Les moyens de la dissuasion nucléaire française – composantes et enjeux industriels

« [La dissuasion nucléaire française] repose sur trois principes fondamentaux : un principe d’adaptation à l’état de la menace (stricte suffisance), un principe d’opérabilité des moyens en toutes circonstances (permanence), et un principe d’autonomie stratégique (indépendance). » SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

Pour garantir l’application de ces trois principes, la dissuasion nucléaire française est conçue comme ensemble complexe de fonctions militaires, industrielles et technologiques qui forment un « système de systèmes ».

SNLE, pilier d ela dissuasion nucléaire française
Les moyens de la dissuasion (c) Marine nationale.

Deux composantes, trois forces

La dissuasion nucléaire française est organisée en deux composantes : la composante océanique et la composante aéroportée, qui sont complémentaires.

N. B. : la France n’a plus de composante terrestre depuis 1997.

Stratégie générale

La dissuasion nucléaire est une responsabilité du président de la République. Il est conseillé par le « conseil des armements nucléaires », format spécialisé du conseil de défense et de sécurité nationale, qui définit les orientations stratégiques et s’assure de l’avancement des programmes en matière de dissuasion nucléaire.

Composante océanique

La composante océanique se caractérise par son invulnérabilité et donne à la France la capacité de frappe en second. Elle est assurée par la Force Océanique Stratégique (FOST). Les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) sont le cœur de la FOST. L’un d’entre eux est en permanence en patrouille à la mer pour parer à toute éventualité. Grâce à la portée de leurs missiles M51 et à l’invulnérabilité que leur confère leur très grande discrétion, ils sont capables d’atteindre n’importe quelle cible, quand bien même la France aurait subi une attaque nucléaire.

La composante océanique, par la permanence à la mer de nos sous-marins, leur invulnérabilité, la portée des missiles, constitue un élément clé de la manœuvre dissuasive. Puisqu’un agresseur potentiel, tenté d’exercer un chantage contre la France, doit avoir la certitude qu’une capacité de riposte sera toujours opérationnelle et qu’il ne pourra, ni la détecter, ni la détruire. C’est l’intérêt, l’utilité de la composante océanique.

François Hollande, discours du 19 février 2015.

Les frappes des SNLE peuvent avoir un effet de masse, puisque chaque SNLE embarque 16 missiles M51 qui peuvent emporter chacun jusqu’à 10 têtes nucléaires océaniques de 100 kt.

La FOST comprend également les 6 sous-marins nucléaires d’attaque, un état-major, un centre opérationnel et un système de transmissions nucléaires protégé.

Composante aéroportée

La seconde composante, aéroportée, est la partie visible et réversible de la dissuasion. Elle bénéficie d’une précision supérieure à la composante océanique.

C’est une capacité visible, qui permet de « faire comprendre à l’adversaire éventuel que les choses deviennent sérieuses ». Elle permet de peser sur le dialogue politico-diplomatique en signifiant clairement la détermination française.

« La composante aéroportée donne, en cas de crise majeure, une visibilité à notre détermination à nous défendre, évitant ainsi un engrenage vers des solutions extrêmes. Voilà l’intérêt des deux composantes, si je puis dire : une qui ne se voit pas et une autre qui se voit »

François Hollande, discours du 19 février 2015.

La visibilité s’accompagne de la réversibilité. Le président peut annuler un raid aéroporté jusqu’au tir des missiles. Cette capacité est essentielle dans le cadre du dialogue dissuasif.

Elle est armée 24h sur 24 par les FAS, Forces aériennes stratégiques, et sur décision du président de la République par la FANu, Force Aéronavale Nucléaire. La FANu est composée du groupe aéronaval articulé autour du Charles de Gaulle qui peut emporter des charges nucléaires. Faire porter des armes nucléaires par un porte-avion est une spécificité française.

Le groupe aéronaval, cœur de la Force Aéronavale Nucléaire
Le GAN (c) Marine nationale

Quant aux FAS, elles comprennent essentiellement 48 rafales de l’Armée de l’air et des avions ravitailleurs.

Les missiles Air-sol moyenne portée améliorés (ASMP-A) des rafales sont beaucoup plus précis que les M51 des SNLE. Chaque année, un exercice de grande ampleur, dénommé « poker », permet de tester la capacité des FAS à pénétrer un dispositif de défense adverse.

Contrairement à ce que l’on peut parfois entendre, la composante aéroportée n’est pas strictement chargée de conduire les frappes « d’ultime avertissement ». Les SNLE peuvent tout à fait mener ces frappes.

Des moyens d’évaluation de situation et d’alerte, notamment dans l’espace, ainsi que des systèmes de transmissions nucléaires complètent le dispositif.

La notion de stricte suffisance

Ces forces sont maintenues au niveau de « stricte suffisance » correspondant à la doctrine de dissuasion nucléaire française. Il s’agit de s’adapter au niveau de menace. In fine, la notion de stricte suffisance ne correspond pas au chiffre minimum des armes et des vecteurs pour garantir une dissuasion permanente et indépendante, mais à la combinaison des capacités minimales pour garantir cette dissuasion exemplaire.

L’arsenal français est à un niveau historiquement bas. Aujourd’hui, la France ne dispose plus que de 300 têtes nucléaires, contre plus de 6000 pour les États-Unis ou la Russie. Le nombre de SNLE, réduit de 6 à 4 entre la fin des années 90 et 2010, est à un niveau plancher si l’on veut bénéficier d’une permanence à la mer.

En effet, lorsque l’un est en mer, celui qui va le remplacer est prêt à partir, le troisième est en entretien de courte durée (« arrêt technique »), et le dernier subit un entretien beaucoup plus lourd (« arrêt technique majeur »).

Les deux composantes sont indispensables à une dissuasion crédible. Elles combinent dissuasion visible et invisible, frappes massives et de précision. En supprimer une mettrait en outre la France à la merci d’une rupture technologique dans le domaine de l’interdiction aérienne ou de la détection sous-marine.

Disposer de deux composantes présente en outre un avantage militaire important : les trajectoires des vecteurs océaniques et aéroportés ne sont pas de même nature, ce qui rend leur interception complète beaucoup plus complexe… et chère. À l’époque où les technologies permettent d’envisager des systèmes de défense antimissile, cet atout n’est pas négligeable.

Enfin, il faut noter qu’à l’exclusion des SNLE, la plus grande partie des forces nucléaires remplit également des missions conventionnelles. Par exemple, le porte-avion Charles de Gaulle, les satellites de renseignement et les Rafales servent lors des opérations extérieures ou dans les missions de police du ciel. Cela permet de limiter le coût de la dissuasion nucléaire à environ 4 milliards d’euros par an.

La notion de stricte suffisante ne fait pas de la dissuasion une défense au rabais, mais est au contraire une garantie d’adéquation entre les fins de l’arme nucléaire et ses moyens, tout en évitant toute course aux armements.

« le principe de stricte suffisance invite à une modernisation constante des capacités, voire l’acquisition de nouvelles capacités si l’évolution de l’état de la menace le justifiait. »

SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

La modernisation attendue de la dissuasion nucléaire française

Face à de nouvelles technologies comme la défense antimissile et l’hypervélocité, tout comme face à la remise en question du multilatéralisme dans le règlement des crises, renoncer à la modernisation de la dissuasion nucléaire revient à l’abandonner de fait.

La LPM 2025 – 2031 devrait être consacrée à la modernisation des capacités de dissuasion nucléaire françaises. L’effort financier devrait considérablement augmenter, pour passer de 4 à 6 milliards d’euros par an. Les réalisations amorcées devraient voir le jour en 2033 – 2035.

Modernisation de la FOST

La modernisation de la FOST est la priorité de la modernisation à venir.

Le SNLE de troisième génération devrait conserver le même tonnage que les navires actuels, afin de n’avoir pas à modifier en profondeur les infrastructures existantes. Il sera équipé de missiles M51 qui vont continuer à évoluer. 4 navires devraient être construits. Le premier devrait être mis en service vers 2030. En 2048 le parc aura été complètement renouvelé, et le dernier de ces sous-marins retiré du service vers 2080.

Cependant, les chantiers des sous-marins Barracudas vendus à l’Australie accusent deux ans de retard. Or, les infrastructures de production, propriété de DCNS, sont les mêmes que celles devant accueillir les chantiers des SNLE. La durée de vie des SNLE actuels pourrait donc devoir être prolongée.

La modernisation du missile M51 a pour objet de faire face à la problématique majeure à laquelle est confrontée la dissuasion nucléaire française : le développement des capacités de défense antimissile balistique. Le missile actuellement en service est le M51.2. Pour des raisons budgétaires, un choix a dû être fait entre le développement de nouveaux SNLE et le missile M6. Le M51 continuera donc à être amélioré. Une version M51.3 est en cours de développement et devrait être mise en service vers 2025. Le M51.4 devrait quant à lui entrer en service vers 2030. Les capacités améliorées sont la portée et la capacité de pénétration.

Missile M51.
Un missile M51. (c) Marine nationale

Le renouvellement des SNA a déjà débuté avec la mise en service du premier sous-marin de classe Suffren.

Modernisation de la composante aéroportée

La composante aéroportée a connu une modernisation constante depuis le début des années 2010 (ASMP-A, retrait des Mirages 2000-N). En conséquence, les efforts consentis pour cette composante devraient être moindres que pour la FOST.

La transition entamée au niveau des avions de combat et ravitailleurs se poursuivra. Le Rafale sera porté au standard F4, avec une augmentation pour 2024 des performances de son armement, de ses capteurs et l’intégration de la maintenance prédictive.      

Le renouvellement de la flotte des avions ravitailleurs C135 se poursuivra avec l’arrivée des MRTT Phénix jusqu’en 2025, comblant par là l’une des rares lacunes de l’autonomie stratégique française en matière de dissuasion.

Le missile ASMPA connaîtra lui aussi une rénovation (ASMPA-R) afin de maintenir ses capacités à niveau jusqu’en 2035. Le programme d’ensemble air-sol nucléaire de 4e génération (ASN4G) devait alors prendre le relais jusqu’en 2070. Cet armement devrait rester un missile, aux capacités accrues, probablement hypersonique (Mach 5) plus qu’hypervéloce (Mach 8).

En effet, à partir de 2035 – 2040, la composante aéroportée devrait entrer dans une nouvelle ère. Le Porte-avion Nouvelle Génération (PANG) devait succéder au Charles de Gaulle. Il aura la capacité de faire voler le SCAF, Système de combat aérien du futur.

Enfin, la « troisième composante », les transmissions nucléaires devraient elles aussi connaître une amélioration de leurs performances.

Modernisation des armes nucléaires fondée sur la simulation

Depuis l’arrêt des essais nucléaires en 1996, les nouvelles têtes nucléaires sont conçues grâce au programme « Simulation ». Concrètement, les dernières campagnes d’essais ont permis de collecter assez de données pour n’avoir plus besoin de valider la fiabilité des nouvelles armes par des explosions. Ce dispositif se base sur des supercalculateurs, l’installation radiographique ÉPURE, sur le laser Mégajoule et sur les compétences scientifiques associées.

Le rôle des supercalculateurs est de reproduire par le calcul chaque étape de fonctionnement d’une arme nucléaire. Le système utilisé par le CEA porte le nom de Tera 1000. Il permet d’effectuer 25 millions de milliards d’opérations par seconde (des pétaflops, ça ne s’invente pas). Il devrait être remplacé par Exa 1, capable d’atteindre 1 milliard de milliards d’opérations par seconde (un exaflop).

Afin de s’assurer de leur fiabilité, les résultats de Tera 1000 sont confrontés à ceux d’ÉPURE et du laser Mégajoule.

L’installation radiographique ÉPURE sert à effectuer des expériences d’hydrodynamique afin d’étudier les déformations de la matière, particulièrement au moment de l’implosion qui amorce la réaction nucléaire. Elle a pour fonction de vérifier et d’enrichir les données du supercalculateur Tera 1000. Elle est déjà considérée comme opérationnelle, même si la troisième et dernière machine radiographique ne devrait être installée qu’en 2022.

Le laser Mégajoule installé en Aquitaine sert lui à valider expérimentalement les phénomènes physiques qui ont lieu au moment du fonctionnement de l’arme nucléaire. 

Enfin, notons que la France ne produit plus de matière fissile pour ses armes nucléaires et recycle celle de ses anciennes têtes.

Les moyens de la dissuasion nucléaire française devraient donc en grande partie être renouvelés lors de la prochaine LPM. C’est à la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) que reviendra de concevoir et produire les nouveaux matériels. 

Dissuasion nucléaire française et BITD

L’aspect industriel de la dissuasion est fondamental. Pouvoir produire les moyens de sa dissuasion garantit son autonomie stratégique. Les technologies à maitriser et les savoir-faire à obtenir sont si pointus que l’état de la BITD française est un point d’attention fort des politiques de défense. 

