Faut-il légaliser le Cannabis ?

L’usage du cannabis est aujourd’hui tellement répandu dans toutes les couches de la société qu’il faut bien reconnaître que la politique de répression à son endroit est un échec. De nombreux pays ont d’ailleurs autorisé sa consommation de manière plus ou moins encadrée. Pourtant, sa toxicité est réelle. Dès lors, doit-on prendre acte de l’échec de la politique de répression de la consommation des drogues douces et accepter la légalisation du cannabis ?

Tout d’abord quelques distinctions et définitions.

Drogue : perturbateur d’activité neuronale.

Stupéfiant : drogue interdite.

Drogue dure : crée une dépendance forte. L’alcool peut être considéré comme une drogue dure.

Drogue douce : crée une dépendance faible. Il s’agit exclusivement de cannabis et de ses dérivés.

Cette classification est contestée. Il y a des usages durs de drogues douces. On étudiera plutôt les drogues comme un continuum, avec différentes dépendances psychiques et physiques, mais aussi différents effets physiques et sociaux.

La légalisation du cannabis serait aujourd’hui un choix rationnel puisque les politiques de répression ont échoué. L’opportunité d’un tel changement de cap pourrait être confirmée par l’analyse de la situation sanitaire des États ayant déjà franchi le pas.

Doit-on prendre acte de l’échec de la politique de répression de la consommation des drogues douces et légaliser le cannabis ?

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I. Une légalisation problématique

La légalisation renforcerait les effets néfastes des produits concernés.

Le cannabis est indéniablement un produit nocif. Particulièrement chez les jeunes, chez qui il peut entrainer un retard mental, ou provoquer la schizophrénie. Par ailleurs, ses fumées sont très nocives. Toutefois, il rend peu dépendant et ses effets sur les adultes sont limités. Par ailleurs, tous les produits nocifs pour la santé ne sont pas interdits.

La légalisation entrainerait mécaniquement une hausse de la consommation. C’est ce qui a été observé dans le Colorado après la légalisation de 2015. Les effets à long terme de la légalisation seraient une augmentation du coût économique et social de traitement des méfaits du cannabis, comme avec le tabac.

Si la toxicité du cannabis est réelle, force est de constater que la politique d’interdiction est un échec majeur.

II. Une opportunité économique et humaine

La prohibition est un échec, et la légalisation permettrait des gains économiques, mais aussi humains importants.

La politique de prohibition est un échec. 40 % des Français auraient déjà touché au cannabis. Chaque année, 100 000 personnes sont arrêtées pour détention ou consommation de cannabis. Cette politique de lutte coûte environ 500 millions d’euros par an. Elle demande un temps et une énergie si considérable aux forces de l’ordre que certaines communes, comme Rennes ou Reims, expérimentent une « amende forfaitaire » pour détention d’une certaine quantité de cannabis, sans passage devant un tribunal.  

Les gains économiques d’une légalisation seraient importants. D’après un rapport du Conseil d’Analyse Économique de 2019, la légalisation et la mise en place d’une filière contrôlée par l’État pourraient rapporter 2 milliards d’euros par an de recettes fiscales, et créer plusieurs dizaines de milliers d’emplois.

La légalisation pourrait paradoxalement diminuer la consommation des autres drogues. Une telle mesure pourrait en partie assécher le trafic de drogue, mais nul doute que les trafiquants sauraient rebondir. Mais surtout, en recourant à une filière contrôlée par l’État et à des magasins spécialisés, on limiterait le contact d’une grande partie de la population avec les dealers. Donc, de façon assez contre-intuitive il est vrai, la légalisation limiterait le passage d’une drogue à l’autre.

Si une légalisation à très court terme serait difficile politiquement, agir à moyen terme permettrait de s’appuyer sur l’étude de la situation sanitaire des États ayant décidé de légaliser le cannabis.  

III. Se donner un horizon de 5 ans.

La décision pourrait intervenir progressivement, en s’appuyant sur une étude des résultats de la légalisation au Colorado.

La légalisation du cannabis à usage thérapeutique peut intervenir immédiatement. En effet, elle ne comporte aucun risque et est plébiscitée par le corps médical.

La décision de légaliser ou non le cannabis pourrait avoir lieu à l’horizon de 5 ans. En effet, la légalisation du cannabis au Colorado a eu lieu en 2015, et il faut environ 10 ans pour évaluer une politique. En 2025, nous pourrons juger sur pièce. Les autres pays ayant légalisé sont l’Uruguay (2013), le Canada (2018) et plusieurs autres États américains. Il est autorisé, mais fortement réglementé aux Pays bas, en Espagne, en Italie, en Suisse et en République tchèque, rien que pour les pays d’Europe. Le sujet ne peut donc pas être un tabou.

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Le vieil adage selon lequel il faut contrôler ce que l’on ne peut interdire s’applique à la consommation de cannabis. Sans réelle efficacité des politiques de prévention comme de répression, il est donc possible d’envisager la légalisation du cannabis, mais en se donnant le temps d’évaluer les politiques menées dans les autres pays et de mettre en place une filière contrôlée par l’État.

Une telle décision ne peut cependant reposer que sur des aspects techniques et chiffrables. Il s’agit d’un choix politique.

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Voir aussi L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?

Comprendre la dimension morale du combat chez Ardant du Picq en moins de cinq minutes

Dans ses Études sur le combat (1880, posthume), le colonel Charles Ardant du Picq (1821 - 1870) se propose de partir du soldat et du combat réels, et non de conceptions théoriques pour déterminer ce qu’il est possible de faire à la guerre. En effet, les choses qui se conçoivent en esprit ou se réalisent sur le champ de manœuvre ne sont pas forcément réalisables au combat, à cause de « instrument premier de la guerre » : l'homme.

Dans ses Études sur le combat (1880, posthume), le colonel Charles Ardant du Picq (1821 – 1870) se propose de partir du soldat et du combat tels qu’ils sont en réalité, et non de conceptions théoriques, afin de déterminer ce qu’il est possible de faire à la guerre.

En effet, les choses qui se conçoivent en esprit ou se mettent en œuvre sur le champ de manœuvre ne sont pas forcément réalisables au combat, à cause de cet « instrument premier de la guerre » qu’est l’homme, et de l’émotion souveraine à la guerre, la peur.

Il analyse les guerres antiques, et notamment les formations tactiques des Romains, avant de décortiquer le combat du XIXe siècle.

Le moral est la dimension clef du combat

Pour Ardant du Picq, le moral est la dimension clef du combat. Dès lors, toutes les prétentions à aborder la guerre de façon mathématiques sont vaines.

Il remarque qu’au combat, le feu n’est pas efficace. Les études de l’époque montraient qu’il fallait environ 3000 cartouches pour blesser un adversaire, en raison des conditions du combat comme la fumée provoquée par les armes, et surtout de la peur. On tirait alors vite et sans viser, afin de construire l’illusion de la sécurité et oublier le danger. A bien des égards, cela n’a pas changé. Il note que le feu des tirailleurs, moins exposés au danger parce que dispersés, est beaucoup plus efficace que celui des bataillons.

