Comprendre pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

Ce bon vieux Carl. Selon la formule, selon Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens.

Fétiche, totem, coup de génie, la « formule » de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens » est tantôt portée aux nues, tantôt vouée aux gémonies par les stratégistes.

Nous voici venus au bout de notre voyage clausewitzien. N’hésitez pas à prendre connaissance de nos autres articles sur les concepts introduits par le maître dans De la guerre. Nous conseillons de lire celui sur la guerre absolue avant de poursuivre.

Il est donc temps de nous confronter à ce monument.

La guerre est soumise à la politique

Clausewitz ouvre De la guerre avec l’ambition d’analyser le phénomène guerre. « Nous nous proposons d’examiner d’abord la guerre dans chacun de ses éléments, puis dans chacune de ses parties et enfin dans son entier, c’est-à-dire dans la connexion que ces parties ont entre elles » (p. 27).

C’est donc logiquement avec une proposition de définition que débute la réflexion. « La guerre est donc un acte de force par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté » (p. 27).

Notion de but politique

L’usage de la force — et de la violence — est donc par définition indissociable de la guerre. Mais pour Clausewitz, la force n’est qu’un moyen au service d’un but politique.

Cependant, la seule manière d’atteindre ce but politique, c’est « de mettre l’ennemi hors d’état de se défendre » (p. 28). Le but politique ne peut donc être atteint qu’à travers un objectif militaire.

Si l’emploi de la force armée est le moyen d’atteindre un but politique, alors la guerre est soumise à la politique. C’est une des thèses majeures de l’œuvre. C’est aussi l’un des sens de la formule de Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens.

La guerre est soumise à la politique

La guerre n’impose donc pas sa logique à la politique. « C’est donc le but politique […] qui détermine le résultat à atteindre par l’action militaire ainsi que les efforts à y consacrer ». La seule exigence que puisse avoir la guerre, c’est que l’objectif politique soit compatible avec l’emploi de la force armée. Clausewitz n’est pas le théoricien de la guerre totale, dans laquelle la raison politique devrait s’effacer devant les impératifs de la guerre (ça, c’est Ludendorff).

En revanche, la masse d’efforts à fournir (c’est-à-dire le niveau où l’on fixe le but militaire) pour atteindre le but politique dépend des relations préexistantes entre les belligérants. Par exemple (cet exemple est le nôtre et ne figure pas dans l’œuvre), conquérir une province voisine peut très bien se faire sans coup férir, s’il s’agit juste pour la population concernée de changer de tyran. Mais si les passions des peuples sont déjà exacerbées, cette conquête peut mener à une guerre longue et cruelle. La forme de la guerre change, mais pas l’objectif politique.

Guerre et politique sont donc de même nature. Il n’existe a pas de rupture entre elles, malgré l’introduction de la force. La guerre est le moyen d’atteindre un but politique : elle n’est que sa continuation. La politique ne cesse pas avec l’emploi des armes.

Carl von Clausewitz

Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Le sens de la formule

À proprement parler, la « formule » n’est pas une définition de la guerre. Elle est davantage une caractérisation. C’est la mise en évidence de deux traits dominants de la guerre qui est le point de départ de la démarche analytique de Clausewitz.

Quelle est cette « politique » dont il est question ?

Le point de vue restrictif

Pour Martin Van Creveld, dans La transformation de la guerre, Clausewitz n’entend par politique que les relations entre États fondées sur des intérêts et des calculs rationnels. La formule ne permettrait alors pas de rendre compte de la participation de groupes non étatiques à la guerre ni des conflits ou l’un des camps lutte pour sa survie.

Il est évident qu’elle n’aurait pas eu une telle postérité si le terme « politique » devait se comprendre dans un sens aussi restreint.

Les communautés humaines

Certes, Clausewitz se concentre dans De la guerre sur les guerres entre États, ou en leur sein. Et pour cause, ce sont les seules qu’il connaisse. Cependant, lorsqu’il décrit la guerre dans son essence, dans le livre Un, il semble bien prendre en compte la possibilité de conflits politiques en dehors de l’État. « Entre communautés humaines, et notamment entre nations civilisées, la guerre nait toujours d’une situation politique et poursuit un but politique » (p. 44).

Sans surprise, Clausewitz considère ici la nation — et en l’occurrence l’État — comme une forme « civilisée » d’organisation humaine. Mais il envisage aussi qu’il puisse exister d’autres types d’organisation, d’autres types de « communautés humaines ».

Nous retiendrons donc comme « politique » les modalités de cohabitation entre et au sein de communautés humaines. N.B. : c’est notre définition. Elle ne figure pas dans l’œuvre.  

La lutte pour la survie et disparition du but politique

Clausewitz a également considéré les luttes pour la survie, qui s’opposeraient aux guerres « politiques » menées selon des « intérêts ».

Il constate que les guerres peuvent être d’intensité différente, de la guerre d’extermination à la guerre menée pour de froids intérêts. Il reconnaît que leur rapport à la politique semble, en première analyse, de nature différente en fonction de cette intensité.

*

« Plus les motifs qui portent à la guerre ont d’ampleur et de puissance, plus la situation politique qui la précède est tendue, plus l’existence des peuples qui y prennent part s’y trouvent engagée, et plus la guerre elle-même se rapproche de sa forme abstraite […] et semble se soustraire à l’autorité de la politique pour ne suivre que ses propres lois : le but militaire et l’objectif politique deviennent identiques. Mais par contre, plus les motifs qui président à la guerre et les tensions qui la précèdent sont faibles, et plus le but politique s’écarte du déchaînement de violence inhérent à la guerre, de sorte que, obligée de dévier elle-même de la direction qui lui est naturelle pour se conformer à celle qu’on lui impose, celle-ci […] en arrive enfin à ne sembler être exclusivement qu’un instrument de la politique. »

de la guerre, pp. 45 – 46, c’est moi qui souligne.

*

Cependant, cette disparition du but politique derrière l’objectif militaire n’est qu’apparente. « Toutes les guerres doivent être considérées comme des actes politiques », affirme-t-il quelques lignes plus loin.

Si les buts politique et militaire viennent à se confondre, l’un n’absorbe pas l’autre. Une guerre d’extermination est aussi un fait politique, bien qu’extrême : elle apparaît comme légitime et nécessaire à au moins un des deux camps.

Ensuite, quels sont ces « autres moyens » ?

La réponse de Clausewitz serait immédiate : la violence, l’effusion de sang. Elle est une des caractéristiques intrinsèques de la guerre. « Pour définir la guerre sans tomber dans la pesanteur, nous nous en tiendrons à ce qui en constitue l’élément primordial, le combat » (p. 27). La violence est donc un moyen extraordinaire de la politique pour arriver à ses fins.

Pour Clausewitz, il est illusoire de concevoir une guerre sans violence ni combat. « Selon certains philanthropes, il existerait quelque méthode artificielle, qui, sans effusion de sang, permettrait de désarmer l’adversaire ou de le réduire. […]. Si généreuse cependant que soit cette idée, elle n’en constitue pas moins une erreur à combattre » (p. 28).

