À quoi sert la culture ? La culture dans Fahrenheit 451

Fahrenheit 451, œuvre phare de Ray Bradbury, prend place dans un monde d’où les livres sont bannis. Le personnage principal, Guy Montag, est pompier. Mais dans ce futur proche, les pompiers n’éteignent plus les incendies : ils brûlent les livres, pour le bien commun. Mais un jour, Montag va rencontrer Clarisse, une jeune femme différente, qui va lui ouvrir les portes d’un nouvel univers. La culture est donc un thème central du roman. Quelle est sa place selon Ray Bradbury ? A quoi sert la culture ?

Fahrenheit 451, à quoi sert la culture

Pour le résumé complet, c’est ici (à venir). Ceux qui auront parcouru l’ouvrage apprécieront l’ironie d’en proposer une synthèse. Attention, l’intégralité de l’intrigue est révélée. Vous pouvez aussi visionner l’adaptation de François Truffaut.

Pourquoi brûle-t-on les livres ?

Après une intervention particulièrement éprouvante, Montag sent naître en lui des doutes sur sa mission. Il reçoit alors la visite de son supérieur, le capitaine Beatty. Celui-ci lui avoue à demi-mot avoir lu, beaucoup lu. Il lui explique pourquoi la société a interdit les livres.

Au commencement, nul oukase, nul ordre venu d’en haut. Un mouvement beaucoup plus complexe a mené au bannissement.

Massification de la culture

Tout débute avec le phénomène de massification de la culture, qui provoque un nivellement par le bas, une simplification des productions. La recherche de la distraction, faible succédané de bonheur, a de plus imposé un rythme toujours plus dense, des sensations toujours plus fortes. Les œuvres de l’esprit en arrivent à ressembler à une « vaste soupe », faite d’impression vagues et de spectacle.

Ne pas blesser

Une littérature élitiste aurait pu survivre, mais c’était sans compter sur la forme socio-économique qu’avait prise le monde de la production intellectuelle. La fin de l’écriture a commencé le jour où l’on a porté trop d’attention aux sentiments des différents groupes qui composent la société. Afin de ne pas se priver d’une partie du marché, les acteurs économiques de la culture ont « lissé » les publications pour n’offenser personne. Les livres qui dérangeaient ont tout simplement perdu droit de cité.

Il en a résulté que les œuvres de l’esprit étaient devenues « un aimable salmigondis de tapioca à la vanille », qui n’avait plus rien à dire. Et qui n’a plus rien dit. C’est donc la place centrale de la recherche du profit qui a tué les livres, trop complexes, trop blessants pour continuer à faire de l’argent. Étonnante description de la cancel culture avant l’heure. Toute ressemblance avec une situation contemporaine ne serait que pure coïncidence…

C’est seulement ensuite que le pouvoir politique s’est engouffré dans la brèche. Il a reconverti les pompiers, au chômage technique parce que toutes les maisons étaient désormais ignifugées, et leur a demandé d’assurer à la société la tranquillité de l’esprit, et de brûler ces livres porteurs de querelles. Il facilitait par là le contrôle de la population.

Qu’y a-t-il dans les livres ?

Les pompiers brûlent les livres, soit. Mais les ouvrages de papiers ne sont qu’un symbole brandi par Bradbury. Faber, un ancien professeur d’anglais, aide Montag à dépasser l’objet-livre.

« Ce n’est pas de livres que vous avez besoin, mais de ce qu’il y avait autrefois dans les livres. […] Cela, prenez-le ou vous pouvez le trouver, dans les vieux disques, les vieux films, les vieux amis ; cherchez-le dans la nature et dans vous-même. » 

Pour que la magie opère, le support importe peu. Mais à quelles conditions l’objet de culture se différencie-t-il de la « vaste soupe » servie sur les « murs écrans » du pavillon de Montag ?

Il a besoin de trois ingrédients : « Un, […] la qualité de l’information. Deux : le loisir de l’assimiler. Et trois : le droit d’accomplir des actions fondées sur ce que nous apprend de l’interaction des deux autres éléments. »

Les trois ingrédients de la culture

Un livre n’atteint pas nécessairement son objectif parce qu’il est un livre. Il doit révéler le réel, le rendre visible, même lorsqu’il prend la forme du roman, de l’œuvre d’art.

« Les bons écrivains touchent la vie du doigt. Les médiocres ne font que l’effleurer. Les mauvais la violent et l’abandonnent aux mouches. »

Ce contenu dépend donc directement du talent de l’auteur, mais également, comme expliqué par Beatty un peu plus haut, des conditions socio-économiques de réception de l’œuvre.

Ensuite, pour produire son effet, le bon livre a besoin d’un lecteur qui ait le loisir d’assimiler son contenu. Le temps de le lire, bien sûr, mais aussi la disposition d’esprit nécessaire pour passer du temps dans l’ouvrage et discuter avec lui.

Enfin, la culture est inutile sans la liberté politique d’agir. La culture n’est pas que connaissance théorique. Elle fonde l’action. Or, ni Montag ni Faber ne possèdent de prise sur leur vie.

À quoi sert la culture

Mais à quoi sert donc cette culture ? Les personnages mettent plusieurs fois en avant son inutilité. Le fait que les livres ne sont jamais d’accord entre eux. Qu’ils présentent des héros et des péripéties qui n’ont jamais existé. Ces ouvrages ne racontent « rien que l’on puisse enseigner ou croire ». La culture est par conséquent le lieu de l’imagination, du débat et du doute. De l’inutilité immédiate. Tout le contraire des connaissances utilitaires que les enfants du monde de Montag reçoivent à l’école.

Beatty révèle que leur société valorise certains savoirs, mais uniquement des connaissances factuelles. Maîtriser une masse de faits donne alors aux gens « l’impression de savoir penser ». Mais en réalité, ils en sont devenus incapables. Tous les personnages semblent aussi vides que leur conversation, interchangeables, ni morts, ni vivants, à l’image du limier, chien robot programmé pour tuer. Ils ignorent tout du monde, jusqu’à la guerre qui va éclater et ravager leur cité. 

Quête de sens

Clarisse est l’un des seuls protagonistes vraiment vivants que l’on rencontre au début du roman. Elle parvient à observer le monde autour d’elle, dans le détail. Elle tranche avec ses concitoyens, qui, comme nous, en ont perdu l’aptitude. Où réside son secret ? Elle se place dans une perspective opposée à celle du reste de la société. Elle cherche à comprendre le pourquoi et non le comment.

Cette quête du pourquoi permet de relier les choses entre elles, de leur donner du sens. C’est ce sens qui manque cruellement dans le monde de Montag. Le contenu des livres « cousent les pièces et les morceaux de l’univers pour nous en faire un vêtement ». Ils mettent les faits en perspective et les agencent les uns par rapport aux autres. Le réel reprend de l’intérêt, et la vie toute sa saveur.

« Je ne parle pas des choses, avait dit Faber. Je parle du sens des choses. La, je sais que je suis vivant ».

Connaissance du monde

Plus prosaïquement, les livres servent aussi à obtenir la connaissance du monde. Aucun des protagonistes n’est capable d’expliquer pourquoi la guerre menace, ni même à quoi ressemble ce qui se trouve au-delà des murs de la cité. La culture permet d’aller plus loin que de l’expérience individuelle instantanée. Elle aide à « sortir de la caverne » et à développer une pensée personnelle.

La culture ne se veut pas immédiatement utile. Elle ne sert qu’à mieux comprendre le monde en donnant de la profondeur à ses perceptions.


Lire aussi Amin Maalouf, qu’est-ce que l’identité


Le sable et le tamis

Très vite, Montag se retrouve cependant confronté à un problème. Il se trouve incapable de retenir ce qu’il lit. Les mots ressemblent à du sable qui se déverse dans le tamis de son cerveau. Sans doute n’a-t-il pas consulté notre article… Cette interrogation est loin d’être anodine. Qui peut dire ce qu’il reste de ses lectures ? Les réflexions de Montag posent la question de la méthode, de l’état d’esprit avec lequel aborder la culture. La culture, comment ça marche ?

À la fin du roman, Montag rejoint un groupe de marginaux qui s’efforcent de sauvegarder les acquis de l’humanité en retenant un livre ou une partie d’une œuvre par cœur. Il y gagne un peu de sagesse et commence à percevoir le « mode d’emploi » de la culture.

Culture, vie et observation

Finalement, le contenu précis d’un livre importe peu. Ce qui compte, c’est la façon dont il nourrit la vie, dont il permet l’observation, la conscience du monde. Dans l’ouvrage, observation, vie et culture se trouvent inextricablement mêlées.

« Montag considéra le fleuve. Nous nous laisserons guider par le fleuve. Il considéra l’ancienne voie ferrée. Ou nous suivrons les rails. Ou nous marcherons sur les autoroutes maintenant, et nous aurons le temps d’emmagasiner des choses. Et un jour, quand elles seront décantées en nous, elles ressurgiront par nos mains et nos bouches. Et bon nombre d’entre elles seront erronées, mais il y en aura toujours assez de valables. Nous allons nous mettre en marche aujourd’hui et voir le monde, voir comment il va et parle autour de nous, à quoi il ressemble vraiment. Désormais, je veux tout voir. Et même si rien ne sera moi au moment où je l’intérioriserai, au bout d’un certain temps tout s’amalgamera en moi et sera moi. »

Observation du monde et « lente fermentation des mots » se nourrissent l’une l’autre, dans le temps long. Le seul effort nécessaire est de commencer à lire.

Mais comme pour un concours il faut bien citer les œuvres, vous trouverez notre article ici.

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À quoi sert la culture ? Une société qui bannit les livres est donc une société qui perd la capacité à observer et comprendre le monde dans sa complexité. Elle cesse de vivre pour se contenter d’exister, redoutant l’inactivité qui révèlerait son vide profond, craignant de sentir passer le temps.

Mais la culture s’avère-t-elle un bouclier suffisant contre la barbarie ? Loin de là. L’humanité qui disposait des livres les a laissés brûler. Le professeur Faber, qui possède une grande sagesse, fait aussi preuve d’une grande lâcheté. La culture est nécessaire à la vie, mais seule elle ne préserve pas de l’abîme.

« Les livres sont faits pour nous rappeler quels ânes, quels imbéciles nous sommes ».


Lire aussi Fernand Braudel, qu’est ce qu’une civilisation ?

Le néolibéralisme progressiste selon Nancy Fraser

Dans un article de 2017, Nancy Fraser, philosophe américaine, développe le concept de « néolibéralisme progressiste ».

