guerre.

Mais dès qu’il s’agit de décider de la prééminence entre gangs, ou de déterminer qui contrôle un territoire, la violence prend une tournure politique. Le terme de « guerre des gangs » surgit alors, à juste titre.

Le cas est encore plus éloquent lorsqu’il s’agit de résistance organisée aux forces de l’ordre pour conserver l’administration parallèle d’un territoire. C’est le cas de certains combats que mènent les cartels mexicains contre la police. Nous sommes bien là en face d’une guerre.

Moyens criminels et revendication politique

À l’inverse, si une organisation se sert de moyens criminels pour servir sa cause politique, il devient bien sûr légitime de parler de guerre. Une prise d’otage effectuée par un groupe qui cherche uniquement à jouir de la rançon ne peut pas être considérée comme un acte de guerre. En revanche, si cette prise d’otage sert à financer des actions violentes qui ont pour but de modifier les rapports de force politiques, ou simplement de revendiquer une position politique, il s’agira bien d’un acte de guerre, tout illégitime qu’il soit dans la conception occidentale de la guerre. 

La notion de politique permet de distinguer quelles violences armées, organisées et sanglantes doivent recevoir le qualificatif de guerre.

Il ne s’agit pas là d’entrer dans un raisonnement circulaire qui expliquerait que puisque la guerre est politique, les violences apolitiques ne sont pas de la guerre, ce qui prouverait que la guerre est politique. Il s’agit de montrer que la formule de Clausewitz, selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, permet de structurer la perception de la violence armée organisée, et de mettre en place des réponses adaptées.

Applications contemporaines

Finalement, en quoi la formule va-t-elle nous être utile pour comprendre la guerre ?

Si, comme le pense Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, alors nous pouvons éviter deux écueils dans lesquels semble prise la perception commune de la guerre aujourd’hui en Occident.

Repolitiser la guerre

Premièrement, la guerre n’est pas qu’une affaire de technique ou de performance. Les pays occidentaux ont pu avoir tendance à considérer que le déploiement et l’emploi de la force armée étaient à même de remporter une guerre grâce à leur formidable capacité à tuer, avant de s’étonner d’avoir à mener des guerres éternelles contre un ennemi qui n’en finissait plus d’être détruit. Leurs piètres résultats en matière de contre-insurrection sont un résultat de la perception de la guerre comme un phénomène sans lien avec la politique.

En effet, la destruction des forces armées adverses est bien nécessaire pour abattre la volonté d’un État. Mais que peut une capacité de destruction lorsque l’ennemi n’est plus un État ? L’adversaire dans une guerre asymétrique est composé d’individus qui ont jugé inacceptables leurs conditions d’existence, au point de risquer leur vie en luttant contre l’ordre établi. Tant que les conditions politiques qui ont mis en mouvement l’insurrection ne changent pas, il est illusoire d’espérer remporter quelque victoire que ce soit. Entre États, les conditions politiques du conflit changent en même temps que les rapports de force militaires, pas dans la guerre asymétrique.

Leviers d’action non militaires

En outre, lorsque le rapport de force est asymétrique, l’action militaire ne peut pas porter d’effet déterminant. De quels autres leviers, politiques ou économiques disposent les démocraties occidentales pour influer sur le cours de leurs guerres étrangères ? Le levier économique se limite à l’imposition du libéralisme teintée d’aide au développement. Le levier politique se cantonne à l’organisation d’élections. Si la guerre est effectivement une chose trop sérieuse pour être laissée à des militaires, encore faut-il que des moyens d’action non militaires existent.

Enfin, présenter une intervention armée comme solution technique à un problème stratégique, ou pire, moral, ne permet pas de donner à l’adversaire sa juste valeur. Il se voit réduit au rang de terroriste ou de criminel. Et on ne négocie ni avec l’un ni avec l’autre. Sans remettre le politique au cœur de la guerre, pas de paix possible, seulement des guerres longues et la défaite.

Guerre économique, commerciale, de l’information

Deuxièmement, mettre l’effusion de sang au cœur du phénomène guerrier permet de mieux appréhender le mécanisme des relations internationales, en distinguant la guerre de ce que le général Poirier appelait « commerce compétitif ».

En effet, on ne compte plus aujourd’hui les interventions sur la « guerre économique », la « guerre de l’information », la « guerre commerciale » ou la « cyberguerre ». Or, si l’on juge ces « guerres » à l’aune de notre définition et de la formule, le terme est utilisé mal à propos.

À quoi correspondent donc ces emplois abusifs ? À une tentative de comprendre un état de tension qui semble incompatible avec l’état de paix. Dans Stratégie théorique II, le général Poirier explique que la concurrence entre les projets politiques des différents acteurs sociopolitiques mène à un état de tension perpétuelle qu’il nomme « commerce compétitif ».