Ces deux éléments nous amènent à recomposer la caractérisation de la guerre introduite par Clausewitz, pour proposer une définition de la guerre qui nous semble en accord avec sa formule. La guerre est un affrontement armé et sanglant entre groupes humains, ayant pour objet la modification par la force de leurs modalités d’existence commune, y compris par l’anéantissement.

Il va désormais s’agir de vérifier si cette définition résiste à la critique, et si elle est d’une quelconque utilité pour agir au sein du phénomène guerrier.

La guerre peut-elle n’être pas de nature politique ?

Soumettons cette définition à un bombardement intellectuel et tentons de l’infirmer.

Motifs de guerre apparemment autres que la politique

Les motifs d’une guerre peuvent être divers : politiques, certes, mais aussi religieux, juridiques, culturels, économiques… Comment de ce fait la guerre ne pourrait-elle pas être d’une autre nature que politique ?

Il est clair que l’on peut qualifier la plupart des conflits de « politiques », au sens de notre définition. Une guerre pour imposer à une autre partie des modalités de commerce, comme les guerres de l’opium (ce n’était bien évidemment pas le seul motif de ces guerres) appartiennent bien à notre définition des modalités de cohabitation.

Il en va de même des guerres menées pour des raisons juridiques ou morales. Les institutions et conceptions juridiques, quelles que soient les époques, gravent dans le marbre les relations que doivent avoir entre elles les communautés. Quant à imposer ses impératifs moraux par la guerre, cela demeure l’imposition d’une norme à l’adversaire.

Les conflits religieux sont aussi politiques

Le conflit religieux est lui aussi un conflit de nature politique, même si cela peut paraître contre-intuitif. Imaginons un conflit dont les motivations sont purement spirituelles. Ce type de conflit est probablement une impossibilité tant les raisons qui sont à l’origine d’une guerre sont nombreuses, diverses et profondes. Mais imaginons une guerre purement religieuse.

Plusieurs belligérants s’affrontent pour faire reconnaître le bien-fondé de leur compréhension d’une doctrine religieuse (ou philosophique). Il s’agit de façon de vivre et de cohabiter au jour le jour. Il s’agit donc déjà de politique. Le camp qui l’emportera aura réussi à imposer par la force aux vaincus sa manière de croire. Il aura redéfini les modalités de cohabitation avec ses adversaires.

On a pu enfin avancer que les guerres menées par les Aztèques à leurs voisins n’étaient pas politiques. Elles auraient été de nature religieuse. En effet, elles ne visaient qu’à faire des captifs afin de les sacrifier aux dieux. Cependant, la véritable question réglée par la guerre était de savoir qui devait fournir les suppliciés. Une fois un village soumis, il devait un certain nombre d’individus à sacrifier en tribut. Si le motif de la guerre était bien religieux (faire des captifs), sa nature, elle, restait politique. Il s’agissait de créer et maintenir un système de domination entre groupes humains.  

Des guerres pour l’honneur ?

Ensuite, qu’en est il de l’honneur ? Un conflit armé entre groupes humains motivé par l’honneur ne serait pas aujourd’hui qualifié de guerre. Il serait considéré comme une vendetta, ou un cycle de violence. Il nous paraît inconcevable que deux entités politiques se fassent la guerre pour une question d’honneur.

Toutefois, dans d’autres sociétés, d’autres cultures, d’autres temps, cette notion est tout à fait envisageable. Deux groupes pourraient s’affronter en raison d’un acte perçu comme inacceptable dans le système de valeur considéré. En toute hypothèse, l’affrontement armé aurait alors lieu, non pas pour définir les modalités de coexistence, mais dans le but de corriger un déséquilibre introduit dans la cohabitation entre les groupes par une des parties. En ce sens, il demeure possible, certes à l’extrême limite, de conclure à la nature politique de cette violence armée.

Cependant, le conflit ne pourrait alors pas avoir d’objectif politique. Il s’agirait de vaincre l’autre dans une mesure qui n’est pas définie, jusqu’au point où l’équilibre sera considéré comme rétabli et acceptable par les parties au conflit.

La guerre comme culture

En dernière analyse, la seule circonstance dans laquelle la guerre pourrait n’être pas de nature politique est si elle est une culture.

Il ne s’agit pas ici de conflit de culture, au sens où une partie essaierait d’imposer sa culture à l’autre par la force. Cela rentrerait dans notre définition de la politique. Nous parlons de la guerre comme culture, comme mode de vie.

Selon John Keegan dans Histoire de la guerre, la force des peuples cavaliers des steppes était d’avoir la guerre comme mode de vie. C’est à dire de ne vivre que pour et par le combat. Cette position doit probablement être nuancée. Cependant, force est de constater que si la guerre peut être un mode de vie pour un peuple entier (à bien différencier d’une simple profession), alors elle n’est pas nécessairement la continuation de la politique. Elle ne redéfinit pas les modalités de cohabitation, car elle est la seule façon possible de cohabiter. Elle est la politique.

Le présupposé clausewitzien

Si la guerre reste alors de nature politique, elle ne sert plus à résoudre un conflit. Cela met au jour le présupposé clausewitzien, qui n’est pas dans le caractère politique de la guerre, mais dans les « autres moyens ». Au fond, Clausewitz conçoit la guerre comme un moyen violent de résoudre un conflit entre deux groupes humains.

En ce sens, si elle ne peut être détachée de la politique, la guerre n’a cependant d’autre finalité que sa propre disparition au profit d’un nouvel ordre politique reconnu. Elle est par nature un état transitoire de la politique. Si au contraire la violence armée organisée n’est pas un moyen, mais une culture, elle cesse d’être un moyen et perd son caractère transitoire pour devenir un état d’équilibre.

Cependant, le fait que la guerre puisse être une culture n’est qu’une hypothèse, une construction intellectuelle. Aujourd’hui, aucun peuple sur terre ne possède cette culture-guerre.

Structurer le traitement de la violence armée organisée

Manifestement, toute violence armée organisée n’est pas de nature politique, et toute violence n’est pas organisée. La formule de Clausewitz permet de délimiter clairement le périmètre de la guerre au sein de celui de la violence. Sans cette dimension politique, n’importe quel affrontement entre bandes pourrait se trouver qualifié de guerre.

La notion de politique permet de distinguer au sein des violences armées organisées ce qui est une guerre et ce qui ne l’est pas.

Criminalité organisée

Considérons des criminels, qui agissent en bande organisée soit contre leurs rivaux, soit contre l’ordre établi. Lorsqu’ils agissent pour des raisons pécuniaires (braquage de fourgons, assassinats de concurrents…), personne ne songerait à parler de guerre.

Mais dès qu’il s’agit de décider de la prééminence entre gangs, ou de déterminer qui contrôle un territoire, la violence prend une tournure politique. Le terme de « guerre des gangs » surgit alors, à juste titre.

Le cas est encore plus éloquent lorsqu’il s’agit de résistance organisée aux forces de l’ordre pour conserver l’administration parallèle d’un territoire. C’est le cas de certains combats que mènent les cartels mexicains contre la police. Nous sommes bien là en face d’une guerre.