Le néolibéralisme progressiste, Nancy Fraser

Sa thèse pourrait se résumer ainsi. Pour faire accepter les inégalités sociales qu’il provoque, le néolibéralisme a besoin d’une façade séduisante. Les luttes sociétales, indolores pour son modèle de répartition de la richesse, la lui fournissent. Toutefois, ces avancées ne bénéficient en réalités qu’aux membres des minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante.

L’article ci-dessous est une synthèse de la première partie du texte de Nancy Fraser que vous retrouverez ici.

Reconnaissance et répartition

Depuis le XXe siècle, le capitalisme a assis son autorité sur deux aspects complémentaires de la justice : la répartition et la reconnaissance.

La répartition consiste en la manière dont la société va redistribuer la richesse et les biens qu’elle produit. Elle entraîne une structure spécifique de la communauté humaine. Elle possède donc une incidence sur la division de la société en classes sociales.

La reconnaissance, quant à elle, organise les statuts sociaux. Elle détermine à qui doivent aller les marques de respect, les sentiments d’inclusion ou de fierté.

Le néolibéralisme progressiste

Le néolibéralisme progressiste est l’alliance improbable de courants sociétaux libéraux, tels que le féminisme, l’antiracisme ou le combat pour les droits des LGBTQIA+, avec les forces du capitalisme financiarisé.

Il combine donc un programme économique (répartition) fondé sur davantage de concentration de richesse entre les mains d’une élite déjà établie, au détriment des classes moyennes et populaires, avec une extension des droits des minorités.

Le progressisme sociétal (reconnaissance) rend acceptable un renforcement de la domination des élites économique. Il la légitime. La manœuvre consiste à donner à cette politique économique brutale une apparence qui suscite l’adhésion, voire avant-gardiste. 

Cependant, cette promesse d’émancipation sociétale demeure superficielle. Les injonctions environnementales ne mènent qu’au marché du carbone. En France, on pourrait dire que le féminisme n’aboutit qu’à l’écriture inclusive. Ne peuvent briser le « plafond de verre » que les membres des minorités qui possèdent un important capital culturel, social et économique. Bref, ceux qui appartiennent déjà à la classe dominante. Et « tous les autres se retrouvent coincés à la cave ».


Pour comprendre comment les élites économiques sont gagnées par le progressisme sociétal, lire notre article, La Cancel Culture.

Hégémonie du néolibéralisme progressiste

La répartition s’opère donc selon le paradigme néolibéral, et la reconnaissance se fonde sur le progressisme sociétal. Cette composition permet au néolibéralisme progressiste d’accéder à l’hégémonie.

L’hégémonie est un concept introduit par le philosophe italien Antonio Gramsci. La classe dominante assoit son pouvoir en faisant passer sa vision du monde comme la seule raisonnable. Elle détermine ainsi ce qui relève du « bon sens ».

Elle va de pair avec l’organisation d’un « bloc hégémonique ». Il s’agit d’une coalition disparate de forces sociales à travers laquelle la classe dominante exerce son pouvoir.

De cette façon, les détracteurs du néolibéralisme progressiste se retrouvent tout naturellement délégitimés de deux façons. S’ils combattent le néolibéralisme, ils se voient taxés de populisme. S’ils s’opposent au progressisme sociétal, les tenants du néolibéralisme peuvent les qualifier de racistes. Et du fait de la proximité des deux courants, la critique du néolibéralisme devient une critique du progressisme. La boucle est bouclée et les adversaires du néolibéralisme muselés, renvoyés aux marges du débat public.

Cependant, cette hégémonie n’aura qu’un temps. En effet, le néolibéralisme progressiste convient bien aux élites urbaines éduquées et bien intégrées aux flux économiques. En revanche, elle laisse sur le carreau le reste de la population, victime des politiques d’austérité ou mal connectées aux métropoles. Les succès de Trump aux États-Unis ou de l’extrême droite en Europe montrent que ce modèle se lézarde déjà.


Sur ce sujet, lire aussi La France périphérique

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Le néolibéralisme progressiste constitue donc un paradigme selon lequel l’aggravation des inégalités économiques est masquée derrière le paravent des luttes sociétales. Ces dernières demeurent indolores pour les élites financières, et donnent sa légitimité à un système de redistribution qui sans cela se révèlerait inacceptable.

On commettrait néanmoins un contresens en concluant que Nancy Fraser rejette la nécessité des débats sociétaux. Elle est elle-même engagée dans le courant féministe. Elle déplore que ces luttes, sous leur forme « néolibéraliste progressiste », ne bénéficient qu’aux minorités qui appartiennent déjà à la classe dominante. En effet, selon elle, les inégalités de reconnaissance trouvent leur source dans l’organisation économique capitaliste. Elle prône donc en réalité une alliance entre progressistes et anticapitalisme (qu’elle nomme « populisme ») afin de limiter les inégalités sociales tout en faisant progresser les combats sociétaux.

La fin de l’hégémonie « néolibérale progressiste » s’avère peut-être finalement la cause profonde de la mutation politique qui affecte l’Occident. La question n’est pas seulement de savoir quel système de répartition – distribution remplacera le néolibéralisme progressiste, et à quel horizon. Il s’agit surtout de pouvoir faire face aux « monstres » qui naîtront dans la transition.

« L’ancien monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »

Antonio Gramsci

Pour une thèse proche, lire notre article Lutte des classes ou lutte des races.

Cette courte synthèse n’a pour but que de vous inciter à lire l’article complet, ici. Il développe ces concepts et les applique à la politique américaine pour mieux la comprendre.

Qu’est-ce que l’identité ? Amin Maalouf, les identités meurtrières

Qu’est-ce que l’identité ? Amin Maalouf, les identités meurtrières.
Les armes et la toge.

Qu’est-ce que l’identité ? Dans Les identités meurtrières, le romancier Amin Maalouf nous livre son analyse. Il s’emploie à comprendre pourquoi, partout dans le monde, des gens tuent au nom de leur identité. 

Qu'est-ce que l'identité ? Amin Maalouf les identités meurtrières. Les armes et la toge.

L’identité comme somme des sentiments d’appartenance

Alors, qu’est-ce que l’identité ? C’est ce qui fait que je ne suis identique à personne d’autre. Elle est constituée de différents sentiments d’appartenance dont la combinaison est unique. Ce sont par exemple la classe, la couleur de peau, la religion, la langue, la nationalité, le pays de naissance… L’individu ressent ces sentiments d’appartenance distincts comme un tout.

Nous devons en outre composer avec un héritage double. L’héritage vertical est celui de nos aïeux. Nos familles, nos proches, nous transmettent des habitudes, des traditions. L’héritage horizontal est celui de nos contemporains. Nous vivons dans une époque qui possède son mode de vie et sa vision du monde propre. C’est cet héritage qui s’avère le plus significatif dans nos comportements.

L’identité n’est pas innée, mais acquise. Elle « se construit et se transforme tout au long de l’existence ». Par exemple, naître noir n’a pas le même sens en Zambie ou aux États-Unis. La religion n’aura pas la même importance dans son identité si l’on grandit en France, en Irak ou en Inde. L’influence d’autrui revêt donc une importance clef dans le développement de l’identité.

Cette influence s’avère en effet au fondement de la perception des sentiments d’appartenance et de leur hiérarchisation. Leur origine se trouve dans les blessures causées par les différences soulignées par autrui. On a tendance à se reconnaître dans la plus attaquée de ses appartenances.

Néanmoins, la hiérarchie des sentiments d’appartenance peut évoluer dans le temps. Celui qui dans les années 80 se disait avant tout Yougoslave a pu dans les années 90 se sentir d’abord musulman. De nos jours, il se réclamerait davantage de la nation bosniaque.


Lire aussi, Qu’est-ce qu’une civilisation, selon Fernand Braudel.

Religion et identité

Aujourd’hui, sur la planète entière, et particulièrement dans le monde arabe, hommes et femmes se focalisent sur leur appartenance religieuse.

La religion comble en réalité deux besoins : le besoin de spiritualité et le besoin d’appartenance. Mais, pour beaucoup la foi constitue le cœur de l’identité.

Cela s’explique par la fin des modèles communistes en Europe et nationalistes dans le monde arabe, mais aussi par le fait que l’Occident doute de lui-même.

Le paradigme religieux reste donc aujourd’hui la seule offre politique crédible dans le monde arabe. De là, la confession devient comme une évidence le composant clef de l’identité. Ce retour du religieux est pourtant un phénomène historiquement borné, causé par des facteurs essentiellement politiques.

Conception « tribale » de l’identité et identités meurtrières

Il peut être tentant de considérer qu’une appartenance domine toutes les autres et s’impose comme l’identité. Cependant, ramener un individu à une identité essentielle réduit les relations avec les autres au « nous » face au « eux ». Ceux qui souhaitent tenir compte de tous les sentiments d’appartenance sont alors considérés comme des traîtres ou des tièdes.

Lorsque cette identité « tribale » est attaquée, la solidarité s’installe parmi ceux qui partagent ce sentiment d’appartenance. La conviction de se trouver en légitime défense s’implante alors dans des communautés où seuls les chefs les plus déterminés peuvent se faire entendre. C’est le mécanisme qui mène à la violence identitaire, aux identités meurtrières.

Mondialisation et identité

Ces rapports identitaires sont exacerbés par la mondialisation. Elle se caractérise par une circulation des connaissances plus rapide que leur création. L’humanité se dirige donc vers une société globalisée de moins en moins différenciée. Nous avons de plus en plus de choses en commun : cela nous pousse à affirmer notre diversité.

De plus, elle s’accompagne d’une angoisse face aux changements brusques. Le recours à la valorisation de l’identité est une réponse à cette angoisse. En somme, plus une société aura confiance en soi et sera dynamique, plus elle se montrera capable de s’ouvrir à l’autre. Plus elle se sentira en danger, plus elle se protègera grâce au réflexe identitaire.

Dans ce cadre, le rapport au progrès des sociétés non occidentales favorise un tel réflexe de repli. En effet, la modernité est associée à l’Occident conquérant. L’accepter revient à abandonner un peu de son identité, comme les savoir-faire ancestraux. Quand la modernité porte la marque de l’autre, l’archaïsme devient un étendard.

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Finalement, qu’est-ce que l’identité ? L’identité d’un individu réside dans la somme de ses sentiments d’appartenance. Ces sentiments sont acquis et non innés. La mondialisation les exacerbe, en réaction à une uniformisation sociétale et au rythme soutenu de la diffusion de nouvelles connaissances.