Le feu, physique, a moins d’effet sur l’ennemi que le mouvement, qui apporte la perspective morale du choc qui fait lâcher le plus fébrile. Ardant du Picq analyse des combats de cavalerie et d’infanterie pour montrer que le choc, le corps à corps, ne se produit pour ainsi dire pas. Il démontre que l’unité dont le moral est le plus faible, souvent l’unité qui doit soutenir le choc, tournera les talons à la seule perspective du contact physique avec l’ennemi.


La discipline selon Ardant du Picq

Dans ces conditions, comment maintenir les hommes au combat ? Seule la discipline le permet. Dans Études sur le combat, elle peut s’apparenter à de la surveillance mutuelle entre soldats, ou à ce que l’on pourrait appeler la pression sociale de l’unité. Notons que l’auteur considère que les châtiments permis à l’époque n’étaient plus assez efficaces pour faire tenir la troupe en ligne et qu’il fallait un autre levier.

La discipline ne doit en effet pas être comprise comme le fait d’obéir aux ordres sans broncher, mais bien comme ce qui rend capable de rester avec et pour ses camarades dans une situation que l’instinct commande de fuir.

Finalement, les organisations militaires et les systèmes de commandement sont d’abord et avant tout des mécanismes de gestion de la peur.

« Le combattant est de chair et d’os, il est corps et âme, et, si forte que soit l’âme, elle ne peut dompter le corps à ce point qu’il n’y ait révolte de la chair et trouble de l’esprit en face de la destruction ».

Colonel Charles Ardant du Picq, Études sur le combat, PARIS, HACHETTE, 1880

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Études sur le combat sur Gallica

Voir aussi Comprendre la Stratégie intégrale du général Poirier en moins de 5 minutes

Voir aussi L’Apparition du Soldat : La Bataille de Solférino, Sur le champ.

L’extraterritorialité du droit américain

Les amendes record infligées par la justice américaine à des entreprises étrangères sont une pratique qui ne manque pas d’interroger, d’autant que ces condamnations peuvent être suivies de la prise de contrôle par un concurrent américain. L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?

L’accès au marché américain est une nécessité pour les multinationales européennes. Or, cela les fait tomber sous la coupe du droit extraterritorial américain, que Washington utilise pour asseoir sa supériorité économique en neutralisant ses concurrents.

L'extraterritorialité du droit américain
L'extraterritorialité du droit américain

I. Un droit extraterritorial.

L’extraterritorialité du droit américain est l’application de lois votées aux États-Unis à des entreprises étrangères qui ont un lien quelconque avec eux, comme l’utilisation du dollar, des activités localisées aux USA ou l’utilisation de serveurs placés sur le territoire américain.

Toutes les entreprises du monde sont potentiellement concernées. Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), étendu aux entreprises étrangères en 1998, donne le droit au Department of Justice (DoJ) de poursuivre toute entreprise internationale s’adonnant à des activités frauduleuses, notamment en matière de corruption ou de non-respect d’un embargo décidé par les États-Unis, lorsque l’entreprise en question possède un lien quelconque avec les États-Unis.

Le moindre lien avec les États-Unis est exploité. En 2018, la Société Générale a été condamnée à 1,2 milliard de dollars d’amende pour violation des sanctions décidées par les États-Unis à l’encontre de Cuba, de l’Iran et du Soudan. Cela a été rendu possible parce qu’elle avait utilisé le dollar dans certaines de ses transactions. Le moindre mail transitant par un serveur américain rend une entreprise responsable devant la loi américaine.

Les amendes sont astronomiques. Rien qu’en France, les entreprises ont dû débourser 20 milliards d’euros d’amendes entre 2014 et 2016. BNP Paribas a reçu l’amende la plus importante, 8 milliards d’euros, somme sans précédent, en 2014.

L’extraterritorialité du droit ne peut être efficace que si l’accès au marché concerné est indispensable pour les entreprises.

II. L’extraterritorialité du droit américain : un « pistolet sur la tempe » des entreprises

C’est le poids des USA dans les affaires du monde qui rend possible cette domination.

Le DoJ est doté de moyens importants. Le DoJ possède d’énormes pouvoirs et d’importants moyens, aussi bien humains (plus de 110 000 employés, appui du FBI et du DEA) que financiers (plus de 30 milliards de dollars de budget). Il collabore également avec la National Security Agency (NSA) et échange directement des informations avec les multinationales américaines.

Les entreprises préfèrent payer les amendes plutôt que de renoncer à leurs activités aux États-Unis. En 2014, la BNP a payé l’amende de 8 milliards d’euros car elle était menacée de voir sa licence bancaire supprimée. Les cadres et dirigeants des entreprises poursuivies par la justice américaine peuvent aussi être détenus à tout moment s’ils se rendent sur le sol américain. C’est ce qui s’est passé pour un des cadres d’Alstom arrêté et emprisonné aux États-Unis en 2013.

Cette arme économique est utilisée pour parachever la domination économique américaine.

III. Un outil de guerre économique.

L’extraterritorialité du droit américain est bien une arme économique, qui vise particulièrement les entreprises européennes.

Les entreprises européennes sont particulièrement ciblées. 64 % du total des sommes récoltées par le trésor américain à la suite de l’action du DoJ provient d’entreprises européennes. En effet, elles sont des cibles de choix, puisqu’elles sont des concurrentes redoutables pour l’économie nord-américaine, tout en étant peu défendues par l’Union européenne qui a du mal à s’inscrire dans des logiques de puissances, ou par les États européens, qui n’ont pas les moyens de s’opposer au géant américain.

Les entreprises sanctionnées sont affaiblies et font des proies de choix pour leurs concurrents américains. En 2014, Alstom a été condamnée à une lourde amende et certains de ses dirigeants arrêtés pour corruption en Indonésie. General Electrics a ensuite racheté sa branche énergie pour seulement 13 millions d’euros, avec la promesse de payer l’amende et de faire cesser les poursuites. De même, en 2006, Alcatel a été obligée de fusionner avec Lucent et ne s’en est jamais relevée. Aujourd’hui l’entreprise n’existe plus, même si Nokia continue d’utiliser la marque Alcatel.

Cible de choix pour le droit américain, l’Europe peine à organiser la riposte.  

IV. Quelle réponse face au défi de l’extraterritorialité du droit américain?

Les États européens sont impuissants à défendre leurs entreprises, mais la Commission européenne s’est engagée dans une contre-attaque.