Moyens criminels et revendication politique

À l’inverse, si une organisation se sert de moyens criminels pour servir sa cause politique, il devient bien sûr légitime de parler de guerre. Une prise d’otage effectuée par un groupe qui cherche uniquement à jouir de la rançon ne peut pas être considérée comme un acte de guerre. En revanche, si cette prise d’otage sert à financer des actions violentes qui ont pour but de modifier les rapports de force politiques, ou simplement de revendiquer une position politique, il s’agira bien d’un acte de guerre, tout illégitime qu’il soit dans la conception occidentale de la guerre. 

La notion de politique permet de distinguer quelles violences armées, organisées et sanglantes doivent recevoir le qualificatif de guerre.

Il ne s’agit pas là d’entrer dans un raisonnement circulaire qui expliquerait que puisque la guerre est politique, les violences apolitiques ne sont pas de la guerre, ce qui prouverait que la guerre est politique. Il s’agit de montrer que la formule de Clausewitz, selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, permet de structurer la perception de la violence armée organisée, et de mettre en place des réponses adaptées.

Applications contemporaines

Finalement, en quoi la formule va-t-elle nous être utile pour comprendre la guerre ?

Si, comme le pense Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, alors nous pouvons éviter deux écueils dans lesquels semble prise la perception commune de la guerre aujourd’hui en Occident.

Repolitiser la guerre

Premièrement, la guerre n’est pas qu’une affaire de technique ou de performance. Les pays occidentaux ont pu avoir tendance à considérer que le déploiement et l’emploi de la force armée étaient à même de remporter une guerre grâce à leur formidable capacité à tuer, avant de s’étonner d’avoir à mener des guerres éternelles contre un ennemi qui n’en finissait plus d’être détruit. Leurs piètres résultats en matière de contre-insurrection sont un résultat de la perception de la guerre comme un phénomène sans lien avec la politique.

En effet, la destruction des forces armées adverses est bien nécessaire pour abattre la volonté d’un État. Mais que peut une capacité de destruction lorsque l’ennemi n’est plus un État ? L’adversaire dans une guerre asymétrique est composé d’individus qui ont jugé inacceptables leurs conditions d’existence, au point de risquer leur vie en luttant contre l’ordre établi. Tant que les conditions politiques qui ont mis en mouvement l’insurrection ne changent pas, il est illusoire d’espérer remporter quelque victoire que ce soit. Entre États, les conditions politiques du conflit changent en même temps que les rapports de force militaires, pas dans la guerre asymétrique.

Leviers d’action non militaires

En outre, lorsque le rapport de force est asymétrique, l’action militaire ne peut pas porter d’effet déterminant. De quels autres leviers, politiques ou économiques disposent les démocraties occidentales pour influer sur le cours de leurs guerres étrangères ? Le levier économique se limite à l’imposition du libéralisme teintée d’aide au développement. Le levier politique se cantonne à l’organisation d’élections. Si la guerre est effectivement une chose trop sérieuse pour être laissée à des militaires, encore faut-il que des moyens d’action non militaires existent.

Enfin, présenter une intervention armée comme solution technique à un problème stratégique, ou pire, moral, ne permet pas de donner à l’adversaire sa juste valeur. Il se voit réduit au rang de terroriste ou de criminel. Et on ne négocie ni avec l’un ni avec l’autre. Sans remettre le politique au cœur de la guerre, pas de paix possible, seulement des guerres longues et la défaite.

Guerre économique, commerciale, de l’information

Deuxièmement, mettre l’effusion de sang au cœur du phénomène guerrier permet de mieux appréhender le mécanisme des relations internationales, en distinguant la guerre de ce que le général Poirier appelait « commerce compétitif ».

En effet, on ne compte plus aujourd’hui les interventions sur la « guerre économique », la « guerre de l’information », la « guerre commerciale » ou la « cyberguerre ». Or, si l’on juge ces « guerres » à l’aune de notre définition et de la formule, le terme est utilisé mal à propos.

À quoi correspondent donc ces emplois abusifs ? À une tentative de comprendre un état de tension qui semble incompatible avec l’état de paix. Dans Stratégie théorique II, le général Poirier explique que la concurrence entre les projets politiques des différents acteurs sociopolitiques mène à un état de tension perpétuelle qu’il nomme « commerce compétitif ».

Les « guerres » économiques ou de l’information sont en fait consubstantielles aux relations internationales et à l’état de paix. Les percevoir comme des guerres ne peut qu’obscurcir le jugement et mener à des décisions irrationnelles et contre-productives.

Rajouter un adjectif après « guerre » donne l’impression d’une analyse fine, voire d’une découverte conceptuelle. Ce n’est pourtant souvent que rajouter de la confusion, tant dans la compréhension du phénomène guerrier, qui est par nature changeant, tel le fameux caméléon, que dans celle de l’état de paix. Ce dernier n’est autre qu’une rude compétition que seule l’effusion de sang distingue de la guerre.

*

La célèbre formule de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens », est souvent attaquée, mais n’a jamais été détrônée. Elle est une tournure simple qui nous rappelle que la guerre est de nature politique. Elle n’est donc pas un phénomène autonome. Enfin, elle se caractérise par la violence armée organisée avec effusion de sang.

Elle permet d’y voir un peu plus clair dans le monde d’aujourd’hui. Mais aussi de dresser des garde-fous pour délimiter ce qu’elle peut accomplir, et par-dessus tout, ce qu’elle ne peut pas faire.

« La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens »

Carl von Clausewitz, de la guerre, Livre Un, Chap. 1, § 24, p. 45

*

Nicolas Blanchard Farce

Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens

Le centre de gravité chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Le concept de « centre de gravité », introduit par Carl von Clausewitz dans De la guerre, possède une remarquable postérité. Il est encore utilisé par plusieurs armées occidentales.

Le concept de « centre de gravité », chez Clausewitz, par Les armes et la toge.

Centre de gravité et équilibre

Selon Clausewitz, le centre de gravité est le point sur lequel une action pourra produire un effet décisif sur tout son système de guerre d’un belligérant. Il est en quelque sorte son point d’équilibre, qui entraîne tout le reste. Agir sur le centre de gravité permettra de mettre l’ennemi en déséquilibre, et donc de le renverser plus facilement.

« Le centre de gravité est là où se trouvent réunies les actions de la pesanteur sur toutes les parties d’un corps, et le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière. Il en est de même du centre de gravité des forces à la guerre » (p. 696).

Le centre de gravité est ce qui fait la synthèse utile du rapport de force physique, des forces morales et du terrain. « Un théâtre de guerre, quelles que soient ses dimensions, et la force armée qui l’occupe, quel que soit l’effectif de celle-ci, constitue donc une unité qui a son centre de puissance unique » (p. 698).

Le destin des forces d’un État en guerre est donc lié à celui de son centre de gravité. Détruire le centre de gravité de l’ennemi, c’est le mettre à genoux.

Les actions contre le centre de gravité de l’ennemi ne deviennent toutefois cruciales que si les deux adversaires recherchent une décision. Si les belligérants se satisfont de gains secondaires, ils ne tenteront pas à renverser l’ennemi au prix d’un effort important et risqué. Clausewitz parle d’« observation armée ». L’action sur le centre de gravité vise à mettre l’ennemi à terre, non pas à obtenir des gains secondaires.

Identifier le centre de gravité

Dès lors, comment reconnaître le centre de gravité adverse ?

Il s’agit d’étudier « les rapports dominants et les intérêts actuels des deux États [partie au conflit] » (p. 860) qui déterminent les centres de gravité respectifs.