Une BITD forte est indispensable pour l’autonomie stratégique française

Une BITD capable de concevoir, produire et soutenir les armes et les vecteurs utilisés par la dissuasion nucléaire est indispensable à l’autonomie stratégique française. C’est le cas aujourd’hui, à l’exception près d’ArcelorMittal, qui produit l’acier de la coque des sous-marins, et de Thermodyn, qui fabrique des turbines de propulsion. Toutes deux sont passées sous contrôle de capitaux étrangers. En revanche, la dernière lacune capacitaire, la production d’avions ravitailleurs, est en passe d’être comblée avec la mise en service des MRTT Phénix. Sans cela, la dissuasion, qui fonctionne comme un système de système, serait dépendante d’une ou plusieurs puissances étrangères.

C’est pourquoi tout un chapelet d’entreprises françaises participe à la conception, la production et le maintien en condition opérationnelle des matériels servis dans le cadre de la dissuasion. Ainsi, le M51 est conçu et produit par ArianeGroup, mais concerne 450 entreprises à un moment ou à un autre de son cycle industriel. DCNS et AREVA produisent les SNLE et les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). MBDA réalise le missile ASMPA, Dassault le Rafale. Thalès est quant à lui chargé des équipements de communications.

La conservation des savoir-faire nécessaires à production de matériels nucléaires est donc un point clef pour les entreprises de la BITD. Sans cela, des incidents comme ceux survenus sur le chantier de l’EPR pourraient survenir. L’État peut les y aider en étalant ses commandes, néanmoins la durée de vie des équipements permet de réaliser un tuilage entre entretien et démantèlement des matériels vieillissants d’un côté et conception et production de la nouvelle génération de l’autre.

Sans BITD forte, point de dissuasion donc. Mais on peut renverser la proposition, sans dissuasion, pas de BITD forte, tant la demande provoquée par la dissuasion nucléaire a un effet structurant sur la BITD française. 

Le nucléaire possède un effet structurant sur la BITD

Les commandes liées à la dissuasion nucléaire sont essentielles à la BITD française, par leur volume, leur technicité et leur besoin d’excellence.

La dissuasion nucléaire a un effet structurant sur la physionomie de la BITD. Par exemple, le format de la marine et, dans une moindre mesure, celui de l’armée de l’air, est largement pensé autour de la dissuasion. Presque tous leurs matériels majeurs y concourent. En conséquence, les commandes liées à la dissuasion donnent sa physionomie à la BITD dans ces deux domaines. Elles sont ainsi responsables des performances de DCNS.

De plus, la dissuasion provoque un effet d’entraînement sur le reste de la BITD. Par exemple, les technologies développées pour les SNLE bénéficient aux SNA, mais aussi aux sous-marins conventionnels, comme le barracuda, que produit DCNS.

« le succès remporté par DCNS, en avril 2016, avec l’attribution du marché australien de 12 de sous-marins Shortfin Barracuda1 — “contrat du siècle” d’un montant de 34 milliards d’euros — n’est pas sans dette envers la dissuasion… »

SÉNAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

De même, le système de propulsion utilisé par les fusées Ariane est très proche de celui du M51. Et pour cause, le bureau d’étude qui produisait Ariane 5 est le celui qui a travaillé sur le M51.

Ainsi, pour M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre National d’Études Spatiales, « Ariane est un missile et un missile est Ariane. »

En outre, les passerelles entre les applications militaires et civiles des technologies nécessaires à la dissuasion sont nombreuses. Ainsi, les installations de simulation comme le laser Mégajoule peuvent posséder des applications civiles. Une véritable zone industrielle, la « route des lasers » s’est d’ailleurs créée autour du site du Laser, qui travaille au profit du Commissariat à l’Énergie Atomique et bénéficie du fruit de ses recherches. La firme Atos, qui produit le supercalculateur Tera 1000, doit aussi sa bonne santé à sa participation au programme de simulation.

Chaque euro investi dans la dissuasion n’est donc pas une dépense… mais un investissement.

Enfin, même si ce n’est pas le cœur du sujet, ces investissements de l’État permettent le maintien sur le territoire d’un grand nombre d’emplois industriels. Ainsi, un rapport de l’Assemblée nationale considère que les seules commandes liées à la dissuasion nucléaire permettent à DCNS, Areva TA et ArianeGroup de maintenir plus de 10 000 emplois sur le territoire, et que 90 % de la valeur ajoutée liée à la dissuasion est créée en France.

L’effet de la dissuasion nucléaire est donc structurant sur la BITD française.

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Les moyens de la dissuasion nucléaire française sont donc organisés en deux composantes complémentaires, océanique et aéroportée. Ces deux composantes correspondent au niveau de « stricte suffisance » rendue nécessaire par le contexte international. Elles sont en cours de modernisation, et cette modernisation devrait s’accélérer avec la prochaine LPM. L’aspect industriel est en effet indissociable de l’aspect opérationnel : seule une BITD puissante et complète permet une dissuasion autonome et crédible.

La doctrine de dissuasion nucléaire française

Deux rafales. La doctrine de dissuasion nucléaire française.

À la différence d’autres pays, la doctrine de la dissuasion nucléaire française n’est pas issue d’un document de référence régulièrement mis à jour. Elle procède de textes clefs, mais aussi des inflexions données par les différents présidents dans leurs discours consacrés à la dissuasion nucléaire.

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Principe de la doctrine française de dissuasion nucléaire

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 (ci-après Livre blanc) fournit le cadre de référence de la stratégie française. Ce cadre est réaffirmé et complété par la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 (Revue stratégique). Il fixe les axes principaux de la doctrine de la dissuasion nucléaire française.

C’est au président de la République, chef des armées, que revient la responsabilité d’exercer la dissuasion, et donc si nécessaire d’ordonner l’emploi de l’armement nucléaire. Il contribue de plus à la mise à jour de la doctrine de dissuasion nucléaire française par le discours sur la dissuasion nucléaire. C’est un passage obligé de son mandat.

La dissuasion nucléaire s’insère dans la fonction « Dissuasion » des cinq grandes fonctions stratégiques définies par le Livre blanc (connaissance et anticipation, dissuasion, protection, prévention, intervention) qui sont complémentaires. Mais si elle en est le volet principal, elle est complétée par des dissuasions complémentaires, dont le volet militaire est aujourd’hui connu sous le nom d’« intimidation stratégique ». Enfin, elle contribue aussi largement aux fonctions intervention et protection.

La dissuasion nucléaire française s’inscrit donc dans la cumulation des effets des cinq fonctions stratégiques.

La doctrine de dissuasion nucléaire française aujourd’hui

Strictement défensive, la dissuasion nucléaire protège la France contre toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme. Elle écarte toute menace de chantage qui paralyserait sa liberté de décision et d’action. En ce sens, elle est directement liée à notre capacité d’intervention. Une force de dissuasion sans capacités conventionnelles verrait par ailleurs sa crédibilité affectée.

Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2013, p. 135.

Une doctrine défensive

Selon les termes du Livre blanc, la dissuasion nucléaire française est strictement défensive et limitée à des cas extrêmes de légitime défense. Elle n’a pas vocation à exercer des menaces ou des pressions sur d’autres États pour obtenir des avantages territoriaux ou diplomatiques.

Pour ce faire, il est indispensable de circonscrire le rôle de la dissuasion aux circonstances extrêmes de légitime défense. Les armes nucléaires ne doivent pas être conçues comme des outils d’intimidation, de coercition ou de déstabilisation. Elles doivent rester des instruments de dissuasion à des fins d’empêchement de la guerre.

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020 sur la stratégie de défense et de dissuasion

Dans cette limite, la dissuasion nucléaire française possède un double but.

Il s’agit d’empêcher toute menace d’origine étatique contre les intérêts vitaux de la nation. C’est la raison d’être de la dissuasion. La perspective de se voir infliger des dommages inacceptables doit dissuader un éventuel assaillant d’entreprendre une action quelconque contre les intérêts vitaux de la France.

La dissuasion nucléaire doit ensuite permettre à la France de conserver sa liberté d’action et sa capacité d’intervention, en la mettant à l’abri de toute menace (nucléaire ou non) contre une action conventionnelle qu’elle pourrait entreprendre afin d’honorer ses « responsabilités internationales ». La mémoire de Suez est toujours vive. La dissuasion nucléaire est donc une garantie de sécurité, mais aussi d’indépendance. Elle contribue à garantir l’autonomie stratégique de la France.

Dommages inacceptables et ultime avertissement

La stratégie retenue n’est plus strictement anti-démographique, elle reste globalement anticités (on parle de stratégie anti-centres de décision, mais ceux-ci sont bien évidemment situés dans les villes). Il s’agit d’infliger à l’adversaire des « dommages inacceptables » dont la perspective doit le dissuader d’agir.

Nicolas Sarkozy et François Hollande ont fait évoluer la doctrine des bombardements massifs des centres urbains vers la destruction des « centres de pouvoir » adverses. La nuance est faible, mais elle est reprise par Emmanuel Macron.

« Si d’aventure un dirigeant d’Etat venait à mésestimer l’attachement viscéral de la France à sa liberté et envisageait de s’en prendre à nos intérêts vitaux, quels qu’ils soient, il doit savoir que nos forces nucléaires sont capables d’infliger des dommages absolument inacceptables sur ses centres de pouvoir, c’est-à-dire sur ses centres névralgiques, politiques, économiques, militaires. »

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020.

N. B. la stratégie antiforces vise la destruction des moyens militaires, nucléaires et conventionnels par le feu nucléaire. La stratégie anticités vise à menacer d’infliger des dommages inacceptables aux centres urbains adverses. 

La France se réserve le droit de procéder à un « ultime avertissement » nucléaire, par exemple une frappe dans une zone vide ou une impulsion électromagnétique dans l’atmosphère, afin de montrer à un éventuel adversaire sa détermination à employer le feu nucléaire. La forme de cet ultime avertissement n’est jamais définie et laissée à l’appréciation du chef des armées.

« En cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux, un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré à un agresseur étatique pour signifier clairement que le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion.»

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020

La notion d’intérêt vital

La notion d’intérêt vital n’est jamais clairement définie. Il s’agit de laisser un adversaire potentiel dans l’incertitude quant à la riposte française à l’agression qu’il projette. Tout au plus est-il admis que le cœur des intérêts vitaux est le territoire français, ainsi que la population du pays. Le reste est laissé à l’appréciation du chef des armées.

« Ces intérêts vitaux ne sont jamais définis avec précision, car il est de la responsabilité ultime et unique du chef de l’Etat d’apprécier en toute circonstance leur éventuelle mise en cause et de décider, au cas par cas, de la nature de la réponse qu’il convient d’y apporter. L’intégrité de notre territoire et la sauvegarde de notre population en constituent le cœur. Quels que soient les moyens employés par l’adversaire étatique, nous devons préserver la capacité de notre nation à vivre. De plus, la définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale, parce que la France ne conçoit pas sa stratégie de défense de manière isolée, même dans le domaine nucléaire.»

Revue stratégique, 2017; p. 54

Des limites à l’emploi du feu nucléaire

La France n’envisage pas de recourir à l’arme nucléaire contre des groupes non étatiques ou des États de facto, quand bien même ils menaceraient les intérêts vitaux du pays. Cela se comprend aisément. D’une part, les dégâts du feu nucléaire ne peuvent être circonscrits aux seuls membres du groupe ciblé. D’autre part, les États de facto, comme l’État islamique, occupent les territoires d’États de jure à la souveraineté reconnue.

En revanche, la France n’exclut pas d’utiliser le feu nucléaire contre des États exerçant sur ses intérêts vitaux des menaces non nucléaires. Si l’emploi de l’arme nucléaire est réservé à un « cas extrême de légitime défense », la doctrine de dissuasion nucléaire française n’est pas le « No first use » (pas d’emploi en premier) ni le « sole purpose » (pas d’emploi contredes menacesnon nucléaires).

En 2015, François Hollande a introduit une limite à ce principe : « Aujourd’hui, je réaffirme solennellement que la France n’utilisera pas d’armes nucléaires contre les Etats non dotés de l’arme nucléaire, qui sont parties au Traité de non-prolifération et qui respectent leurs obligations internationales de non prolifération des armes de destruction massive. » François Hollande, discours du 19 février 2015.

Une manière de désigner en creux ce qui fait figure de comportement inacceptable aux yeux de la France. Toutefois, cette formule n’a pas été reprise par Emmanuel Macron ni dans aucun document postérieur à 2015. On peut donc considérer que cette limite n’est plus d’actualité, mais en matière de dissuasion nucléaire, l’ambiguïté reste la règle.