Réduire l’identité à une appartenance essentielle est un mécanisme qui apporte des gains politiques forts, mais qui se révèle particulièrement dangereux. Seule l’acceptation de l’autre dans toutes les dimensions de son identité permettra le dialogue, et par là la critique.

Lire aussi La cancel Culture.

Qu’est-ce qu’une civilisation ?

Qu'est-ce qu'une civilisation ? Réponse de Fernand Braudel.

Dans Grammaire des civilisations (1987), le grand historien Fernand Braudel (1902 – 1985) approfondit les concepts de culture et de civilisation.

Qu'est-ce qu'une civilisation ? Réponse de Fernand Braudel.

Civilisation et sciences sociales

Pour Fernand Braudel, une civilisation, c’est un espace, une société, une économie et une mentalité collective.

« Les civilisations sont des espaces »

L’espace est la « scène » de la pièce de théâtre. Une civilisation acquiert certaines de ses caractéristiques par sa réponse au défi posé par la nature. Elle choisit les meilleures solutions pour se loger, se vêtir, se nourrir. Par exemple, exploiter des rizières ou des champs de blé crée un certain nombre de contraintes qui façonnent les civilisations.

Cet espace est par conséquent aménagé. « Le milieu à la fois naturel et fabriqué pour l’homme n’emprisonne pas tout à l’avance dans un déterminisme étroit ». Le milieu, c’est donc des avantages donnés, mais aussi acquis.

« Les civilisations sont des sociétés »

Les notions de société et de civilisation sont entremêlées, et presque identiques. Toutefois, cette dernière suppose des « espaces chronologiques » plus vastes.

Ainsi, une des caractéristiques de la civilisation occidentale aujourd’hui est sa société industrielle. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans cette optique sociologique, la relation ville/campagne est une des clefs de lecture des civilisations. Par exemple, le monde musulman a très tôt produit des villes brillantes, mais peu connectées avec les campagnes.

De plus, toute civilisation possède une vision du monde ; or, celle-ci est directement liée à la société, puisqu’elle est le fruit des tensions sociales dominantes.

« Les civilisations sont des économies »

Braudel comprend « économie » au sens d’économie politique. Il y inclut les enjeux technologiques et démographiques.

En effet, le rapport à la technique d’une civilisation pourrait être le produit de sa démographie. Ainsi, après la peste noire en Europe, le manque d’homme aurait stimulé l’inventivité technique. À l’inverse, la Chine, qui a toujours bénéficié d’une population très nombreuse, ou la Grèce antique, qui recourrait à l’esclavage, n’ont pas connu ces progrès des techniques malgré des civilisations brillantes.

En outre, une civilisation s’exprime dans la façon dont elle valorise ses surplus économiques, par l’art ou le luxe. Une économie, c’est une certaine manière de redistribuer les richesses, et donc une diffusion plus ou moins large de l’art, de la culture, de la philosophie et de la science. L’étendue de cette diffusion influera sur les aspects que prendra l’esthétique ou la philosophie. Par exemple au XVIIe siècle, l’art se concentrait autour des grandes cours ; au XIXe, il s’est répandu dans la bourgeoisie qui en a adapté les formes.

D’une façon plus générale, Braudel considère que c’est dans la vie intellectuelle de ses classes les plus pauvres qu’une civilisation se laisse lire le plus. « Le rez-de-chaussée d’une civilisation, c’est souvent son plan de vérité ».

« Les civilisations sont des mentalités collectives »

Cette notion de mentalité collective caractérise tout ce qui pour un peuple va de soi.

C’est la psychologie collective dominante qui « dicte les attitudes, oriente les choix, enracine les préjugés ». Elle est « le fruit d’un héritage lointain ».

À cet égard, la religion possède une importance clef, en définissant une éthique, en réglant les rapports à la vie et à la mort, mais aussi en assignant à chacun un rôle dans la société.

Il n’existe aucune frontière entre civilisations qui soit réellement imperméable. Les biens culturels s’échangent au même titre que les marchandises. Mais ces mentalités collectives sont « ce que les civilisations ont de moins communicable les unes à l’égard des autres ».  

Cependant, à y regarder de plus près, la notion de civilisation n’est pas statique.


Lire aussi Les peuples ont-ils encore le droit de disposer d’eux-mêmes ?

La civilisation, une notion historique

Premièrement, le mot « civilisation » possède une histoire.

Au singulier

Dans son sens contemporain, il apparaît au XVIIIe siècle. Il désigne l’opposé de la barbarie.

Mais cette notion de civilisation possède deux étages : les œuvres de l’esprit, mais aussi les accomplissements concrets. « Apporter la civilisation », c’était à la fois imposer la vision du monde occidental et ses réalisations techniques, le christianisme comme les chemins de fer. Le besoin d’un autre mot s’est donc fait sentir. Ce fut la « culture ».

En France, le terme « culture » évoque essentiellement une forme personnelle de vie de l’esprit, tandis que la « civilisation » renvoie aux valeurs collectives. En Allemagne, Kultur se réfère à des idéaux, des valeurs, alors que Zivilisation se comprend comme un ensemble de techniques et de pratiques.

Au pluriel

Mais au XIXe siècle, le terme de civilisation passe au pluriel. La civilisation s’efface au profit des civilisations, des ensembles humains, comme la civilisation occidentale ou chinoise. Nous avons déjà expliqué sur quels critères s’identifient les civilisations. Mais elles se définissent aussi en sous-ensembles. Chaque dénominateur commun peut encore se décliner. Il existe au sein de la civilisation occidentale une civilisation française, américaine, espagnole, des toits de briques aux toits d’ardoises, du blé, du riz…

Les civilisations sont des continuités historiques

Ensuite, une civilisation n’est pas qu’un espace, une société, une économie et une mentalité collective prise à un moment particulier. On ne peut véritablement saisir son essence que dans sa dynamique historique.

Selon Braudel, c’est même là que l’on va pouvoir s’approcher au plus près de l’âme d’une civilisation. « L’histoire d’une civilisation […] est la recherche, parmi les coordonnées anciennes, de celles qui restent valables aujourd’hui encore ». Elles se manifestent à travers des faits de civilisation : le succès d’un livre, un progrès technique, une mode… Ces « faits » sont souvent éphémères, mais certains noms semblent défier l’histoire : Aristote, Descartes, Marx, Bouddha, Jésus, Mahomet… Ce sont eux qui peuvent nous guider vers les coordonnées toujours actives, vers ce qui ne varie pas, ou peu.

Outre ces « faits de civilisation » qui bravent le temps, ce sont leurs « refus d’emprunter » qui mènent au cœur des civilisations. Dans la longue durée, elles partagent entre elles de nombreuses caractéristiques : l’occident a diffusé sa société industrielle au monde entier ; en Asie, le bouddhisme s’est répandu dans des régions à la culture bien différente. Mais parfois, certaines greffes ne prennent pas. Elles sont rejetées après un processus plus ou moins long. Il en est ainsi de la Réforme dans les pays latins, ou du marxisme chez les Anglo-saxons. Ces refus demeurent rares, mais révélateurs, car ce qu’ils repoussent remet en question leurs structures profondes.

Ces rejets peuvent aussi être internes, lorsqu’une civilisation se débarrasse de ce qui ne lui correspond plus. Ainsi, si la folie avait droit de cité au moyen âge, les progrès du rationalisme conduisent peu à peu à l’enfermement des fous.

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Pour Fernand Braudel, une civilisation c’est donc un espace, une société, une économie, une mentalité collective considérées dans leur continuité historique. Son essence se trouve dans ce qu’elle a de permanent sur le temps long, et elle se révèle dans ce qu’elle refuse d’emprunter aux autres civilisations.

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« Une civilisation donnée, ce n’est donc ni une économie donnée, ni une société donnée, mais ce qui, à travers des séries d’économies, des séries de sociétés, persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir ».

Fernand braudel, grammaire des civilisations

LUTTE DES RACES OU LUTTE DES CLASSES ?

METTRE FIN AU RACISME SYSTÉMIQUE SANS CHANGER LE SYSTÈME ?

Les luttes sociales se transforment-elles en luttes sociétales ? Lutte des races ou lutte des classes ? Comment mettre fin au racisme systémique

La question « raciale » (entendue au sens de l’enfermement des individus dans une identité correspondant à leur couleur de peau) n’a pas attendu le meurtre de George Floyd aux États-Unis, pour s’importer dans le débat français. Cependant, avec le mouvement « Black lives Matter » des expressions comme « privilège blanc » ou « racisme systémique » ont surgi dans le discours médiatique, en même temps qu’augmentait la visibilité des organisations et de la pensée indigéniste ou décolonialiste. Ces expressions peuvent — et c’est leur but — choquer dans un pays qui revendique ne reconnaître que des citoyens sans notion d’origine ou d’appartenance culturelle. Cette thématique fortement mobilisatrice arrive à une époque où l’étude de la lutte des classes s’essouffle. Elle semble même sur le point de l’éclipser.

Alors, la lutte des races est-elle la nouvelle lutte des classes ?

Le remplacement de la thématique de la lutte des classes par celle de la lutte des races est une réalité. Cependant, ces nouvelles luttes ne permettront pas seules de réduire de façon pérenne les inégalités en France. En effet, elles méconnaissent leur structure profonde, qui est principalement liée à l’appartenance à une classe sociale.

Le racisme systémique en France est une réalité

Le racisme systémique est une réalité indéniable et de plus en plus étudiée. Mais cela ne signifie pas que la France soit un pays raciste.

Le racisme en France

Le racisme en France est une réalité bien documentée. De nombreuses études scientifiques et campagnes de testing attestent de sa réalité. Il ne se limite pas au « contrôle au faciès ». Il s’étend en réalité à tous les domaines de la société : accès au logement, aux loisirs, à l’emploi.

Racisme systémique

Ce racisme est dit systémique, mais ce n’est pas parce que la France possède une politique raciste. L’expression racisme systémique, tirée du monde universitaire vers le champ médiatique sans explication est sujette à tous les fantasmes. Elle signifie simplement que même si les individus rejettent massivement le racisme, les discriminations subsistent au niveau collectif, quelle que soit l’intention des acteurs individuels. Le racisme systémique se trouve à la croisée du système de domination basé sur les rapports de production (économie capitaliste dérégulée) et des schémas de représentations sociales (image négative des classes populaires) ou héritées de la période coloniale (stéréotypes racistes).