Clausewitz aide ici son lecteur en dressant une liste des centres de gravité possibles. Il peut se trouver dans :

  • l’armée, comme c’était le cas pour Alexandre ou Frédéric II ;
  • la capitale de l’État, s’il est en proie à des troubles intérieurs ;
  • l’armée de secours, dans le cas de belligérants faibles, mais soutenus par des alliés puissants ;
  • « l’unité des intérêts » dans le cadre d’une coalition ;
  • enfin, pour une nation en armes, dans la personne des chefs et l’opinion publique.

Le centre de gravité peut donc être matériel ou immatériel.

Il faut toutefois garder à l’esprit que cette notion est dynamique. En effet, le centre de gravité d’une partie au combat peut varier dans le temps. « En 1792 […], il eût vraisemblablement suffi d’atteindre Paris pour mettre provisoirement fin à la guerre avec le parti de la révolution, tandis qu’en 1814, tant que Bonaparte eût encore disposé de forces considérables, on n’eût pas tout obtenu en s’emparant de la capitale. » (p. 859).

Mais un ennemi peut-il posséder plusieurs centres de gravité, ou doit-il n’en avoir qu’un seul ? La tâche du planificateur est justement de réduire toutes les sources de puissance adverses en une seule, celle qui commande toutes les autres. « Il est peu de cas […] où l’on ne puisse ramener plusieurs des centres de gravité de l’ennemi à un seul » (p. 861).


Lire aussi Pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

Centre de gravité et économie des forces

Une fois que le centre de gravité est identifié, Clausewitz recommande de concentrer ses efforts sur lui. « C’est ce centre de gravité qu’il faut désormais et sans interruption diriger le choc général de toutes les forces réunies » (p. 860).

Le centre de gravité est en effet un outil qui va servir au planificateur à organiser ses efforts. Il commande l’économie des forces (au sens de répartition des forces) en permettant de ne pas prendre l’accessoire pour l’essentiel. Ainsi, une armée peut très bien utiliser une partie de ses forces pour occuper une province secondaire de son adversaire. Mais cela ne constituera pas une action décisive. L’ennemi reste en état de combattre, sur son équilibre. En revanche, que son centre de gravité soit bousculé, il perd l’équilibre ; qu’il soit détruit, il doit « demander merci ».

Cela ne signifie pas que l’intégralité de l’armée doit se ruer toutes baïonnettes hurlantes sur le centre de gravité. Des missions secondaires de sureté seront tout à fait nécessaires. Cependant, il ne faudra pas y concentrer plus de troupes que nécessaire.

À l’inverse, l’effort consenti contre le centre de gravité ennemi doit être justement calculé, afin que les opérations secondaires, mais nécessaires, puissent être correctement exécutées : « les forces que l’on y [l’action contre le centre de gravité ennemi] consacrerait en trop seraient inutilement dépensées et, par suite, feraient défaut sur d’autres points » (p. 697).

Bref, identifier le centre de gravité de l’ennemi permet d’éviter de disperser ses efforts.


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Une action du fort au fort ?

L’action contre le centre de gravité ennemi a pu attirer à Clausewitz, notamment sous la plume de Liddell Hart, le reproche de préconiser une action du fort au fort. Couronnée de succès, l’action directe contre le centre de gravité peut laisser le vainqueur si affaibli qu’il en sera incapable d’exploiter la mise en déséquilibre de son adversaire.

Force est de constater que la pensée du maître ne peut entièrement échapper à cette critique.

Pour commencer, Clausewitz ne croit pas à la victoire sans combat, même dans le cas d’un centre de gravité immatériel.

En effet, quel que soit le centre de gravité retenu, les armées adverses doivent être dispersées. « Quels que soient cependant les rapports de l’adversaire en raison desquels on se décide à agir, comme les forces armées constituent l’un de ses organes les plus essentiels, il faut toujours commencer par les désorganiser et les vaincre » (p. 861).

Ensuite, dans plusieurs chapitres, le centre de gravité peut s’identifier à la plus grande concentration de troupes. « C’est donc sur le point où se trouvera réunie la plus grande quantité des forces armées de l’ennemi, que devra se produire le choc qui, s’il réussit, amènera la plus grande somme d’effets, et on y arrivera d’autant plus sûrement qu’on y consacrera soi-même des forces armées plus nombreuses. Il y a donc une grande analogie entre le centre des forces à la guerre et le centre de gravité en mécanique » (p. 696).

La critique porte. Toutefois, rappelons que De la guerre est une œuvre inachevée. On retrouve ainsi des allusions au centre de gravité dans trois des huit livres qui composent l’ouvrage, parfois éparses, parfois concentrées, toujours plus ou moins développées et plus ou moins précises.

*

Que retenir, en conclusion, du concept de centre de gravité introduit par Clausewitz ?

Il s’agit finalement d’identifier l’élément qui est la source de la cohérence du système de guerre adverse et de le neutraliser. Cela provoquera le déséquilibre de l’ennemi, et permettra alors de multiplier les effets dirigés contre lui.

Et pour cause, le centre de gravité n’est pas nécessairement la source de puissance de l’adversaire, mais la source de la cohésion de ses différents ensembles : « les forces militaires de toute partie belligérante présentent une certaine unité et, par suite, une certaine cohésion. Or, partout où il y a cohésion, la théorie du centre de gravité est applicable » (p. 696). C’est le point sur lequel une action aura un effet décisif sur l’ensemble du système adverse.

Par exemple, le système de combat des armées occidentales repose sur une puissance de feu importante, mais aussi et surtout sur des communications permanentes. Elles permettent une boucle conception — exécution très rapide. Les couper réduit considérablement la mobilité, et donc l’efficacité d’armées réduites en nombre. Quant à l’État Islamique, son centre de gravité n’était pas ses forces armées, mais son récit, par lequel il attirait et recrutait. Plus généralement, le centre de gravité d’une guérilla peut résider dans un sanctuaire, ou dans sa « manœuvre extérieure » (Beaufre), c’est-à-dire dans le fait d’être capable de gagner une légitimité internationale.

La notion de centre de gravité permet donc aujourd’hui précisément d’éviter l’action du fort au fort dans un affrontement physique stérile. Elle sert à concentrer les efforts contre la clef de voûte de l’édifice ennemi, sans exclure d’autres opérations.

*

 « le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière »

Carl von Clausewitz, De la Guerre, Livre VI, Chap. 27, p. 696

Nicolas Blanchard Farce

*

Tipez ici !

Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

Pourquoi chez Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

L’édition utilisée pour cet article est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivréa, 2000.

Deux thèses majeures de L’art de la guerre de Sun Tzu en cinq minutes

Ceci n'est pas SunTzu, auteur de L'art de la guerre.

L’art de la guerre de Sun Tzu est un recueil de préceptes de stratégie qui tire sa force de sa simplicité et de sa grande concision. Contentons-nous de préciser qu’il fut rédigé à l’époque des royaumes combattants (Ve au IIIe siècles av. J.-C.) et qu’un halo de légende entoure ce texte et son auteur. Nous nous bornerons ici à expliquer deux des thèses qui nous paraissent centrales dans cette œuvre, qui passe pour le plus grand traité de stratégie jamais écrit.