Les États européens sont impuissants à enrayer la menace. La loi Sapin II est entrée en vigueur le 11 juin 2017, établissant principalement l’extraterritorialité du droit français. Elle est en grande partie inspirée du FCPA américain et a pour but de se substituer à celui-ci. L’objectif final est d’empêcher les États-Unis de récupérer l’argent des entreprises françaises coupables. Il était grand temps de décider de lutter contre la corruption, même si des pratiques considérées comme frauduleuses en Occident peuvent être indispensables à l’accès de certains marchés, par exemple en Asie. Toutefois, l’imposition au reste du monde des embargos décidés par les États-Unis ne peut pas être contrée ainsi.

De plus, cette loi repose en grande partie sur l’adage « non bis in idem » (« nul ne peut payer deux fois pour les mêmes faits »), que le DoJ pourrait ne pas respecter, maintenant ses activités anticorruption auprès des entreprises françaises.

Une contre-attaque européenne ? La fiscalité est le point faible des entreprises américaines, habituées à l’optimisation fiscale. C’est là-dessus que l’Europe et les états européens peuvent centrer leur stratégie. La Commission européenne est l’acteur principal de cette politique. Elle a déjà infligé en 2016 une amende colossale de 13 milliards d’euros à Apple, reconnu coupable d’avoir bénéficié en Irlande d’avantages fiscaux, et de plus de 2 milliards d’euros à Google, pour un abus de position dominante.

Les stratégies d’évitement du droit américain ne sont pas véritablement envisagées. Les sanctions américaines pourraient les inciter à réduire leur dépendance, par exemple en se passant du dollar dans leurs transactions. Ainsi, Total conduit le projet Yammal NG en Russie sans utiliser la monnaie américaine. Il semble cependant que ce soit le mouvement inverse qui s’opère. Pour éviter les amendes et se conformer au droit américain, les grandes entreprises réalisent des audits grâce à de grands cabinets d’avocats américains. La puissance économique et culturelle américaine vient ainsi modeler les entreprises européennes selon ses propres normes.

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En définitive, l’extraterritorialité du droit américain est bien une arme économique et politique pointée sur l’Europe. Tant que les entreprises françaises et européennes auront besoin de se déployer sur le marché des États-Unis, elles seront à la merci du droit américain.

Cela démontre la nécessité d’être en mesure de se placer dans une logique de puissance dans les relations internationales. En effet celles-ci sont dominées par ce que le général Poirier appelait le « commerce compétitif » (le terme commerce est ici employé dans son sens de « relation » et non pas d’échange commercial). Se contenter de la promotion technique d’une idéologie comme le libéralisme, en soi nécessaire à la logique de puissance, reste très insuffisant si l’on ne dispose ni de moyens d’action, comme un réseau diplomatique ou des moyens militaires, ni d’une volonté de puissance. Sans cela, l’Europe ne peut être qu’un objet, et non un sujet, des relations internationales.

L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?
L’extraterritorialité du droit américain est-elle une arme économique ?

Voir aussi Comprendre la stratégie intégrale du général Poirier en 5 minutes.

Quand le général Poirier théorisait la guerre hybride avant la guerre hybride.

Dans Stratégie théorique II, le général Poirier décrit une conflictualité qui déborde du cadre de la guerre sous la pression des armes nucléaires. Cet état entre guerre et paix n’est pas sans rappeler ce que nous appelons aujourd’hui la « guerre hybride ». Qui d’ailleurs a toujours existé, mais c’est un autre débat…

Dans Stratégie théorique II, le général Poirier décrit une conflictualité qui déborde du cadre de la guerre sous la pression des armes nucléaires, ce qui n'est pas sans rappeler ce que nous appelons aujourd'hui la « guerre hybride »

Commerce compétitif

Il introduit dans le champ théorique le concept de « Stratégie intégrale ». Afin de réaliser leur projet politique tout en contrant ceux de leurs adversaires, les acteurs sociopolitiques combinent des stratégies militaire, économique et culturelle.

L’état de tension conflictuel sans recours à la violence physique qui naît de l’opposition des projets politiques des différents acteurs est appelé « commerce compétitif ». Or, avec l’apparition des armes nucléaires, cet état de tension va évoluer vers ce que le général nomme « agressivité généralisée ».


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Manœuvre des crises

En effet, à cause de la perspective d’un affrontement nucléaire, la réalisation du projet politique des États se retrouve en grande partie privée de la dimension militaire de leur stratégie intégrale. Cela entraîne un surcroît d’activité et d’agressivité dans les stratégies économiques et culturelles, mais avec pour obligation de rester « en deçà du seuil critique du conflit ouvert », brouillant la distinction entre paix et guerre dans une « manœuvre des crises ».

La stratégie militaire doit dans ce contexte utiliser des « formes infra-guerre ». Auparavant, la guerre englobait la stratégie militaire. Elle n’en est désormais que l’une des modalités.

Enfin, lisons la description que nous fait le général de ce type de conflictualité, qui si elle exprime la réalité de la guerre froide, pourrait être à peu de choses près celle de la guerre hybride :

« Des interventions, très localisées et ponctuelles, d’une violence plus ou moins bien contrôlée (agitation, attentats, sabotages, coups d’État, piraterie, terrorisme, subversion, etc.), appuient des propagandes idéologiques et des pressions économiques qui tournent au défi, des marchandages qui ne se cachent plus d’être chantages. »

Lucien Poirier, Stratégie Théorique II

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Voir aussi Les métamorphoses de l’hybridité.

Comprendre la Stratégie intégrale du général Poirier en moins de 5 minutes

La stratégie intégrale combine les actions dans les champs économique, culturel et militaire en permanence pour réaliser un projet politique.

Dans Stratégie théorique II, compilation d’articles rédigés dans les années 1970, le général Lucien Poirier introduit le concept de « stratégie intégrale ».

Projet politique et stratégie

Pour commencer, le général Poirier s’interroge sur la nature de la stratégie. Il part de la politique, « science et art de gouverner les sociétés organisées » qui réalise son idéologie à travers un projet politique. C’est lui qui transcrit l’idéologie en actes.

Afin de réaliser son projet, le politique n’a que deux domaines d’action habituels : l’économie (tout ce qui est nécessaire à l’existence physique) et le culturel (tout ce qui concerne la connaissance et les idées). Le troisième domaine est extraordinaire, c’est celui de la violence physique. Le recours à la force physique peut avoir lieu si la liberté d’action dans les domaines économique et culturel est nulle, face à un projet concurrent inacceptable et si le rapport coût/bénéfice parait suffisant. 

Or, il y a stratégie dès qu’il y a conflit, c’est-à-dire opposition de projets politiques, donc en permanence, et pas uniquement en cas de guerre. Le général Poirier choisit de nommer « commerce compétitif » la conflictualité plus ou moins pacifique qui naît de l’opposition des projets politiques des différents acteurs.


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La stratégie intégrale de Lucien Poirier

Dans ce cadre, comme dans celui d’une guerre, les acteurs sociopolitiques combinent les stratégies militaire, économique et culturelle pour accomplir leur projet politique tout en contrant le projet politique adverse. C’est la « stratégie intégrale ».