L’arme atomique n’est pas une arme de bataille

La France perçoit l’arme nucléaire comme une arme de dernier recours, dont l’emploi ne saurait être que décisif. Elle n’est pas une « arme de bataille », ce qui n’est pas synonyme d’une arme de non-emploi. Elle n’a pas vocation à apporter une quelconque supériorité opérationnelle au combat.

« La France a toujours refusé que l’arme nucléaire puisse être considérée comme une arme de bataille. Je réaffirme ici que la France ne s’engagera jamais dans une bataille nucléaire ou une quelconque riposte graduée ».

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020

Dissuasion nucléaire et actions conventionnelles

La dissuasion nucléaire a besoin d’une force conventionnelle pour pouvoir fonctionner. Sans cela, la France n’aurait pas la capacité de faire face à une crise d’importante faible ou moyenne, en dessous du seuil des intérêts vitaux. Elle n’aurait que la réponse nucléaire, disproportionnée, à sa disposition.

Plus encore, le modèle retenu pour nos forces armées tient compte du fait nucléaire. Elles sont dimensionnées pour éviter la « création rapide d’un fait accompli» et non pour défendre le territoire contre une improbable invasion. Forces nucléaires et conventionnelles agissent en système. C’est en ce sens que la dissuasion est une « clef de voute » qui supporte toute la stratégie française de sécurité et de défense.

A cet égard, notre stratégie de défense est un tout cohérent : forces conventionnelles et forces nucléaires s’y épaulent en permanence. Dès lors que nos intérêts vitaux sont susceptibles d’être menacés, la manœuvre militaire conventionnelle peut s’inscrire dans l’exercice de la dissuasion. La présence de forces conventionnelles robustes permet alors d’éviter une surprise stratégique, d’empêcher la création rapide d’un fait accompli ou de tester au plus tôt la détermination de l’adversaire, en le forçant à dévoiler de facto ses véritables intentions. Dans cette stratégie, notre force de dissuasion nucléaire demeure, en ultime recours, la clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux. Aujourd’hui comme hier, elle garantit notre indépendance, notre liberté d’appréciation, de décision et d’action. Elle interdit à l’adversaire de miser sur le succès de l’escalade, de l’intimidation ou du chantage.

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020

Dissuasion nucléaire française et partenaires stratégiques

Ainsi, la dissuasion nucléaire française est pensée pour être la garante en dernier recours de la souveraineté nationale. Il est donc logique qu’elle s’inscrive difficilement dans le réseau d’alliances et de partenariats tissé par la république.

Dissuasion nucléaire française et OTAN

La dissuasion nucléaire française contribue à la sécurité des membres de l’Alliance atlantique, mais de manière indépendante. La France est ainsi le seul membre de l’Alliance à ne pas participer au Groupe des plans nucléaires. Elle n’est donc pas partie aux mécanismes de planification nucléaire de l’OTAN et n’est pas soumise à sa doctrine. Elle souhaite par là préserver l’indépendance de sa dissuasion.

En revanche, elle bénéficie pleinement de la protection établie par la défense antimissile de l’Alliance en Europe. La défense antimissile balistique ne saurait toutefois se substituer à la dissuasion. En effet elle ne permet pas de faire face à tous les types de menace et pourrait n’être pas complètement efficace.

Cette volonté d’indépendance n’empêche pas de tisser des liens avec d’autres puissances nucléaires. Selon le texte des accords de Lancaster House, la France et l’Angleterre « n’envisagent pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’une des Parties pourraient être menacés sans que ceux de l’autre le soient aussi ». Par voie de conséquence, l’un des objectifs du traité est d’engager des coopérations afin d’« assurer la viabilité et la sécurité de leur dissuasion nationale ».

Un parapluie nucléaire français pour l’Europe ?

Il n’est cependant pas question d’étendre le parapluie nucléaire français à l’Europe. L’enjeu est de préserver l’indépendance de la prise de décision dans l’emploi du feu nucléaire.

Toutefois, dans son « discours sur la stratégie de défense et de dissuasion » du 7 février 2020, Emmanuel Macron a souhaité donner une dimension européenne à la capacité de dissuasion française, en ouvrant la porte à une réflexion sur le rôle de la dissuasion française dans la sécurité européenne — en toute indépendance.

« Nos forces nucléaires jouent un rôle dissuasif propre, notamment en Europe. Elles renforcent la sécurité de l’Europe par leur existence même et à cet égard ont une dimension authentiquement européenne. Sur ce point, notre indépendance de décision est pleinement compatible avec une solidarité inébranlable à l’égard de nos partenaires européens. Notre engagement pour leur sécurité et leur inébranlable à l’égard de nos partenaires européens. Notre engagement pour leur sécurité et leur défense est l’expression naturelle de notre solidarité toujours plus étroite. Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne. »

Emmanuel Macron, discours du 7 février 2020

L’enjeu se limite cependant à l’ouverture d’un « dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective », ainsi qu’à la participation d’États tiers à des exercices militaires de dissuasion. Mais même cette timide dimension européenne a pu être fraichement accueillie par nos partenaires européens les plus atlantistes.

Pour beaucoup d’États européens en effet, mieux vaut une tutelle américaine que française, trop proche. Si l’idée du parapluie nucléaire européen français est régulièrement évoquée dans les médias, elle est donc loin de s’imposer, tant en France qu’à l’étranger.

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La doctrine de dissuasion nucléaire française est donc strictement défensive. Ayant pour but d’empêcher toute atteinte aux intérêts vitaux du pays, elle est la garante de la liberté d’action et in fine de l’indépendance nationale de la France. Elle est complétée par une force conventionnelle robuste, faisant ainsi figure de clef de voûte de la stratégie de défense et de sécurité française.

Ainsi définie, la mise en œuvre de la doctrine nucléaire française nécessite des moyens importants en perpétuelle modernisation.

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Bien plus qu’une option stratégique offerte au Président de la République, consistant à pouvoir infliger, en permanence et en toutes circonstances, des dommages inacceptables à tout État qui menacerait de s’en prendre aux intérêts vitaux de la France, elle est un élément central et structurant d’une stratégie politique globale en matière de sécurité et de défense.

SENAT, Rapport d’information sur la modernisation de la dissuasion nucléaire, 2017

Voir aussi L’espace, perspectives stratégiques

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La lutte des classes en France aujourd’hui

La lutte des classes est une réalité en France.

Rompant avec le discours dominant, qui fait de la lutte des classes une grille de lecture démodée inapplicable aux sociétés contemporaines, un de mes vénérables professeurs, Légion d’honneur au collet, nous disait un jour, en substance :

« Vous le savez, je suis idéologiquement loin du parti communiste (et il l’était). Et pourtant, la lutte des classes, j’attends toujours qu’on me prouve qu’elle n’existe pas ».

La lutte des classes structure-t-elle encore les inégalités dans les économies capitalistes, et particulièrement en France ?

La lutte des classes est bien une réalité en France. Cependant, le capital constitue aujourd’hui une classe mondialisée. Cela explique les formes nouvelles de la lutte des classes, mais aussi la difficulté d’appliquer cette grille de lecture héritée de la société industrielle nationale à la société contemporaine.  

Quelques définitions

Qu’est-ce qu’une classe sociale ? De nombreuses approches et définitions existent. Examinons la définition de Marc Bloch de la bourgeoisie.

« J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieures aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif. »

Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990, pp.194 — 195.

Nous retiendrons de la classe sociale qu’il s’agit d’un groupe inséré dans une hiérarchie de fait (pas nécessairement de droit), qui s’établit principalement par la place des individus au sein des rapports de production, mais aussi par leur niveau d’instruction et par le comportement qui est attendu d’eux. Elle possède aussi une dimension subjective. Elle prescrit les comportements sociaux.  

Comme elle est une construction visant à représenter un système d’inégalités, la classe sociale est indissociable de la lutte des classes. En fait, ce sont bien davantage les rapports de domination existants qui définissent une classe que des critères comptables.

La lutte des classes en France : la grande disparition

Alors qu’elle continue de représenter une grille de lecture pertinente pour expliquer la dynamique des inégalités en France, la lutte des classes occupe aujourd’hui dans le discours dominant une place marginale. Elle était pourtant conçue comme un phénomène central dans les années 70. Cette disparition possède une signification idéologique.

Une grille de lecture en apparence dépassée

Les classes sociales traditionnelles décrites par Marx, comme la bourgeoisie et la classe ouvrière, étaient pertinentes dans la société industrielle. Aujourd’hui, elles paraissent particulièrement décalées. Comment parler encore de classe ouvrière alors que l’emploi ouvrier ne représente plus que 20 % de la population ? Ou de bourgeoisie alors que le mot fait aujourd’hui référence à une réalité objectivement dépassée ? L’absence de renouvellement de la représentation des classes sociales pourrait laisser penser que cette grille de lecture n’est plus adaptée à une société où le travail est fragmenté.

Le concept de lutte des classes brille par son absence dans le discours légitime

Dans les productions intellectuelles, les médias dominants ou dans le discours politique, le vocabulaire de la lutte des classes disparaît. Cette disparition n’est pas anodine. Supprimer l’outil qui permet de penser les inégalités sociales contribue à faire disparaître la perception de leur caractère systémique. Le contrôle du discours est un moyen d’imposer une idéologie. 

Une répartition des classes pour la société post-industrielle

Pourtant, la lutte des classes reste une grille de lecture pertinente pour expliquer la dynamique des inégalités pour peu qu’on la dépoussière. Dans une note au Manifeste du parti communiste, Marx décrit le prolétariat comme « la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant en propre aucun moyen de production, sont contraints de vendre leur force de travail. » (C’est nous qui soulignons.) 

Nous choisissons de séparer la France en deux grandes classes en utilisant cette notion de la vente de la force de travail contrainte. D’un côté, ceux dont les moyens de subsistance dépendent de la vente de leur force de travail (leurs revenus du capital, s’ils existent, ne sont qu’un revenu annexe). De l’autre, ceux dont la vente de la force de travail n’est pas essentielle aux revenus, mais plutôt un impératif social. Il est évident que l’on ne peut se contenter d’une séparation aussi fruste et arbitraire. De nombreuses situations intermédiaires méritent classification. Mais examinons comment cette simple distinction nous éclaire sur les modalités de la lutte des classes en France comme ailleurs.

Si le vocabulaire de la lutte des classes est en voie d’extinction, elle constitue un outil plus pertinent que jamais pour penser la structure des inégalités, pour peu que l’on prenne la peine d’analyser les mutations contemporaines du capital.


Lire aussi Lutte des classes ou lutte des races ? Mettre fin au racisme systémique sans changer le système.

Capital mondial…

Aujourd’hui le capital est une classe organisée mondialement, ce qui lui donne une liberté d’action très large vis-à-vis des États et de leurs politiques nationales.

Le capital comme classe

Le capital n’est pas qu’une accumulation de moyens de production, c’est aussi une classe très discrète, mais agissante. Les détenteurs ou administrateurs du capital forment une classe sociale que l’on peut qualifier de dominante. S’il n’existe pas de structure d’opérations coordonnées du capital, au sens d’un état-major, les différents acteurs qui composent cette classe sont liés par une idéologie commune. Cela donne une grande cohérence à leurs actions.

La classe du capital est mondialisée

La circulation des capitaux, et donc leur répartition sur le globe, est de plus en plus dérégulée. C’est une grande différence avec la structure du capital telle qu’elle existait après-guerre, lorsqu’il était encore fortement organisé sur la base des territoires nationaux.

Concrètement, aujourd’hui des groupes d’investissement qui possèdent des actifs sur toute la planète détiennent une partie des entreprises ou du patrimoine immobilier français. Le caractère transnational du capital lui permet de s’émanciper des tutelles nationales et de mettre les pays en concurrence, pour réaliser son seul et unique but : la maximisation du profit. Ainsi, le capital peut sanctionner toute décision politique inopportune en regard de cet unique critère, par un arrêt des investissements et une relocalisation des capitaux, évidemment préjudiciables aux États. Le capital encadre donc les politiques nationales. La démocratie en est réduite à l’état de droit et au débat public.

Un nouveau paradigme de la lutte des classes

Dans Du temps acheté, Wolfgang Streeck introduit les concepts « d’État débiteur » et « d’État de consolidation » qui explicitent les rapports entre États-nations et capital. Entre les années 70 et 80, les États occidentaux sont passés du modèle de l’« État fiscal », qui dépend des ressources qu’il prélève sur l’activité économique, à « l’État débiteur », qui dépend de sa capacité d’emprunt.