L’édition utilisée pour cet article est Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Champs, 2008.

La victoire au prix le plus bas possible

Sun Tzu commence son traité en mettant en évidence l’importance de la guerre : « La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’État, la province de la vie et de la mort, la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement » (p. 91), mais aussi son coût exorbitant : « Lorsque l’armée s’engagera dans des campagnes prolongées, les ressources de l’État ne suffiront pas » (p. 102).

En effet, tant les conséquences économiques d’un conflit prolongé, comme la désorganisation de la société, les famines, que celles d’une bataille sanglante, où les morts pouvaient à l’époque se compter par centaines de milliers, sont des facteurs d’appauvrissement et d’affaiblissement de l’État. Or, « le général est le protecteur de l’État » (p. 112). Trouver le moyen de contourner le recours au choc meurtrier est par conséquent une priorité pour Sun Tzu.

La victoire doit donc être remportée au moindre coût, si possible sans même livrer bataille : « Ceux qui sont experts dans l’art de la guerre soumettent une armée sans combat. Ils prennent les villes sans donner l’assaut et renversent un état sans opérations prolongées » (p. 110).

Toutefois, Sun Tzu ne repousse pas toute idée de bataille. Il se peut que ce soit le moyen le plus économique de remporter la victoire, ou qu’elle soit nécessaire. Il faut alors s’attacher à créer les conditions pour « vainc[re] un ennemi déjà défait » (p.120).

Attaquer la stratégie et l’esprit du chef adverse

Tout l’art du général va donc être de créer les conditions d’une victoire à moindre coût, en attaquant la stratégie adverse et l’esprit du chef ennemi avant d’attaquer ses troupes. « Ce qui est (…) de la plus haute importance dans la guerre, c’est de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi » (p. 108).

Un général accompli mettra en œuvre plusieurs techniques pour atteindre ce but.

La première est d’attaquer la cohésion morale de l’ennemi, non pas entendue comme le moral des troupes, mais comme l’« harmonie » unissant le souverain et son peuple. Il faut user d’influence sur les dirigeants adverses, de corruption, d’agents secrets, de trahisons pour mettre à bas cette cohésion morale. La victoire est alors acquise depuis le palais du souverain ennemi et son État s’effondre sans avoir à livrer bataille. « Généralement dans la guerre, la meilleure politique, c’est de prendre l’État intact ; anéantir celui-ci n’est qu’un pis aller » (p. 108).

Le général avisé doit également s’attaquer à l’esprit du chef adverse, ou à son plan, en jouant sur ses perceptions. « Tout l’art de la guerre est basé sur des duperies » (p. 95). Il peut tromper l’ennemi grâce à des stratagèmes visant à l’induire en erreur sur l’état de ses forces, sur ses capacités, pour l’inciter à attaquer alors qu’il devrait se retirer, ou à se retirer alors qu’il devrait attaquer. Bref, à agir contre ses propres intérêts.

Le chef sage doit également savoir manœuvrer habilement pour pousser l’adversaire à la faute. Par exemple, il peut utiliser le terrain pour forcer l’ennemi à disperser ses forces, puis l’attirer sur un point précis pour l’attaquer. Il peut aussi le prendre de vitesse pour le frapper sur un point qu’il pensait hors d’atteinte.

Sur le champ de bataille

Enfin, sur le champ de bataille la victoire doit s’acquérir en usant d’actions « Cheng » et « Ch’i ». La force « Cheng » est celle qui mène une attaque traditionnelle, qui fixe ou qui distrait l’ennemi, tandis que la force « Ch’i » conduit des actions imprévues, indirectes et décisives. « Utiliser la force Cheng pour engager le combat, utiliser la force Ch’i pour remporter la victoire » (p. 125). La force et la ruse, les techniques conventionnelles et non conventionnelles, les apparences et la réalité, loin de s’opposer, se complètent.

Pour terminer, la constance essentielle dans la pensée de Sun Tzu et qu’il faut éviter l’ennemi là où il est fort. « Une armée peut être comparée exactement à de l’eau car, de même que le flot qui coule évite les hauteurs et se presse vers les terres basses, de même une armée évite la force et frappe la faiblesse » (p. 137).

*

Pour résumer, Sun Tzu considère le coût humain et économique de la guerre comme une source de danger pour l’État. De là, il décrit une façon de combattre dont le but est de limiter le prix à payer. Il faut agir d’abord sur l’esprit du chef adverse, et sur sa stratégie, avant d’entreprendre des actions contre ses forces, afin de pouvoir s’emparer de ses armées et de son État avec un coût économique et humain réduit.

« Connaissez l’ennemi et connaissez-vous vous-même ; en cent batailles vous ne courrez jamais aucun danger »

Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Champs, 2008, p. 116.

*

Voir aussi Quand le général Poirier théorisait la guerre hybride avant la guerre hybride.

Comprendre l’étonnante trinité chez Clausewitz. Et aussi pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon

Selon Clausewitz, la guerre est un caméléon, parce qu'elle procède de l'étonnante trinité.

Dans le premier chapitre du livre Un de De la Guerre, Carl von Clausewitz analyse la guerre pour en élaborer une théorie unique, qui parviendrait à expliquer la diversité de ses formes au sein d’une nature immuable. Dans la pensée de Clausewitz, la nature même de la guerre est de revêtir des formes changeantes, en raison de sa soumission à la politique et parce qu’elle procède de l’étonnante trinité. Si bien qu’il la compare à un caméléon, qui voit son apparence se modifier en fonction de son environnement.

Clausewitz, l'étonnante trinité.

La guerre est l’instrument de la politique

Le premier facteur qui provoque le changement perpétuel de la forme de la guerre est sa soumission à la politique. Elle est la « continuation de la politique par d’autres moyens », comme le veut la formule immortelle.

En effet, si elle est l’instrument de la politique, la forme de la guerre dépendra d’abord du motif du conflit. En fonction de son importance, il sera plus ou moins à même d’exciter ou d’apaiser les passions des deux camps.

Ensuite, la forme que prend la guerre dépend des conditions préexistantes dans lesquelles elle s’insère. Les deux adversaires ne surgissent pas ex nihilo. Ils possèdent déjà des relations politiques, qui vont influencer leurs perceptions mutuelles et donc la forme de la guerre à venir.  

« les guerres doivent être aussi différentes les unes des autres que les motifs qui les font entreprendre et les rapports qui les précèdent »

Carl von Clausewitz, De la guerre, livre I, §27, p. 47.

C’est en analysant ce caractère politique singulier d’une guerre singulière que l’on peut déterminer quelle forme elle prendra. Mais on ne peut y parvenir sans comprendre que la guerre procède également de l’étonnante trinité.

Lire aussi La Friction chez Clausewitz

L’étonnante trinité

Le second facteur de changement dans la forme de la guerre est l’« étonnante trinité », sur l’évocation de laquelle Clausewitz conclut le chapitre I de De la guerre.

La guerre procède à la fois des trois parties distinctes d’une trinité : « instinct naturel aveugle », « libre activité de l’âme » et « acte de raison ».

Elle est la manifestation de « l’instinct naturel aveugle », des sentiments de haine, des passions qu’elle est prompte à embraser. Ces caractéristiques sont associées au peuple.