Les « guerres » économiques ou de l’information sont en fait consubstantielles aux relations internationales et à l’état de paix. Les percevoir comme des guerres ne peut qu’obscurcir le jugement et mener à des décisions irrationnelles et contre-productives.

Rajouter un adjectif après « guerre » donne l’impression d’une analyse fine, voire d’une découverte conceptuelle. Ce n’est pourtant souvent que rajouter de la confusion, tant dans la compréhension du phénomène guerrier, qui est par nature changeant, tel le fameux caméléon, que dans celle de l’état de paix. Ce dernier n’est autre qu’une rude compétition que seule l’effusion de sang distingue de la guerre.

*

La célèbre formule de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens », est souvent attaquée, mais n’a jamais été détrônée. Elle est une tournure simple qui nous rappelle que la guerre est de nature politique. Elle n’est donc pas un phénomène autonome. Enfin, elle se caractérise par la violence armée organisée avec effusion de sang.

Elle permet d’y voir un peu plus clair dans le monde d’aujourd’hui. Mais aussi de dresser des garde-fous pour délimiter ce qu’elle peut accomplir, et par-dessus tout, ce qu’elle ne peut pas faire.

« La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens »

Carl von Clausewitz, de la guerre, Livre Un, Chap. 1, § 24, p. 45

*

Nicolas Blanchard Farce

Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens

Le centre de gravité chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Le concept de « centre de gravité », introduit par Carl von Clausewitz dans De la guerre, possède une remarquable postérité. Il est encore utilisé par plusieurs armées occidentales.

Le concept de « centre de gravité », chez Clausewitz, par Les armes et la toge.

Centre de gravité et équilibre

Selon Clausewitz, le centre de gravité est le point sur lequel une action pourra produire un effet décisif sur tout son système de guerre d’un belligérant. Il est en quelque sorte son point d’équilibre, qui entraîne tout le reste. Agir sur le centre de gravité permettra de mettre l’ennemi en déséquilibre, et donc de le renverser plus facilement.

« Le centre de gravité est là où se trouvent réunies les actions de la pesanteur sur toutes les parties d’un corps, et le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière. Il en est de même du centre de gravité des forces à la guerre » (p. 696).

Le centre de gravité est ce qui fait la synthèse utile du rapport de force physique, des forces morales et du terrain. « Un théâtre de guerre, quelles que soient ses dimensions, et la force armée qui l’occupe, quel que soit l’effectif de celle-ci, constitue donc une unité qui a son centre de puissance unique » (p. 698).

Le destin des forces d’un État en guerre est donc lié à celui de son centre de gravité. Détruire le centre de gravité de l’ennemi, c’est le mettre à genoux.

Les actions contre le centre de gravité de l’ennemi ne deviennent toutefois cruciales que si les deux adversaires recherchent une décision. Si les belligérants se satisfont de gains secondaires, ils ne tenteront pas à renverser l’ennemi au prix d’un effort important et risqué. Clausewitz parle d’« observation armée ». L’action sur le centre de gravité vise à mettre l’ennemi à terre, non pas à obtenir des gains secondaires.

Identifier le centre de gravité

Dès lors, comment reconnaître le centre de gravité adverse ?

Il s’agit d’étudier « les rapports dominants et les intérêts actuels des deux États [partie au conflit] » (p. 860) qui déterminent les centres de gravité respectifs.

Clausewitz aide ici son lecteur en dressant une liste des centres de gravité possibles. Il peut se trouver dans :

  • l’armée, comme c’était le cas pour Alexandre ou Frédéric II ;
  • la capitale de l’État, s’il est en proie à des troubles intérieurs ;
  • l’armée de secours, dans le cas de belligérants faibles, mais soutenus par des alliés puissants ;
  • « l’unité des intérêts » dans le cadre d’une coalition ;
  • enfin, pour une nation en armes, dans la personne des chefs et l’opinion publique.

Le centre de gravité peut donc être matériel ou immatériel.

Il faut toutefois garder à l’esprit que cette notion est dynamique. En effet, le centre de gravité d’une partie au combat peut varier dans le temps. « En 1792 […], il eût vraisemblablement suffi d’atteindre Paris pour mettre provisoirement fin à la guerre avec le parti de la révolution, tandis qu’en 1814, tant que Bonaparte eût encore disposé de forces considérables, on n’eût pas tout obtenu en s’emparant de la capitale. » (p. 859).

Mais un ennemi peut-il posséder plusieurs centres de gravité, ou doit-il n’en avoir qu’un seul ? La tâche du planificateur est justement de réduire toutes les sources de puissance adverses en une seule, celle qui commande toutes les autres. « Il est peu de cas […] où l’on ne puisse ramener plusieurs des centres de gravité de l’ennemi à un seul » (p. 861).


Lire aussi Pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

Centre de gravité et économie des forces

Une fois que le centre de gravité est identifié, Clausewitz recommande de concentrer ses efforts sur lui. « C’est ce centre de gravité qu’il faut désormais et sans interruption diriger le choc général de toutes les forces réunies » (p. 860).