Pour terminer, notons qu’à la différence de la « stratégie totale » du général Beaufre qui ne s’applique que dans une guerre, la « stratégie intégrale » est mise en œuvre en temps de paix comme de temps de guerre.

« Théorie et pratique de la manœuvre de l’ensemble des forces de toute nature, actuelle ou potentielle, résultant de l’activité nationale, elle [la stratégie intégrale] a pour but d’accomplir l’ensemble des fins définies par la politique générale ».

Lucien Poirier, Stratégie théorique II.

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Voir aussi Quand le général Poirier théorisait la guerre hybride avant la guerre hybride.

Voir aussi l’approche indirecte chez Liddell Hart en moins de cinq minutes.

L’euro sert-il les intérêts de l’Allemagne ?

L’adoption depuis 2002 de la monnaie unique a permis d’intégrer davantage les économies européennes. Cependant, on entend çà et là dire que l’Allemagne aurait besoin d’un euro fort, ou que la monnaie unique renforcerait l’économie allemande au détriment de celle de la France. D’ailleurs, la politique de gestion de la crise économique par la Banque Centrale Européenne (BCE), avec la mise en place d’un taux directeur très faible, a suscité l’opposition de Berlin. Alors, l’euro favorise-t-il vraiment l’Allemagne ?

L’euro sert les intérêts de l’Allemagne parce qu’il favorise son industrie, et tant qu’il est fort et stable, ses retraités.

NB : il n’est pas question de comparer ici les avantages et les inconvénients de l’euro pour la France. Cela n’aurait guère de sens. Il s’agit uniquement d’éclairer certaines prises de position au sujet des incidences de la monnaie unique sur l’économie allemande. La France tire aussi avantage de la monnaie unique… par d’autres voies.

L’euro favorise-t-il l’Allemagne, son excédant commercial et ses épargnants ?

L’euro favorise les exportations industrielles allemandes en Europe

Une grande partie de l’excédent commercial allemand provient de l’Europe. Elle réalise environ 60% de ses exportations en Europe.

L’euro favorise l’industrie allemande. Avec des monnaies nationales, plus l’Allemagne exporterait, plus sa monnaie prendrait de valeur. Ses exportations futures seraient alors moins concurrentielles, ce qui rééquilibrerait la balance commerciale entre pays européens. Avec l’euro, cet équilibrage ne se fait plus. La très puissante industrie allemande écrase donc ses concurrents au sein de l’UE. De même, ils provoquent une appréciation de l’euro à l’international, ce qui pénalise les exportations européennes à l’extérieur de l’UE (sauf Allemagne, voir plus bas).

Les excédents allemands se font au détriment des économies voisines, puisqu’il ne leur est pas possible de dévaluer leur monnaie. La seule solution pour rester compétitif est la « dévaluation interne » : baisser les coûts de production, donc les salaires, dans l’industrie. Et in fine délocaliser…

L’euro conduit donc à la divergence des économies. Les économies des pays du nord de l’Europe se consolident quand celles des pays du sud sont fragilisées.

L’euro favorise donc les exportations de l’industrie allemande en Europe, au détriment des autres (ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas par ailleurs favorable à la France).

Un euro fort et stable est une nécessité pour l’Allemagne

En outre, l’Allemagne a besoin d’un euro fort et stable.

Les retraités allemands ont besoin d’un euro fort et stable. Les retraites en Allemagne sont plus faibles qu’en France (10% des retraités allemands sont sous le seuil de pauvreté, contre 5% en France). Les Allemands doivent donc épargner (sur des salaires bas) pour se constituer une retraite. Un euro faible leur est donc préjudiciable. En effet,  le taux directeur de la BCE influe sur les taux de l’épargne des particuliers si cette dernière est libellée en euros. De plus, l’investissement en devise étrangère est plus difficile avec un euro faible. Enfin, l’épargne individuelle a besoin d’un euro stable. Or l’une des missions de la BCE est précisément de juguler l’inflation.

Or, un euro fort n’est pas un handicap pour les exportations allemandes. En effet, elles sont majoritairement composées de produits à haute valeur ajoutée, comme les voitures de luxe ou les machines-outils, qui sont peu sensibles aux variations de coût. À l’inverse de la France dont les produits de moyenne gamme sont très sensibles aux évolutions même minimes de leur coût à la hausse.

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L’euro et les structures européennes bénéficient donc en grande partie à l’Allemagne qui a besoin d’un euro fort et stable. Toutefois, cet état de fait est remis en cause par l’adoption de taux directeurs très faibles par la BCE. Cela explique la levée de boucliers en Allemagne au sujet de cette politique monétaire menée en dehors de ses attributions par le banquier européen.  

La question de la sortie de l’euro est aujourd’hui une fausse problématique tant elle est irréaliste et suicidaire. La question est en fait la place de l’euro dans les rapports de force européens, et donc les rapports de force politiques entre ses membres. En outre, interroger le fonctionnement de l’euro c’est rappeler une question fondamentale : l’Union européenne, pour quoi faire ?

Voir aussi L’école française est-elle encore républicaine ?

L’école française est-elle encore républicaine ?

Accusée de perpétuer les inégalités sociales ou d’être impossible à réformer, l’école française subit un certain nombre d’attaques et de tensions. Or, elle est au centre du projet républicain.

Le modèle de l’école républicaine française est-elle à la hauteur des attentes que la nation met en elle ?

Malgré ses difficultés, l’école française demeure profondément républicaine.

Des perspectives aussi sombres qu’un tableau noir pour l’école républicaine ?

I. Un idéal : former le citoyen.

L’école possède une place fondatrice dans l’idéal républicain. Elle est régie par des principes clairs issus des lois scolaires de la fin du XIXe siècle (lois Ferry, 1881 – 82).

L’instruction est obligatoire, gratuite et universelle. Dans les lois Ferry, l’instruction est obligatoire de 6 à 13 ans, pour les garçons comme pour les filles. Ce n’est pas l’école qui est obligatoire, c’est l’instruction, qui peut être donnée au domicile ou à l’église. De fait, le jeudi était laissé libre pour que les enfants puissent aller au catéchisme. Mais l’école publique est devenue gratuite et universelle.

L’école est un instrument de l’unité de la république. Au XIXe siècle, elle était le principal facteur de nationalisation de la société. L’enseignement dans l’école publique est laïque et en langue française. L’usage des langues locales est interdit. Aujourd’hui, la mission de l’école est toujours de transmettre les connaissances, mais aussi les valeurs de la république. 

Plus récemment, l’école a reçu la mission de corriger les inégalités sociales, ou plutôt de favoriser l’égalité des chances. En 1981, le gouvernement créée les ZEP pour donner plus de moyens aux secteurs en difficulté (appellation de 2014 : REP, Réseaux d’Éducation Prioritaires, ou RAP, Réseaux Ambition Réussite, RRS, Réseaux de Réussite Scolaire).