Mais elle est aussi « libre activité de l’âme », parce qu’elle est soumise au « jeu des probabilités et du hasard », au sein duquel peuvent s’exprimer à divers degrés les vertus guerrières de l’armée et le talent du général.

Enfin, la guerre est un « acte de raison », puisqu’elle est dirigée par la politique. Le gouvernement en détermine rationnellement (enfin, de son point de vue) le but.

Instinct, âme, raison ; peuple, armée, gouvernement ; passions, vertus, intelligence : voici l’étonnante trinité dont procède la guerre chez Clausewitz.

Influence de la trinité sur la forme de la guerre

La guerre doit sa forme aux rapports que possèdent entre eux les éléments de la trinité. Or, chacune de ces variables possède une autorité et une intensité propres à chaque conflit. L’aspect de la guerre se révèle donc perpétuellement changeant.

Prenons l’exemple d’une guerre de cabinet. Son objectif est de se saisir de gages territoriaux lointains afin de les échanger. Elle est menée au moyen d’une armée professionnelle. Elle ne devrait donc pas provoquer d’enthousiasme chez peuple, ni de haine de l’adversaire. En revanche, laver un affront ou reconquérir un territoire perdu au moyen d’une armée de conscrits devrait déchaîner les passions et la violence.

Lettre et esprit de l’« étonnante trinité »

Les trois parties de la trinité ne devraient pas être prises pour strictement séparées dans les faits. Le peuple peut très bien être en armes, ou le général être aussi le gouvernement. Mais leur séparation permet d’identifier la source des ressorts qui vont donner sa forme spécifique à la guerre. C’est là l’intérêt de cette étonnante trinité.

En toute hypothèse, avec nos outils théoriques, nous pourrions aujourd’hui tenter de caractériser l’aspect d’un conflit en analysant la sociologie, la culture et la politique des acteurs. Et cela, même si le peuple et l’armée se confondent, que l’« armée » est irrégulière où que les buts de guerre sont objectivement irrationnels.

Tipez ici !

Nous soutenir sur Tipeee

Salutaire rappel sur la réalité de la guerre

C’est la nature de la guerre que d’être toujours changeante dans ses formes. Cela, parce qu’elle obéit à un but politique, prend place dans un contexte spécifique et est conduite sous les auspices d’une combinaison singulière de l’étonnante trinité.

Nous aurions pu nous arrêter là. Cependant, cette simple conclusion, selon laquelle la nature de la guerre est de posséder une forme toujours changeante, amène à une réflexion supplémentaire pour les praticiens.

La guerre que nous conduirons ne sera jamais celle que nous avons étudiée, pour laquelle nous nous sommes préparés et entraînés. Si l’on peut tenter de prévoir la forme qu’elle prendra, ou mieux, inventer cette forme future, cet exercice ne pourra jamais aboutir à conduire la guerre que nous aurons préparée.

De là, la formation des chefs militaires ne doit pas viser à faire appliquer une doctrine, mais bien à être en mesure d’adapter cette doctrine aux conditions réelles, toujours prévues, mais chaque fois inattendues. Pour cela, une seule solution : former son instinct ; et un impératif : disposer de chefs jeunes, dotés de la plasticité intellectuelle nécessaire pour remettre en question leurs certitudes lorsqu’elles se fracasseront sur la réalité. Ce qu’elles ne manqueront pas de faire.

« Nous serons perdus, si nous nous replions sur nous-mêmes ; sauvés, seulement, à condition de travailler durement nos cerveaux, pour mieux savoir et imaginer plus vite. »

Marc Bloch, l’étrange défaite

L’imagination serait-elle la qualité la plus nécessaire à un chef militaire ?

Nicolas Blanchard Farce

*

Voir aussi : notre mini-dossier sur Clausewitz.

L’étonnante trinité, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz.

Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Comprendre la montée aux extrêmes chez Clausewitz en cinq minutes

Guerre absolue et guerre réelle

La guerre absolue, royaume de la montée aux extrêmes, n’existe donc qu’en théorie. Dans la guerre réelle, plusieurs principes de modération empêchent cette montée aux extrêmes.

Aux livres I et VIII de De la guerre, Clausewitz développe le concept de montée aux extrêmes.

Cet article est le premier d’une série consacrée aux grands thèmes clausewitziens.

Guerre absolue, guerre théorique

Dès l’abord du livre I, Clausewitz propose une définition de la guerre. Elle est « un acte de la force par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté ». De là, la mise hors d’état de se défendre de l’ennemi devient un but intermédiaire. C’est la condition pour le plier à notre volonté.

Dans une approche purement logique, Clausewitz montre qu’en théorie cet « acte de force » qu’est la guerre ne peut que monter aux extrêmes. C’est la guerre absolue (pour guerre prise dans l’absolu, dans son principe).

Trois « actions réciproques » permettent la montée aux extrêmes selon Clausewitz.

L’emploi réciproque illimité de la force. Celui qui en fait le plus complet usage possède un avantage sur son ennemi. Ce dernier se voit alors forcé d’en faire autant.

La recherche du renversement de l’adversaire. Chacun des deux camps tente de soumettre l’autre à sa volonté. Il va donc tâcher de réduire son ennemi à l’impuissance. Aucun des deux ne se trouve dès lors en sécurité tant que l’autre n’est pas hors d’état de se défendre.

Le calcul des efforts nécessaires et l’escalade. Chacun des deux adversaires calcule les efforts qui seront nécessaires pour surpasser l’autre. Cela ne peut qu’entrainer une gradation perpétuelle conduisant aux extrêmes.

La montée aux extrêmes, c’est donc un emploi illimité de la force. En raison de ces trois « actions réciproques », dans le monde des idées, le mouvement naturel de la guerre conduit à la montée aux extrêmes.

Tipez ici !

La montée aux extrêmes chez Clausewitz : la guerre réelle

Cependant, le principe théorique de montée aux extrêmes ne s’applique pas dans la guerre réelle. En effet, il existe dans la guerre réelle des freins à cette montée aux extrêmes.

La guerre réelle ne peut pas monter aux extrêmes

Les belligérants ne sont pas des entités abstraites sorties du néant pour une confrontation instantanée. Ils se connaissent, et sont capables d’estimer la volonté de leur adversaire. Cela introduit un premier principe de modération.

De plus, la guerre possède une durée. Une erreur dans l’estimation de la volonté de l’ennemi peut donc être réparée. Cela introduit une seconde possibilité de modération réciproque. Et même en cas de défaite, le résultat n’est jamais définitif.

Il existe d’autres obstacles à la réalisation de la guerre absolue. Il en va ainsi des faiblesses humaines comme l’indécision ou l’imperfection du jugement ; ou bien de la friction dans la conduite de la guerre par les appareils étatiques. Enfin, des enjeux faibles peuvent décourager la montée aux extrêmes.

La guerre réelle possède des bornes

Les bornes de l’emploi de la force dans la guerre réelle ne vont donc pas être positionnées aux extrêmes. Elles seront déterminées par le calcul, le raisonnement et les probabilités.

Ces bornes seront placées en fonction du but politique. Il exigera pour l’un des efforts plus ou moins importants, et provoquera chez l’autre une volonté de combattre plus ou moins grande.