La lutte des classes concurrencée

La lutte des classes n’est plus la grille de lecture dominante des rapports sociaux. Les mondes universitaires et médiatiques décrivent d’autres types de domination, tout aussi réels que la lutte des classes, mais plus visibles. La multiplication des études dites « intersectionnelles », sur le genre ou « postcoloniales », tend à prouver que la lutte des classes n’est plus la grille d’analyse dominante des rapports sociaux aujourd’hui. Considérer que la lutte sociale doit primer sur les luttes sociétales peut même être considéré comme l’expression de la continuation de la domination raciste par d’autres moyens.

Le racisme en France est donc une réalité scientifiquement établie. Et pourtant, lutter contre ces phénomènes systémiques ne peut passer que par la compréhension de la structure des rapports de domination. Or, cette structure reste dominée par l’appartenance à une classe sociale.


Lire aussi La lutte des classes en France

L’appartenance à une classe sociale reste le déterminant principal des inégalités

Même si les discriminations de genre ou liées à l’origine sont bien réelles, elles sont moins structurantes que celles liées aux classes sociales.

Structure des inégalités

Sans nier l’existence d’autres types de domination et d’inégalités, le principal ressort des inégalités est l’appartenance à une classe sociale. Par exemple, la trajectoire sociale d’une femme noire, vivant en région parisienne, d’origine sénégalaise dont les parents sont diplomates sera plus favorisée que celle d’un homme blanc vivant à Alès dont les parents sont ouvriers. Cela ne veut pas dire que cette femme noire ne sera pas victime de racisme et de sexisme, même de la part de membre de classes sociales dominées ; simplement qu’elle fait partie d’une catégorie socialement dominante.

Capitalisme et racisme systémique

Or, le système capitaliste dérégulé qui structure en grande partie les rapports sociaux est responsable d’une part importante du racisme systémique. La majorité des populations d’origine immigrée fait partie des classes populaires. La difficulté pour ces populations de gravir les échelons des classes sociales est de plus en plus importante. Mais cela est dû prioritairement à la structure des rapports de domination dans une société capitaliste, et secondairement à l’existence d’un racisme (et d’un sexisme) systémique. D’où une association pérenne des populations d’origine immigrée aux caractéristiques et stéréotypes associés aux classes populaires : classe dangereuse, capital financier, scolaire et culturel faible, capital symbolique négatif…

La lutte des classes occultée par l’obsession identitaire

L’obsession identitaire peut occulter ce ressort structurel. Les inégalités de genre, ou liées à la couleur de peau, peuvent être ressenties plus vivement que celles liées au milieu social. Elle sont aussi davantage visibles, parce qu’elles sont moins structurelles, moins intégrées que les inégalités sociales. Qui plus est, les personnes qui en sont victimes manquent « pour des raisons socio-économiques, des ressources qui leur permettraient de diversifier leurs appartenances et leurs affiliations. C’est ce qui explique qu’ils puissent se représenter le monde social de manière binaire et ethnicisée : le “nous” […] versus le “eux” […]. Si l’on veut pousser la lutte contre le racisme jusqu’au bout, il faut aussi combattre cet enfermement identitaire, car il empêche ces jeunes révoltés d’apercevoir que leur existence sociale est profondément déterminée par leur appartenance aux classes populaires » (S. Beaud, G. Noiriel).

Or, si « toutes les enquêtes sociologiques, statistiques ou ethnographiques montrent pourtant que les variables sociales et ethniques agissent toujours de concert et avec des intensités différentes […], on ne peut rien comprendre au monde dans lequel nous vivons si l’on oublie que la classe sociale d’appartenance (mesurée par le volume de capital économique et de capital culturel) reste, quoi qu’on en dise, le facteur déterminant autour duquel s’arriment les autres dimensions de l’identité des personnes. » (S. Beaud, G. Noiriel).

Faire de la couleur de peau ou de l’origine la variable essentielle dans l’organisation sociale et politique, ou la mettre sur le même plan que l’appartenance à une classe sociale revient à lutter contre une conséquence plus que contre la cause structurante des discriminations. Lutter contre le racisme, c’est donc aussi combattre l’enfermement identitaire, car il empêche de saisir les ressorts profonds des inégalités.

Compatibilité entre lutte des classes et luttes des races

Ces deux formes de lutte sont bien sûr loin d’être exclusives, à condition de comprendre la hiérarchisation des dominations. Cela ne signifie pas qu’il ne soit pas nécessaire de lutter contre le racisme, ou que ce combat doive être secondaire, encore moins qu’il faille délaisser un combat au profit d’un autre. Cela signifie qu’il faut reconnaître que le système capitaliste est à l’origine du racisme systémique. La hiérarchisation des dominations n’impose pas la hiérarchisation des luttes. Au contraire, sur le plan pratique, la construction d’un rapport de force un peu moins défavorable contre les structures de pouvoir acquises aux intérêts du capital impose aux mouvements sociaux et antiracistes de s’unir.

On lutte donc aussi contre le racisme en luttant pour l’égalité sociale — encore qu’une société non capitaliste ne soit pas nécessairement préservée du racisme. En revanche, toute lutte isolée contre le racisme systémique pourrait se révéler vaine si le capitalisme est encore debout dans sa forme actuelle. Un capitalisme antiraciste est un mythe puisqu’il accentue les inégalités sociales, qui défavorisent les populations issues de l’immigration. A l’inverse, les partis de gauche et les organisations syndicales ne peuvent pas passer sous silence les combats antiracistes. Mais comment croire que l’on peut mettre fin au racisme systémique sans changer le système ?

C’est parce qu’elle ne représente pas une véritable menace pour le système de domination capitaliste que la lutte antiraciste peut s’étendre si aisément dans le discours médiatique dominant.

Mettre en scène la lutte des races contre la lutte des classes sert la classe dominante

Paradoxalement, le remplacement de la centralité de l’oppression de classe par la non-hiérarchisation des dominations favorise les intérêts de la classe dominante.

Capitalisme et obsessions identitaires

L’émergence de ces obsessions identitaires n’est pas sans lien avec la fermeture du champ des possibles politique. En effet, une fois le terrain social fermé à la contestation par une politique qui prétend qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme dérégulé, et si aucune opposition n’est capable de proposer un système alternatif crédible, le seul champ de revendication resté ouvert est celui de l’identité. C’est aux prémices de cette révolution que nous assistons aujourd’hui. La lutte sociale étant impossible, elle se transfère sur le champ sociétal.

La lutte des classes dans la lutte des races

Cette bascule est favorable à la classe dominante parce qu’elle divise les classes populaires. Les classes populaires blanches, décrites dans La France périphérique par Christophe Guilluy, sont renvoyées à un statut de privilégiées. Or, dans le pays de la nuit du 4 août et de la Terreur, ce terme de privilège porte une charge de violence considérable. Ce statut est sans rapport avec l’exclusion politique, économique et médiatique qu’elles vivent au jour le jour. Comment pourraient-elles ne pas, dès lors, se redéfinir en opposition de leurs accusateurs, selon les nouveaux termes de débat ?

Bradley Campbell et Jason Mannings ont analysé ce phénomène dans The rise of victimhood culture. Selon eux, la force de la « culture de la victime », dont procède une bonne partie du vocabulaire emblématique du mouvement antiraciste, est de créer une opposition entre bourreaux et victimes. Cette opposition est surtout centrée autour de la couleur de peau. Elle a aussi pour caractéristique de forcer ses opposants à adopter la terminologie victimaire, ou bien à s’inscrire dans les catégories utilisées par leurs accusateurs. Les blancs ne pouvant être, selon ce paradigme, victimes des blancs, il ne leur reste que la place de bourreau. Classes populaires blanches et immigrées sont dans cette logique incapables de s’unir.

Dissolution de la lutte des classes dans la lutte des races

Enfin, c’est le discours médiatique dominant qui forme les esprits et les consciences à accepter cette racialisation des rapports sociaux. En relayant les outils conceptuels qui remplacent la lutte des classes, ou bien en affichant une forme de soutien à la transformation des luttes sociales en luttes sociétales, il impose cette nouvelle norme. Rappelons avec Noam Chomsky que le discours médiatique est intrinsèquement lié à la défense des intérêts de la classe dominante. Il encourage une lutte indolore pour le système de domination capitaliste dérégulé, qui est pourtant à l’origine d’une bonne partie du racisme systémique. Il peut ainsi perdurer grâce à la transformation des luttes sociales en luttes sociétales.

Lire aussi Christophe Guilluy, La France périphérique.

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Les thématiques antiracistes et décolonialistes semblent bien parties pour remplacer la lutte des classes dans les combats contre les inégalités. Loin d’être une américanisation de la société, cette prise de pouvoir représente la neutralisation encouragée par la classe dominante du seul corpus intellectuel capable de déconstruire les dominations produites par le système capitaliste, celle de la lutte des classe.

Néanmoins, force est de constater que les luttes sociales, ou l’étude et la démonstration de l’existence de la lutte des classes par les universitaires dans les années 60 et 70 n’ont pas empêché le capital d’écraser toute opposition par son internationalisation.

Peut-être un autre type de lutte, écologique cette fois, pourra-t-elle, par son urgence, fragiliser les murailles de la forteresse capitaliste et supprimer l’une des causes principales du racisme systémique.

Lire aussi cet excellent article du Monde. Il explique les « 3 mutations du racisme » : biologique, culturel, systémique.

La lutte des classes en France aujourd’hui

La lutte des classes est une réalité en France.

Rompant avec le discours dominant, qui fait de la lutte des classes une grille de lecture démodée inapplicable aux sociétés contemporaines, un de mes vénérables professeurs, Légion d’honneur au collet, nous disait un jour, en substance :

« Vous le savez, je suis idéologiquement loin du parti communiste (et il l’était). Et pourtant, la lutte des classes, j’attends toujours qu’on me prouve qu’elle n’existe pas ».

La lutte des classes structure-t-elle encore les inégalités dans les économies capitalistes, et particulièrement en France ?

La lutte des classes est bien une réalité en France. Cependant, le capital constitue aujourd’hui une classe mondialisée. Cela explique les formes nouvelles de la lutte des classes, mais aussi la difficulté d’appliquer cette grille de lecture héritée de la société industrielle nationale à la société contemporaine.  

Quelques définitions

Qu’est-ce qu’une classe sociale ? De nombreuses approches et définitions existent. Examinons la définition de Marc Bloch de la bourgeoisie.

« J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieures aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif. »

Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990, pp.194 — 195.