Mais cet idéal républicain est aujourd’hui mis en tension parce que l’école ne parvient pas à diminuer les inégalités sociales.

II. La diminution des inégalités sociales : mission impossible.

Cette mission de réduction des inégalités sociales est une mission que l’école ne peut accomplir.

L’école française ne parvient pas à ne pas reproduire les inégalités sociales. Le classement PISA de 2016 révèle que l’école française est celle des pays de l’OCDE où l’origine sociale des enfants pèse le plus dans les résultats. (Classement PISA : tous les 3 ans, mesure les résultats d’élèves de 15 ans dans 70 pays. La France est environ 26e). Selon une étude de l’INSEE menée entre 1982 et 1992, la création des ZEP n’a eu aucun effet.

En effet, le système français est très élitiste. Les grandes écoles ont l’ambition de former l’élite de la nation. On consacre aux étudiants des CPGE 15 000 euros par an et par élève, contre 10 000 pour l’université. On y retrouve une grande proportion d’étudiants venus des classes les plus favorisées. Les concours des grandes écoles valorisent les savoirs acquis hors milieu scolaire, par exemple avec les épreuves de culture générale qui favorisent la culture des classes dominantes. Enfin, les élèves doivent choisir leurs options de plus en plus tôt, ce qui contribue à la reproduction des inégalités sociales.

En dernière analyse, l’école est le moyen des classes dominantes pour pérenniser leur domination. Elle ne peut donc pas réduire les inégalités sociales — seule la loi le peut, lorsqu’elle agit dans la sphère économique, et par l’impôt. Les classes dominantes possèdent une connaissance intime du système. Elles l’ont pratiqué puis modelé. Elles peuvent donc mettre en œuvre des stratégies de réussite scolaire pour leurs enfants. Par exemple, les différentes couches de la société ont l’impression d’être « à leur place » dans les filières qui correspondent à la reproduction de leur statut. Enfin, tous les diplômes ne se valent pas. Un BAC +5 ne mène pas aux mêmes perspectives qu’il soit en arts ou de HEC (qui est privé). Ainsi la réussite scolaire n’est pas en soi un vecteur de réussite sociale.

En parallèle de l’incapacité de l’école à réduire les inégalités sociales, son universalisme est contesté.

III. Un universalisme en tension, mais toujours valide.

L’universalité de l’instruction est aujourd’hui mise en tension, par l’enseignement privé, les élèves déscolarisés, et les enseignements en langue locale, mais elle reste opérante.

S’il est incompatible avec la notion d’égalité, l’enseignement privé est compatible avec la laïcité et ne met donc pas en péril l’idéal républicain de l’école. Près de 20 % des élèves français sont scolarisés dans le privé. Le statut de l’école privée date des lois Debré de 1959. Les 7500 établissements privés sous contrat suivent les programmes de l’éducation nationale. Les établissements confessionnels doivent accepter les élèves de toutes religions. C’est l’État qui rémunère les enseignants. Des cours de religion peuvent être proposés en plus des cours obligatoires. Les 1300 établissements d’enseignement privés hors contrat (dont 300 établissements confessionnels) eux ne sont tenus d’enseigner qu’un socle de connaissance. L’enseignement privé répond à un besoin : il faut un besoin éducatif avéré pour ouvrir une école privée. En outre, en 1984, 2 millions de personnes sont descendues dans la rue pour défendre l’enseignement privé.

Si le nombre d’enfants non scolarisés est toujours trop important, cela ne signifie pas que l’école a failli à sa mission. Environ 100 000 enfants ne sont pas scolarisés. Il s’agit d’enfants de migrants ou d’exclus. Mais le fait que l’attention se porte sur eux montre une sensibilité plus grande de la société et une plus grande adaptation des pouvoirs publics.

Le développement des enseignements en langue locale, s’il se poursuit, pourra lui menacer l’idéal de l’école républicaine. Il s’agit des écoles en basque, breton, catalan, occitan, alsacien-mosellan, qui scolarisent 15 000 élèves et dont les enseignants sont payés par l’État au titre d’une convention. Ce nombre est en augmentation constante, et les demandes excèdent largement les places disponibles. Même si elles répondent à une demande particulièrement forte, elles pourront contribuer à faire renaître des revendications régionales, qui à l’heure où le rôle central de l’État et le modèle républicain sont contestés par la puissance des multinationales et le multiculturalisme, pourront à terme menacer l’unité de la république. Mais les mentalités en sont plus les mêmes qu’au XIXe siècle, et peut-être l’idéal républicain devra-t-il s’accommoder d’un multilinguisme.

Si l’idéal de l’école républicain est mis en tension, les pouvoirs publics s’efforcent véritablement de faire correspondre l’école à cet idéal.

IV. La poursuite de l’idéal républicain est une réalité.

Les réformes menées ces dernières années tendant à faire se rapprocher l’école de son idéal républicain.

L’État consent un effort important pour l’instruction publique. Le budget du ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports est de 75 milliards d’euros (enseignement scolaire et supérieur). Il emploie 1 million de personnes, dont environ 800 000 enseignants. C’est le ministère le mieux doté.

L’école est toujours plus universelle, toujours obligatoire et toujours plus gratuite. Ainsi l’allocation de rentrée scolaire, d’environ 400 euros par enfant, permet d’acheter des fournitures. Depuis 2019, l’instruction est obligatoire de 3 (et non plus 6) à 16 ans. Au total, on compte 6 millions d’élèves dans le 1er degré, 6 millions dans le 2d degré.

L’école est toujours plus inclusive. Les Auxiliaires de Vie Scolaire (AVS, créés en 2003) et la loi de 2013 sur l’école inclusive permettent aux élèves handicapés d’assister aux cours d’une classe ordinaire. Les enfants de migrants sont eux aussi scolarisés dans le système normal dès qu’ils ont un niveau en français suffisant.

*

Si l’école fait face à des tensions quant à sa mission de réduction des inégalités sociales et à son universalisme, force est de constater qu’elle est toujours, et toujours plus républicaine.

La question est de savoir si elle saura le rester face à une idéologie néolibérale dominante qui tend à chercher à privatiser de plus en plus de secteurs de la société, et qui s’accompagne de fortes revendications identitaires comme le note Gilles Dorronsoro dans Le reniement démocratique.

Voir aussi La crise de l’autorité

La crise de l’autorité

« Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. »

Socrate

Ce petit retour en arrière nous montre que la crise de l’autorité demeure un phénomène très subjectif. Il doit être étudié à la lumière de ses manifestations contemporaines.

Dans Qu’est-ce qu’un chef ?, le général de Villiers remarque le paradoxe d’une crise de l’autorité qui s’accompagne d’une forte demande de chefs.