Ayant réussi à imposer son idéologie et menaçant de s’expatrier, le capital obtient des démocraties des réductions massives d’impôts, qui diminuent d’autant leurs recettes et les obligent à emprunter sur les marchés pour se financer. Ainsi, au lieu de confisquer les ressources superflues des plus riches, l’État les place et les rémunère. Dans les années 1990, les représentants du capital, inquiets devant un endettement des États qui fragilise leur solvabilité, obtiennent des allégements des dépenses publiques, particulièrement sur les dépenses sociales. C’est « l’État de consolidation ». Or que finance l’État ? Les revenus directs et indirects des plus pauvres, c’est-à-dire l’illusion de la croissance que devrait d’entretenir le capitalisme pour obtenir l’adhésion des populations. Aujourd’hui, les peuples s’appauvrissent pour rémunérer le capital.

En France, ce paradigme est aisément visible : réduction des dépenses de la sécurité sociale contre flat tax (prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital) et suppression de l’ISF, pacte de stabilité européen pour garantir la solvabilité des États-débiteurs… La classe dominante, elle, lutte.

Face à la suprématie du capital mondial, les classes dominées, organisées sur une base nationale, ont le plus grand mal à opposer une stratégie cohérente.

… contre classes nationales

En effet, les classes organisées au niveau national manquent de cohérence, de force et de leviers d’action pour renverser le rapport de force avec le capital.

Des classes divisées

Les classes susceptibles de s’opposer au capital sont fragmentées, sans conscience de leurs intérêts communs. Selon Christophe Guilluy dans La France périphérique et Fractures françaises, les classes populaires sont divisées entre banlieues connectées aux métropoles et la France périphérique, la France des pavillons confrontée à la raréfaction de l’emploi industriel et des services publics.

De plus, toujours selon cet auteur, la classe moyenne, dont se réclame une grande majorité de Français, ne serait plus qu’une représentation idéologique refuge, sans véritable réalité sociale. Elle masquerait un appauvrissement généralisé des territoires déconnectés des métropoles. Le mouvement des gilets jaunes illustre à la perfection la tension entre représentations collectives et réalité. Ceux que l’on considérait comme des classes moyennes sans difficulté se révèlent faire bel et bien partie des classes populaires, mais considèrent que leurs intérêts sont structurellement différents de ceux des classes populaires des banlieues en miroir desquelles elles se définissent.

Perte des moyens d’action

Les leviers traditionnels d’action des classes populaires qu’étaient les syndicats et le vote de gauche se révèlent inefficaces, voire en réalité inexistants. Le manque de confiance envers les syndicats, et surtout le faible taux de syndicalisation en France empêchent toute bascule du rapport de force entre ceux qui dépendent de leur salaire et ceux qui dépendent du travail des autres.

Le volet politique de la lutte a lui aussi été neutralisé dans les années 90. Le vote communiste n’est plus une option depuis la chute de l’URSS. De plus, d’une façon générale, les partis qui remettent en cause le consensus néolibéral sont très minoritaires. Et pour cause, si le capital encadre la politique des États, alors les politiques sociales ne sont plus une option réaliste. Le politique n’a plus qu’à gérer des identités. Cela explique le taux d’abstention important des classes populaires. Elles ont, à juste titre, l’impression que leur vote ne sert à rien. Cette abstention renforce mécaniquement la représentation nationale des élites économiques. La domination sans partage de La République En Marche à l’Assemblée nationale en est un bon exemple.

Les classes dominées sont en train de perdre la bataille idéologique.

Enfin, le modèle socioéconomique qui est en train d’émerger en France est celui du capitalisme « diversitaire ». Dans ce modèle, le sociétal prime sur social. Concrètement, la lutte des races prime sur la lutte des classes. Or, à l’inverse des combats sociaux, les combats sociétaux sont indolores pour le capital. En effet, ils ne visent pas à une meilleure répartition des richesses, mais à une meilleure reconnaissance des identités dominées. La lutte des classes serait ainsi neutralisée et la position dominante du capital est garantie pour longtemps. 


Lire aussi Christophe Guilluy, La France périphérique.

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La lutte des classes est donc une réalité en France, malgré son effacement du discours légitime ou la difficulté à percevoir un phénomène tiraillé entre organisation mondiale du capital et des classes dominées qui ne se comprennent que dans un cadre national. Considérant la mainmise du capital sur la politique économique des États au moyen de la dette, son contrôle du discours dominant qui fait disparaître tout cadre pour penser sa domination, et enfin son invulnérabilité aux éventuelles politiques de correction qui ne peuvent provenir que d’un cadre national, la domination du capital sur les peuples est aujourd’hui si solide et pérenne qu’elle semble aller de soi.

Toute volonté d’infléchir le rapport entre le capital et le travail doit donc se situer dans une perspective de long terme. Il apparaît que, sauf réussite d’un projet de rééducation idéologique des populations par le discours médiatique dominant, le seul levier d’action encore utilisable est la valeur accordée à la démocratie en Occident. En effet, si la stérilisation du processus démocratique par les détenteurs du capital ne s’est jusqu’ici manifestée que par une abstention accrue, les exigences toujours plus importantes du capital et l’impasse du financement des dépenses sociales ne pourront que combiner le mouvement de paupérisation des populations à un divorce de plus en plus visible entre démocratie et capitalisme. Cela pourrait entraîner des réactions plus ou moins violentes au fur et à mesure que les illusions et les espoirs des peuples d’évanouiront.

Le capital, combien de divisions ?

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Voir aussi La crise de l’autorité

Comprendre pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

Ce bon vieux Carl. Selon la formule, selon Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens.

Fétiche, totem, coup de génie, la « formule » de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens » est tantôt portée aux nues, tantôt vouée aux gémonies par les stratégistes.

Nous voici venus au bout de notre voyage clausewitzien. N’hésitez pas à prendre connaissance de nos autres articles sur les concepts introduits par le maître dans De la guerre. Nous conseillons de lire celui sur la guerre absolue avant de poursuivre.

Il est donc temps de nous confronter à ce monument.

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La guerre est soumise à la politique

Clausewitz ouvre De la guerre avec l’ambition d’analyser le phénomène guerre. « Nous nous proposons d’examiner d’abord la guerre dans chacun de ses éléments, puis dans chacune de ses parties et enfin dans son entier, c’est-à-dire dans la connexion que ces parties ont entre elles » (p. 27).

C’est donc logiquement avec une proposition de définition que débute la réflexion. « La guerre est donc un acte de force par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté » (p. 27).

Notion de but politique

L’usage de la force — et de la violence — est donc par définition indissociable de la guerre. Mais pour Clausewitz, la force n’est qu’un moyen au service d’un but politique.

Cependant, la seule manière d’atteindre ce but politique, c’est « de mettre l’ennemi hors d’état de se défendre » (p. 28). Le but politique ne peut donc être atteint qu’à travers un objectif militaire.

Si l’emploi de la force armée est le moyen d’atteindre un but politique, alors la guerre est soumise à la politique. C’est une des thèses majeures de l’œuvre. C’est aussi l’un des sens de la formule de Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens.

La guerre est soumise à la politique

La guerre n’impose donc pas sa logique à la politique. « C’est donc le but politique […] qui détermine le résultat à atteindre par l’action militaire ainsi que les efforts à y consacrer ». La seule exigence que puisse avoir la guerre, c’est que l’objectif politique soit compatible avec l’emploi de la force armée. Clausewitz n’est pas le théoricien de la guerre totale, dans laquelle la raison politique devrait s’effacer devant les impératifs de la guerre (ça, c’est Ludendorff).

En revanche, la masse d’efforts à fournir (c’est-à-dire le niveau où l’on fixe le but militaire) pour atteindre le but politique dépend des relations préexistantes entre les belligérants. Par exemple (cet exemple est le nôtre et ne figure pas dans l’œuvre), conquérir une province voisine peut très bien se faire sans coup férir, s’il s’agit juste pour la population concernée de changer de tyran. Mais si les passions des peuples sont déjà exacerbées, cette conquête peut mener à une guerre longue et cruelle. La forme de la guerre change, mais pas l’objectif politique.

Guerre et politique sont donc de même nature. Il n’existe a pas de rupture entre elles, malgré l’introduction de la force. La guerre est le moyen d’atteindre un but politique : elle n’est que sa continuation. La politique ne cesse pas avec l’emploi des armes.

Carl von Clausewitz

Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Le sens de la formule

À proprement parler, la « formule » n’est pas une définition de la guerre. Elle est davantage une caractérisation. C’est la mise en évidence de deux traits dominants de la guerre qui est le point de départ de la démarche analytique de Clausewitz.

Quelle est cette « politique » dont il est question ?

Le point de vue restrictif

Pour Martin Van Creveld, dans La transformation de la guerre, Clausewitz n’entend par politique que les relations entre États fondées sur des intérêts et des calculs rationnels. La formule ne permettrait alors pas de rendre compte de la participation de groupes non étatiques à la guerre ni des conflits ou l’un des camps lutte pour sa survie.

Il est évident qu’elle n’aurait pas eu une telle postérité si le terme « politique » devait se comprendre dans un sens aussi restreint.

Les communautés humaines

Certes, Clausewitz se concentre dans De la guerre sur les guerres entre États, ou en leur sein. Et pour cause, ce sont les seules qu’il connaisse. Cependant, lorsqu’il décrit la guerre dans son essence, dans le livre Un, il semble bien prendre en compte la possibilité de conflits politiques en dehors de l’État. « Entre communautés humaines, et notamment entre nations civilisées, la guerre nait toujours d’une situation politique et poursuit un but politique » (p. 44).

Sans surprise, Clausewitz considère ici la nation — et en l’occurrence l’État — comme une forme « civilisée » d’organisation humaine. Mais il envisage aussi qu’il puisse exister d’autres types d’organisation, d’autres types de « communautés humaines ».

Nous retiendrons donc comme « politique » les modalités de cohabitation entre et au sein de communautés humaines. N.B. : c’est notre définition. Elle ne figure pas dans l’œuvre.  

La lutte pour la survie et disparition du but politique

Clausewitz a également considéré les luttes pour la survie, qui s’opposeraient aux guerres « politiques » menées selon des « intérêts ».

Il constate que les guerres peuvent être d’intensité différente, de la guerre d’extermination à la guerre menée pour de froids intérêts. Il reconnaît que leur rapport à la politique semble, en première analyse, de nature différente en fonction de cette intensité.

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« Plus les motifs qui portent à la guerre ont d’ampleur et de puissance, plus la situation politique qui la précède est tendue, plus l’existence des peuples qui y prennent part s’y trouvent engagée, et plus la guerre elle-même se rapproche de sa forme abstraite […] et semble se soustraire à l’autorité de la politique pour ne suivre que ses propres lois : le but militaire et l’objectif politique deviennent identiques. Mais par contre, plus les motifs qui président à la guerre et les tensions qui la précèdent sont faibles, et plus le but politique s’écarte du déchaînement de violence inhérent à la guerre, de sorte que, obligée de dévier elle-même de la direction qui lui est naturelle pour se conformer à celle qu’on lui impose, celle-ci […] en arrive enfin à ne sembler être exclusivement qu’un instrument de la politique. »

de la guerre, pp. 45 – 46, c’est moi qui souligne.

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Cependant, cette disparition du but politique derrière l’objectif militaire n’est qu’apparente. « Toutes les guerres doivent être considérées comme des actes politiques », affirme-t-il quelques lignes plus loin.

Si les buts politique et militaire viennent à se confondre, l’un n’absorbe pas l’autre. Une guerre d’extermination est aussi un fait politique, bien qu’extrême : elle apparaît comme légitime et nécessaire à au moins un des deux camps.

Ensuite, quels sont ces « autres moyens » ?

La réponse de Clausewitz serait immédiate : la violence, l’effusion de sang. Elle est une des caractéristiques intrinsèques de la guerre. « Pour définir la guerre sans tomber dans la pesanteur, nous nous en tiendrons à ce qui en constitue l’élément primordial, le combat » (p. 27). La violence est donc un moyen extraordinaire de la politique pour arriver à ses fins.

Pour Clausewitz, il est illusoire de concevoir une guerre sans violence ni combat. « Selon certains philanthropes, il existerait quelque méthode artificielle, qui, sans effusion de sang, permettrait de désarmer l’adversaire ou de le réduire. […]. Si généreuse cependant que soit cette idée, elle n’en constitue pas moins une erreur à combattre » (p. 28).

Ces deux éléments nous amènent à recomposer la caractérisation de la guerre introduite par Clausewitz, pour proposer une définition de la guerre qui nous semble en accord avec sa formule. La guerre est un affrontement armé et sanglant entre groupes humains, ayant pour objet la modification par la force de leurs modalités d’existence commune, y compris par l’anéantissement.

Il va désormais s’agir de vérifier si cette définition résiste à la critique, et si elle est d’une quelconque utilité pour agir au sein du phénomène guerrier.