Nous retiendrons de la classe sociale qu’il s’agit d’un groupe inséré dans une hiérarchie de fait (pas nécessairement de droit), qui s’établit principalement par la place des individus au sein des rapports de production, mais aussi par leur niveau d’instruction et par le comportement qui est attendu d’eux. Elle possède aussi une dimension subjective. Elle prescrit les comportements sociaux.  

Comme elle est une construction visant à représenter un système d’inégalités, la classe sociale est indissociable de la lutte des classes. En fait, ce sont bien davantage les rapports de domination existants qui définissent une classe que des critères comptables.

La lutte des classes en France : la grande disparition

Alors qu’elle continue de représenter une grille de lecture pertinente pour expliquer la dynamique des inégalités en France, la lutte des classes occupe aujourd’hui dans le discours dominant une place marginale. Elle était pourtant conçue comme un phénomène central dans les années 70. Cette disparition possède une signification idéologique.

Une grille de lecture en apparence dépassée

Les classes sociales traditionnelles décrites par Marx, comme la bourgeoisie et la classe ouvrière, étaient pertinentes dans la société industrielle. Aujourd’hui, elles paraissent particulièrement décalées. Comment parler encore de classe ouvrière alors que l’emploi ouvrier ne représente plus que 20 % de la population ? Ou de bourgeoisie alors que le mot fait aujourd’hui référence à une réalité objectivement dépassée ? L’absence de renouvellement de la représentation des classes sociales pourrait laisser penser que cette grille de lecture n’est plus adaptée à une société où le travail est fragmenté.

Le concept de lutte des classes brille par son absence dans le discours légitime

Dans les productions intellectuelles, les médias dominants ou dans le discours politique, le vocabulaire de la lutte des classes disparaît. Cette disparition n’est pas anodine. Supprimer l’outil qui permet de penser les inégalités sociales contribue à faire disparaître la perception de leur caractère systémique. Le contrôle du discours est un moyen d’imposer une idéologie. 

Une répartition des classes pour la société post-industrielle

Pourtant, la lutte des classes reste une grille de lecture pertinente pour expliquer la dynamique des inégalités pour peu qu’on la dépoussière. Dans une note au Manifeste du parti communiste, Marx décrit le prolétariat comme « la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant en propre aucun moyen de production, sont contraints de vendre leur force de travail. » (C’est nous qui soulignons.) 

Nous choisissons de séparer la France en deux grandes classes en utilisant cette notion de la vente de la force de travail contrainte. D’un côté, ceux dont les moyens de subsistance dépendent de la vente de leur force de travail (leurs revenus du capital, s’ils existent, ne sont qu’un revenu annexe). De l’autre, ceux dont la vente de la force de travail n’est pas essentielle aux revenus, mais plutôt un impératif social. Il est évident que l’on ne peut se contenter d’une séparation aussi fruste et arbitraire. De nombreuses situations intermédiaires méritent classification. Mais examinons comment cette simple distinction nous éclaire sur les modalités de la lutte des classes en France comme ailleurs.

Si le vocabulaire de la lutte des classes est en voie d’extinction, elle constitue un outil plus pertinent que jamais pour penser la structure des inégalités, pour peu que l’on prenne la peine d’analyser les mutations contemporaines du capital.


Lire aussi Lutte des classes ou lutte des races ? Mettre fin au racisme systémique sans changer le système.

Capital mondial…

Aujourd’hui le capital est une classe organisée mondialement, ce qui lui donne une liberté d’action très large vis-à-vis des États et de leurs politiques nationales.

Le capital comme classe

Le capital n’est pas qu’une accumulation de moyens de production, c’est aussi une classe très discrète, mais agissante. Les détenteurs ou administrateurs du capital forment une classe sociale que l’on peut qualifier de dominante. S’il n’existe pas de structure d’opérations coordonnées du capital, au sens d’un état-major, les différents acteurs qui composent cette classe sont liés par une idéologie commune. Cela donne une grande cohérence à leurs actions.

La classe du capital est mondialisée

La circulation des capitaux, et donc leur répartition sur le globe, est de plus en plus dérégulée. C’est une grande différence avec la structure du capital telle qu’elle existait après-guerre, lorsqu’il était encore fortement organisé sur la base des territoires nationaux.

Concrètement, aujourd’hui des groupes d’investissement qui possèdent des actifs sur toute la planète détiennent une partie des entreprises ou du patrimoine immobilier français. Le caractère transnational du capital lui permet de s’émanciper des tutelles nationales et de mettre les pays en concurrence, pour réaliser son seul et unique but : la maximisation du profit. Ainsi, le capital peut sanctionner toute décision politique inopportune en regard de cet unique critère, par un arrêt des investissements et une relocalisation des capitaux, évidemment préjudiciables aux États. Le capital encadre donc les politiques nationales. La démocratie en est réduite à l’état de droit et au débat public.

Un nouveau paradigme de la lutte des classes

Dans Du temps acheté, Wolfgang Streeck introduit les concepts « d’État débiteur » et « d’État de consolidation » qui explicitent les rapports entre États-nations et capital. Entre les années 70 et 80, les États occidentaux sont passés du modèle de l’« État fiscal », qui dépend des ressources qu’il prélève sur l’activité économique, à « l’État débiteur », qui dépend de sa capacité d’emprunt.

Ayant réussi à imposer son idéologie et menaçant de s’expatrier, le capital obtient des démocraties des réductions massives d’impôts, qui diminuent d’autant leurs recettes et les obligent à emprunter sur les marchés pour se financer. Ainsi, au lieu de confisquer les ressources superflues des plus riches, l’État les place et les rémunère. Dans les années 1990, les représentants du capital, inquiets devant un endettement des États qui fragilise leur solvabilité, obtiennent des allégements des dépenses publiques, particulièrement sur les dépenses sociales. C’est « l’État de consolidation ». Or que finance l’État ? Les revenus directs et indirects des plus pauvres, c’est-à-dire l’illusion de la croissance que devrait d’entretenir le capitalisme pour obtenir l’adhésion des populations. Aujourd’hui, les peuples s’appauvrissent pour rémunérer le capital.

En France, ce paradigme est aisément visible : réduction des dépenses de la sécurité sociale contre flat tax (prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital) et suppression de l’ISF, pacte de stabilité européen pour garantir la solvabilité des États-débiteurs… La classe dominante, elle, lutte.

Face à la suprématie du capital mondial, les classes dominées, organisées sur une base nationale, ont le plus grand mal à opposer une stratégie cohérente.

… contre classes nationales

En effet, les classes organisées au niveau national manquent de cohérence, de force et de leviers d’action pour renverser le rapport de force avec le capital.

Des classes divisées

Les classes susceptibles de s’opposer au capital sont fragmentées, sans conscience de leurs intérêts communs. Selon Christophe Guilluy dans La France périphérique et Fractures françaises, les classes populaires sont divisées entre banlieues connectées aux métropoles et la France périphérique, la France des pavillons confrontée à la raréfaction de l’emploi industriel et des services publics.

De plus, toujours selon cet auteur, la classe moyenne, dont se réclame une grande majorité de Français, ne serait plus qu’une représentation idéologique refuge, sans véritable réalité sociale. Elle masquerait un appauvrissement généralisé des territoires déconnectés des métropoles. Le mouvement des gilets jaunes illustre à la perfection la tension entre représentations collectives et réalité. Ceux que l’on considérait comme des classes moyennes sans difficulté se révèlent faire bel et bien partie des classes populaires, mais considèrent que leurs intérêts sont structurellement différents de ceux des classes populaires des banlieues en miroir desquelles elles se définissent.

Perte des moyens d’action

Les leviers traditionnels d’action des classes populaires qu’étaient les syndicats et le vote de gauche se révèlent inefficaces, voire en réalité inexistants. Le manque de confiance envers les syndicats, et surtout le faible taux de syndicalisation en France empêchent toute bascule du rapport de force entre ceux qui dépendent de leur salaire et ceux qui dépendent du travail des autres.

Le volet politique de la lutte a lui aussi été neutralisé dans les années 90. Le vote communiste n’est plus une option depuis la chute de l’URSS. De plus, d’une façon générale, les partis qui remettent en cause le consensus néolibéral sont très minoritaires. Et pour cause, si le capital encadre la politique des États, alors les politiques sociales ne sont plus une option réaliste. Le politique n’a plus qu’à gérer des identités. Cela explique le taux d’abstention important des classes populaires. Elles ont, à juste titre, l’impression que leur vote ne sert à rien. Cette abstention renforce mécaniquement la représentation nationale des élites économiques. La domination sans partage de La République En Marche à l’Assemblée nationale en est un bon exemple.

Les classes dominées sont en train de perdre la bataille idéologique.

Enfin, le modèle socioéconomique qui est en train d’émerger en France est celui du capitalisme « diversitaire ». Dans ce modèle, le sociétal prime sur social. Concrètement, la lutte des races prime sur la lutte des classes. Or, à l’inverse des combats sociaux, les combats sociétaux sont indolores pour le capital. En effet, ils ne visent pas à une meilleure répartition des richesses, mais à une meilleure reconnaissance des identités dominées. La lutte des classes serait ainsi neutralisée et la position dominante du capital est garantie pour longtemps. 


Lire aussi Christophe Guilluy, La France périphérique.

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La lutte des classes est donc une réalité en France, malgré son effacement du discours légitime ou la difficulté à percevoir un phénomène tiraillé entre organisation mondiale du capital et des classes dominées qui ne se comprennent que dans un cadre national. Considérant la mainmise du capital sur la politique économique des États au moyen de la dette, son contrôle du discours dominant qui fait disparaître tout cadre pour penser sa domination, et enfin son invulnérabilité aux éventuelles politiques de correction qui ne peuvent provenir que d’un cadre national, la domination du capital sur les peuples est aujourd’hui si solide et pérenne qu’elle semble aller de soi.

Toute volonté d’infléchir le rapport entre le capital et le travail doit donc se situer dans une perspective de long terme. Il apparaît que, sauf réussite d’un projet de rééducation idéologique des populations par le discours médiatique dominant, le seul levier d’action encore utilisable est la valeur accordée à la démocratie en Occident. En effet, si la stérilisation du processus démocratique par les détenteurs du capital ne s’est jusqu’ici manifestée que par une abstention accrue, les exigences toujours plus importantes du capital et l’impasse du financement des dépenses sociales ne pourront que combiner le mouvement de paupérisation des populations à un divorce de plus en plus visible entre démocratie et capitalisme. Cela pourrait entraîner des réactions plus ou moins violentes au fur et à mesure que les illusions et les espoirs des peuples d’évanouiront.