Comment se manifeste cette crise de l’autorité et comment y répondre ?

L’autorité doit en réalité profiter à celui sur lequel elle s’applique. Sans cela, elle sera perpétuellement en crise.

Autorité : selon Hannah Arendt (1906-1975), l’autorité est une forme de pouvoir qui ne requiert ni la persuasion ni la contrainte. Étymologiquement, elle vient de « augmenter ». Elle reste malgré tout une forme de domination.

La crise de l'autorité
Les armes et la toge
L’autorité en crise

Crise des institutions représentant l’autorité

Les institutions représentant traditionnellement l’autorité ne possèdent plus le pouvoir d’antan.

L’Église n’exerce plus de véritable autorité sur les comportements de la masse de la population comme c’était le cas avant la fin du XIXe siècle. Ainsi, les bulles du pape ne représentent plus une menace pour les décisions politiques.

L’école est le terrain privilégié de la crise de l’autorité contemporaine. Certains enseignants ont du mal à obtenir la discipline en classe, voire refusent d’exercer leur autorité. Ainsi en 2018, un élève de Créteil a menacé son enseignante avec une arme. Hannah Arendt notait déjà que si l’autorité est en crise dans le monde éducatif, c’est « que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants ». De plus, l’école ne parvenant pas à assurer sa mission d’atténuation des inégalités sociales, elle perd sa légitimité.

Cette crise est très visible, car elle se double d’une crise du pouvoir (distinct de l’autorité) sur les corps. La contrainte sur les corps hors du champ économique est de plus en plus difficile à exercer. Ainsi, le Service National Universel fait polémique parce qu’il a vocation à être obligatoire. De plus, et la discipline dans les établissements scolaires est difficile à mettre en œuvre. La fin du service militaire a fait disparaître le caractère habituel de la contrainte des corps par le politique.

Mais analysée plus en profondeur, cette crise de l’autorité se révèle être une crise de la légitimité.


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Crise de l’autorité ou crise de la légitimité ?

La crise de l’autorité est en fait une crise de légitimité.

L’autorité est fondée sur la légitimité. Max Weber distingue dans Économie et Société trois formes de légitimité pour l’autorité. La forme traditionnelle, qui repose sur le respect sacré des coutumes ainsi que de ceux qui détiennent du pouvoir en vertu de la tradition ; la forme légale-rationnelle qui se fonde sur la validité de la loi, établie rationnellement par voie législative ou bureaucratique ; et enfin la forme charismatique qui repose sur le dévouement des partisans pour un chef en raison de ses talents exceptionnels. Ces trois types de légitimité sont dans la réalité juxtaposés et enchevêtrés.

L’autorité traditionnelle s’est largement évaporée. Hannah Arendt notait que l’autorité avait disparu du monde moderne, à cause de la montée des totalitarismes au XXe siècle, qui ont remis en cause toute forme d’autorité traditionnelle.

L’autorité « légale-rationnelle » ne suffit pas. Dans Le fil de l’épée, de Gaulle remarque que le grade ne suffit pas pour être obéi : il faut y joindre le charisme. Aujourd’hui, comme l’indique Christophe Guilluy dans Fractures françaises, le « politique » se voit décrédibilisé au profit de solutions consensuelles ou techniques, peu à même de remettre en cause les logiques de domination économiques.

Le savoir comme source de l’autorité est aujourd’hui remis en question, en raison de sa facilité d’accès grâce aux NTIC. Michel Serres analyse ce phénomène dans Petite Poucette. Le savoir n’est plus le seul apanage des enseignants ou des médecins. Les sources de l’autorité à l’école sont donc à réinventer dans une nouvelle plus-value professorale.

L’autorité est bien en crise, mais nos sociétés peuvent y faire face.

Comment faire face à la crise de l’autorité ?

Si les crises de l’autorité sont bien présentes, leurs conséquences peuvent être gérées par notre société en remettant l’humain au cœur de l’autorité.

Il s’agit de remettre l’autorité à la mesure de l’humain. D’après le général de Villiers dans Qu’est-ce qu’un chef, au cœur de la crise de l’autorité, se trouve sa déshumanisation. En effet, on peut se poser la question de la position du chef dans la sphère de l’entreprise, de son exemplarité et de sa volonté d’engagement auprès de ses subordonnés. En effet, il a pour tâche d’obtenir un maximum de rentabilité, sa main-d’œuvre est aisément remplaçable et il demeure lui-même inséré dans des logiques de domination et d’exploitation avec sa propre hiérarchie.

Qu’est-ce que l’autorité ?

L’autorité, c’est augmenter autrui. Étymologiquement, « Autorité » vient d’« augmenter ». C’est bien la condition sine qua non à l’acceptation de l’autorité qu’elle apporte quelque chose celui qui s’y soumet puisqu’il le fait volontairement. Le gain n’est pas matériel, comme avec le salaire. Il s’agirait toujours là d’une logique de pouvoir puisque l’individu demeure contraint de posséder un revenu pour vivre. Il est moral : appartenance à un groupe prestigieux, augmentation de ses compétences ou de qualités personnelles auxquelles on attache de l’importance. C’est ce qui explique le besoin de chef noté par le général de Villiers.

Et les armées ?

L’expérience des armées peut servir de laboratoire des formes de l’autorité contemporaine. Fait unique, elle forme les chefs à l’exercice de l’autorité. Elle est fondée sur l’exemplarité, et la capacité du chef assurer la pérennité de son unité (recrutement, repos, formation). C’est la raison pour laquelle les chefs qui épuisent leur unité sans permettre le renouvellement de ses forces, qui la consomment plus qu’ils ne la construisent, voient leur autorité décroître et doivent mettre en avant leur pouvoir. De plus, l’armée constitue un domaine préservé de la rentabilité. Le chef y sert son supérieur, en remplissant sa mission, et ses subordonnés, en les préparant au mieux à l’engagement. Il ne cherche pas à les exploiter (au sens marxiste du terme). Il est enfin statutairement responsable de la défense de leurs intérêts.

*

C’est en remettant l’homme au cœur des préoccupations du chef que l’on pourra redonner de l’équilibre aux structures nécessaires à notre société. Cela impose de prendre ses distances avec le dogme néolibéral, dont l’aboutissement est une société d’individus entièrement « libres », mis en concurrence et ne reconnaissant comme loi légitime que la seule loi du marché.

Mais derrière la crise de l’autorité, on discerne aussi la crise du pouvoir qui pourrait fracturer la cohésion de la société française.

Réflexion complémentaire :

Notons que cette « crise de l’autorité » profite en réalité à la classe dominante.

Pas de crise de l’autorité dans les grands lycées parisiens ou dans les grandes écoles. Ces établissements constituent des outils de légitimation au profit de la position d’une élite qui se renouvelle peu au moyen de titres scolaires (Bourdieu). Pas de crise de l’autorité dans les entreprises de façon générale. Elles maintiennent des logiques de pouvoir. Le salarié mécontent essayant de remettre en cause le pouvoir de son dirigeant serait vite conduit à la porte.