La guerre peut-elle n’être pas de nature politique ?

Soumettons cette définition à un bombardement intellectuel et tentons de l’infirmer.

Motifs de guerre apparemment autres que la politique

Les motifs d’une guerre peuvent être divers : politiques, certes, mais aussi religieux, juridiques, culturels, économiques… Comment de ce fait la guerre ne pourrait-elle pas être d’une autre nature que politique ?

Il est clair que l’on peut qualifier la plupart des conflits de « politiques », au sens de notre définition. Une guerre pour imposer à une autre partie des modalités de commerce, comme les guerres de l’opium (ce n’était bien évidemment pas le seul motif de ces guerres) appartiennent bien à notre définition des modalités de cohabitation.

Il en va de même des guerres menées pour des raisons juridiques ou morales. Les institutions et conceptions juridiques, quelles que soient les époques, gravent dans le marbre les relations que doivent avoir entre elles les communautés. Quant à imposer ses impératifs moraux par la guerre, cela demeure l’imposition d’une norme à l’adversaire.

Les conflits religieux sont aussi politiques

Le conflit religieux est lui aussi un conflit de nature politique, même si cela peut paraître contre-intuitif. Imaginons un conflit dont les motivations sont purement spirituelles. Ce type de conflit est probablement une impossibilité tant les raisons qui sont à l’origine d’une guerre sont nombreuses, diverses et profondes. Mais imaginons une guerre purement religieuse.

Plusieurs belligérants s’affrontent pour faire reconnaître le bien-fondé de leur compréhension d’une doctrine religieuse (ou philosophique). Il s’agit de façon de vivre et de cohabiter au jour le jour. Il s’agit donc déjà de politique. Le camp qui l’emportera aura réussi à imposer par la force aux vaincus sa manière de croire. Il aura redéfini les modalités de cohabitation avec ses adversaires.

On a pu enfin avancer que les guerres menées par les Aztèques à leurs voisins n’étaient pas politiques. Elles auraient été de nature religieuse. En effet, elles ne visaient qu’à faire des captifs afin de les sacrifier aux dieux. Cependant, la véritable question réglée par la guerre était de savoir qui devait fournir les suppliciés. Une fois un village soumis, il devait un certain nombre d’individus à sacrifier en tribut. Si le motif de la guerre était bien religieux (faire des captifs), sa nature, elle, restait politique. Il s’agissait de créer et maintenir un système de domination entre groupes humains.  

Des guerres pour l’honneur ?

Ensuite, qu’en est il de l’honneur ? Un conflit armé entre groupes humains motivé par l’honneur ne serait pas aujourd’hui qualifié de guerre. Il serait considéré comme une vendetta, ou un cycle de violence. Il nous paraît inconcevable que deux entités politiques se fassent la guerre pour une question d’honneur.

Toutefois, dans d’autres sociétés, d’autres cultures, d’autres temps, cette notion est tout à fait envisageable. Deux groupes pourraient s’affronter en raison d’un acte perçu comme inacceptable dans le système de valeur considéré. En toute hypothèse, l’affrontement armé aurait alors lieu, non pas pour définir les modalités de coexistence, mais dans le but de corriger un déséquilibre introduit dans la cohabitation entre les groupes par une des parties. En ce sens, il demeure possible, certes à l’extrême limite, de conclure à la nature politique de cette violence armée.

Cependant, le conflit ne pourrait alors pas avoir d’objectif politique. Il s’agirait de vaincre l’autre dans une mesure qui n’est pas définie, jusqu’au point où l’équilibre sera considéré comme rétabli et acceptable par les parties au conflit.

La guerre comme culture

En dernière analyse, la seule circonstance dans laquelle la guerre pourrait n’être pas de nature politique est si elle est une culture.

Il ne s’agit pas ici de conflit de culture, au sens où une partie essaierait d’imposer sa culture à l’autre par la force. Cela rentrerait dans notre définition de la politique. Nous parlons de la guerre comme culture, comme mode de vie.

Selon John Keegan dans Histoire de la guerre, la force des peuples cavaliers des steppes était d’avoir la guerre comme mode de vie. C’est à dire de ne vivre que pour et par le combat. Cette position doit probablement être nuancée. Cependant, force est de constater que si la guerre peut être un mode de vie pour un peuple entier (à bien différencier d’une simple profession), alors elle n’est pas nécessairement la continuation de la politique. Elle ne redéfinit pas les modalités de cohabitation, car elle est la seule façon possible de cohabiter. Elle est la politique.

Le présupposé clausewitzien

Si la guerre reste alors de nature politique, elle ne sert plus à résoudre un conflit. Cela met au jour le présupposé clausewitzien, qui n’est pas dans le caractère politique de la guerre, mais dans les « autres moyens ». Au fond, Clausewitz conçoit la guerre comme un moyen violent de résoudre un conflit entre deux groupes humains.

En ce sens, si elle ne peut être détachée de la politique, la guerre n’a cependant d’autre finalité que sa propre disparition au profit d’un nouvel ordre politique reconnu. Elle est par nature un état transitoire de la politique. Si au contraire la violence armée organisée n’est pas un moyen, mais une culture, elle cesse d’être un moyen et perd son caractère transitoire pour devenir un état d’équilibre.

Cependant, le fait que la guerre puisse être une culture n’est qu’une hypothèse, une construction intellectuelle. Aujourd’hui, aucun peuple sur terre ne possède cette culture-guerre.

Structurer le traitement de la violence armée organisée

Manifestement, toute violence armée organisée n’est pas de nature politique, et toute violence n’est pas organisée. La formule de Clausewitz permet de délimiter clairement le périmètre de la guerre au sein de celui de la violence. Sans cette dimension politique, n’importe quel affrontement entre bandes pourrait se trouver qualifié de guerre.

La notion de politique permet de distinguer au sein des violences armées organisées ce qui est une guerre et ce qui ne l’est pas.

Criminalité organisée

Considérons des criminels, qui agissent en bande organisée soit contre leurs rivaux, soit contre l’ordre établi. Lorsqu’ils agissent pour des raisons pécuniaires (braquage de fourgons, assassinats de concurrents…), personne ne songerait à parler de guerre.

Mais dès qu’il s’agit de décider de la prééminence entre gangs, ou de déterminer qui contrôle un territoire, la violence prend une tournure politique. Le terme de « guerre des gangs » surgit alors, à juste titre.

Le cas est encore plus éloquent lorsqu’il s’agit de résistance organisée aux forces de l’ordre pour conserver l’administration parallèle d’un territoire. C’est le cas de certains combats que mènent les cartels mexicains contre la police. Nous sommes bien là en face d’une guerre.

Moyens criminels et revendication politique

À l’inverse, si une organisation se sert de moyens criminels pour servir sa cause politique, il devient bien sûr légitime de parler de guerre. Une prise d’otage effectuée par un groupe qui cherche uniquement à jouir de la rançon ne peut pas être considérée comme un acte de guerre. En revanche, si cette prise d’otage sert à financer des actions violentes qui ont pour but de modifier les rapports de force politiques, ou simplement de revendiquer une position politique, il s’agira bien d’un acte de guerre, tout illégitime qu’il soit dans la conception occidentale de la guerre. 

La notion de politique permet de distinguer quelles violences armées, organisées et sanglantes doivent recevoir le qualificatif de guerre.

Il ne s’agit pas là d’entrer dans un raisonnement circulaire qui expliquerait que puisque la guerre est politique, les violences apolitiques ne sont pas de la guerre, ce qui prouverait que la guerre est politique. Il s’agit de montrer que la formule de Clausewitz, selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, permet de structurer la perception de la violence armée organisée, et de mettre en place des réponses adaptées.

Applications contemporaines

Finalement, en quoi la formule va-t-elle nous être utile pour comprendre la guerre ?

Si, comme le pense Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, alors nous pouvons éviter deux écueils dans lesquels semble prise la perception commune de la guerre aujourd’hui en Occident.

Repolitiser la guerre

Premièrement, la guerre n’est pas qu’une affaire de technique ou de performance. Les pays occidentaux ont pu avoir tendance à considérer que le déploiement et l’emploi de la force armée étaient à même de remporter une guerre grâce à leur formidable capacité à tuer, avant de s’étonner d’avoir à mener des guerres éternelles contre un ennemi qui n’en finissait plus d’être détruit. Leurs piètres résultats en matière de contre-insurrection sont un résultat de la perception de la guerre comme un phénomène sans lien avec la politique.

En effet, la destruction des forces armées adverses est bien nécessaire pour abattre la volonté d’un État. Mais que peut une capacité de destruction lorsque l’ennemi n’est plus un État ? L’adversaire dans une guerre asymétrique est composé d’individus qui ont jugé inacceptables leurs conditions d’existence, au point de risquer leur vie en luttant contre l’ordre établi. Tant que les conditions politiques qui ont mis en mouvement l’insurrection ne changent pas, il est illusoire d’espérer remporter quelque victoire que ce soit. Entre États, les conditions politiques du conflit changent en même temps que les rapports de force militaires, pas dans la guerre asymétrique.

Leviers d’action non militaires

En outre, lorsque le rapport de force est asymétrique, l’action militaire ne peut pas porter d’effet déterminant. De quels autres leviers, politiques ou économiques disposent les démocraties occidentales pour influer sur le cours de leurs guerres étrangères ? Le levier économique se limite à l’imposition du libéralisme teintée d’aide au développement. Le levier politique se cantonne à l’organisation d’élections. Si la guerre est effectivement une chose trop sérieuse pour être laissée à des militaires, encore faut-il que des moyens d’action non militaires existent.

Enfin, présenter une intervention armée comme solution technique à un problème stratégique, ou pire, moral, ne permet pas de donner à l’adversaire sa juste valeur. Il se voit réduit au rang de terroriste ou de criminel. Et on ne négocie ni avec l’un ni avec l’autre. Sans remettre le politique au cœur de la guerre, pas de paix possible, seulement des guerres longues et la défaite.

Guerre économique, commerciale, de l’information

Deuxièmement, mettre l’effusion de sang au cœur du phénomène guerrier permet de mieux appréhender le mécanisme des relations internationales, en distinguant la guerre de ce que le général Poirier appelait « commerce compétitif ».

En effet, on ne compte plus aujourd’hui les interventions sur la « guerre économique », la « guerre de l’information », la « guerre commerciale » ou la « cyberguerre ». Or, si l’on juge ces « guerres » à l’aune de notre définition et de la formule, le terme est utilisé mal à propos.

À quoi correspondent donc ces emplois abusifs ? À une tentative de comprendre un état de tension qui semble incompatible avec l’état de paix. Dans Stratégie théorique II, le général Poirier explique que la concurrence entre les projets politiques des différents acteurs sociopolitiques mène à un état de tension perpétuelle qu’il nomme « commerce compétitif ».

Les « guerres » économiques ou de l’information sont en fait consubstantielles aux relations internationales et à l’état de paix. Les percevoir comme des guerres ne peut qu’obscurcir le jugement et mener à des décisions irrationnelles et contre-productives.

Rajouter un adjectif après « guerre » donne l’impression d’une analyse fine, voire d’une découverte conceptuelle. Ce n’est pourtant souvent que rajouter de la confusion, tant dans la compréhension du phénomène guerrier, qui est par nature changeant, tel le fameux caméléon, que dans celle de l’état de paix. Ce dernier n’est autre qu’une rude compétition que seule l’effusion de sang distingue de la guerre.

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La célèbre formule de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens », est souvent attaquée, mais n’a jamais été détrônée. Elle est une tournure simple qui nous rappelle que la guerre est de nature politique. Elle n’est donc pas un phénomène autonome. Enfin, elle se caractérise par la violence armée organisée avec effusion de sang.

Elle permet d’y voir un peu plus clair dans le monde d’aujourd’hui. Mais aussi de dresser des garde-fous pour délimiter ce qu’elle peut accomplir, et par-dessus tout, ce qu’elle ne peut pas faire.

« La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens »

Carl von Clausewitz, de la guerre, Livre Un, Chap. 1, § 24, p. 45

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens

Le centre de gravité chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Le concept de « centre de gravité », introduit par Carl von Clausewitz dans De la guerre, possède une remarquable postérité. Il est encore utilisé par plusieurs armées occidentales.

Le concept de « centre de gravité », chez Clausewitz, par Les armes et la toge.

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Centre de gravité et équilibre

Selon Clausewitz, le centre de gravité est le point sur lequel une action pourra produire un effet décisif sur tout son système de guerre d’un belligérant. Il est en quelque sorte son point d’équilibre, qui entraîne tout le reste. Agir sur le centre de gravité permettra de mettre l’ennemi en déséquilibre, et donc de le renverser plus facilement.