Le capital, combien de divisions ?

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Voir aussi La crise de l’autorité

Restrictions alimentaires et modèle républicain

Les restrictions alimentaires sont-elles solubles dans le modèle républicain ?

Il est désormais tout à fait courant de s’imposer des restrictions alimentaires. Or, comme en témoigne la crispation autour des « menus confessionnels », ces choix individuels ne sont plus tout à fait anodins lorsqu’il s’agit de faire société. Les restrictions alimentaires sont-elles solubles dans le modèle républicain ?

Si elles sont des choix individuels légitimes, force est de constater que certaines exigences sociétales comme les restrictions alimentaires menacent le modèle républicain en raison de l’évolution philosophique de notre société.

NDA : nous utilisons cet enjeu simple pour montrer tout l’intérêt qu’il y a à identifier une question derrière la question, afin de donner de la profondeur au développement.

Restrictions alimentaires : il ne s’agira pas de traiter de la problématique des allergies alimentaires ou des goûts, mais bien des pratiques sociales choisies, d’origine culturelle, religieuse ou individuelle.

I. Les restrictions alimentaires sont des choix individuels toujours plus légitimes.

Une restriction alimentaire est toujours un choix. Ce type de choix est perçu comme légitime, tant il exprime la liberté de se définir soi-même une identité.

Les restrictions alimentaires sont toujours des choix. Même les interdits alimentaires religieux ou culturels sont des choix individuels. Par exemple, on peut très bien se revendiquer musulman et manger du porc ou boire de l’alcool, ou juif et ne pas manger kasher. En effet, si en France beaucoup de musulmans souhaitent manger hallal et ne songeraient pas à pratiquer leur religion sans cette prescription, rappelons-nous que c’était peu le cas il y a encore dix ans. Les choix individuels sont sujets à une pression sociale plus ou moins forte, mais il n’y a pas de relation de nécessité entre religion ou culture et interdit alimentaire.

Ces choix sont parfaitement légitimes au niveau individuel. Ces restrictions sont des enjeux de liberté et d’identité. Chaque individu est libre de choisir et de construire son identité, ou son rapport à la religion. Il n’est pas possible de hiérarchiser les différents types de restrictions sur le plan de la légitimité.

Il s’agit d’un phénomène sociétal contemporain explicable. Gilles Dorronsoro remarquait que le capitalisme provoque des revendications identitaires. Comme les alternatives sociales et économiques au capitalisme dérégulé sont de moins en moins présentées comme légitimes, le seul espace de différenciation politique est celui de l’identité. Ces phénomènes de crispation identitaires se cristallisent autour des restrictions alimentaires, comme en témoignent les polémiques sur les menus confessionnels dans les cantines scolaires.

Les restrictions alimentaires sont donc le produit de notre époque, mais sont légitimes au niveau individuel. Les ennuis commencent quand elles s’exportent dans la collectivité. D’autant plus qu’en France, le repas possède une dimension sociale non négligeable.

II. Les restrictions alimentaires sont-elles adaptables à la collectivité ?

Le problème peut être analysé au niveau sociétal, économique et politique.

Dans la société, elles représentent la mise en évidence et le retournement de la violence symbolique. La violence symbolique est un concept forgé par Pierre Bourdieu, selon lequel le groupe dominant impose ses normes au groupe dominé en les présentant comme légitimes. Ainsi, lorsqu’une personne ne suivant pas de restriction (dominant) reçoit quelqu’un qui s’en impose (dominé), de deux choses l’une. Soit, par méconnaissance ou sciemment, elle ne prend pas en compte ce choix. Elle révèle alors la violence symbolique en privant son hôte de certains plats. Soit elle prend la restriction en compte et change ses habitudes pour cuisiner un plat à par. La minorité prend alors le rôle de prescripteur culturel. Le paradigme est le même si le dominé reçoit. Exiger de la viande alors qu’il n’en mange pas c’est dévoiler la violence symbolique. Mais in fine, il ne s’agit guère que de politesse entre hôte et invités.

Dans la sphère économique, ces restrictions ne posent pas de problème, au contraire. Dans une économie de type capitaliste comme la nôtre, les entreprises cherchent à maximiser leur profit. Il est légitime qu’elles exploitent ou créent de nouveaux marchés. Les restaurants ou les entreprises agroalimentaires ne sont pas tenus à la neutralité. On ne peut donc les contraindre à renoncer aux juteux profits que représentent ces clientèles captives.

C’est dans la sphère politique que le problème se pose véritablement. Dans les structures chargées de la restauration collective qui font partie des organes de la République, quel modèle adopter ? Postulant qu’aucun groupe n’est plus légitime que l’autre pour imposer ses préférences, mais qu’il n’est pas possible de n’en tenir pas compte (pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer un gestionnaire de restauration collective proposant un menu composé uniquement de cochon), le choix des menus proposés se révèle être un casse-tête sociétal. Le menu végétarien ne réglerait rien puisqu’il suit la même logique d’exclusion. Il serait illégitime d’imposer le choix végétarien au détriment des autres.

Dans la sphère politique, et en ce qui concerne les restrictions alimentaires, la neutralité de l’État signifie de fait l’oppression des groupes minoritaires. Finalement, pour l’État le dilemme est le suivant. S’il choisit de prendre en compte les souhaits d’un groupe, il doit tous les prendre en compte. S’il choisit de ne pas les prendre en compte, alors il les empêche ces groupes de vivre selon leur vision du monde. Or, rappelons-le, ce choix est légitime. L’État devient alors oppresseur. En effet, dans ses services, il empêche sciemment ses minorités de se nourrir.

NDA : jusqu’ici la réflexion est basique, voire basse de plafond. Toutefois, cette dernière idée met le doigt sur la vraie problématique. Elle va nous permettre de prendre de la hauteur.

III. Droits culturels et modèle républicain

Le casse-tête des interdits alimentaires dans les organes dépendant de l’État révèle la véritable question : l’tat (dans le sens des organes de la République) doit-il prendre en charge de manière active la réalisation des exigences sociétales des groupes qui le composent, dans le respect des lois ?

La réponse est aujourd’hui, non, demain, probablement oui (hélas, et qu’on le veuille ou non). Le conseil d’État a récemment estimé que proposer des menus sans porc dans les cantines n’était pas une obligation. Mais nous l’avons vu, la simple neutralité mène à l’oppression illégitime de groupes spécifiques. Dans La démocratie providentielle, Dominique Schnapper montre que les sociétés démocratiques se caractérisent par une extension sans fin du corps politique (droits des étrangers, des animaux), et par un mouvement de l’égalité vers l’équité, de l’universel au particulier (libertés formelles, libertés réelles, multiplication des catégorisations) qui aboutit à la reconnaissance des droits « culturels », ou plutôt « ethniques ». On le voit dès aujourd’hui : comment expliquer à un groupe que ses choix culturels qui respectent les lois sont illégitimes ?

La tâche est impossible à accomplir. Dans le domaine alimentaire, les cantines des écoles, des administrations ou des armées devraient en toute bonne logique proposer des menus convenant à l’intégralité des restrictions suivies par les groupes qui les composent. Or, l’imagination humaine est sans limites. Le coût et la complexité d’une telle doctrine la rendent impossible à mettre en œuvre sur tout le territoire.

L’obsession sociétale ne peut donc mener qu’à la perte de légitimité du modèle républicain et de la présence de l’État. Entravant ses citoyens dans la réalisation de leur modèle propre, incapable d’en prescrire un soi-même, le modèle républicain deviendra de plus en plus illégitime. La solution toute trouvée pour éviter les discriminations dans les points de restauration collective des organes de la République est que l’État renonce à les gérer et les abandonne. Cela reviendrait à accentuer les inégalités sociales.

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La question des restrictions alimentaires est en fait celle des « droits culturels ». Elle montre que le modèle républicain, fondé sur la tolérance passive et sans distinction des pratiques culturelles qui respectent ses lois, mène de fait à priver certains citoyens des moyens de réaliser leur vision sociétale et identitaire, horizon politique rendu légitime par un monde ou les choix économiques et sociaux sont de moins en moins dans la main des gouvernements car de plus en plus soumis au marché.

L’intérêt porté aux restrictions alimentaires est donc à replacer dans le mouvement de démantèlement de l’État social en cours depuis les années 70. Dans la lutte des classes, le sociétal est une arme contre le social.

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Voir aussi Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes.

Comprendre la Cancel culture en moins de cinq minutes

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité ». Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel Culture ».

Selon Bradley Campbell et Jason Mannings dans The rise of victimhood culture, nous assistons à l’émergence de la « culture de la victimité » (nous assumons cet horrible néologisme. Il fait mieux ressortir l’idée de système que « culture de la victime »). Ce concept est au fondement de ce que l’on appelle la « Cancel culture » et de la culture « woke » .

Trois cultures morales

Selon les auteurs il existe trois types de cultures morales.

La culture de l’honneur

Dans ce paradigme, le statut social est basé sur la réputation. L’insulte, si elle est endurée fait diminuer le prestige personnel. La réponse à l’injure est donc individuelle et agressive. Ce type de culture se développe lorsque l’autorité légale ou la confiance en la loi est faible. C’était celle de la noblesse, qui a progressivement disparu depuis le XVIIIe siècle.

La culture de la dignité

Elle valorise le contrôle de soi, et dévalorise l’agressivité. L’insulte doit être endurée, le conflit résolu par la négociation. A défaut, mais uniquement si nécessaire, il peut être tranché par le recours à l’autorité extérieure des tribunaux. Elle peut se développer quand la loi et l’ordre sont bien établis. Son apparition a été favorisée par l’extension du commerce. C’est la culture de la bourgeoisie, qui domine aujourd’hui.

La culture de la victimité

La culture de la victimité valorise l’appel à l’aide et le besoin de soutien. Le statut de victime est le statut social le plus élevé. Cette culture identifie violence verbale et violence physique. L’individu ne supporte pas l’insulte, même minime et involontaire. Cependant, il recourt à l’autorité établie pour gérer ses conflits.

Pour émerger, la culture de la victimité nécessite la possibilité du recours à une autorité établie, mais lointaine, pour gérer ses conflits. Il faut forcer cette autorité à agir en gagnant la sympathie de parties tierces, qui doivent être convaincues par de véritables campagnes de demande de soutien.