Seules les classes dominées semblent remettre en cause l’autorité, et uniquement dans la sphère publique (État, police, école), pour leur plus grand malheur (blocage de la progression sociale par la méconnaissance des règles réelles du jeu), mais peut-être aussi parce que l’autorité et l’État, partie visible du pouvoir, sont inconsciemment, mais à juste titre perçus comme l’instrument de la domination sociale. La domination économique, elle, demeure invisible, voire reste perçue comme légitime et naturelle.

Certes l’État et l’autorité dans la sphère publique sont effectivement un instrument de domination au profit de la classe dominante. Mais ils sont aussi, en France du moins, le rempart des classes populaires contre le pouvoir économique. La crise de l’autorité proviendrait alors d’une réaction autodestructrice face à un sentiment diffus d’injustice. En ce sens, on peut dire que la crise de l’autorité profite à la classe dominante. Peut-être même qu’au regard de sa permanence dans le temps, en toute hypothèse, elle possède la fonction structurelle de pérenniser la position subalterne de la classe dominée, puisque le modèle mis en cause est malgré tout le seul qui permette liberté, justice sociale et sécurité.

Et si la vraie cause de la crise de l'autorité, c'était la lutte des classes ?
Et si la vraie cause de la crise de l’autorité, c’était la lutte des classes ?

LA COOPÉRATION DE DÉFENSE FRANCO-BRITANNIQUE

La coopération de défense franco-britannique est très dynamique depuis les accords de Lancaster House en 2010. Cependant, alors qu’il avait initialement été développé par la France et le Royaume-Uni, le Système de Combat Aérien du Futur (SCAF) a dû être relancé dans une dynamique franco-allemande. Aujourd’hui la réalisation du Brexit ajoute une inconnue supplémentaire.

La coopération de défense franco-britannique est-elle à l’épreuve du Brexit ?

Comme les relations de défense entre les deux pays passent peu par l’UE, le Brexit ne devrait pas influer à court terme sur la relation de défense franco-britannique. Néanmoins, à long terme, les deux pays pourraient s’éloigner. En effet, leurs horizons stratégiques pourraient s’avérer différents.

Une coopération de défense franco-britannique profondément ancrée entre deux partenaires de longue date.

La coopération de défense franco-britannique peut s’appuyer sur une amitié de longue date entre les deux nations et sur des cultures militaires très proches.

La coopération de défense franco-britannique est formalisée par des traités depuis plus d’un siècle. L’entente cordiale de 1904 était déjà un traité d’alliance défensive. Après la Deuxième Guerre mondiale, en 1947, la solidarité franco-britannique a été réaffirmée dans le traité de Dunkerque. Plus récemment, en 1998, grâce à la déclaration de Saint-Malo, la France et le Royaume-Uni se rapprochent un peu plus sous l’égide de l’UE.

La coopération opérationnelle existe elle aussi de longue date. Les deux pays ont combattu côte à côte dans les deux guerres mondiales, ainsi qu’à Suez. En 1992 est créée la commission nucléaire conjointe, puis en 1994 c’est un groupe aérien conjoint qui voit le jour.

Les deux pays ont des cultures militaires très proches. Ils disposent de l’arme nucléaire, sont membres du Conseil de Sécurité de l’ONU, possèdent des armées de taille équivalente (150 000 militaires outre-Manche) avec une culture de la projection de force (même si depuis l’intervention en Irak, le parlement britannique est réticent à envoyer des troupes outre-mer). Ils entretiennent aussi tous deux une Base Industrielle et Technologique de Défense puissante.

Leurs intérêts convergent. Face au terrorisme islamiste d’une part (attentats de Londres en 2005 et 2017 et de Paris en 2015), mais aussi en tant que leaders européens de la défense, car les deux pays représentent à eux seuls 50 % des dépenses militaires de l’UE, et 80 % de sa Recherche et Développement. Ils font face à des défis communs, tels que la quête de puissance de la Russie ou de l’Iran.

Le traité de Lancaster House est venu renforcer cette amitié de longue date.

Les accords de Lancaster House, à la base d’une coopération bilatérale solide.

Signé en 2010, le traité de Lancaster House a posé les bases de la coopération bilatérale future entre la France et le Royaume-Uni. Il possède plusieurs aspects.

Volet capacitaire

Paris et Londres ont pour ambition de développer un certain nombre de systèmes d’armes en commun, comme le Système de Lutte Anti-Mines du Futur, qui devrait être un système de drones de surface et sous-marins, ou le développement d’un drone commun (aujourd’hui à l’arrêt).

La CJEF

Le traité pose les bases d’une Force Interarmées Expéditionnaire Conjointe, la CJEF (Combined Joint Expeditionary Force). Les deux nations doivent pouvoir déployer en commun une force ad hoc de 10 000 hommes sur court préavis, composée d’au moins 2 GTIA, un groupe naval, une escadre aérienne et des éléments logistiques avec leurs éléments de commandement de tous niveaux, afin de mener des opérations de haute intensité. Elle devrait être pleinement opérationnelle en 2020, mais n’a jamais été utilisée.

Volet industriel

MBDA est un missilier franco-britannique. La stratégie One MBDA vise à accroître l’intégration des parties française et britannique de l’entreprise, ainsi qu’à créer des pôles d’excellence des deux côtés de la Manche. MBDA est chargé de développer le Missile Antinavire Léger et le Futur Missile de Croisière qui devraient équiper les armées françaises.

Volet nucléaire

Paris et Londres partagent leurs installations de simulation d’essais nucléaires, notamment le site de Valduc. Un site de simulation commun devrait voir le jour au Royaume-Uni. L’économie espérée n’est cependant que de 40 millions d’euros par an.

Toutefois, la dissuasion britannique demeure dépendante des États-Unis, car les missiles utilisés par Londres sont américains (les têtes et les sous-marins, en revanche, sont britanniques) et les sous-marins doivent faire des escales régulières aux États-Unis pour faire entretenir ou changer leurs lanceurs. Si elle n’a pas besoin de l’accord de Washington pour faire feu, la dépendance de la dissuasion britannique envers les USA rend Londres vulnérable à des pressions politiques au sujet du renouvellement des missiles.

UNE coopération opérationnelle solide

Les deux pays ont mené des opérations conjointes en Libye. En Estonie la France a déployé un SGTIA sous commandement britannique, à Barkhane les Anglais ont engagé des Chinooks. 60 officiers britanniques sont insérés dans les structures militaires françaises. Par exemple, un des officiers mécaniciens du porte-avions CDG est britannique.

La coopération bilatérale franco-britannique de défense est donc très développée et dynamique. Cependant, cette relation est enchâssée dans des relations multilatérales plus complexes.