C’est ce but politique qui déterminera le résultat que l’action militaire devra atteindre.

La guerre absolue, royaume de la montée aux extrêmes, n’existe donc qu’en théorie. Dans la guerre réelle, plusieurs principes de modération empêchent cette montée aux extrêmes. Si Clausewitz reconnait qu’essayer d’éviter l’effusion de sang à la guerre irait contre l’essence de celle-ci, il ne recommande pas pour autant d’introduire l’ascension aux extrêmes de la violence dans la guerre réelle. La montée aux extrêmes n’est qu’un objet théorique qui a vocation à le rester.

Cependant, et c’est là l’utilité de la théorie, ce concept doit être conservé à l’esprit comme la direction naturelle de toute guerre.


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Le principe de modération dans la guerre

Ceci nous amène à analyser une citation du maître souvent reprise, mais souvent mal comprise :

« ce sera toujours commettre une absurdité que de vouloir introduire un principe de modération à la guerre ».

De la guerre, p. 28

Prise ainsi, elle serait la profession de foi d’un Clausewitz apôtre de la montée aux extrêmes, qui prônerait un emploi maximal de la force sans tenir compte des lois et coutumes de la guerre ou du contexte politique. Le déchainement aveugle de la violence serait le seul moyen de vaincre.

Rien de plus faux, rien de plus criminel contre la pensée du maître. Remettons la citation dans son contexte :

« Si les guerres des peuples civilisés sont beaucoup moins cruelles et dévastatrices que celles des peuples frustes, cela tient à l’état social des premiers et à leurs relations internationales. La guerre subit l’influence de cet état et de ces relations qui la modifient et la tempèrent, mais ces éléments lui restent étrangers, une simple donnée extérieure, de sorte que ce sera toujours commettre une absurdité que de vouloir introduire un principe de modération à la guerre ».

De la guerre, p. 28. C’est nous qui soulignons.

Si la guerre prise en théorie ne connaît pas de principe modérateur et monte naturellement aux extrêmes, la guerre réelle se trouve de fait modérée. Cependant, l’élément modérateur ne provient pas de la nature de la guerre elle-même, mais de son environnement. Il n’en possède pas moins une influence bien réelle. La maxime qui clôt notre citation ne s’applique donc qu’a la guerre absolue. Elle est tout sauf une négation de la modération dans la réalité de la guerre.

Nous nous rapprochons par là d’un des grands thèmes de De la guerre, qui est que la guerre ne doit pas être considérée comme un phénomène autonome, mais comme un phénomène politique soumis à des décisions d’ordre politique. Mais l’aborder ici nous ferait dépasser les cinq minutes…

*

Ainsi, s’il place la violence au cœur de la guerre, absolue comme réelle, Clausewitz ne recommande nullement de laisser libre cours à une violence débridée pour remporter la victoire. La montée aux extrêmes est un objet théorique qui n’a pas vocation à s’incarner dans la guerre réelle. Cette dernière est bel et bien marquée par plusieurs limitations extérieures à sa nature.

« Nous sommes ainsi conduits à considérer la guerre non telle qu’elle devrait être d’après son concept, mais telle qu’elle est dans la réalité, c’est-à-dire avec tous les éléments étrangers qui s’y introduisent et la modifient »

Carl Von Clausewitz, De la guerre, Livre VIII

L’édition utilisée pour les citations est Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Ivrea, 2000.

Note de LA RÉDACTION :

Certains auteurs considèrent que la guerre absolue pourrait advenir dans la réalité, comme dans le cas d’une guerre nucléaire. Au livre VIII, Clausewitz indique lui-même que les guerres napoléoniennes ont fait advenir sur terre la guerre absolue.

Toutefois, il nous semble que même dans le cas d’un déchaînement de violence extrême, un certain nombre de freins subsisteraient. Par exemple, en raison de la friction qui surviendrait dans les unités chargées d’anéantir les cités adverses, comme des mésententes, un mauvais fonctionnement du matériel, des hésitations voire des refus d’obéissance. Le fait qu’une guerre puisse prendre une forme apocalyptique ne signifie pas qu’elle serait sans freins.

L’hypothèse selon laquelle la guerre absolue est un idéal (dans le sens théorique de forme pure et parfaite de la guerre) qui servirait de boussole pour comprendre la direction prise par la guerre réelle nous semble la plus riche. Tout simplement, sans cela le concept de guerre absolue n’aurait pas beaucoup d’intérêt.

*

*

Voir notre mini-dossier sur Clausewitz.

La guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Comprendre l’approche indirecte chez Liddell Hart en moins de cinq minutes

Dans Strategy, Sir Basil Henry Liddell Hart développe la notion d’approche indirecte. Il brosse un panorama de l’histoire militaire de l’antiquité à la Seconde Guerre mondiale, pour démontrer que l’approche indirecte permet des résultats bien plus décisifs pour un coût sensiblement moindre que l’approche directe.

Dans Strategy, Sir Basil Henry Lidell Hart développe la notion d’approche indirecte. Il brosse un panorama de l’histoire militaire de l’antiquité à la Seconde Guerre mondiale, pour démontrer que l’approche indirecte permet des résultats bien plus décisifs pour un coût sensiblement moindre que l’approche directe.

Eviter l’action du fort au fort

Liddell Hart oppose l’approche indirecte, qu’il entend défendre, à l’attaque directe de l’armée ennemie, dont il fait de Clausewitz le principal apôtre. En effet, dans une approche du fort au fort, même en cas de victoire, il est probable que le vainqueur ne soit plus en mesure d’exploiter son succès.

Il utilise, entre autres exemples, la bataille de Malplaquet. En 1709, les Français sont aux abois ; la supériorité numérique des coalisés (Angleterre, Autriche, Hollande) est très importante. De ce fait, Marlborough et le prince Eugène choisissent l’approche directe, avec le résultat que l’on connaît. Leurs pertes sont telles que malgré la victoire elles ruinent tout espoir de gagner la guerre.

Une approche géographique

Selon Liddell Hart, une série de mouvement sur la ligne de moindre attente, qui menacerait plusieurs objectifs à la fois, doit permettre de surprendre l’ennemi et de le frapper là où il est faible, tout en le maintenant dans l’incertitude, « sur les cornes d’un dilemme » (Sherman). Ce procédé se serait montré beaucoup plus décisif et économe à travers l’histoire que l’attaque directe de l’armée adverse.

Ainsi, en 1864, le raid de Sherman ne vise pas l’armée sudiste, mais les villes. Il prend soin de toujours se déplacer sur une direction qui oblige les forces confédérées à couvrir plusieurs objectifs. Ce mouvement se montre décisif et précipite la défaite de la confédération.  

L’approche indirecte chez Lidell Hart est donc dans un premier temps géographique, mais elle possède aussi une autre dimension.


Comparer avec la stratégie intégrale du général Poirier.

Ruse et psychologie

La dimension géographique de l’approche indirecte, qui apporte surprise et indécision, est indissociable de sa dimension psychologique.

Les récits de ruses de guerre sont nombreux dans Stratégie, comme celle de Bonaparte à Arcole, qui envoie ses trompettes derrière les lignes ennemies pour sonner une charge fictive. La ruse recherche un effet psychologique. Elle cible l’esprit du chef adverse. L’approche indirecte vise à déséquilibrer l’ennemi psychologiquement au moins autant que physiquement.