« Le centre de gravité est là où se trouvent réunies les actions de la pesanteur sur toutes les parties d’un corps, et le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière. Il en est de même du centre de gravité des forces à la guerre » (p. 696).

Le centre de gravité est ce qui fait la synthèse utile du rapport de force physique, des forces morales et du terrain. « Un théâtre de guerre, quelles que soient ses dimensions, et la force armée qui l’occupe, quel que soit l’effectif de celle-ci, constitue donc une unité qui a son centre de puissance unique » (p. 698).

Le destin des forces d’un État en guerre est donc lié à celui de son centre de gravité. Détruire le centre de gravité de l’ennemi, c’est le mettre à genoux.

Les actions contre le centre de gravité de l’ennemi ne deviennent toutefois cruciales que si les deux adversaires recherchent une décision. Si les belligérants se satisfont de gains secondaires, ils ne tenteront pas à renverser l’ennemi au prix d’un effort important et risqué. Clausewitz parle d’« observation armée ». L’action sur le centre de gravité vise à mettre l’ennemi à terre, non pas à obtenir des gains secondaires.

Identifier le centre de gravité

Dès lors, comment reconnaître le centre de gravité adverse ?

Il s’agit d’étudier « les rapports dominants et les intérêts actuels des deux États [partie au conflit] » (p. 860) qui déterminent les centres de gravité respectifs.

Clausewitz aide ici son lecteur en dressant une liste des centres de gravité possibles. Il peut se trouver dans :

  • l’armée, comme c’était le cas pour Alexandre ou Frédéric II ;
  • la capitale de l’État, s’il est en proie à des troubles intérieurs ;
  • l’armée de secours, dans le cas de belligérants faibles, mais soutenus par des alliés puissants ;
  • « l’unité des intérêts » dans le cadre d’une coalition ;
  • enfin, pour une nation en armes, dans la personne des chefs et l’opinion publique.

Le centre de gravité peut donc être matériel ou immatériel.

Il faut toutefois garder à l’esprit que cette notion est dynamique. En effet, le centre de gravité d’une partie au combat peut varier dans le temps. « En 1792 […], il eût vraisemblablement suffi d’atteindre Paris pour mettre provisoirement fin à la guerre avec le parti de la révolution, tandis qu’en 1814, tant que Bonaparte eût encore disposé de forces considérables, on n’eût pas tout obtenu en s’emparant de la capitale. » (p. 859).

Mais un ennemi peut-il posséder plusieurs centres de gravité, ou doit-il n’en avoir qu’un seul ? La tâche du planificateur est justement de réduire toutes les sources de puissance adverses en une seule, celle qui commande toutes les autres. « Il est peu de cas […] où l’on ne puisse ramener plusieurs des centres de gravité de l’ennemi à un seul » (p. 861).


Lire aussi Pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

Centre de gravité et économie des forces

Une fois que le centre de gravité est identifié, Clausewitz recommande de concentrer ses efforts sur lui. « C’est ce centre de gravité qu’il faut désormais et sans interruption diriger le choc général de toutes les forces réunies » (p. 860).

Le centre de gravité est en effet un outil qui va servir au planificateur à organiser ses efforts. Il commande l’économie des forces (au sens de répartition des forces) en permettant de ne pas prendre l’accessoire pour l’essentiel. Ainsi, une armée peut très bien utiliser une partie de ses forces pour occuper une province secondaire de son adversaire. Mais cela ne constituera pas une action décisive. L’ennemi reste en état de combattre, sur son équilibre. En revanche, que son centre de gravité soit bousculé, il perd l’équilibre ; qu’il soit détruit, il doit « demander merci ».

Cela ne signifie pas que l’intégralité de l’armée doit se ruer toutes baïonnettes hurlantes sur le centre de gravité. Des missions secondaires de sureté seront tout à fait nécessaires. Cependant, il ne faudra pas y concentrer plus de troupes que nécessaire.

À l’inverse, l’effort consenti contre le centre de gravité ennemi doit être justement calculé, afin que les opérations secondaires, mais nécessaires, puissent être correctement exécutées : « les forces que l’on y [l’action contre le centre de gravité ennemi] consacrerait en trop seraient inutilement dépensées et, par suite, feraient défaut sur d’autres points » (p. 697).

Bref, identifier le centre de gravité de l’ennemi permet d’éviter de disperser ses efforts.


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Une action du fort au fort ?

L’action contre le centre de gravité ennemi a pu attirer à Clausewitz, notamment sous la plume de Liddell Hart, le reproche de préconiser une action du fort au fort. Couronnée de succès, l’action directe contre le centre de gravité peut laisser le vainqueur si affaibli qu’il en sera incapable d’exploiter la mise en déséquilibre de son adversaire.

Force est de constater que la pensée du maître ne peut entièrement échapper à cette critique.

Pour commencer, Clausewitz ne croit pas à la victoire sans combat, même dans le cas d’un centre de gravité immatériel.

En effet, quel que soit le centre de gravité retenu, les armées adverses doivent être dispersées. « Quels que soient cependant les rapports de l’adversaire en raison desquels on se décide à agir, comme les forces armées constituent l’un de ses organes les plus essentiels, il faut toujours commencer par les désorganiser et les vaincre » (p. 861).

Ensuite, dans plusieurs chapitres, le centre de gravité peut s’identifier à la plus grande concentration de troupes. « C’est donc sur le point où se trouvera réunie la plus grande quantité des forces armées de l’ennemi, que devra se produire le choc qui, s’il réussit, amènera la plus grande somme d’effets, et on y arrivera d’autant plus sûrement qu’on y consacrera soi-même des forces armées plus nombreuses. Il y a donc une grande analogie entre le centre des forces à la guerre et le centre de gravité en mécanique » (p. 696).

La critique porte. Toutefois, rappelons que De la guerre est une œuvre inachevée. On retrouve ainsi des allusions au centre de gravité dans trois des huit livres qui composent l’ouvrage, parfois éparses, parfois concentrées, toujours plus ou moins développées et plus ou moins précises.

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Que retenir, en conclusion, du concept de centre de gravité introduit par Clausewitz ?

Il s’agit finalement d’identifier l’élément qui est la source de la cohérence du système de guerre adverse et de le neutraliser. Cela provoquera le déséquilibre de l’ennemi, et permettra alors de multiplier les effets dirigés contre lui.

Et pour cause, le centre de gravité n’est pas nécessairement la source de puissance de l’adversaire, mais la source de la cohésion de ses différents ensembles : « les forces militaires de toute partie belligérante présentent une certaine unité et, par suite, une certaine cohésion. Or, partout où il y a cohésion, la théorie du centre de gravité est applicable » (p. 696). C’est le point sur lequel une action aura un effet décisif sur l’ensemble du système adverse.

Par exemple, le système de combat des armées occidentales repose sur une puissance de feu importante, mais aussi et surtout sur des communications permanentes. Elles permettent une boucle conception — exécution très rapide. Les couper réduit considérablement la mobilité, et donc l’efficacité d’armées réduites en nombre. Quant à l’État Islamique, son centre de gravité n’était pas ses forces armées, mais son récit, par lequel il attirait et recrutait. Plus généralement, le centre de gravité d’une guérilla peut résider dans un sanctuaire, ou dans sa « manœuvre extérieure » (Beaufre), c’est-à-dire dans le fait d’être capable de gagner une légitimité internationale.

La notion de centre de gravité permet donc aujourd’hui précisément d’éviter l’action du fort au fort dans un affrontement physique stérile. Elle sert à concentrer les efforts contre la clef de voûte de l’édifice ennemi, sans exclure d’autres opérations.

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 « le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière »

Carl von Clausewitz, De la Guerre, Livre VI, Chap. 27, p. 696

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

Pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

L’édition utilisée pour cet article est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000.

Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Charles de Gaulle, auteurdu fil de l'épée, et de la phrase « La véritable école du commandement est donc la Culture Générale ».

Dans Vers l’armée de métier (1934), Charles de Gaulle explique, par une formule restée célèbre, que la culture générale est la véritable école du commandement. Selon lui, elle est nécessaire pour former la « puissance de l’esprit », et les « réflexes intellectuels et moraux des chefs ». Mais dans cet ouvrage, il ne construit guère sa pensée que sur quelques pages.

Il avait été beaucoup plus prolixe dans Le fil de l’épée (1932). Nous nous servirons de ces développements comprendre cette idée. Nous expliquerons également quelles qualités devrait selon lui posséder un chef militaire.

Intelligence, instinct, culture générale

Pour Charles de Gaulle, l’intelligence, et l’instinct sont tous deux nécessaires à la conception de l’action.

La guerre est un domaine si complexe, qui fait intervenir tant de forces immatérielles, qu’il est difficile de la saisir entièrement par l’intelligence. Toutefois, même si elle n’apporte pas de certitude, l’intelligence réduit le champ de l’erreur. Elle apporte le renseignement, la connaissance du terrain, l’organisation, la connaissance de sa force et de sa faiblesse. Elle « prépare la conception de l’action mais ne l’enfante pas ».

L’intelligence est complétée par l’instinct. C’est par lui que l’homme « perçoit la réalité des conditions qui l’entourent et qu’il éprouve l’impulsion correspondante ». L’instinct est un raccourci entre le monde sensible et l’action. « Les grands hommes de guerre ont toujours eu, d’ailleurs, conscience du rôle et de la valeur de l’instinct. »

Or, c’est grâce à la culture générale que l’intelligence et l’instinct se forment. Elle permet de structurer sa pensée et de préparer son esprit à la décision, en défrichant le champ des possibles. Pis aller à l’expérience, elle est aussi beaucoup plus vaste. C’est pour cette raison que selon de Gaulle, « la véritable école du commandement est donc la Culture Générale », et que « au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote ». La même réflexion apparaît chez Clausewitz.

Toutefois, la culture générale ne fait pas tout. Il faut bien d’autres qualités au chef militaire.

L’autorité

Après le temps de la conception, celui de la décision. L’autorité et le courage, qualités morales, viennent compléter l’intelligence et l’instinct, qualités intellectuelles, chez le grand chef.

La prise de décision est un processus d’ordre moral et non intellectuel qui nécessite du courage. Ce dernier n’est pas donné à tout le monde, en raison des graves conséquences que décision à prendre pourra entrainer. L’esprit apte à la décision doit en outre s’accompagner d’autorité, qui est la faculté d’avoir « prise sur les âmes ».

L’autorité elle-même suppose le prestige. Le prestige (qui ressemble ici au charisme ; il n’est pas dans l’ouvrage synonyme de « réputation ») est un don inné, mais qui possède certains aspects pouvant être développés.

Pour travailler son prestige, le chef doit rester mystérieux, ce qui impose de prendre de la distance par rapport au subordonné. Mais ce prestige n’est pas l’inaccessibilité, il est la réserve de l’âme, des gestes et des mots, la sobriété de l’attitude et du discours. On doit sentir dans le silence du chef l’ardeur contenue. C’est une attitude de roi en exil.

Mais pour conserver ce qu’il faut bien appeler une « majesté » (le terme ne figure pas dans l’ouvrage), il faut au chef un but qui le relie à la grandeur. Or, cette grandeur représente un poids qui ne peut être supporté par tous.

Enfin, aux vertus d’intelligence, d’instinct et de prestige, le grand chef doit joindre le caractère.

Le caractère

Le caractère, « vertu des temps difficiles », est la capacité d’imprimer sa marque aux faits.

L’homme de caractère inspire, décide et assume. Il a la « passion de vouloir ». Il est ferme, mais bienveillant, assume les échecs et redistribue la gloire. En temps de paix, un tel homme sera perçu comme orgueilleux et indiscipliné, et il en pâtira. Mais que les difficultés surviennent, et elles le pousseront naturellement au premier plan.

Et force est de constater qu’il n’a pas eu complètement tort.

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Si « la véritable école du commandement est donc la Culture Générale », c’est donc qu’elle prépare le chef à une prise de décision rapide et juste face à une situation imprévisible. Elle développe l’instinct qui, seul, permet de ressentir la direction à donner à ses choix. Mais si la culture générale forme l’instinct du chef militaire, ce dernier doit être accompagné d’autres qualités telles que l’intelligence ou l’autorité, tant morales qu’intellectuelles.

« Tous les grands hommes d’action furent des méditatifs »

Charles de Gaulle, le fil de l’épée.

« La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »

Charles de gaulle, Vers l’armée de metier

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En parlant d’Aristote… Voir aussi Les cinq formes de courage chez Aristote.

Deux thèses majeures de L’art de la guerre de Sun Tzu en cinq minutes

Ceci n'est pas SunTzu, auteur de L'art de la guerre.