Mais surtout, elle se déploie dans des environnements qui disposent d’un haut degré d’homogénéité sociale, combiné à une grande diversité culturelle, comme dans les universités américaines, où se regroupent des gens très aisés de tous horizons. Toute atteinte à l’égalité des cultures est perçue comme insupportable ; les enjeux politiques et sociaux sont marginalisés. La diversité valorisée par la culture de la victimité est culturelle, pas intellectuelle ni politique.

La relation dominant-dominé au cœur de la Cancel Culture

Au cœur de la culture de la victimité se trouve le rapport de domination de genre et de culture. La société (ici, américaine) est dominée par la figure de l’homme blanc. Ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie dominante seraient par essence dominés, quelles que soient les intentions individuelles des dominants.

Cette culture de la victime se développe autour du concept de « microagression ». Une « microagression » est une interaction apparemment anodine qui trahit en fait un rapport dominant-dominé. Par exemple, dire à une femme qu’elle a de belles chaussures revient à lui expliquer qu’elle ne peut être que superficielle. Demander « de quelle origine êtes-vous ? » à une personne de couleur lui fait ressentir qu’elle ne correspond pas à l’idéal type dominant. C’est donc une microagression.

En outre, le terme de racisme est pris dans sa signification la plus large. Il ne s’agit plus d’une idéologie qui établit une hiérarchie entre les « races », identifiées par la couleur de peau, mais de toute pratique qui crée de fait a des différences entre groupes ethniques. On est proche du « racisme systémique » parfois évoqué au sujet de la France. Les auteurs citent un professeur d’université américaine : « Être blanc, c’est être raciste. Point. », puisque c’est bénéficier d’un système qui favorise les blancs sans en avoir conscience.

Dans cette acception, un processus de sélection comme un test ou un concours est raciste si ses résultats ne reflètent pas exactement la diversité ethnique des candidats. Considérer qu’un poste doit revenir « au plus qualifié » revient à exclure les minorités qui n’ont pas eu la possibilité d’obtenir lesdites qualifications ; cette idée est donc raciste.

précision de l’auteur :

Dans cette optique, le dominé ne peut pas agresser le dominant ni faire preuve de racisme, puisque ce racisme ou ces agressions sont le résultat d’un rapport de domination structuré en système qui dépasse les intentions individuelles.

Ainsi, si « sale blanc » est bien une agression à caractère racial, ce n’est pas du racisme, puisque le racisme est un système de domination des Blancs sur les autres.

Pour les tenants de la Cancel culture, les origines sociales, pourtant au fond des problèmes de discrimination systémique (identification des minorités aux « classes dangereuses »), n’entrent en ligne de compte que de manière périphérique.

La fin de la liberté d’expression ?

Ce processus est à sens unique. Appartenir à un groupe dominé (comme une minorité de couleur ou de genre) signifie se faire reconnaître comme victime, et fournit un statut moral fort. Cela donne le droit à la parole.

À l’inverse, faire partie d’un groupe dominant (hommes, blancs) signifie être nécessairement un agresseur. Son discours, s’il est dirigé vers les dominés, est donc par nature irrecevable.

La liberté de parole est donc remise en cause. Les agresseurs n’ont pas le droit à la parole, puisque leur discours est nécessairement reçu comme violent, qu’ils le veuillent ou non. Or la culture de la victimité identifie violence verbale ou psychologique et violence physique. Il faut donc protéger les dominés de tout discours qui leur rappellerait leur statut de victime. Par exemple, des universités américaines ont créé des « safe spaces ». Ce sont des espaces ou tout propos non conforme est interdits. Comme violence symbolique et violence physique sont mises sur un pied d’égalité, il devient légitime d’empêcher tout discours susceptible de constituer un acte de « violence » envers les dominés.

Cancel culture

D’où le terme de Cancel culture. (N. B. : Le terme « Cancel Culture » ne figure pas dans The rise of victimhood culture. Toutefois, la Victimhood Culture donne une clef de compréhension de la Cancel Culture). Lors de conférences données dans certaines universités américaines, et même plus récemment en France, les orateurs défendant des points de vue ne correspondant pas à la vision du monde des groupes mus par la culture de la victmité ont pu être empêchés d’accéder à l’estrade. Les interventions ont été annulées (cancelled). Ces agissements sont tolérés aux États-Unis parce que les universités dépendent des frais d’inscription astronomiques payés par des parents très influents.

L’autre mode d’action de ces groupes est la pression mise sur les employeurs sur les réseaux sociaux. Ils déclenchent de véritables campagnes en ligne demandant le renvoi de personnes ayant tenu des propos non conformes, qui pourraient être interprêtés comme blessants par les dominés. Les récents déboires de J.K. Rowlings en sont un exemple. Des termes maladroits choisis dans un e-mail professionnel peuvent ainsi mener au licenciement de professeurs sous la pression des étudiants.  

La Cancel culture : une oppression de classe ?

Cette culture se diffuse à partir des campus américains, ou les étudiants issus des classes sociales dominantes ont un rapport de force favorable face aux universités qui ont besoin de l’argent de leurs parents. Elle se diffuse ensuite par le haut du spectre social, quand ces étudiants atteignent des postes de journalistes, de juges, de professeurs. Elle devient un code à maitriser pour pouvoir progresser dans l’échelle sociale. C’est le sens des « formations » de sensibilisations au genre ou au racisme menées dans les grandes entreprises ou à l’ONU. Plus que jamais elle met en opposition le peuple, prétendument raciste, aux élites soi-disant ouvertes.  

L’émergence de cette nouvelle culture est difficile à combattre. L’opposition à la culture de la victimité tend à se placer elle-même sur le terrain de la concurrence victimaire (« moi aussi je suis une minorité, j’ai donc le droit à la parole autant que vous »). Elle renforce donc ce qu’elle est censée combattre. Et malheureusement, l’apparition de la culture de la victimité pourrait mener à une surenchère dans les oppositions ethniques, et à un débat public polarisé autour de groupes essentialisés par leurs origines.

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Selon Bradley Campbell et Jason Mannings, notre époque est celle du remplacement de la culture de la dignité par la culture de la victimité. Les personnes issues de la culture de la dignité pourraient avoir du mal à comprendre la légitimité de la victimhood culture, et s’effrayer à juste titre de la menace que ce changement culturel fait peser sur nos systèmes politiques. D’autres, peut-être plus jeunes, s’étonneront de ce que cette culture ne soit pas ressentie comme une évidence par tous.

Entre le XIX et le XXsiècle, l’interdiction des duels et la pénalisation du meurtre en combat singulier avaient donné lieu aux mêmes incompréhensions chez la noblesse. La culture de l’honneur se heurtait à la culture de la dignité. Elle n’avait pas encore pris conscience de sa disparition programmée.

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Tipez ici !

Pour une réflexion sur la cause juridique de la Cancel culture, voir cet article du Monde.

Le monde diplomatique a récemment abordé le sujet des microagressions dans ce court article.

L’édition utilisée pour cet articles est B. Campbell et J. Manning, The rise of victimhood culture, Camden, Palgrave Macmillan, 2018. Il n’a pas, à notre connaissance, encore été traduit en Français.

Voir aussi La PMA pour toutes, une révolution sociétale ?

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L’auteur remercie Anna B. pour sa relecture patiente.

La PMA pour toutes, une révolution sociétale ?

La « PMA pour toute » est un choix politique légitime, puisqu’il résorbe une discrimination liée à l’orientation sexuelle dans l’application d’un droit d’accès à une technique. Cette décision ne crée pas de droit à l’enfant : elle ne risque pas de mener à la GPA.

À l’inverse du « mariage pour tous », l’adoption par l’Assemblée nationale de la loi bioéthique, dont la mesure phare est la Procréation Médicalement Assistée (PMA) pour toutes les femmes (sous condition d’âge) n’a pas suscité d’opposition durable dans la rue (enfin, c’est vrai qu’avec la COVID, c’est plus compliqué). Pourtant, on a pu entendre dire que l’extension de cette pratique médicale pourrait ouvrir à des changements de société profonds, par exemple mener à l’autorisation de la gestation pour autrui (GPA), voire au transhumanisme. La PMA pour toutes conduit-elle nécessairement à une impasse éthique ?

La « PMA pour toute » est un choix politique légitime, puisqu’il résorbe une discrimination liée à l’orientation sexuelle dans l’application d’un droit d’accès à une technique médicale. Cette décision ne crée pas de droit à l’enfant : elle ne risque pas de mener à la GPA.

PMA (ou assistance médicale à la procréation) : procréation médicalement assistée. Ensemble des pratiques médicales intervenant dans la procréation. Elle repose sur l’insémination artificielle et la fécondation in vitro. Elle est aujourd’hui autorisée uniquement pour les couples hétérosexuels dont l’un des deux partenaires était stérile ou gravement malade.

GPA : gestation pour autrui. Une femme porte et met au monde un enfant pour une autre personne. Cette pratique comporte le danger de la marchandisation du corps.

Transhumanisme : mouvement ou ensemble de techniques visant à améliorer l’être humain et ses capacités grâce à la science.

NDLR : à l’heure nous publions l’article, le projet de loi bioéthique a été adopté par l’Assemblée nationale. Il doit encore passer devant le sénat.

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I. La PMA pour toutes, un choix de société

Elle vise à établir l’égalité dans l’accès à un droit, mais elle est aussi un choix de société.

La PMA existe déjà. 3 % des naissances ont lieu grâce à la PMA. Le questionnement ne porte donc pas sur la PMA en elle-même sur son extension à des femmes seules ou lesbiennes.

La PMA pour toutes est la suite logique du mariage pour tous. Il s’agit d’étendre le droit à l’accès aux techniques de PMA, quelle que soit l’orientation sexuelle, donc sans discrimination, à toutes les femmes.

Le coût de la PMA pour toutes reste modeste. La « PMA pour toutes » devrait être remboursée par la sécurité sociale, mais son coût devrait rester modeste. Il passerait de 200 millions d’euros (coût des PMA en 2019) à 215 millions d’euros.

La question centrale est celle du modèle familial. La PMA pour toutes va permettre aux couples lesbiens ou aux femmes seules d’avoir des enfants autrement que par une adoption toujours difficile. C’est donc le modèle de la famille traditionnelle qui est remis en cause. Nous sommes face à un choix de société.

Si l’extension d’un droit et la résorption des discriminations sont légitimes, certains avancent que la PMA pour toutes est une pente menant nécessairement à la GPA.

II. La PMA pour toutes, un engrenage vers la GPA ?

La PMA pour toutes ne conduit pas nécessairement à la GPA. C’est faire un raccourci illégitime que de lier les deux.