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Des relations multilatérales plus complexes

La relation de défense franco-britannique passe aussi par des logiques multilatérales, qui ne sont pas exemptes d’ambiguïtés.

L’OTAN est aussi un lieu de coopération

L’interopérabilité des deux armées, nécessaire à la CJEF, passe par l’OTAN. C’est l’Alliance qui uniformise les procédures. Or, les Britanniques considèrent que leur défense et celle de l’Europe passent en priorité par l’OTAN. La coopération bilatérale s’articule donc autour de cet élément clef, et doit éviter de faire doublon avec l’Alliance atlantique.

L’Union européenne

Les relations de défense entre les deux pays passaient aussi par l’UE, mais dans une moindre mesure. Depuis la déclaration de Saint-Malo en 1998, les Britanniques ont accepté de participer à l’Europe de la défense. Le Royaume uni prend part au Comité Militaire de l’UE, et un général britannique a commandé l’État-Major de l’UE. Le pays a participé à l’état-major d’Eufor RDC, d’Eufor Tchad, et Atalante. Les Britanniques ne sont cependant pas partie à la Coopération Structurée Permanente (CSP).

Coopérations hors UE

Les Britanniques sont également insérés avec la France dans des coopérations multilatérales européennes hors UE. Par exemple, le Royaume-Uni est un membre fondateur de l’Organisation de coopération conjointe en matière d’armement (OCCAR). Ainsi, il a participé avec la France au développement de l’A400M ou du radar Cobra. Aujourd’hui, le SLAMF est développé via l’OCCAR. Enfin, la participation à l’Initiative Européenne d’Intervention (IEI), lancée par la France, est le symbole de la volonté britannique de continuer à concourir à la sécurité de l’Europe même après le Brexit.

Les relations bilatérales et multilatérales entre la France et le Royaume-Uni sont donc solidement enchevêtrées. Cependant, le Brexit pourrait les affecter à long terme.

Le Brexit : pas d’effets à court terme, mais un éloignement progressif possible.

Si à court terme le Brexit ne devrait pas influer sur la relation de défense franco-britannique, à long terme les deux pays pourraient s’éloigner, car leurs horizons stratégiques sont différents.

La coopération bilatérale devrait rester stable

L’essentiel de la coopération étant bilatéral, le Brexit devrait avoir peu d’effets. Par exemple, en juin 2019, la Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a reçu ses homologues du Parlement britannique pour réaffirmer l’importance de la coopération de défense malgré le Brexit.

L’inconnue économique

L’impact financier du Brexit sur les accords de coopération est un sujet d’inquiétude. En effet, le Royaume-Uni a dû créer une réserve budgétaire pour faire face aux conséquences du Brexit. En 2018, le gouvernement a refusé une rallonge demandée par la défense. De plus, le coût du Brexit a été estimé à plusieurs milliards d’euros (entre 1 et 7 points de PIB). Néanmoins, en 2019, le budget de la défense britannique a augmenté de 2 milliards de Livres.

Des horizons différents

Le partenaire majeur des Britanniques pour leur défense sont les États-Unis, et leur architecture clef l’OTAN. Or, la France est davantage tournée vers l’Europe et pousse le développement de l’Europe de la défense avec l’IEI. Dans ce contexte, sur le long terme, les deux pays pourraient s’éloigner, le Royaume-Uni se consacrant davantage au special relationship et la France renforçant sa relation de défense avec l’Allemagne dans un contexte européen.

Des propositions pour approfondir la coopération de défense franco-britannique malgré le Brexit (issues d’un rapport de l’institut Montaigne) existent. Il serait possible de créer un conseil franco-britannique annuel de défense et de sécurité, pour renforcer le dialogue entre les deux côtés de la Manche, puisque les Britanniques ne participeront plus aux discussions au sein du Conseil européen. Actuellement, seuls les chefs de gouvernement et les ministres de la Défense des deux pays se réunissent une fois par an. Il serait également souhaitable de mettre en place un cadre formel de partage du renseignement. 

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La relation de défense franco-britannique est donc forte, essentiellement bilatérale, tout en prenant aussi place au sein d’institutions multilatérales. Le fait que le Royaume-Uni quitte l’UE ne devrait que peu l’affecter à court terme, mais sur le long terme, même si le Brexit ne changera pas la géographie, les horizons très différents des deux pays, l’un tourné vers les États-Unis et l’autre vers l’Europe, pourraient conduire à un relâchement de cette coopération.

La capacité de la France à amorcer une dynamique de défense en Europe et surtout la volonté allemande d’y participer influeront donc beaucoup sur le futur de la relation franco-britannique de défense.

Manufacturing Consent, la presse et les médias selon Noam Chomsky

Comprendre la soumission structurelle des médias au pouvoir dominant chez Chomsky en moins de 5 minutes.

Selon Noam Chomsky dans Manufacturing Consent, les médias dominants occidentaux défendent le pouvoir en place de façon structurelle.

Dans Manufacturing Consent (1988), Noam Chomsky et Edward S. Herman identifient 5 filtres grâce auxquels en occident les médias s’alignent sur les intérêts du pouvoir dominant. Ce dernier n’a donc pas besoin de recourir à la censure.

Taille, contrôle, orientation lucrative 

Pour commencer, il faut garder en tête que les médias dominants sont des entreprises colossales dirigées par des milliardaires ou des PDG, eux-mêmes étroitement contrôlés par des groupes d’intérêt purement lucratif. Ces entreprises ont donc des intérêts communs avec les autres sociétés, les banques et le gouvernement.

La publicité

Le modèle économique des médias dominants dépend de la publicité. Cette dépendance provoque un alignement sur les intérêts des annonceurs et un appauvrissement des contenus.


Voir aussi L’euro sert-il les intérêts de l’Allemagne ?


Le choix des sources

Les lieux de pouvoir entretiennent un flux continu d’information vers les médias. Ces sources « officielles » (gouvernement, groupes industriels, experts) coûtent moins cher que d’envoyer un reporter sur le terrain. De plus leurs informations sont acceptées d’emblée et ne nécessitent aucune vérification. Ainsi, aujourd’hui, on pourrait citer l’obsession des médias pour les comptes Twitter des décideurs politiques, source facile d’accès et gratuite.

La Flak

Toute opinion dissidente subit un tir de barrage d’acteurs institutionnels, comme les think tanks, souvent conservateurs, le gouvernement, ou les autres médias.

L’idéologie

Enfin, des informations allant dans le sens de l’idéologie dominante (à l’époque de la rédaction de Manufacturing Consent, anticommuniste) seront moins sujettes à caution que celles qui la remettent en cause.

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Pour résumer, d’après Manufacturing Consent, la défense des intérêts du pouvoir en place par les médias dominants est donc structurelle, presque invisible, et par là beaucoup plus efficace que la censure.


Lire aussi Le commerce favorise-t-il la paix ?