L’art de la guerre de Sun Tzu est un recueil de préceptes de stratégie qui tire sa force de sa simplicité et de sa grande concision. Contentons-nous de préciser qu’il fut rédigé à l’époque des royaumes combattants (Ve au IIIe siècles av. J.-C.) et qu’un halo de légende entoure ce texte et son auteur. Nous nous bornerons ici à expliquer deux des thèses qui nous paraissent centrales dans cette œuvre, qui passe pour le plus grand traité de stratégie jamais écrit.

L’édition utilisée pour cet article est Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Champs, 2008.

La victoire au prix le plus bas possible

Sun Tzu commence son traité en mettant en évidence l’importance de la guerre : « La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’État, la province de la vie et de la mort, la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement » (p. 91), mais aussi son coût exorbitant : « Lorsque l’armée s’engagera dans des campagnes prolongées, les ressources de l’État ne suffiront pas » (p. 102).

En effet, tant les conséquences économiques d’un conflit prolongé, comme la désorganisation de la société, les famines, que celles d’une bataille sanglante, où les morts pouvaient à l’époque se compter par centaines de milliers, sont des facteurs d’appauvrissement et d’affaiblissement de l’État. Or, « le général est le protecteur de l’État » (p. 112). Trouver le moyen de contourner le recours au choc meurtrier est par conséquent une priorité pour Sun Tzu.

La victoire doit donc être remportée au moindre coût, si possible sans même livrer bataille : « Ceux qui sont experts dans l’art de la guerre soumettent une armée sans combat. Ils prennent les villes sans donner l’assaut et renversent un état sans opérations prolongées » (p. 110).

Toutefois, Sun Tzu ne repousse pas toute idée de bataille. Il se peut que ce soit le moyen le plus économique de remporter la victoire, ou qu’elle soit nécessaire. Il faut alors s’attacher à créer les conditions pour « vainc[re] un ennemi déjà défait » (p.120).

Attaquer la stratégie et l’esprit du chef adverse

Tout l’art du général va donc être de créer les conditions d’une victoire à moindre coût, en attaquant la stratégie adverse et l’esprit du chef ennemi avant d’attaquer ses troupes. « Ce qui est (…) de la plus haute importance dans la guerre, c’est de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi » (p. 108).

Un général accompli mettra en œuvre plusieurs techniques pour atteindre ce but.

La première est d’attaquer la cohésion morale de l’ennemi, non pas entendue comme le moral des troupes, mais comme l’« harmonie » unissant le souverain et son peuple. Il faut user d’influence sur les dirigeants adverses, de corruption, d’agents secrets, de trahisons pour mettre à bas cette cohésion morale. La victoire est alors acquise depuis le palais du souverain ennemi et son État s’effondre sans avoir à livrer bataille. « Généralement dans la guerre, la meilleure politique, c’est de prendre l’État intact ; anéantir celui-ci n’est qu’un pis aller » (p. 108).

Le général avisé doit également s’attaquer à l’esprit du chef adverse, ou à son plan, en jouant sur ses perceptions. « Tout l’art de la guerre est basé sur des duperies » (p. 95). Il peut tromper l’ennemi grâce à des stratagèmes visant à l’induire en erreur sur l’état de ses forces, sur ses capacités, pour l’inciter à attaquer alors qu’il devrait se retirer, ou à se retirer alors qu’il devrait attaquer. Bref, à agir contre ses propres intérêts.

Le chef sage doit également savoir manœuvrer habilement pour pousser l’adversaire à la faute. Par exemple, il peut utiliser le terrain pour forcer l’ennemi à disperser ses forces, puis l’attirer sur un point précis pour l’attaquer. Il peut aussi le prendre de vitesse pour le frapper sur un point qu’il pensait hors d’atteinte.

Sur le champ de bataille

Enfin, sur le champ de bataille la victoire doit s’acquérir en usant d’actions « Cheng » et « Ch’i ». La force « Cheng » est celle qui mène une attaque traditionnelle, qui fixe ou qui distrait l’ennemi, tandis que la force « Ch’i » conduit des actions imprévues, indirectes et décisives. « Utiliser la force Cheng pour engager le combat, utiliser la force Ch’i pour remporter la victoire » (p. 125). La force et la ruse, les techniques conventionnelles et non conventionnelles, les apparences et la réalité, loin de s’opposer, se complètent.

Pour terminer, la constance essentielle dans la pensée de Sun Tzu et qu’il faut éviter l’ennemi là où il est fort. « Une armée peut être comparée exactement à de l’eau car, de même que le flot qui coule évite les hauteurs et se presse vers les terres basses, de même une armée évite la force et frappe la faiblesse » (p. 137).

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Pour résumer, Sun Tzu considère le coût humain et économique de la guerre comme une source de danger pour l’État. De là, il décrit une façon de combattre dont le but est de limiter le prix à payer. Il faut agir d’abord sur l’esprit du chef adverse, et sur sa stratégie, avant d’entreprendre des actions contre ses forces, afin de pouvoir s’emparer de ses armées et de son État avec un coût économique et humain réduit.

« Connaissez l’ennemi et connaissez-vous vous-même ; en cent batailles vous ne courrez jamais aucun danger »

Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Champs, 2008, p. 116.

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Voir aussi Quand le général Poirier théorisait la guerre hybride avant la guerre hybride.

La friction chez Clausewitz

La friction, c’est ce qui fait qu’à la guerre les choses les plus simples sont compliquées.

Et revoici ce bon vieux Clausewitz ! Aujourd’hui, il nous parle de friction.

Au livre Un de De la guerre, Carl von Clausewitz introduit un concept resté fameux : la friction.

Explication de la friction chez Clausewitz

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La friction chez Clausewitz : petits riens, mais grandes contrariétés

La friction chez Clausewitz, c’est ce qui fait qu’à la guerre les choses les plus simples sont difficiles. À la guerre, les opérations font entrer en ligne de compte énormément de petites actions individuelles. Or, les problèmes rencontrés lors de la réalisation de chacune d’entre elles tendent à s’accumuler et à produire des réactions en chaîne.

Ces dernières sont à leur tour renforcées par des phénomènes extérieurs tels que le hasard ou la météo, mais aussi par des contraintes intrinsèques à la guerre, telles que l’effort physique ou la peur. Une arme qui s’enraye, un subordonné qui comprend mal les ordres, un véhicule qui tombe en panne, un terrain qui ne correspond pas aux renseignements… Multiplié par le nombre d’hommes et de matériels de l’armée, c’est la friction.

La conséquence de cette friction est la difficulté de calculer ses propres actions. Les résultats pourraient être toujours en deçà des espérances, s’il n’existait des moyens de conduire l’action malgré la friction. 


Lire aussi Le centre de gravité chez Clausewitz

Quand la réalité dépasse la friction

A la guerre, l’expérience et la volonté permettent de compenser en partie la friction.

L’inexpérience de la guerre conduit à méconnaître le phénomène de friction : « il faut avoir fait campagne pour comprendre en quoi consistent les difficultés dont il est sans cesse question à la guerre » (De la guerre, p. 93). C’est en s’appuyant sur son expérience que le général en chef sera capable de prendre en compte la friction, afin de pouvoir estimer justement les résultats qu’il lui est possible d’atteindre.

Mais l’expérience peut aussi rendre irrésolu face aux difficultés. Elle n’est rien sans une volonté d’airain. « Sous l’impulsion d’une volonté de fer, la machine parvient à surmonter toutes les difficultés et à briser tous les obstacles ». Mais attention, c’est « seulement au prix de sa propre usure » (De la guerre, p. 93).

En effet, passer outre le phénomène de friction exige un effort considérable, qu’une armée ne peut soutenir longtemps. Ainsi, pour réaliser une progression plus importante que celle qui paraîtrait médiocre à un non initié, une troupe devait à l’époque affaiblir ses hommes en leur imposant des marches forcées. Aujourd’hui, il lui faudrait abandonner ses véhicules en panne pour conserver son rythme. L’effort ne peut être que temporaire. Au chef d’en le fixer au bon moment et l’étendue.

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En dernière analyse, l’action militaire ne peut se comprendre qu’à l’aune de ce phénomène de friction. L’ignorer est une erreur ; espérer la supprimer une illusion. Elle est consubstantielle à l’affrontement armé.

« Bien que tout soit simple à la guerre, les choses les plus simples y sont difficiles »

Carl von Clausewitz, De la guerre, Livre I, Chap.7, p.93.

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L’édition utilisée pour cet article est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000.

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Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz.

Le centre de gravité.

Restrictions alimentaires et modèle républicain

Les restrictions alimentaires sont-elles solubles dans le modèle républicain ?

Il est désormais tout à fait courant de s’imposer des restrictions alimentaires. Or, comme en témoigne la crispation autour des « menus confessionnels », ces choix individuels ne sont plus tout à fait anodins lorsqu’il s’agit de faire société. Les restrictions alimentaires sont-elles solubles dans le modèle républicain ?

Si elles sont des choix individuels légitimes, force est de constater que certaines exigences sociétales comme les restrictions alimentaires menacent le modèle républicain en raison de l’évolution philosophique de notre société.

NDA : nous utilisons cet enjeu simple pour montrer tout l’intérêt qu’il y a à identifier une question derrière la question, afin de donner de la profondeur au développement.

Restrictions alimentaires : il ne s’agira pas de traiter de la problématique des allergies alimentaires ou des goûts, mais bien des pratiques sociales choisies, d’origine culturelle, religieuse ou individuelle.

I. Les restrictions alimentaires sont des choix individuels toujours plus légitimes.

Une restriction alimentaire est toujours un choix. Ce type de choix est perçu comme légitime, tant il exprime la liberté de se définir soi-même une identité.

Les restrictions alimentaires sont toujours des choix. Même les interdits alimentaires religieux ou culturels sont des choix individuels. Par exemple, on peut très bien se revendiquer musulman et manger du porc ou boire de l’alcool, ou juif et ne pas manger kasher. En effet, si en France beaucoup de musulmans souhaitent manger hallal et ne songeraient pas à pratiquer leur religion sans cette prescription, rappelons-nous que c’était peu le cas il y a encore dix ans. Les choix individuels sont sujets à une pression sociale plus ou moins forte, mais il n’y a pas de relation de nécessité entre religion ou culture et interdit alimentaire.

Ces choix sont parfaitement légitimes au niveau individuel. Ces restrictions sont des enjeux de liberté et d’identité. Chaque individu est libre de choisir et de construire son identité, ou son rapport à la religion. Il n’est pas possible de hiérarchiser les différents types de restrictions sur le plan de la légitimité.

Il s’agit d’un phénomène sociétal contemporain explicable. Gilles Dorronsoro remarquait que le capitalisme provoque des revendications identitaires. Comme les alternatives sociales et économiques au capitalisme dérégulé sont de moins en moins présentées comme légitimes, le seul espace de différenciation politique est celui de l’identité. Ces phénomènes de crispation identitaires se cristallisent autour des restrictions alimentaires, comme en témoignent les polémiques sur les menus confessionnels dans les cantines scolaires.

Les restrictions alimentaires sont donc le produit de notre époque, mais sont légitimes au niveau individuel. Les ennuis commencent quand elles s’exportent dans la collectivité. D’autant plus qu’en France, le repas possède une dimension sociale non négligeable.

II. Les restrictions alimentaires sont-elles adaptables à la collectivité ?

Le problème peut être analysé au niveau sociétal, économique et politique.

Dans la société, elles représentent la mise en évidence et le retournement de la violence symbolique. La violence symbolique est un concept forgé par Pierre Bourdieu, selon lequel le groupe dominant impose ses normes au groupe dominé en les présentant comme légitimes. Ainsi, lorsqu’une personne ne suivant pas de restriction (dominant) reçoit quelqu’un qui s’en impose (dominé), de deux choses l’une. Soit, par méconnaissance ou sciemment, elle ne prend pas en compte ce choix. Elle révèle alors la violence symbolique en privant son hôte de certains plats. Soit elle prend la restriction en compte et change ses habitudes pour cuisiner un plat à par. La minorité prend alors le rôle de prescripteur culturel. Le paradigme est le même si le dominé reçoit. Exiger de la viande alors qu’il n’en mange pas c’est dévoiler la violence symbolique. Mais in fine, il ne s’agit guère que de politesse entre hôte et invités.

Dans la sphère économique, ces restrictions ne posent pas de problème, au contraire. Dans une économie de type capitaliste comme la nôtre, les entreprises cherchent à maximiser leur profit. Il est légitime qu’elles exploitent ou créent de nouveaux marchés. Les restaurants ou les entreprises agroalimentaires ne sont pas tenus à la neutralité. On ne peut donc les contraindre à renoncer aux juteux profits que représentent ces clientèles captives.