L’argument d’égalité. Il est avancé qu’autoriser la PMA induirait nécessairement qu’à terme, les hommes homosexuels pourraient revendiquer le droit d’avoir des enfants par voie naturelle, donc en ayant recours à la GPA. Or la PMA pour toutes n’introduit pas un « droit à l’enfant ». Elle supprime simplement une discrimination d’accès à des techniques existantes (celle d’aider une femme à concevoir un enfant). On ne peut donc pas se référer au principe d’égalité pour dire que si l’on généralise la PMA, on crée un droit universel à l’enfant.

L’argument juridique. La marchandisation du corps est une limite morale qui risquerait d’être franchie avec la GPA, comme le montre le développement d’un « business des corps » en Ukraine. Or, l’un des principes essentiels du droit français est le principe d’« indisponibilité du corps humain ». Le corps ne peut pas faire l’objet d’une transaction ou d’une convention (donc même en dehors d’un système marchand). Ainsi ce principe fondamental du droit empêche de légaliser la GPA.

Des avancées techniques bien plus problématiques. Aucun de ces 2 arguments ne pourra jouer si les chercheurs mettent au point l’utérus artificiel. Ce type de découverte introduirait une rupture dans les processus biologiques à l’œuvre dans la procréation, mais cela relève d’une autre logique que celle de la PMA qui amorce artificiellement un processus naturel. Dans une moindre mesure, il est déjà possible dans certaines cliniques des États-Unis pratiquant la fécondation in vitro de choisir le sexe de son enfant.

 La PMA pour toutes ne mène donc pas à la GPA. Cependant, si cette pratique interroge, c’est aussi parce qu’elle est une action médicale sur un corps sain.

III. L’action médicale sur les corps sains

La PMA pour toutes pose la question de l’action médicale sur les corps sains. C’est donc la place et le rôle de la médecine dans notre société qu’elle interroge réellement (note méthodologique : toujours chercher la question derrière la question).

La PMA pour toutes change la perspective de la médecine. Le rôle traditionnel de la médecine est de restaurer la santé, ou au moins limiter la souffrance et les symptômes des maladies. La PMA telle qu’elle existe encore respecte cette logique. Pour en bénéficier, l’un des deux membres du couple doit être stérile ou gravement malade. Avec la « PMA pour toutes », on passe au-delà de ce paradigme. On traiterait des corps sains, en provoquant artificiellement un processus biologique qui peut toujours être amorcé naturellement. Cependant, on voit que ce problème se pose tout de même dans une certaine mesure lors du recours à la PMA dans son modèle actuel, lorsque c’est l’homme qui est stérile ou malade.

Dans le cas de la PMA au profit de femmes fertiles, l’intervention médicale pallie en fait un interdit sociétal. Il s’agit simplement d’évacuer la contradiction entre exclusivité sexuelle, désir d’enfant et impossibilité de procréer sans géniteur extérieur au couple. C’est donc un interdit sociétal qu’il s’agit de contourner, et non pas une impossibilité biologique. On peut se demander si c’est le rôle de la médecine que de permettre de contourner de tels interdits.

Si l’action médicale sur les corps sains pose des problèmes philosophiques, la PMA pour toutes a pu être accusée d’être le cheval de troie du transhumanisme.

IV. Vers le transhumanisme ?

La PMA n’a rien à voir avec les transhumanisme, contrairement à d’autres pratiques médicales pourtant bien acceptées.

Dans ces conditions, la PMA, l’action médicale sur les corps sains ne peut en aucun cas être considérée comme le premier pas vers le transhumanisme. Il ne s’agit pas d’améliorer l’homme, ni même de le libérer de ses contraintes biologiques (on ne remet pas en cause le principe de fécondation – gestation), mais de trouver une solution à un problème sociétal.

À bien réfléchir, cette problématique du transhumanisme est pourtant déjà une réalité, mais pas où on l’attendrait. Un autre type d’action sur un corps sain, la chirurgie esthétique, vise, elle, bien à améliorer l’Homme, même si ce n’est que dans son apparence. Elle relève donc déjà du transhumanisme (NDLR : ceci n’est pas une position communément admise). Est-ce là encore de la médecine ? La science doit-elle avoir pour but de libérer l’homme de ses contraintes biologiques ? Telles sont les questions posées.

Si on laisse faire le marché, et que ces procédés sont — comme aujourd’hui — autorisés et réservés par leur coût aux classes dominantes, cela mènerait à une société cauchemardesque dans laquelle des surhommes (des humains améliorés) domineraient « naturellement » les autres. La fin d’un monde. Mais on le voit, plus qu’une question technique, c’est une question politique, dont nous pouvons encore nous emparer. Cela dit, la chirurgie esthétique, elle, ne fait pas débat.

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In fine, la loi sur la « PMA pour toutes » est parfaitement légitime, et ne mène ni à la GPA ni au transhumanisme. La question relève en réalité de trois aspects.

Un aspect sociétal : accepte-t-on de nouveaux types de familles ? Il semble difficile de s’y opposer, en droit comme en fait.

Un aspect éthique : l’action médicale sur un corps sain est-elle acceptable ?

Un aspect philosophique : la médecine doit-elle servir à concilier désir individuel et interdits sociaux ?

Les avancées techniques pourraient mettre d’autres questionnements, beaucoup plus profonds, au centre du débat public lorsqu’elles permettront de mener une grossesse de manière complètement artificielle ou de sélectionner les caractères futurs chez les fœtus.

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Voir aussi La crise de l’autorité.

Comprendre La France périphérique de Christophe Guilluy en moins de 5 minutes.

Dans Fractures françaises et La France périphérique, Christophe Guilluy, géographe, introduit le concept de France périphérique qui a pu être utilisé pour éclairer le mouvement des gilets jaunes.

Selon C. Guilluy, deux France se font face : la France des métropoles et des banlieues, connectée et dynamique, et la France périphérique.

Selon Christophe Guilluy, deux France se font face qui n’ont pas le même rapport à la mondialisation : la France des métropoles et des banlieues, connectée et dynamique, et la France périphérique, celle des petites villes sinistrées par la désindustrialisation, et du rural que désertent les services publics.

L’exode urbain

Les classes populaires blanches et d’immigration ancienne ont quitté les grandes villes pour suivre l’emploi industriel. Les logements populaires à la périphérie immédiate des villes ont ensuite été occupés par les populations immigrées. Ces nouveaux arrivants servent de prolétariat de service aux employés hautement qualifiés des métropoles.

Des rapports différents à la mondialisation

Les métropoles rassemblent les populations qui se projettent le mieux dans un récit mondialisé, les classes dominantes et les immigrés. Elles concentrent la création de richesse. En effet, 40% de la population y crée les deux tiers de la richesse du pays. L’emploi s’y est spécialisé dans les postes de cadres d’entreprises multinationales de haut niveau, avec de hauts revenus. Quant aux banlieues, si elles sont déconnectées du marché de l’emploi par un manque de qualification, elles parviennent tout de même à s’insérer dans le tissu économique métropolitain en fournissant une main d’oeuvre facilement exploitable. Elles permettent ainsi à la population aisée des métropoles de bénéficier de services à coût raisonnable.

La France périphérique, regroupant 60% de la population, s’identifie davantage à un récit national et montre sa difficulté à se projeter dans la mondialisation. Elle subit de plein fouet la désindustrialisation. Les populations peu qualifiées hors des métropoles sont à la peine financièrement, et sont privées de perspective. En effet elles sont coupées de la meilleure offre scolaire comme des emplois les mieux rémunérés. Le retour en ville est rendu impossible par le prix des loyers et par la volonté d’éviter les quartiers sensibles.

Les classes populaires de la France périphérique subissent un sédentarisme contraint. Elles sont peu mobiles, et souvent prisonnières d’une acquisition immobilière dans un secteur éloigné du marché de l’emploi.

Une France oubliée

Pour la première fois, les classes populaires ne sont pas au centre de la création de la richesse. Cette France périphérique est donc la grande oubliée des médias et de la politique. Elle est aussi la grande impensée dans le milieu universitaire qui se concentre sur les banlieues. Délaissée, elle reçoit infiniment moins d’investissements publics que les quartiers difficiles, alors qu’elle est plus pauvre. La France périphérique est invisible.

N.B. : ou du moins, elle l’était jusqu’au mouvement des gilets jaunes, mais La France périphérique a été rédigé en 2014.

La disparition de la classe moyenne

D’après Guilluy, les représentations de la société française avec une majorité de classes moyennes blanches et intégrées opposées aux banlieues exclues et ethnicisées ne sont pas fondées. Cette grille de lecture est dépassée.

Les « classes moyennes » bénéficiaires de la mondialisation ont en fait disparu. N’en subsistent que les fonctionnaires et les retraités, socles du Parti Socialiste et des Républicains.

Le concept de « classe moyenne » ne survit que parce qu’il est une représentation idéologique refuge et un concept culturel intégrateur. En vérité, on entend par « classes moyennes » ceux qui n’habitent pas dans les quartiers sensibles. Cela rend invisibles les classes populaires blanches et les classes moyennes issues de l’immigration.

L’appartenance à la classe moyenne est aussi un moyen de contrôle social des catégories populaires et moyennes en cours de déclassement. La majorité est enfermée dans un statut petit-bourgeois qui annihile toute velléité de révolte sociale, pendant que la minorité investit le champ de la revendication ethnique sans dommage pour le système.

Le rejet du projet libéral

La fracture culturelle entre métropoles et France périphérique s’exprime lors des élections. La France oubliée y crie son besoin de protection. Le vote d’extrême droite s’explique par le fait que la question sociale ne peut être séparée de celle de la place de la France dans mondialisation, et donc des questions d’immigration et d’insécurité culturelle.

Cependant, l’auteur rejette l’image des classes populaires blanches et fondamentalement racistes. Les classes populaires ont joué le jeu de la mixité sociale, dans un état d’esprit apaisé. Les classes dominantes, elles, imposent la mixité sociale aux classes inférieures, tout en ne s’y astreignant pas. Elle mettent en place des stratégies d’évitement, grâce aux quartiers huppés, aux villages chics et au séparatisme scolaire.

Ces fractures françaises pourraient mettre à mal le modèle républicain, en favorisant le communautarisme et en accentuant des inégalités sociales et territoriales déjà insupportables.

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Voir aussi l’interview de Christophe Guilluy par Natacha Polony.

Voir aussi Comprendre les cinq formes de courage chez Aristote en moins de cinq minutes.