Le centre de gravité est en effet un outil qui va servir au planificateur à organiser ses efforts. Il commande l’économie des forces (au sens de répartition des forces) en permettant de ne pas prendre l’accessoire pour l’essentiel. Ainsi, une armée peut très bien utiliser une partie de ses forces pour occuper une province secondaire de son adversaire. Mais cela ne constituera pas une action décisive. L’ennemi reste en état de combattre, sur son équilibre. En revanche, que son centre de gravité soit bousculé, il perd l’équilibre ; qu’il soit détruit, il doit « demander merci ».

Cela ne signifie pas que l’intégralité de l’armée doit se ruer toutes baïonnettes hurlantes sur le centre de gravité. Des missions secondaires de sureté seront tout à fait nécessaires. Cependant, il ne faudra pas y concentrer plus de troupes que nécessaire.

À l’inverse, l’effort consenti contre le centre de gravité ennemi doit être justement calculé, afin que les opérations secondaires, mais nécessaires, puissent être correctement exécutées : « les forces que l’on y [l’action contre le centre de gravité ennemi] consacrerait en trop seraient inutilement dépensées et, par suite, feraient défaut sur d’autres points » (p. 697).

Bref, identifier le centre de gravité de l’ennemi permet d’éviter de disperser ses efforts.


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Une action du fort au fort ?

L’action contre le centre de gravité ennemi a pu attirer à Clausewitz, notamment sous la plume de Liddell Hart, le reproche de préconiser une action du fort au fort. Couronnée de succès, l’action directe contre le centre de gravité peut laisser le vainqueur si affaibli qu’il en sera incapable d’exploiter la mise en déséquilibre de son adversaire.

Force est de constater que la pensée du maître ne peut entièrement échapper à cette critique.

Pour commencer, Clausewitz ne croit pas à la victoire sans combat, même dans le cas d’un centre de gravité immatériel.

En effet, quel que soit le centre de gravité retenu, les armées adverses doivent être dispersées. « Quels que soient cependant les rapports de l’adversaire en raison desquels on se décide à agir, comme les forces armées constituent l’un de ses organes les plus essentiels, il faut toujours commencer par les désorganiser et les vaincre » (p. 861).

Ensuite, dans plusieurs chapitres, le centre de gravité peut s’identifier à la plus grande concentration de troupes. « C’est donc sur le point où se trouvera réunie la plus grande quantité des forces armées de l’ennemi, que devra se produire le choc qui, s’il réussit, amènera la plus grande somme d’effets, et on y arrivera d’autant plus sûrement qu’on y consacrera soi-même des forces armées plus nombreuses. Il y a donc une grande analogie entre le centre des forces à la guerre et le centre de gravité en mécanique » (p. 696).

La critique porte. Toutefois, rappelons que De la guerre est une œuvre inachevée. On retrouve ainsi des allusions au centre de gravité dans trois des huit livres qui composent l’ouvrage, parfois éparses, parfois concentrées, toujours plus ou moins développées et plus ou moins précises.

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Que retenir, en conclusion, du concept de centre de gravité introduit par Clausewitz ?

Il s’agit finalement d’identifier l’élément qui est la source de la cohérence du système de guerre adverse et de le neutraliser. Cela provoquera le déséquilibre de l’ennemi, et permettra alors de multiplier les effets dirigés contre lui.

Et pour cause, le centre de gravité n’est pas nécessairement la source de puissance de l’adversaire, mais la source de la cohésion de ses différents ensembles : « les forces militaires de toute partie belligérante présentent une certaine unité et, par suite, une certaine cohésion. Or, partout où il y a cohésion, la théorie du centre de gravité est applicable » (p. 696). C’est le point sur lequel une action aura un effet décisif sur l’ensemble du système adverse.

Par exemple, le système de combat des armées occidentales repose sur une puissance de feu importante, mais aussi et surtout sur des communications permanentes. Elles permettent une boucle conception — exécution très rapide. Les couper réduit considérablement la mobilité, et donc l’efficacité d’armées réduites en nombre. Quant à l’État Islamique, son centre de gravité n’était pas ses forces armées, mais son récit, par lequel il attirait et recrutait. Plus généralement, le centre de gravité d’une guérilla peut résider dans un sanctuaire, ou dans sa « manœuvre extérieure » (Beaufre), c’est-à-dire dans le fait d’être capable de gagner une légitimité internationale.

La notion de centre de gravité permet donc aujourd’hui précisément d’éviter l’action du fort au fort dans un affrontement physique stérile. Elle sert à concentrer les efforts contre la clef de voûte de l’édifice ennemi, sans exclure d’autres opérations.

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 « le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière »

Carl von Clausewitz, De la Guerre, Livre VI, Chap. 27, p. 696

Nicolas Blanchard Farce

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

Pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

L’édition utilisée pour cet article est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000.