C’est dans la sphère politique que le problème se pose véritablement. Dans les structures chargées de la restauration collective qui font partie des organes de la République, quel modèle adopter ? Postulant qu’aucun groupe n’est plus légitime que l’autre pour imposer ses préférences, mais qu’il n’est pas possible de n’en tenir pas compte (pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer un gestionnaire de restauration collective proposant un menu composé uniquement de cochon), le choix des menus proposés se révèle être un casse-tête sociétal. Le menu végétarien ne réglerait rien puisqu’il suit la même logique d’exclusion. Il serait illégitime d’imposer le choix végétarien au détriment des autres.

Dans la sphère politique, et en ce qui concerne les restrictions alimentaires, la neutralité de l’État signifie de fait l’oppression des groupes minoritaires. Finalement, pour l’État le dilemme est le suivant. S’il choisit de prendre en compte les souhaits d’un groupe, il doit tous les prendre en compte. S’il choisit de ne pas les prendre en compte, alors il les empêche ces groupes de vivre selon leur vision du monde. Or, rappelons-le, ce choix est légitime. L’État devient alors oppresseur. En effet, dans ses services, il empêche sciemment ses minorités de se nourrir.

NDA : jusqu’ici la réflexion est basique, voire basse de plafond. Toutefois, cette dernière idée met le doigt sur la vraie problématique. Elle va nous permettre de prendre de la hauteur.

III. Droits culturels et modèle républicain

Le casse-tête des interdits alimentaires dans les organes dépendant de l’État révèle la véritable question : l’tat (dans le sens des organes de la République) doit-il prendre en charge de manière active la réalisation des exigences sociétales des groupes qui le composent, dans le respect des lois ?

La réponse est aujourd’hui, non, demain, probablement oui (hélas, et qu’on le veuille ou non). Le conseil d’État a récemment estimé que proposer des menus sans porc dans les cantines n’était pas une obligation. Mais nous l’avons vu, la simple neutralité mène à l’oppression illégitime de groupes spécifiques. Dans La démocratie providentielle, Dominique Schnapper montre que les sociétés démocratiques se caractérisent par une extension sans fin du corps politique (droits des étrangers, des animaux), et par un mouvement de l’égalité vers l’équité, de l’universel au particulier (libertés formelles, libertés réelles, multiplication des catégorisations) qui aboutit à la reconnaissance des droits « culturels », ou plutôt « ethniques ». On le voit dès aujourd’hui : comment expliquer à un groupe que ses choix culturels qui respectent les lois sont illégitimes ?

La tâche est impossible à accomplir. Dans le domaine alimentaire, les cantines des écoles, des administrations ou des armées devraient en toute bonne logique proposer des menus convenant à l’intégralité des restrictions suivies par les groupes qui les composent. Or, l’imagination humaine est sans limites. Le coût et la complexité d’une telle doctrine la rendent impossible à mettre en œuvre sur tout le territoire.

L’obsession sociétale ne peut donc mener qu’à la perte de légitimité du modèle républicain et de la présence de l’État. Entravant ses citoyens dans la réalisation de leur modèle propre, incapable d’en prescrire un soi-même, le modèle républicain deviendra de plus en plus illégitime. La solution toute trouvée pour éviter les discriminations dans les points de restauration collective des organes de la République est que l’État renonce à les gérer et les abandonne. Cela reviendrait à accentuer les inégalités sociales.

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La question des restrictions alimentaires est en fait celle des « droits culturels ». Elle montre que le modèle républicain, fondé sur la tolérance passive et sans distinction des pratiques culturelles qui respectent ses lois, mène de fait à priver certains citoyens des moyens de réaliser leur vision sociétale et identitaire, horizon politique rendu légitime par un monde ou les choix économiques et sociaux sont de moins en moins dans la main des gouvernements car de plus en plus soumis au marché.

L’intérêt porté aux restrictions alimentaires est donc à replacer dans le mouvement de démantèlement de l’État social en cours depuis les années 70. Dans la lutte des classes, le sociétal est une arme contre le social.

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Voir aussi Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes.

Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité ». Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel Culture ».

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité » (nous assumons cet horrible néologisme. Il fait mieux ressortir l’idée de système que « culture de la victime »). Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel culture » et de la culture « woke » .

Trois cultures morales

Selon les auteurs il existe trois types de cultures morales.

La culture de l’honneur

Dans ce paradigme, le statut social est basé sur la réputation. L’insulte, si elle est endurée fait diminuer le prestige personnel. La réponse à l’injure est donc individuelle et agressive. Ce type de culture se développe lorsque l’autorité légale ou la confiance en la loi est faible. C’était celle de la noblesse, qui a progressivement disparu depuis le XVIIIe siècle.

La culture de la dignité

Elle valorise le contrôle de soi, et dévalorise l’agressivité. L’insulte doit être endurée, le conflit résolu par la négociation. A défaut, mais uniquement si nécessaire, il peut être tranché par le recours à l’autorité extérieure des tribunaux. Elle peut se développer quand la loi et l’ordre sont bien établis. Son apparition a été favorisée par l’extension du commerce. C’est la culture de la bourgeoisie, qui domine aujourd’hui.

La culture de la victimité

La culture de la victimité valorise l’appel à l’aide et le besoin de soutien. Le statut de victime est le statut social le plus élevé. Cette culture identifie violence verbale et violence physique. L’individu ne supporte pas l’insulte, même minime et involontaire. Cependant, il recourt à l’autorité établie pour gérer ses conflits.

Pour émerger, la culture de la victimité nécessite la possibilité du recours à une autorité établie, mais lointaine, pour gérer ses conflits. Il faut forcer cette autorité à agir en gagnant la sympathie de parties tierces, qui doivent être convaincues par de véritables campagnes de demande de soutien.

Mais surtout, elle se déploie dans des environnements qui disposent d’un haut degré d’homogénéité sociale, combiné à une grande diversité culturelle, comme dans les universités américaines, où se regroupent des gens très aisés de tous horizons. Toute atteinte à l’égalité des cultures est perçue comme insupportable ; les enjeux politiques et sociaux sont marginalisés. La diversité valorisée par la culture de la victimité est culturelle, pas intellectuelle ni politique.

La relation dominant-dominé au cœur de la Cancel Culture

Au cœur de la culture de la victimité se trouve le rapport de domination de genre et de culture. La société (ici, américaine) est dominée par la figure de l’homme blanc. Ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie dominante seraient par essence dominés, quelles que soient les intentions individuelles des dominants.

Cette culture de la victime se développe autour du concept de « microagression ». Une « microagression » est une interaction apparemment anodine qui trahit en fait un rapport dominant-dominé. Par exemple, dire à une femme qu’elle a de belles chaussures revient à lui expliquer qu’elle ne peut être que superficielle. Demander « de quelle origine êtes-vous ? » à une personne de couleur lui fait ressentir qu’elle ne correspond pas à l’idéal type dominant. C’est donc une microagression.

En outre, le terme de racisme est pris dans sa signification la plus large. Il ne s’agit plus d’une idéologie qui établit une hiérarchie entre les « races », identifiées par la couleur de peau, mais de toute pratique qui crée de fait a des différences entre groupes ethniques. On est proche du « racisme systémique » parfois évoqué au sujet de la France. Les auteurs citent un professeur d’université américaine : « Être blanc, c’est être raciste. Point. », puisque c’est bénéficier d’un système qui favorise les blancs sans en avoir conscience.

Dans cette acception, un processus de sélection comme un test ou un concours est raciste si ses résultats ne reflètent pas exactement la diversité ethnique des candidats. Considérer qu’un poste doit revenir « au plus qualifié » revient à exclure les minorités qui n’ont pas eu la possibilité d’obtenir lesdites qualifications ; cette idée est donc raciste.

précision de l’auteur :

Dans cette optique, le dominé ne peut pas agresser le dominant ni faire preuve de racisme, puisque ce racisme ou ces agressions sont le résultat d’un rapport de domination structuré en système qui dépasse les intentions individuelles.

Ainsi, si « sale blanc » est bien une agression à caractère racial, ce n’est pas du racisme, puisque le racisme est un système de domination des Blancs sur les autres.

Pour les tenants de la Cancel culture, les origines sociales, pourtant au fond des problèmes de discrimination systémique (identification des minorités aux « classes dangereuses »), n’entrent en ligne de compte que de manière périphérique.

La fin de la liberté d’expression ?

Ce processus est à sens unique. Appartenir à un groupe dominé (comme une minorité de couleur ou de genre) signifie se faire reconnaître comme victime, et fournit un statut moral fort. Cela donne le droit à la parole.

À l’inverse, faire partie d’un groupe dominant (hommes, blancs) signifie être nécessairement un agresseur. Son discours, s’il est dirigé vers les dominés, est donc par nature irrecevable.

La liberté de parole est donc remise en cause. Les agresseurs n’ont pas le droit à la parole, puisque leur discours est nécessairement reçu comme violent, qu’ils le veuillent ou non. Or la culture de la victimité identifie violence verbale ou psychologique et violence physique. Il faut donc protéger les dominés de tout discours qui leur rappellerait leur statut de victime. Par exemple, des universités américaines ont créé des « safe spaces ». Ce sont des espaces ou tout propos non conforme est interdits. Comme violence symbolique et violence physique sont mises sur un pied d’égalité, il devient légitime d’empêcher tout discours susceptible de constituer un acte de « violence » envers les dominés.

Cancel culture

D’où le terme de Cancel culture. (N. B. : Le terme « Cancel Culture » ne figure pas dans The rise of victimhood culture. Toutefois, la Victimhood Culture donne une clef de compréhension de la Cancel Culture). Lors de conférences données dans certaines universités américaines, et même plus récemment en France, les orateurs défendant des points de vue ne correspondant pas à la vision du monde des groupes mus par la culture de la victmité ont pu être empêchés d’accéder à l’estrade. Les interventions ont été annulées (cancelled). Ces agissements sont tolérés aux États-Unis parce que les universités dépendent des frais d’inscription astronomiques payés par des parents très influents.

L’autre mode d’action de ces groupes est la pression mise sur les employeurs sur les réseaux sociaux. Ils déclenchent de véritables campagnes en ligne demandant le renvoi de personnes ayant tenu des propos non conformes, qui pourraient être interprêtés comme blessants par les dominés. Les récents déboires de J.K. Rowlings en sont un exemple. Des termes maladroits choisis dans un e-mail professionnel peuvent ainsi mener au licenciement de professeurs sous la pression des étudiants.  

La Cancel culture : une oppression de classe ?

Cette culture se diffuse à partir des campus américains, ou les étudiants issus des classes sociales dominantes ont un rapport de force favorable face aux universités qui ont besoin de l’argent de leurs parents. Elle se diffuse ensuite par le haut du spectre social, quand ces étudiants atteignent des postes de journalistes, de juges, de professeurs. Elle devient un code à maitriser pour pouvoir progresser dans l’échelle sociale. C’est le sens des « formations » de sensibilisations au genre ou au racisme menées dans les grandes entreprises ou à l’ONU. Plus que jamais elle met en opposition le peuple, prétendument raciste, aux élites soi-disant ouvertes.  

L’émergence de cette nouvelle culture est difficile à combattre. L’opposition à la culture de la victimité tend à se placer elle-même sur le terrain de la concurrence victimaire (« moi aussi je suis une minorité, j’ai donc le droit à la parole autant que vous »). Elle renforce donc ce qu’elle est censée combattre. Et malheureusement, l’apparition de la culture de la victimité pourrait mener à une surenchère dans les oppositions ethniques, et à un débat public polarisé autour de groupes essentialisés par leurs origines.

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Selon Bradley Campbell et Jason Mannings, notre époque est celle du remplacement de la culture de la dignité par la culture de la victimité. Les personnes issues de la culture de la dignité pourraient avoir du mal à comprendre la légitimité de la victimhood culture, et s’effrayer à juste titre de la menace que ce changement culturel fait peser sur nos systèmes politiques. D’autres, peut-être plus jeunes, s’étonneront de ce que cette culture ne soit pas ressentie comme une évidence par tous.

Entre le XIX et le XXsiècle, l’interdiction des duels et la pénalisation du meurtre en combat singulier avaient donné lieu aux mêmes incompréhensions chez la noblesse. La culture de l’honneur se heurtait à la culture de la dignité. Elle n’avait pas encore pris conscience de sa disparition programmée.

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Tipez ici !

Pour une réflexion sur la cause juridique de la Cancel culture, voir cet article du Monde.

Le monde diplomatique a récemment abordé le sujet des microagressions dans ce court article.

L’édition utilisée pour cet articles est B. Campbell et J. Manning, The rise of victimhood culture, Camden, Palgrave Macmillan, 2018. Il n’a pas, à notre connaissance, encore été traduit en Français.

Voir aussi La PMA pour toutes, une révolution sociétale ?

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L’auteur remercie Anna B. pour sa relecture patiente.