Liddell Hart prend l’exemple de la capitulation allemande à la fin de la Première Guerre mondiale. En 1918, les armées allemandes, indéniablement en mauvaise posture, ne sont pas pour autant vaincues. Pourtant, l’Allemagne capitule. Cela s’explique par le fait que l’offensive de l’Entente dans les Balkans a ébranlé la confiance de l’État-major allemand, qui ne voyait, peut-être à tort, aucune issue possible à sa situation.

Déséquilibre et centre de gravité

L’objectif reste donc la mise en déséquilibre de l’ennemi, par l’action sur ses forces, mais aussi sur la psychologie de son chef.

Finalement, le cœur de l’analyse de Liddell Hart reste la recherche du centre de gravité ennemi, qui n’est certes pas nécessairement son armée. Il peut être matériel, par exemple ses arrières, comme immatériel : l’esprit de son chef.

Il ne s’agit pas d’attaquer l’ennemi simplement là ou il est le plus faible, mais bien de trouver sur quel point appuyer pour déséquilibrer le dispositif ennemi avec un minimum de pression. Liddell Hart est probablement beaucoup plus proche de Clausewitz qu’il ne le pense…

Stratégie et Grande stratégie

L’analyse se limite à l’emploi de moyens militaires, au sein d’un conflit armé. C’est parce que chez LIdell Hart la « stratégie » est bornée par la guerre et se limite à l’emploi des forces armées. Seule la « grande stratégie » regarde au-delà de l’horizon de la guerre et envisage l’emploi de moyens non militaires.

Notons enfin que la lecture que Liddell Hart fait de Clausewitz semble un peu rapide. Sa pensée est caricaturée en un dogme de l’attaque frontale et irréfléchie du point le plus fort de l’ennemi. Or, De la guerre contient bien davantage. Mais l’aborder ici nous ferait dépasser cinq minutes…

Tipez ici !

Se faire une idée sur Clausewitz avec notre mini-dossier :

L’étonnante trinité chez Clausewitz, et pourquoi le maître décrit la guerre comme un caméléon.

La montée aux extrêmes. Guerre absolue, guerre réelle.

La friction chez Clausewitz

Le centre de gravité chez Clausewitz

Clausewitz, la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens

Quand le général Poirier théorisait la guerre hybride avant la guerre hybride.

Dans Stratégie théorique II, le général Poirier décrit une conflictualité qui déborde du cadre de la guerre sous la pression des armes nucléaires. Cet état entre guerre et paix n’est pas sans rappeler ce que nous appelons aujourd’hui la « guerre hybride ». Qui d’ailleurs a toujours existé, mais c’est un autre débat…

Dans Stratégie théorique II, le général Poirier décrit une conflictualité qui déborde du cadre de la guerre sous la pression des armes nucléaires, ce qui n'est pas sans rappeler ce que nous appelons aujourd'hui la « guerre hybride »

Commerce compétitif

Il introduit dans le champ théorique le concept de « Stratégie intégrale ». Afin de réaliser leur projet politique tout en contrant ceux de leurs adversaires, les acteurs sociopolitiques combinent des stratégies militaire, économique et culturelle.

L’état de tension conflictuel sans recours à la violence physique qui naît de l’opposition des projets politiques des différents acteurs est appelé « commerce compétitif ». Or, avec l’apparition des armes nucléaires, cet état de tension va évoluer vers ce que le général nomme « agressivité généralisée ».


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

Manœuvre des crises

En effet, à cause de la perspective d’un affrontement nucléaire, la réalisation du projet politique des États se retrouve en grande partie privée de la dimension militaire de leur stratégie intégrale. Cela entraîne un surcroît d’activité et d’agressivité dans les stratégies économiques et culturelles, mais avec pour obligation de rester « en deçà du seuil critique du conflit ouvert », brouillant la distinction entre paix et guerre dans une « manœuvre des crises ».

La stratégie militaire doit dans ce contexte utiliser des « formes infra-guerre ». Auparavant, la guerre englobait la stratégie militaire. Elle n’en est désormais que l’une des modalités.

Enfin, lisons la description que nous fait le général de ce type de conflictualité, qui si elle exprime la réalité de la guerre froide, pourrait être à peu de choses près celle de la guerre hybride :

« Des interventions, très localisées et ponctuelles, d’une violence plus ou moins bien contrôlée (agitation, attentats, sabotages, coups d’État, piraterie, terrorisme, subversion, etc.), appuient des propagandes idéologiques et des pressions économiques qui tournent au défi, des marchandages qui ne se cachent plus d’être chantages. »

Lucien Poirier, Stratégie Théorique II

*

Voir aussi Les métamorphoses de l’hybridité.

Comprendre la Stratégie intégrale du général Poirier en moins de 5 minutes

La stratégie intégrale combine les actions dans les champs économique, culturel et militaire en permanence pour réaliser un projet politique.

Dans Stratégie théorique II, compilation d’articles rédigés dans les années 1970, le général Lucien Poirier introduit le concept de « stratégie intégrale ».

Projet politique et stratégie

Pour commencer, le général Poirier s’interroge sur la nature de la stratégie. Il part de la politique, « science et art de gouverner les sociétés organisées » qui réalise son idéologie à travers un projet politique. C’est lui qui transcrit l’idéologie en actes.

Afin de réaliser son projet, le politique n’a que deux domaines d’action habituels : l’économie (tout ce qui est nécessaire à l’existence physique) et le culturel (tout ce qui concerne la connaissance et les idées). Le troisième domaine est extraordinaire, c’est celui de la violence physique. Le recours à la force physique peut avoir lieu si la liberté d’action dans les domaines économique et culturel est nulle, face à un projet concurrent inacceptable et si le rapport coût/bénéfice parait suffisant. 

Or, il y a stratégie dès qu’il y a conflit, c’est-à-dire opposition de projets politiques, donc en permanence, et pas uniquement en cas de guerre. Le général Poirier choisit de nommer « commerce compétitif » la conflictualité plus ou moins pacifique qui naît de l’opposition des projets politiques des différents acteurs.


Lire aussi Comprendre pourquoi chez de Gaulle, la culture générale est la véritable école du commandement

La stratégie intégrale de Lucien Poirier

Dans ce cadre, comme dans celui d’une guerre, les acteurs sociopolitiques combinent les stratégies militaire, économique et culturelle pour accomplir leur projet politique tout en contrant le projet politique adverse. C’est la « stratégie intégrale ».

Pour terminer, notons qu’à la différence de la « stratégie totale » du général Beaufre qui ne s’applique que dans une guerre, la « stratégie intégrale » est mise en œuvre en temps de paix comme de temps de guerre.

« Théorie et pratique de la manœuvre de l’ensemble des forces de toute nature, actuelle ou potentielle, résultant de l’activité nationale, elle [la stratégie intégrale] a pour but d’accomplir l’ensemble des fins définies par la politique générale ».

Lucien Poirier, Stratégie théorique II.

*

Voir aussi Quand le général Poirier théorisait la guerre hybride avant la guerre hybride.

Voir aussi l’approche indirecte chez Liddell Hart en moins de cinq minutes.